"De l'esprit des lois est un traité de philosophie politique de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), dont le titre complet est: De l'esprit des lois, ou Du rapport que les lois doivent avoir avec la Constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, la religion, le commerce, etc., à quoi l'auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises, et sur les lois féodales, publié sans nom d'auteur à Genève chez Barrillot en 1748; réédition corrigée à "Londres" (alias Paris) en 1757.
Si la genèse de ce livre fameux est l'oeuvre d'une vie, sa composition apparaît somme toute étonnamment rapide: moins de dix ans. Le célèbre livre XI sur les constitutions anglaise et romaine est sans doute contemporain, dans sa première version, vers 1733, des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains [...], mais précède le projet précis de l'Esprit des lois, qui n'est guère antérieur à 1739 (la décision initiale remontant à la fin de 1734). Le texte de base a été composé à Paris entre 1740 et 1743, soigneusement corrigé à deux reprises entre 1743 et 1746. Le gros de l'ouvrage - derniers livres mis à part - était achevé dès 1746. On ne mettra donc pas au compte d'une interminable rédaction les contradictions, impasses ou incohérences que bien des lecteurs ont cru relever dans le plan ou le détail de cet édifice aussi génial que fuyant. De l'esprit des lois n'est pas le journal à la Montaigne d'une pensée qui se cherche et se complaît dans ses méandres. Ce n'est pas non plus, Montesquieu le dit ouvertement, un livre qui s'offre au premier venu, en dépit (ou à cause, diront certains) des trésors d'esprit et du prodigieux travail stylistique mis en oeuvre. Mais comprendre De l'esprit des lois, ce n'est pas seulement saisir la logique interne d'une chaîne de concepts; c'est aussi goûter une manière unique d'écrire la philosophie. La philosophie du droit rivale de Tacite, nul n'y avait songé!
Compris ou incompris, le livre plut: au moins quinze éditions en 1748 et 1749. Il déplut aussi vivement aux jésuites et aux jansénistes. "Ce qui semble peu croyable, dira Voltaire, c'est que Montesquieu daigna [leur] répondre": la Défense de "l'Esprit des lois" parut en février 1750, sans proposer la profession de foi catholique que l'on espérait. L'ouvrage fut mis à l'Index, mais la mort de son auteur lui épargna une censure de la Sorbonne.
Le plan de l'ouvrage a toujours fait problème. Montesquieu le résume au chapitre 3 du livre I. Mais pouvait-il en être autrement, quand il s'agit d'embrasser et d'expliquer "toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes"? L'oeuvre propose une division en six parties (omise dans l'édition originale) et en 31 livres (dont les deux derniers, sur les lois féodales, furent rajoutés in extremis), eux-mêmes subdivisés en chapitres extrêmement inégaux (le fameux chapitre 13 du livre V n'atteint pas trois lignes!).
Le livre I ("Des lois en général") constitue une introduction, dont la concision fait toute la difficulté (définition de la loi comme rapport nécessaire dérivant de la "nature des choses", et résumé du droit naturel).
La première partie, des livres II à VIII, s'attache aux lois qui "se rapportent à la nature et au principe du gouvernement": gouvernement républicain (démocratie et aristocratie), monarchique, despotique, se distinguent en effet par leur nature et leur principe: "L'une est sa structure particulière, et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir." "Il est clair toutefois que Montesquieu a fait entrer dans cet exposé de la théorie des trois gouvernements des matières qui pouvaient en être séparées: les lois de l'éducation (IV), les lois civiles et criminelles (VI), les lois somptuaires (VII)", note R. Derathé.
Les lois doivent aussi "se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir". C'est l'objet de la deuxième partie (IX-XIII): lois liées à la force défensive (IX) et offensive (X), lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution (XI), avec le citoyen (XII), avec les impôts (XIII). Le plan peut surprendre, mais c'est qu'il n'y a pas de liberté des citoyens sans sûreté de l'État.
