Les poissonniers
Vincenzo Campi
Musée de La Roche-sur-Yon
On me dira que ce ne sont point-là de « grands peintres ». Point de mystères, de langage sophistiqué ou secret, de symboles qui nous sont parfois si difficiles à déchiffrer et qui, de là, nous transportent. Leur langue est verte, truculente voire triviale, leurs gestes un peu frustes. Mais c’est peut-être en cela qu’ils nous sont finalement si proches.
Grâce leur soit donc rendue, « Dieu aide toujours aux fous, aux amoureux et aux ivrognes. » (Marguerite de Navarre*, 1492-1549).
Cela ne manque ni de verve ni de sèvre et, de plus, c’est roboratif !
« Il n’est point tant de barques à Venise,
…
Ni de pardons à Rome un jour de fête,
Ni d’usuriers en toute la Lombardie,
…
Que vous avez de lunes en toute la tête. »
Mellin de Saint-Gelais (1491-1558)
Et puis, parfois, « Le bon choix, de loin, c’est de préférer un peu de saveur à beaucoup d’insipidité. », Boccace (1313-1375). La cuisine italienne doit d’ailleurs beaucoup de son renom à deux maître-queux, Bartolomeo Scapi (ca 1500-1577) et Cristoforo di Messisbugo (ca 1490-1548), véritable MC, maître de cérémonies, banchetti i divertimenti.
Les peintres de la Renaissance développeront une autre rhétorique, inventio et dispositio, varietas et copia (abondance, ce qui ne saurait nuire).
Mangeurs de fèves (détail)
Vincenzo Campi
Musée Calvet, Avignon
A table ! Faisons bombance !
Je poursuis donc cette nouvelle série de billets sur les plaisirs de la table, la satire et le rire, citant des auteurs essentiellement François, je suis gaulois quoi qu’il en soit. Qu’il me soit donc permis ici de mettre mes pas dans ceux de maître François en illustrant Des pois au lard cum commento. De l’art et des mots.
Grangousier à table
(gravure sur bois, 1542)
« L’appétit vient en mangeant… la soif s’en va en buvant. »,
Rabelais
Et ce en toute occasion.
« Ho ! mon petit fils, mon couillon, mon peton, que tu es joli !
Et tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, ho, ho, ho ! Que je suis aise ! Buvons.
Ho ! Laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent, tiens ma robe que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »
François Rabelais (1494 ?-1553)
Les poissonniers (Pescivendoli, détail)
Vincenzo Campi
Musée de La Roche-sur-Yon
Voilà goûteux propos dans cette langue propre à vous guérir les goutteux. Pour peu que les mets soient accompagnés d’un frais clairet.
Mangeurs de fèves
Vincenzo Campi
Musée Calvet, Avignon
« Verse en mon verre du vin
Pour étrangler la mémoire
De mes soucis après boire. »
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Le mangeur de fèves
Annibal Carrache (1560-1609)
Ce grand peintre classique fut formé notamment par Bartolomeo Passerotti,
sujet de mon prochain article (photo captée sur le net).
Comédie de masques, reflet d’une société démasquée, avec ses vieux libidineux, vecchi, son soudard furibard, le Capitan, ses amants galants, innamorati, la servante pétulante, servetta, les zanni, ces fripons factotons. Ces négatifs qui se développeront avec les personnages d’Arlequin, de Colombine, de Pantalon… multipliant les lazzis.
Les poissonniers (détail)
Vincenzo Campi
Musée de La Roche-sur-Yon
Tentons ici quelques apparentements terribles avec :
La pourvoyeuse de légumes (détail)
Joachim Beuckelaer (1533-1573)
(Musée des Beaux-Arts, Valenciennes)
Le grand marché (détail)
Pieter Aertsen (Galerie nationale de Capodimonte, Naples)
Pieter Aertsen, que les Italiens appellent Pietro Longo (de son surnom Lange Pier dans sa langue maternelle), était l’oncle de Joachim Beuckelaer.
Tout cela est propre et figuré, en mode mineur, à la fin du Cinquecento et au début du Seicento italiens (avec ce senso dell’umorismo, très baroque’n’roll-mops), et à la peinture de genre anversoise du XVIe siècle. Pourtant, au siècle suivant, même le raffiné Jordaens (1593-1678) n’hésitera pas à introduire une touche de vulgarité assumée dans certains de ses tableaux.
Le roi boit (détail)
… en attendant la galette. Bah ! le peuple trinque.
Jacob Jordaens (Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg)
De même pour le Français Carle Van Loo (1705-1765) dans…
L’ivresse de Silène (détail)
Silène, compagnon de Dionysos, et grand buveur devant l’éternel.
Carle Van Loo (musée des Beaux-Arts, Nancy)
Et le tendre Vermeer de Delft (1632-1675) parait lui aussi s’être souvenu de cette période.
L’entremetteuse (détail)
Johannes Vermeer (Galerie de peinture, Dresde)
Fin de la 1ère partie.
Avant de reprendre quelques coquillages et crustacés, servis sur un plateau, les antipastis sont ici :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/frangipane-et-autres-menus-plaisirs-antipastis?xg_source=activity
Michel Lansardière (texte et photos, sauf mention contraire)
* Marguerite de Navarre (ou d’Angoulême, ou d’Alençon), reine de Navarre, sœur et conseillère de François 1er, grand-mère d’Henri IV, femme de lettres, protectrice de Rabelais et de Lefèvre D’Etaples, des humanistes en général, diplomate, elle sauva ainsi la mise aussi bien à Clément Marot qu’à son frère François fait prisonnier à Pavie. On lui doit notamment l’Heptaméron, le pendant, en français, du Décaméron de Boccace.