L' "Esquisse d'un tableau historique des progrès de l' esprit humain"'est le plus célèbre ouvrage d'Antoine Nicolas de Condorcet (1743-1794), philosophe et mathématicien, écrit en 1793, alors que Condorcet, décrété d'arrestation par la Convention, se cachait à Paris, près de l'église Saint-Sulpice, rue Servandoni. Manuscrit à la Bibliothèque nationale sous la cote 885. Il ne s'agit d'ailleurs que d'un brouillon, où l'on trouve de nombreuses fautes d'orthographe et de synthaxe, et d'une introduction à un ouvrage considérable que Condorcet n'eut point le temps d'écrire. Première édition en 1795. Edition par Arago en 1857 et dernière édition française en 1933. C'est de Turgot surtout que Condorcet reçut son idée de Progrès. Celle-ci, il est vrai, était répandue depuis la Renaissance et Bossuet lui-même l'avait partiellement adoptée. Mais il s'agissait d'un progrès scientifique, de la culture. L'idée originale de Condorcet est celle d'un perfectionnement indéfini, non seulement dans l'ordre des connaissances scientifiques, mais aussi dans l'ordre de la vie morale. Cette conception du progrès fait de Condorcet un adversaire déclaré de tous les dogmes religieux, qui se fondent justement sur la finitude humaine. La finitude n'est pour lui qu'une déficience transitoire qui doit être nécessairement surmontée dans l' avenir. L' "Esquisse", en effet, ne veut pas être seulement un ouvrage historique. Condorcet ne se penche sur l'histoire que pour éclairer l'avenir et il déclare son intention de découvrir les lois du progrès humain qui rendront celle-ci plus facile. C'est par cette notion de progrès et par celle des lois de l' histoire que Condorcet aura surtout une grande influence sur le siècle suivant, en particulier sur Auguste Comte. Ce n'est pas là, il est vrai, que le but qu'il se propose: il ne l'atteint point. Son ouvrage, qui fut le premier à regarder l'ensemble de l' histoire non plus sous l'angle des faits politiques, mais sous celui des progrès de l' esprit, n'est qu'un rapide et très sommaire survol de l' histoire du monde, et aucune loi, ni générale, ni particulière, n'est tirée de cette investigation. Peut-on appeler loi de l' histoire l'affirmation simpliste, commune au "siècle des lumières", que la tyrannie et la superstition, c'est-à-dire les religions et le clergé, ont toujours retardé les progrès de l'esprit? Pour la prouver, Condorcet commet des omissions graves et s'enferme dans un parti-pris qui l'empêche, par exemple, de juger à sa valeur le moyen âge. Dans la vision historique de Condorcet, il y a place pour des régressions. Mais celles-ci ne sont que partielles et, en tous les cas, témoins de l'obscurantisme clérical et de la tyrannie des princes, elles ne sauraient altérer la loi générale du progrès. Il est d'ailleurs remarquable que cette loi n'est pas découverte par l'expérience historique. Le philosophe la pose au contraire au départ, comme une vérité d'évidence, et ne s'attache point à la fonder en raison: l'histoire ne vient alors que pour corroborer la loi du progrès, mais ce n'est pas elle qui la révèle.
La valeur de l'ouvrage tient surtout à ce qu'il ouvrit plusieurs de ses chemins à la pensée du XIXe siècle: avant Condorcet, un Bossuet par exemple avait usé de l' histoire pour éclairer le présent. Mais Condorcet est le premier à suggérer l'existence d'une loi générale de l' histoire qui pourra servir à prévoir et à maîtriser l'avenir: ce pressentiment dominera Comte dans sa recherche de la "loi des trois états". Quant à sa valeur historique, il ne faut point se montrer trop sévère à son sujet: on songera en effet que Condorcet dut écrire son "Esquisse" poursuivi par la police, qu'il n'eut à sa disposition que très peu et peut-être pas de livres. Et comment, enfin, ne pas reconnaître une certaine grandeur à cet optimisme impénitent qui poussera Condorcet, à l'aube de l' Apocalypse moderne dont il fut une des premières victimes, à consacrer ses derniers jours de liberté et de vie à écrire un hymne à la gloire du progrès humain?
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