Alberto Giacometti, né à Borgonovo dans le Val Bregaglia le 10 octobre 1901 et mort à Coire le 11 janvier 1966, est un sculpteur et un peintre suisse.
Giacometti, Le chat
"Les clébards, les clébards, y'en a qu'pour les clébards ! (prononcer avec l'accent d'Arletti dans Hôtel du Nord)... Et moi ? C'tun comble, tu dis pas un mot de moi, s'pèce de sale traître !
- Trop de choses à dire, mon vieux (ou moins , car le mystère est plus simple ou plus profond, ce qui revient au même)... Et puis quand même, je ne sais plus combien de poèmes Baudelaire t'a consacrés dans Les Fleurs du Mal... C'est déjà pas mal, non ? Ça devrait suffire à satisfaire ton narcissisme... Je compense une injustice : Baudelaire est très injuste envers les chiens.
- Pfffffff...."
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Afin de préserver la paix de ma maison et l'intégrité du canapé, je cède aux injonctions de "mon" chat qui me reproche mon article sur "le chien de Giacometti".
Il se trouve que Giacometti, par gentillesse ou par calcul, a eu la bonne idée de ne pas oublier le deuxième "animal domestique" du foyer humain, avant que l'on n'y introduise toutes sortes de bestioles inapprivoisables comme les cobras, les serpents à lunettes ou les crocodiles.
Je vais donc parler du chat...
... Et d'abord de "mon" chat.
Que penser d'abord de cet adjectif possessif ? On ne voit pas très bien comment un animal qui passe les trois quarts de son temps dehors, qui mange à deux ou trois écuelles différentes et qui me trompe peut-être avec un autre maître (ou une autre maîtresse) peut être précédé d'un adjectif (on dit maintenant un "déterminant") possessif.
Je commencerais donc par dire que le chat, contrairement au chien n'appartient à personne.
Ce qui fait le charme du chat est qu'il reste toujours au trois quarts sauvage. Contrairement, au chien, il est pratiquement impossible de dresser un chat et on ne peut jamais savoir si et quand il va sortir ses griffes.
Parlons maintenant du chat de Giacometti...
Il a les quatre pattes posées par terre, comme le chien et, comme le chien, il semble marcher (je ne reviens pas sur l'explication de ce paradoxe, développée dans l'article sur le chien de Giacometti) ...
Il est lui, aussi "horizontal", comme le chien, mais remarquez la position de sa tête : elle est dans le prolongement du corps, alors que la tête du chien de Giacometti est inclinée vers le sol, comme s'il cherchait une trace invisible. Le chat n'a pas l'odorat aussi développé que le chien, mais il a une excellente vue. Il regarde, il attend, il guette et il bondit.
Le chat de Giacometti ne manque pas, lui non plus, d'humour. Son corps semble fait de deux morceaux indépendants, comme si le chat était fait de deux chats : un chat immobile au niveau des pattes avant et un chat qui marche au niveau des pattes arrière, seules la disposition de ses pattes arrière donnent l'illusion du mouvement (faites l'expérience de cacher les pattes arrière)... Quant à sa queue, elle est exactement dans le prolongement de son arrière train et légèrement relevée.
Que dire encore de ce chat ? Il est impossible, contrairement au chien de Giacometti de déterminer sa race (siamois ? égyptien ? européen ?) ; le chat de Giacometti se rapprocherait davantage de ce que Platon appelle une "Idée" (eidos) que de ce qu'Aristote appelle une "forme (hylé).
Le chat de Giacometti est une "idée de chat", un "chat en général". Il en résulte que la statue du chat ne produit absolument pas le même effet affectif (éventuellement un peu bébête) d'attendrissement, d'affection, de nostalgie, etc., que celle du chien.
Le chat de Giacometti n'a absolument rien de "sentimental" ; comme dit Rudyard Kipling : "il s'en va tout seul" ; il va son chemin, sans se préoccuper de moi, alors que j'ai l'impression que si appelais le chien de Giacometti.... il ne manquerait pas "d'obéir".
Alors pourquoi les chats ?
Si les chats laissent peu de prise à l'affectivité, ils parlent, en revanche, beaucoup à l'imagination. Le chat est ce qui nous relie au mystère de la nature comme "autre de l'esprit". L'homme ne peut pas vraiment "apprivoiser" le chat au point de lui faire adopter, comme il le fait avec le chien, un comportement quasi humain (on ne dit pas d'un chat "qu'il ne lui manque que la parole").
Nous avons "crée" le chien pour être un peu moins seuls dans la nature indifférente ou hostile au sein de laquelle nous nous sentons "de trop", mais nous avons fait entrer le chat dans nos maisons pour avoir "sous la main" le mystère de l' indifférence.
Je laisse la parole à Baudelaire :
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Charles Baudelaire.. (Les Fleurs du Mal)