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Quel talent ! Patricia Ide se transforme soudain en gallinacée emplumée, montée sur des échasses pour mieux dominer son avorton de mari. Et de vitupérer, enjôler, glousser, ourdir et saccager tout ce qui croise son chemin. Un oiseau rare aux cris de panthère qui a su ravir le cœur malade du pauvre Ottavio, perclus, cassé en deux , vêtu de pourpre familiale et de la  honte d’avoir jeté son propre fils à la porte. Un comédien d’à peine trente ans, Grigory Collomb interprète ce rôle  … à s’y méprendre !  Va-t-il échapper un jour aux griffes acérées de son engeôleuse de femme qui le domine de trois coudées et demie ? C’est ce que Goldoni,  nous explique dans « La Serva amorosa », une pièce où fusent les apartés psycho-moraux de la servante rédemptrice, Corallina,  avec le public.   

C’est la non moins excellente Joëlle Franco, poids plume bondissant, surmonté d’une queue de cheval en ananas -  quelle nana ! – qui assume ce rôle délirant. Elle a  l’esprit aussi acéré que généreux pour son tendre frère et maître  Florindo (Quentin Minon, en héros romantique). Elle  donne à chaque prototype qui peuple la pièce  des répliques aussi bouillonnantes que mimées à l’extrême. Arlecchino, Pantalone… des personnages-types du Théâtre Italien comme on disait à l’époque.  Elle ravit  par sa mobilité, son ingénuité et ses réparties inventives. Ne serait-on pas dans l’improvisation pure et simple ? C’est du grand art théâtral totalement contrôlé. Quand les situations se corsent, ce sont  les sifflets, trilles et onomatopées et piaillements en tout genre qui remplacent le verbe.  La coquine contrôle tout !  Tous les moyens seront bons pour venir à bout de la paranoia familiale et rétablir l’équilibre et la justice. La crapuleuse Beatrice a appelé un croque-vif (disons, un notaire) pour se rendre (on s’en serait douté !) légataire universelle de son  futur défunt mari et évincer à jamais le fils légitime au profit de son stupide rejeton Lelio, le niais. Encore un rôle sublimement joué, cette fois par Maroine Amimi, autre talent éblouissant de justesse et de dynamisme.

La suite est une pantalonnade jouissive du plus bel effet. Les visages sont grimés, nous sommes en période de Carnaval. Le théâtre est partout, au balcon, par-dessus les toits, à la fenêtre, dans l’antichambre, au boudoir,  dans la rue… Les tréteaux tanguent et tremblent sous les la chorégraphie turbulente et drôle des comédiens. Quitte à  se démantibuler à maintes reprises et faire voler le mobilier afin de symboliser la déliquescence familiale et sociale ! La patte créative et acérée de Pietro Pizzutti  s’amuse, virevolte, nous assaille de jargon franco-italien, évoque l’origine napolitaine de gestes si italiens et semble s’amuser comme un  fou à nous balancer sa version moderne de la Commedia dell’arte. Une mise en-scène qui déchire littéralement le rideau dans lequel on semble avoir taillé le costume d’Ottavio. Mise en abyme stupéfiante, les personnages sortent de boîtes d’illusionnistes, échappent de paravents, sombrent dans des trappes et se balancent sur des cordes comme au cirque. Et  Rosara, (Flavia Papadaniel, dans toute sa beauté) la future mariée est un joyau de naïveté et de fraîcheur. Scènes exquises de déclaration amoureuse. Molière ou Marivaux ? C’et les deux à la fois, C’est Goldoni en personne.  Avec l’accent !

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Et les masques de Venise (vous disiez, Carnaval ?) sont là, pour démasquer l’hypocrisie, le désamour et les faux-semblants. La scénographie de Delphine Coërs et les costumes sont de haute voltige, avec une  connivence  artistique omniprésente. L’excès force le trait, le spectateur médusé devant ce grand Guignol ne peut soudainement plus se retenir de rire. Et  de se tenir les côtes tout au long du spectacle! Le plaisir théâtral percole, perfuse et se répand comme une vague de bonheur à l’aube d’un mois de févier fait pour le Carême !