La troisième partie (XIV-XIX) s'attache aux rapports des lois avec le climat (XIV-XVII) et avec la nature du terrain (XVIII). Montesquieu y ajoute un livre essentiel qu'il aurait pu aussi placer ailleurs: "Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les principes qui forment l'esprit général, les moeurs et les manières d'une nation" (XIX). C'est peut-être une façon de souligner encore davantage l'importance, au milieu du livre, de la théorie du déterminisme physique, si controversée. A l'analyse de la liberté politique (deuxième partie), succède donc celle de l'esclavage et de la servitude, placée sous l'emprise accablante des forces brutes de la nature.
La quatrième partie (XX-XXIII) examine les relations des lois avec l'économie: commerce (XX-XXI), monnaie (XXII), démographie (XXIII).
La cinquième partie traite des rapports entre lois et religion (XXIV-XXV), mais y ajoute un livre de technique juridique (XXVI): "Des lois dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent". Il est clair que l'auteur ne pratique pas le culte professoral du plan, et cultive peut-être même la coquetterie désinvolte du hiatus. Car il n'était pas bien difficile, mais sans doute un peu scolaire, de coupler les livres XXVI et XXIX.
La sixième partie (XXVII-XXXI) s'intéresse aux rapports des lois avec leur origine et leur génération. Il s'agit donc de la formation des lois et de leurs transformations incessantes: matière sans fond. Montesquieu avait choisi un exemple, celui des lois romaines de succession (XXVII). Puis il décida au dernier moment, en 1748, d'y adjoindre l'exemple des lois civiles françaises (XXVIII). Ces deux livres d'histoire du droit, "espèce de méthode pour ceux qui voudront étudier la jurisprudence", devaient précéder la Conclusion, l'actuel livre XXIX ("De la manière de composer les lois"). Mais Montesquieu y ajouta, sans doute en cours d'impression, deux autres livres sur les lois féodales, d'un grand intérêt politique pour sa théorie de la monarchie, mais d'une lecture difficile; livres qui encadrent la Conclusion (XXIX) et font pendant aux livres XXVII et XXVIII. Si cette sixième partie demande un effort au lecteur, elle a beaucoup plus coûté à l'auteur: "J'ai pensé me tuer depuis trois mois..." (28 mars 1748). Il est certain que De l'esprit des lois, sur la fin, perd de son inimitable brio. Mais on mesure mieux, à le lire jusqu'au bout, quels en furent la gageure et le prix.
La première difficulté de l'Esprit des lois tient à sa qualité littéraire, inégalée en de telles matières. D'accord en cela avec Voltaire, par ailleurs si critique à l'égard de l'ouvrage et de sa méthode (de son absence de méthode), Montesquieu pense que les bons livres laissent au lecteur la moitié du travail: "Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour n'être pas ennuyeux; pas trop pour n'être pas entendu." Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser. Les variations de ton, de forme et de longueur, les ellipses, les tournures épigrammatiques et allusives, les détours du plan, l'immense brassage des exemples empruntés aux sources les plus diverses, aux contrées les plus reculées, aux moeurs les plus étranges, ont pu à la fois séduire et irriter, charmer et déconcerter: comme si l'évidence du génie se gaspillait en art de plaire, et la raison des lois, en esprit sur les lois. Mais il serait assez fâcheux de se laisser prendre à ces apparences. Car cette forme (rococo?), qui fait d'un grand livre de philosophie un chef-d'oeuvre absolu de la vulgarisation, porte sens. Pas seulement sur le désir qu'ont les Lumières d'aller au-devant du public, et de se constituer un public raisonnable, mais sur le coeur du projet, immédiatement sensible au lecteur même distrait: qu'il y a des raisons aux choses, que ces raisons sont des rapports, et que ces rapports sont innombrables, subtils, déroutants. On peut donc dire avec R. Derathé que le plan "adopté par Montesquieu a l'inconvénient d'aborder les mêmes sujets à différents endroits" (l'étude du droit pénal aux livres VI et XII, celle des questions financières aux livres XIII et XXII, etc.). Mais on peut aussi estimer que l'écriture de l'Esprit des lois (qui déborde largement la question du plan) oblige le lecteur à entrer dans la complexité raisonnable, sinon maîtrisable, des choses humaines, à s'aiguiser l'esprit au jeu d'une nouvelle méthode, d'une méthode pour penser l'Histoire sans recours au hasard ni aux folies. Tous les exemples seraient-ils fantaisistes, et tous les rapports aberrants, qu'il resterait le projet grandiose de soumettre les faits sociaux à une logique déchiffrable, la logique des rapports calquée sur la nouvelle définition de la loi physico-mathématique: un rapport constant entre des phénomènes dont l'essence nous échappe.
