« L’expérience continue » est u recueil de textes de Paul Nougé (Belgique, 1895-1967), publié à Bruxelles aux Éditions Les Lèvres nues en 1966.
Un certain nombre de ces textes datent de la seconde moitié des années vingt, époque capitale pour l'inspiration de Paul Nougé: après avoir fondé en 1924 la revue Correspondance sous forme de tract, il devint le théoricien du mouvement surréaliste dit "de Bruxelles", et bien qu'ayant signé avec le groupe parisien la Révolution d'abord et toujours, il prit par rapport à André Breton des positions originales, voire critiques. La production de cette époque fut cependant modeste: "J'inventais avec ferveur sans m'appliquer à écrire", avouera-t-il. La plupart des textes furent publiés après 1950, dans la revue les Lèvres nues de Marcel Marïen. C'est d'ailleurs à Marcel Marïen que nous devons la publication en volume de l'Expérience continue tant il est vrai que Paul Nougé donnait la préférence aux "textes d'interventions", au détriment de son "oeuvre".
Par sa composition, l'Expérience continue représente un ensemble d'une grande diversité. "Le Dessous des cartes", représenté à Bruxelles en 1926 avec une musique de scène de Paul Hooreman et André Souris, constitue un des très rares exemples de théâtre surréaliste, naturellement parodique (satire des Mariés de la tour Eiffel de Cocteau et du groupe des Six). Avec "le Jeu des mots et du hasard" ("Votre coeur à portée de la main, jouez votre coeur") et "la Publicité transfigurée", nous sommes dans l'univers du graphisme et du tract qu'affectionnait Nougé, mais aussi du montage sonore (réalisé en 1926 avec quatre voix et instruments à percussion). "Clarisse Juranville" offre un exemple parfait de détournement langagier, puisque les textes qui le composent ont été écrits à partir d'un manuel scolaire publié chez Larousse par une enseignante de ce nom. En outre, les précisions apportées sur Clarisse par Nougé avec un sérieux affecté relèvent d'une démarche semblable à celle qu'utilisera plus tard Raymond Queneau dans les Oeuvres complètes de Sally Mara. "La Chambre aux miroirs", d'un érotisme dense et fin, nous offre une galerie de femmes nues, minutieusement inventoriées, tandis que l'"Hommage à Seurat" utilise l'univers insolite du cirque pour animer un jeu d'images extrêmement brillant, comme issues d'un kaléidoscope en folie. Dans "Cartes postales", "l'Écriture simplifiée", "Dents blanches", la prose alterne avec des poèmes de facture sobre et précise parfois dictés par le travail sur la langue - "Perle pluie pleine d'oiseaux" ("Introduction aux équations et formules poétiques") -, mais souvent animés aussi par la présence de la femme.
Le titre l'Expérience continue reflète parfaitement les conceptions poétiques de Paul Nougé. Pour lui, la poésie a pour vocation d'agir sur le monde par la création d'objets bouleversants; elle constitue une remise en question incessante de la réalité. Sa conception du surréalisme est plus radicale (plus "pure") que celle de Breton, qui eut tendance à s'éloigner de l'esprit initial pour tendre à la doctrine. De même Nougé repousse-t-il l'orientation plus tardive vers l'ésotérisme, et surtout l'écriture automatique, à laquelle il reproche son caractère approximatif et douteux: "Des merveilles équivoques circulent au travers de nos discours changeants." Non seulement elle est littérature, au mauvais sens du terme, mais elle reproduit, comme le reconnut d'ailleurs Breton, le vieux monde usé des clichés, au lieu d'en inventer un autre. Nougé, pour qui le poème est acte, met au-dessus de tout la précision du langage - une précision parfois mathématique (à preuve l'exemple limite "Introduction aux équations et formules poétiques"). + cet égard, on a souvent souligné sa parenté avec Valéry, et Francis Ponge, qui avait pour lui une grande admiration, compare son oeuvre au "quartz lydien". Mais on donnerait une image fausse de l'oeuvre en insistant exclusivement sur sa rigueur et son austérité. Nougé parlait lui-même de son écriture "serpigineuse", c'est-à-dire déliée et grave. Il sait, à travers la fenêtre, "piège à songes", recréer l'enchantement du monde: "Je crois toujours aux nuages, pardonnez-moi." Mais cet enchantement est surtout celui du corps, de la chair, du visage de la femme "livrant à tous les vents la pointe de ses seins" (voir "la Provocation", "A la grande inconnue", "la Grande Statue", "Hommage"). Par cet inventaire frénétique, Nougé est proche du surréalisme parisien. Lyrisme contenu, sans doute différent de celui d'Éluard, plus prompt à "cueillir" l'image, mais lyrisme quand même: "Le silence était fait d'une lumière cendrée / et de deux seins de femme / qui respiraient la nuit / le silence était fait d'un écheveau de rues / d'une lumière cendrée posée comme un remords / sur deux seins nus de femme par quelque ardeur mue / qui parcourait la ville avec des cris de mort."