Précipitez-vous !

Au théâtre Le Public

La Serva amorosa de CARLO GOLDONI Mise en scène : Pietro Pizzuti Avec: Patricia Ide, Maroine Amimi, Grigory Collomb, Joëlle Franco, Pietro Marullo, Quentin Minon, Flavia Papadaniel et Réal Siellez Grande Salle - Création - relâche les dimanches et lundis

http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=320&type=1

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1984 est un roman de l'écrivain anglais, Georges Orwell (pseudonyme de Eric Arthur Blair, 1903-1950), publié en 1949. A Londres, capitale de la première région aérienne de l'Océania, en 1984,; Londres encombrée de ruines des guerres passées, de monuments délabrés, d'immeubles vétustes, et dominée par les quatre immenses bâtiments des ministères de la vérité, de la paix, de l' amour et de l' abondance. Partout le visage d'un homme de quarante-cinq ans, à l'épaisse moustache, aux traits accentuée et beaux: Big Brother, le chef suprême du Parti, dont le regard vous fixe de quelque côté qu'on le considère; partout des télécrans qui scrutent vos gestes, vos réflexes, votre visage, pour renseigner la police de la pensée. Trois slogans régissent ce monde: "La guerre c'est la paix. La Liberté c'est l'esclavage. L' ignorance c'est la force." Winston Smith, trente-neuf ans, est las. Il appartient au Parti extérieur et travaille au ministère de la vérité; il est accablé de froid, d'inconfort, de solitude. Que peut-il? Se révolter, tenir un journal intime, avoir des pensées personnelles, rompre intérieurement avec la discipline. Que sait-il? Rien, ou presque. Nul ne se souvient de l'époque qui précéda la Révolution, nulle trace n'en subsiste. Le passé est mort, le futur inimaginable, le présent absolument contrôlé par le Parti. Et ce contrôle lui donne aussi bien celui du passé que celui de l' avenir: il a immobilisé l' histoire en récrivant perpétuellement archives, livres et journaux pour qu'ils soient toujours conformes à la situation présente en vertu de la "mutabilié du passé". Winston Smith collabore lui-même à cette ré-écriture, mais comment être assuré d'une contradiction corrigée hier, quand il n'en reste plus aujourd'hui la moindre trace véritable? Rien n'existe qu'un présent éternel dans lequel le parti a toujours raison; le Parti qui encourage la délation et décourage l' amitié et l' amour; le Parti qui est en train de forger une nouvelle langue, le Nov-langue, qui rendra "littéralement" impossible le crime de la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer". Ainsi le ministère de la vérité authentifie des mensonges, celui de la paix s'occupe de la guerre, celui de l' amour de la police et celui de l' abondance du rationnement. Par ailleurs, une guerre permanente règne entre l'Océania et l'une des deux autres puissances mondiales: l' Eurasia et l' Estasia, guerre qui facilite l'emprise du Parti, car elle permet de mobiliser et de canaliser les énergies individuelles en les défoulant dans la haine. L'adversaire change parfois brusquement mais grâce à la mutabilité du passé, il devient aussitôt  l'adversaire héréditaire.