Soumettre l'invraisemblable, l'épuisante cacophonie des lois humaines à travers le temps et l'espace à l'emprise de la raison, consiste d'abord à dégager trois modes fondamentaux de fonctionnement social: le mode républicain, qui englobe la démocratie et l'aristocratie; le mode monarchique (essentiellement référé à l'exemple français); le mode despotique, défini à la fois comme gouvernement asiatique et perversion de tout régime politique. Chacun de ces régimes est animé par un principe spécifique qui colore les lois, les institutions, les comportements: "vertu" républicaine, "honneur" monarchique, ou "crainte" despotique. Principes plus politiques qu'éthiques: la vertu signifie l'identification à la patrie; l'honneur, l'attachement aux prérogatives du rang, du nom, de la réputation. La méthode consiste donc à rapporter toutes les composantes du type à la structure qui le fait être ce qu'il est (sa nature) et à la logique interne de son dynamisme spécifique (son principe), le principe l'emportant en fait sur la nature. Il y a une logique républicaine, monarchique, despotique (logique de fonctionnement viable et logique de corruption), qui seule permet de rendre leur cohérence aux lois, aux moeurs, aux évolutions.
Il s'agit ensuite d'examiner ce que deviennent, dans chacun de ces trois régimes canoniques, les grands types de rapports où se déterminent les lois: climat, religion, espace, etc. On ne doit nullement en conclure que toute société réelle répond intégralement à la pureté du modèle idéal. Car les hommes, s'ils sont pris dans la logique contraignante et spécifique du déterminisme propre à chaque type fondamental, ont droit à l'erreur, privilège de leur liberté naturelle: ils promulguent des lois, impulsent des pratiques et des évolutions qui réalisent ou corrompent l'essence idéale de leur régime. Toute société concrète obéit à une histoire particulière, et sa configuration change selon les moments de cette histoire. La plupart des sociétés mêlent sans doute, à des degrés divers et variables, mais sous la dominance de l'un d'entre eux, les trois grands principes, les trois logiques. En tout cas, Rome, la Chine, l'Angleterre apparaissent comme des régimes mixtes. Un seul régime semble échapper au temps: le despotisme, installé de toute éternité en Asie, immobile et indestructible, qui nie la liberté et la réalise comme droit à l'erreur absolue. Le despotisme, ailleurs et envers de la politique, terme ultime et presque inévitable de tous les systèmes; corruption incorruptible, le seul corps politique immortel.
Quelle que soit l'admiration de Montesquieu pour les républiques antiques, seuls les peuples européens issus des invasions barbares ont inventé la véritable monarchie adaptée aux États modernes. Elle suppose, comme tout régime modéré, un partage des trois fonctions du pouvoir, exécutif, législatif, judiciaire. Partage qui, pour être efficace, doit se distribuer entre forces sociales (en France, le roi et sa cour, les parlements, la noblesse). Montesquieu ne propose donc pas une règle purement juridique de séparation formelle des organes de gouvernement, transportable à l'identique d'une constitution à l'autre: le modèle anglais n'a pas de sens en France. Il s'agit d'une méthode d'analyse des formes politiques, qui aboutit à superposer au modèle ternaire une opposition binaire entre le despotisme, explicable mais radicalement mauvais, et les régimes modérés. La liberté est l'invariant normatif des formes politiques. Contradiction avant la lettre entre le sociologue et le libéral? Mais Montesquieu n'a jamais voulu couper le droit positif du droit naturel.
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