Une soirée et deux opéras en un acte. Couleurs, beauté et endurance! Deux époques de styles farouchement différents mais qui exploitent avec exaltation le thème de la femme délaissée de tous temps. Deux destinées, deux actes de solitude.
Dans la première œuvre, « Il Segreto di Susanna » d’Ermanno Wolf-Ferrari, l’homme (un fougueux Vittorio Prato) , vaque à ses occupations diurnes et nocturnes mais il est miné par une jalousie …risible. Dans la seconde, « La Voix humaine » de Poulenc, l’homme est carrément absent, il a fui celle qui l’aime à en mourir, pour vivre sa vie. Les deux femmes vivent confortablement dans des intérieurs élégants intemporels, mais comme elles se morfondent!
L’une se découvre une passion qui enfin l’arrache à l’ennui et l’affaire ne se termine pas trop mal dès le moment où elle réussira à partager ses divagations avec l’homme qu’elle aime. Pathétique quand même, la force de l’addiction, qu’il s’agisse de cigarettes ou de drogues dures!
L’autre, ivre de solitude et de désespoir, souffre de dépendance psychologique pour l’homme qui l’a abandonnée. Une addiction non moins néfaste. « Elle » est à deux doigts de se donner la mort pour cesser de souffrir. Elles sont toutes deux meurtries profondément par l’abandon, y en aurait-il une plus heureuse que l’autre?
Et les voilà rassemblées en une seule et magnifique interprète : Anna Caterina Antonacci, une chanteuse lyrique au palmarès exceptionnel qui réussit à sculpter les deux situations avec une immense sensibilité. Elle possède une virtuosité et une expressivité vigoureuse pour affronter ce grand défi pour toutes les grandes chanteuses que cette création lyrique de « La voix humaine » de Francis Poulenc. Un mélange palpitant de voix parlée et chantée, entre violence des sentiments et soumission. Le jeu scénique est d’une mobilité extraordinaire. De nombreuses séquences a capella font penser à une lente mise à nu de la victime.
Impressionnant travail de mise en scène et de lumières de Ludovic Lagarde et de Sébastien Michaud. Le décor épuré est de la main d'Antoine Vasseur. Le passage d’un opéra à l’autre est très subtil. De la bonbonnière vibrante de lumières pastel, finement époussetée par un fidèle domestique (qui rappelle quand même le salon bourgeois 19e), on passe à un moulin moderne aseptisé. La solitude éblouissante se déploie comme un sablier sur une scène tournante. Le logement d’origine a été démultiplié en trois pièces rutilantes de blancheur : hall, chambre et salle de bain couv’de mag’. Le progrès et le confort sont visibles. Mais dans ce paradis artificiel, pulse partout un regard féminin affolé dont on peut lire l’évolution des émotions intérieures sur le visage de la femme en close-up projeté sur des écrans années 2000. Le souffle d’ Hitchcock semble souffler quelque part et l’héroïne désenchantée promène son mal-être de pièces en pièces, attachée au fil sans cesse brisé de sa conversation! L’utilisation d’un téléphone avec standardiste a quelque chose de surréaliste dans tant de modernité. On est hanté par une image plus probable dans ce décor, celle d’un téléphone portable, addiction des temps modernes et modèle même de notre solitude à nous qui voulons à tout prix « rester connectés ».
La standardiste est rendue vivante par les instruments de l’orchestre sous l’élégante direction de Patrick Davin. Le harcèlement du piano lui rappelle la douleur de l’homme absent. Et ce sont des petites morts chaque fois que la ligne se coupe. Un enchaînement de ruptures et de brisures. Le talent de la chanteuse réveille dans notre imaginaire un fondu enchaîné de mille et une femmes éplorées, bafouées, totalement dépendantes. Dans ses poses, ses postures, son jeu tragique elle nous rappelle les souffrances et la tendresse excessive de grandes figures de l’histoire du cinéma telles qu’Ingrid Bergman, Marilyn Monroe, Romy Schneider…
Si on rit de bon cœur dans le premier opéra « Il Segreto di Susanna », œuvre cocasse et divertissante - l’intermezzo fut joué pour la première fois à Munich en décembre 1909 - il en est tout autrement dans le deuxième opéra où l’on assiste à une descente vertigineuse en enfer.
L’enfer c’est les Autres, l’absent, l’homme en fuite qui n’a laissé derrière lui qu’une femme épuisée, vidée de toute substance. Cette vaillante voix humaine féminine brave pendant 40 minutes, et seule, l’orchestre omnipotent dans ce jeu de massacre conjugal. C’est moderne et réaliste. Son combat tragique bouleverse. Sauf si, reprenant soudain pied dans notre réalité, on se prend à soupeser les avancées du combat féministe. La déchirante héroïne ne serait-elle pas d’une autre ère, espère-t-on avec soulagement, question de créer un peu de distance avec l’intensité presque insoutenable du spectacle.
Mais on ne peut s’empêcher de se dire avec anxiété qu’il n’y a que dans les couches aisées et éduquées de la population occidentale que les femmes peuvent se targuer d’être enfin libérées. Partout autre part, elle reste un objet de plaisir, une valeur d’échange, un signe de richesse, une simple procréatrice, un sujet de convoitise que l’homme traite à sa guise. Le malaise reste entier, si on pense à cette autre moitié du monde, niée, foulée aux pieds, séquestrée, emprisonnée dans des codes immondes, lapidée dans certaines parties du monde. Et donc un regain d’amertume s’ajoute au fiel démoniaque dont est cousue cette oeuvre méconnue de Francis Poulenc créée en 1959 pour son égérie Denise Duval, à qui on vient de rendre hommage tout récemment, à l’occasion de sa disparition.
Direction musicale : Patrick DAVIN
Mise en scène : Ludovic LAGARDE
Décors : Antoine VASSEUR
Costumes : Fanny BROUSTE
Lumières : Sébastien MICHAUD
Vidéo : Lidwine PROLONGE
Production Opéra Comique Coproduction Opéra Royal de Wallonie-Liège / Les Théâtres de la Ville de Luxembourg Partenaire associé Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française
Contessa Susanna / Elle: Anna Caterina ANTONACCI
Conte Gil : Vittorio PRATO
Le Serviteur: Bruno DANJOUX
Et Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège
Crédit photos: L'opéra de Liège
http://www.operaliege.be/fr/activites/operas/il-segreto-di-susanna-la-voix-humaine