Au premier temps de sa révolte Winston Smith cherche à percer le mécanisme du mensonge, puis il rencontre Jukia. Le Parti interdit l' amour, aussi l' amour de Julia devient-il un acte politique doublé du plaisir de la transgression. Quand Julia se donne à lui, il la voit arracher ses vêtements "avec un geste magnifique qui semble anéantir une civilisation". Leur commune révolte les pousse ensuite à essayer de s'insérer dans un mouvement clandestin, la "Fraternité", dont l'inspirateur et le chef serait cet Emmanuel Goldstein, le traître contre lequel le Parti se déchaîne quotidiennement. Depuis longtemps, Winston se sent attiré par O'Brien, un haut fonctionnaire du Parti intérieur, chez lequel il a cru lire les mêmes préoccupations que les siennes. O'Brien le convoque un jour en secret, lui confirme l'existence de la Fraternité et lui déclare qu'il fera désormais partie avec Julia: reccommandations: "Il vous faudra vous habituer à vivre sans obtenir de résultat et sans espoir. Vous travaillerez un bout de temps, vous serez pris, vous vous confesserez et vous mourrez. Ce sont les seuls résultats que vous verrez jamais". Winston et Julia sont en effet arrêtés bientôt, et séparés. Durant des semaines, Winston est battu, torturé, réduit à l'état de "chose grise et squelettique"; il avoue tous les crimes mais garde, ultime refuge, son amour pour Julia. Maintenant, il vit sur un appareil de torture dont il suffit de pousser une manette pour lui infliger une douleur déchirante, atroce, et l'homme qui dirige cette douleur, qui s'en sert pour le rééduquer, c'est O'Brien -un O'Brien par qui il ne se sent pas trahi et auquel le lie toujours un étrange sentiment d' amitié, un O'Brien qui lui explique: "Nous ne détruisons pas l' hérétique parce qu'il nous résiste. Tant qu'il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme... Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres." Malgré tout, Winston n'accepte pas, ne se convertit pas. Il est alors finalement conduit à la salle 101, lieu destiné à l'application du principe qu' il y a pour chaque individu quelque chose qu'il ne peut supporter, qu'il ne peut contempler". Et Winston ne peut supporter la vue de la cage pleine de rats affamés qui, grâce à un dispositif en forme de masque, va lui être appliquée sur le visage pour que ces rats le dévorent. Il crie: "Faites-le à Julia! Pas à moi!" Désormais, il est brisé. On n'exige plus rien de lui, on le relâche et il est libre d'errer de par la ville à sa guise. Il rencontre même Julia, mais ils se quittent sans un geste sur l'aveu mutuel de leur trahison, rien ne pouvant plus les émouvoir, les réunir. Puis, un soir que Winston écoute distraitement un bulletin de victoire, il sent brusquement son doute se transformer en une bienheureuse certitude. Il se voit longer un couloir carrelé de blanc, un garde armé derrière lui; il sent la balle tant attendue lui entrer dans la nuque. Il regarde le visage de Big Brother et une grande tendresse l'envahit: "La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother."

Ce roman-pamphlet contre le totalitarisme est peut-être le "Gulliver de notre époque. Il le doit d'ailleurs à son intelligence, qui ne se contente pas d'une satire sentimentale et sommaire, mais joue habilement de ce qui constitue la base même de notre société: l' histoire et le langage; il le doit ensuite à l'extrême rigueur logique de ses développements et de ses caractères, laquelle confère à sa fiction la puissance hallucinante d'une procès-verbal d'une réalité si absolue qu'elle en prend une valeur mythique.

 

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La peinture belge depuis le XIXe siècle

Le dix-neuvième siècle engendre dans nos régions une production impressionnante d'oeuvres d'art. Leur classification en écoles et en courants est souvent plus difficile qu'au vingtième siècle. Pourquoi ? Ce n'est pas le manque d'intérêt des arts de cette époque qui en est cause: les catalogues des multiples ventes aux enchères et des galeries en témoignent. Mais, dans nos musées, la part du dix-neuvième siècle est médiocrement représentée. Cette situation freine les recherches de l'amateur d'art désireux de se repérer dans le dédale des ateliers, des groupes et des cercles. Le sujet en outre n'a guère suscité de littérature récente. On doit donc en appeler aux critiques du temps, tels Victor Joly, August Snieders, Camille Lemonnier et Jules Du Jardin et, plus tard, Gustave Vanzype, Sander Pierron et Paul Fierens.
En vérité, un panorama contemporain qui pourrait prétendre à l'exhaustivité fait cruellement défaut. Certes, il existe des informations hétéroclites dans le Dictionnaire des peintres belges nés entre 1780 et 1875, de P. et V. Berko, ainsi que dans d'autres ouvrages de cette galerie concernant l'égyptomanie, les marines, les fleurs et les animaux du dix-neuvième siècle. Les publications muséales en fournissent aussi, notamment dans Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 275 ans d'enseignement (1987) et 1770-1830, Autour du Néo-Classicisme en Belgique (1985). La situation ne s'améliore que pour la fin du siècle, avec ce qui concerne le groupe des XX*, qui bénéficie de synthèses aussi bien que de monographies (Jean Delville, James Ensor, Henri Evenepoel, Willy Finch, Fernand Khnopff, Georges Lemmen, Constantin Meunier, Theo Van Rysselberghe).

La peinture en Belgique avant 1830

L'occupation et l'annexion françaises furent une catastrophe pour notre patrimoine artistique. Les autorités autrichiennes ne furent pas seules à ordonner, mesure préventive mais définitive, le transfert de trésors artistiques, à commencer par "le Trésor de Bourgogne". Les révolutionnaires français pillèrent de même nos provinces, ponctionnées déjà à maintes reprises, et cette fois à une échelle sans précédent. Il s'agissait surtout d'art ancien, du Moyen Age et du Baroque, donc de pièces capitales pour l'histoire nationale: elles ne furent qu'en partie rapatriées, ceci après la chute du régime napoléonien.
On peut se demander également si le contexte général ne s'avéra pas non plus nuisible à la création de l'époque tant Paris offrait alors de possibilités. Ainsi, en 1771, le brugeois Joseph-Benoît Suvée (1743-1807) y obtint le Grand Prix, aux dépens de Jacques-Louis David (1748-1825). En effet, comme Bruges n'était pas encore française, il déclara être originaire d'Armentières et grâce à cette fausse déclaration, il accomplit une carrière magnifique: il fut le premier directeur de l'Académie française à Rome, et sa dépouille fut solemnellement déposée au Panthéon (1807). La chose impressionna: maints jeunes gens partirent à Paris chercher la renommée. Quelques-uns y réussirent. François-Joseph Kinsoen (1772-1839), brugeois lui aussi, devint peintre à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie. Le sculpteur liégeois Henri-Joseph Rutxhiel (1775-1837) devint un des portraitistes de Napoléon et de sa famille, mais fit aussi les bustes du tsar, de l'amiral Wellington et de Louis XVIII. Joseph-Denis Odevaere (1775-1830) eut la commande de deux scènes historiques pour le siège du pouvoir à Rome, actuellement le Quirinal. L'anversois Mathieu-Ignace Van Brée (1773-1839) peignit en 1811 la monumentale Entrée de Napoléon à Amsterdam. Paris était devenue la porte du monde. Le gantois Pierre Van Hanselaere (1786-1862) fut nommé directeur de l'Académie de Naples, où enseignait l'anversois Simon Denis (1755-1813). D'autres, par contre, choisirent de tenter la chance à Londres, comme Jean Antoine De Vaere (1754-1830), et même en Russie, cas de Joseph Camberlain (1756-1821). Les spécialistes bien formés abondaient sur le territoire belge: les peintres de genre et de fleurs étaient connus même à Paris, tels les frères Redouté, peintres de fleurs, Jacques Albert Senave (1758-1823) de Lo, peintre de genre, Pierre-Joseph Sauvage (1744-1818) de Tournai, spécialiste du trompe-l'oeil.
Quand l'Empire s'écroula, le régime hollandais contrôla tout le pays. Ses inclinations allaient au néo-classicisme toujours en vigueur. Cependant, parallèlement, augmentait l'intérêt envers l'art national, expression d'une nouvelle identité, oui, mais reflet aussi d'une tradition. Le retour de Paris d'une série de chefs-d'oeuvre et d'archives pesa sans doute beaucoup. Guillaume II, souverain de l'éphémère royaume uni des Pays-Bas (1815-1830), soutenait efficacement la culture belge, mécénat très peu perçu. La plupart des auteurs en parlèrent le moins possible, afin de magnifier l'image nationale et bien qu'il s'agisse d'artistes et de thèmes issus d'un passé commun.
Durant cette période, le grand exilé français Jacques-Louis David oeuvra à Bruxelles de 1816 à sa mort, en 1825. Son influence fut considérable, notamment sur notre compatriote François-Joseph Navez (1787-1869), qui transmit les idées de Jacques-Louis David dans ses cours à l'Académie de Bruxelles. Joseph Paelinck(1781-1839), un des premiers élèves de Jacques-Louis David, après avoir travaillé dans son atelier parisien, devint peintre à la cour de la reine de Hollande. Il ne fut pas le dernier belge à oeuvrer dans le Nord. Un anversois, Jacques-Joseph Eeckhout (1793-1861), orfèvre et peintre, emménagea à La Haye en 1831 et dirigea l'Académie municipale en 1839. Un exploit pour quelqu'un qui avait collaboré avec Gustave Wappers (1803-1874), peintre belge patriotique de sujets historiques !

La peinture belge après 1830

La révolution de 1830 ne marqua sûrement pas un tournant dans le développement de l'art du dix-neuvième siècle. Car le jeune Etat belge voulut, à son tour et grâce à l'art, affirmer son identité en exploitant la tradition historique. La peinture historique, qui était propagande politique et genre intéressant, devint ainsi pour deux générations durant expression artistique attitrée et produit d'exportation. Elle glissa ensuite dans l'oubli.
Gustave Wappers, après avoir reçu une formation néo-classique à Anvers, puis à Paris, découvrit le romantisme. Il exposa en 1830 au Salon de Bruxelles La Capitulation du bourgmestre Van der Werff, oeuvre tout de suite considérée comme manifeste politique. Il semble qu'on aît alors oublié que le maître de Gustave Wappers, Mathieu-Ignace Van Brée, avait peint le même sujet en 1817 pour le prince d'Orange, à savoir une scène du siège espagnol de Leiden. Gustave Wappers, mieux inspiré dans les scènes romantiques et anecdotiques, obtint ainsi plusieurs commandes officielles, dont Les Jours de septembre 1830. Nicaise De Keyser(1813-1887) peignit La Bataille des Eperons d'Or et La Bataille de Woeringen. Henri de Caisne (1799-1852) brossa Le Compromis des Nobles. Louis Gallait (1810-1887) présenta à la même époque L'Abdication de Charles V et Le Dernier hommage aux comtes Egmont et Hornes. Or le grand tableau de Louis Gallait, La Peste à Tournai, ne vaut pas La Révolte de l'enfer et Patrocles d'Antoine Wiertz (1806-1885), peintre talentueux et ambitieux. Antoine Wiertz souhaitait égaler, voire éclipser les plus grands, dont Rubens, lutte perdue d'avance et plutôt ridicule. L'Etat belge le soutint en lui offrant un vaste atelier. Cet exemple illustre à quel point les autorités entendaient promouvoir l'identité artistique nationale: le jugement négatif des critiques parisiens à l'égard de Antoine Wiertz ne fut pas le handicap attendu mais la cause de multiples avantages !
La peinture historique de ce siècle connut plus tard un prolongement intéressant, hélas disparu: les panoramas. Ces toiles géantes, représentant à la fois de grands événements et des scènes exotiques, étaient installées dans des rotondes. Deux compagnies bruxelloises, animées par les agents boursiers Jourdain et Duwez-Marlier, régissaient un marché européen assez lucratif via leurs filiales. Elles imposaient aussi leurs dimensions, le standard étant 14 mètres sur 40 mètres, exactement comme trois quarts de siècle plus tard, les studios de dessin belges définirent la taille des bandes dessinées européennes.
Pour ces oeuvres qui devaient être les chefs-d'oeuvre de la peinture illusionniste, on engagea des artistes capables de couvrir une vaste toile en peu de temps, tels les français Charles Castellani et Alphonse de Neuville, l'allemand Anton von Werner, le néerlandais Willem Mesdag et chez nous, e.a. Charles Verlat (1824-1890) et Emile Wauters (1846-1933), avec e.a. Le Panorama du Caire, sans compter une foule de collaborateurs demeurés anonymes. Alfred Stevens (1823-1906) aida Henri Gervex pour Le Panorama du Siècle destiné à l'Exposition universelle de Paris de 1899. La critique contemporaine dédaigna cette expression artistique liée à une photographie en plein essor. C'est Alfred Bastien (1873-1955) qui effectua les derniers panoramas en Belgique, Le Panorama du Congo (1913), avec la collaboration de Paul Mathieu (1872-1932), et Le Panorama de l'Yser (1921). Il n'en reste que des fragments, ce qui est bien regrettable, ces mass-média annonçant en quelque sorte le film à grand spectacle.

Existence quotidienne

Ceux qui pratiquaient la peinture de genre n'emportèrent pas tout de suite de succès. Ils prolongeaient la tradition commencée et développée aux seizième et dix-septième siècles. Cette règle se maintint, en dépit du romantisme. Leur art traditionaliste fut à la base de nombreuses fraudes présentant des copies du dix-neuvième siècle comme des originaux du dix-septième siècle . Le collectionneur doit s'en méfier. Le grand public les appréciait et il en est toujours ainsi. Avec la peinture historique, cette peinture de genre contrebalance les innovations du dix-neuvième siècle, à savoir les tendances réaliste, naturaliste, impressionniste et symboliste et, même au vingtième siècle, elle constitue encore et toujours l'antinomie de l'avant-garde, à ceci presque que c'est cette dernière qui accapare maintenant le devant de la scène.
Il faut donc dans l'esprit du dix-neuvième siècle distinguer entre ce genre envahissant et le réalisme débutant. L'aspect anecdotique et romantique en est la clé. Les intentions sentimentales et pittoresques, caractéristiques du genre, cédèrent lentement la place à l'observation de la réalité, en fonction vraisemblablement des tempéraments artistiques, car ce siècle ne manqua pas d'artistes audacieux. Certains allèrent jusqu'à récuser un enseignement académique sclérosé et eurent souvent quelque peine à se faire un nom dans le monde artistique. Et pourtant, ce marché offrait davantage d'opportunités que par le passé puisqu'il touchait un public considérablement élargi. Mais ces acheteurs potentiels, plus nombreux qu'auparavant, demeuraient tributaires de l'évolution accélérée des modes et des goûts.
Dès le début du siècle, les grands Salons furent organisés à Bruxelles, Anvers, Gand et Liège. On y montrait une quantité impressionnante d'oeuvres, accrochées en longs alignements sur toute la hauteur des cimaises. Il n'était pas très difficile de participer à ces manifestations. Il l'était davantage d'obtenir un bon emplacement. Car le jury favorisait ses semblables, artistes eux aussi établis, qui incarnaient des valeurs sûres. Comment des jeunesgens auraient-ils pu admettre un système qui les rejettait ou qui les reléguait ?
Dès le milieu du siècle, la ville et ses académies perdent leur attrait. Plusieurs jeunes artistes emménagent à la campagne non pour peindre des scènes pittoresques, mais pour dévoiler la nature au travers des saisons et des travaux villageois. Il ne leur fallait pas aller loin. C'est ainsi qu'apparut en 1846 un petit atelier dans les prés de Schaerbeek, derrière le Jardin botanique: six peintres y travaillent dans ce nouvel esprit. Quelques années plus tard, d'autres jeunes intégrent cet Atelier Saint-Luc fondé par Tony Voncken, Louis Dubois (1830-1880), Léopold Speeckaert (1834-1915), Charles Hermans (1839-1924), Félicien Rops (1833-1898), Armand Dandoy (1834-1898), Jules Raeymaekers (1833-1904) et même Constantin Meunier (1831-1905). Ce lieu dont l'ambiance était fort joyeuse constituait une sorte d'académie libre.
Vingt ans après - en 1868 - une association plus durable fut fondée, La Société libre des Beaux-Arts*. Outre quelques membres de l'Atelier Saint-Luc, y figurent Louis Artan (1837-1890), Théodore Baron (1840-1899), Joseph Coosemans (1828-1904), Louis Crépin (1828-1887), Marie Collart(1842-1911), Edouard Huberti (1818-1880), Eugène Smits (1826-1912), Théodore T'Scharner (1826-1906), Henri Van der Hecht (1841-1901), Camille Van Camp (1834-1891), Alfred Verwée (1838-1895), ainsi que des artistes plus âgés, tels Paul-Jean Clays (1817-1900) et Jean-Baptiste Robie (1821-1910). Il y avait même des membres d'honneur étrangers: C. Corot, J.-F. Millet, H. Daumier, G. Courbet, Ch. Daubigny, J.-L. Gérôme, E. et J. Breton, Alfred Stevens (1823-1906) qui, lui, résidait déjà à Paris, W. Maris et C. Rochussen. Ils voulaient à la fois produire une oeuvre intègre - donc sans effets spéciaux - et accéder aux milieux artistiques officiels. Concilier les deux objectifs n'avait rien d'évident. Le premier effet de leur lobbying fut l'attribution, au Salon de Bruxelles de 1869, d'une Médaille d'Or à l'artiste indépendant et non-académique qu'était Hippolyte Boulenger (1837-1874).
Cette inspiration exempte de théorie avait impressionné l'étranger lors de l'Exposition universelle de Londres, en 1862, comme en témoignent les commentaires de l'époque. Cela concernait tout particulièrement les oeuvres de Charles Degroux (1825-1870), Liévin De Winne (1821-1880), Joseph Stevens (1816-1892), Alfred Stevens (1823-1906), Edouard Huberti (1818-1880), Edmond De Schampheleer (1824-1899), Alfred de Knyff (1819-1885), Paul-Jean Clays (1817-1900), Jean-Baptiste Van Moer (1819-1884). Les artistes belges semblent accorder peu d'attention aux théories artistiques ou, quand ils en ont, elle fléchit vite. Cela n'a jamais empêché la créativité individuelle. Mais complique singulièrement la classification de leurs productions à l'intérieur des schémas internationaux. Il est rare qu'un peintre belge incarne pleinement une conception ou une tendance. Néanmoins, pareil repérage importe aux connaisseurs, et cela vaut dans le monde entier.
Le réalisme naquit partiellement à l'écart des villes, ou, plus précisément, de l'existence urbaine artistique, académique et officielle. Tervueren répondait à ce critère. Là, de jeunes artistes concrétisaient leur idéal. Mais Tervueren était déjà connu comme résidence royale. Joseph Coosemans (1818-1904) y fut secrétaire communal avant de s'engager dans la peinture. La démarche est semblable, mais plus tard, chez un Albijn van den Abeele (1835-1818) à Laethem-Saint-Martin. Joseph Coosemans apprit beaucoup des peintres qui oeuvraient au village, dont Théodore Fourmois (1814-1871). La venue d'Hippolyte Boulenger (1837-1874), qui rejoignit Alphonse Asselbergs (1839-1916), Jules Raeymaekers (1833-1904) et Jules Montigny (1840-1899), augmenta le renom artistique de la commune. La critique le constata vite et, bien qu'on ironisa sur "l'Ecole" de Tervueren, on reconnut jusque dans les Salons que là était la modernité picturale. La mort inattendue de Hippolyte Boulenger en 1874, à l'âge de 37 ans, n'entrava pas l'évolution. Nul ne saura ce que Hippolyte Boulenger, comme d'autres qui décédèrent fort jeunes, tels Edouard Agneessens (1842-1885), Henri Evenepoel (1872-1899) ou Rik Wouters (1882-1916), aurait pu accomplir.
Tervueren, la Vallée Josaphat à Schaerbeek, le Rouge-Cloître à Auderghem devinrent ainsi une halte obligatoire pour les artistes, tandis qu'au sud de Bruxelles, Boitsfort, Uccle, Linkebeek et Beersel drainaient de plus en plus de peintres. L'exode urbain avait commencé. Les peintres de Tervueren, comme beaucoup d'autres, allèrent explorer le littoral (Heist, Knocke) et la vallée de la Meuse (Anseremme). En même temps, la Campine, un paysage naturel séduisant puisqu'à l'époque encore vierge, attira de nombreux peintres. Tous ne venaitent pas de Tervueren. Isidoor Meyers (1836-1916) et Jacques Rosseels (1828-1912) appartenaient à l'Académie de Termonde, mais fréquentaient surtout les peintres anversois du cercle Als Ik Kan* (Comme je peux). Avec Adriaan-Jozef Heymans (1839-1921), ils avaient peint à Kalmthout. Un autre membre du cercle, Franz Courtens (1854-1953), y travailla également et donna libre cours aux jeux de lumière. C'est par conséquent dans ces parages que surgirent de minuscules colonies d'artistes: Wechelderzande qui hébergea Flor Crabeels (1829-1896), puis Henry van de Velde (1863-1957); Mol avec Jakob Smits (1856-1928); d'autres encore.
Un des sites qui deviendra animé et réputé d'ici quelques années fut Laethem-Saint-Martin. Au début, ce sont des élèves de l'Académie de Gand qui y emménagent. Ils relèvent davantage du réalisme que de l'impressionnisme. L'arrivée du poète Karel Van de Woestijne et de Georges Minne (1866-1941), après une période bruxelloise intense, orienta la jeune colonie: elle devint une annexe du symbolisme urbain, perceptible dans l'oeuvre de Gustave Van de Woestyne (1881-1947) et, quelquefois, dans celui de Valerius De Saedeleer (1867-1941). La région de la Lys devint ainsi le point où convergeaient symbolisme et luminisme - Emile Claus (1849-1921) - et expressionnisme débutant, avec Albert Servaes (1883-1966). Son rayonnement gagna ensuite Etikhove.
Au même moment, déferlait une seconde vague d'innovateurs: Bruxelles, 1883. La Société libre des Beaux-Arts, Les XX* en étaient cause. Ce cercle était restreint. Les différentes tendances artistiques de la fin du siècle y cohabitaient. Réalistes, naturalistes, impressionnistes, pointillistes et symbolistes présents dans une seule organisation, cela ne pouvait qu'entraîner des heurts. Mais Les XX* surent organiser des expositions fondamentales. Elles réunissent les grands maîtres belges et étrangers. Et pourtant, certains membres des XX demeurèrent dans l'ombre, aujourd'hui comme hier: Achille Chainaye (1862-1915), Jean Delvin (1853-1922), Charles Goethals (1853-1885), Frans Simons (1855-1919), Gustave Vanaise (1854-1902), Frantz Charlet (1862-1928), Willy Schlobacht (1964-1951), Rodolphe Wytsman (1860-1927), Henry De Groux (1866-1930) et Robert Picard (1870-1941).
Dans cette année 1883, fut fondé à Anvers un cercle de jeunes artistes Als Ik Kan, (Comme je peux) auquel appartint Henry van de Velde (1863-1957) avant d'être intégré aux XX* en 1888. L'historiographie n'a retenu que ceux ayant accédé à la notoriété. Il est possible que le goût des contemporains aît été moins tranché . Il est frappant par exemple de voir Anna Boch (1848-1936), peintre, acquérir à l'exposition des XX* en 1889 simultanément un tableau d'Henry De Groux (1866-1930) et un autre de Vincent Van Gogh, cela au moment ou presque où Henry De Groux quittait les XX (1890), furieux que ses toiles jouxtent celles du Hollandais.
Cette année-là, naquit à Anvers un jeune cercle encore plus représentatif que Als Ik Kan: Les XIII. L'histoire de ces nombreux groupes artistiques est toujours à écrire et réserve maintes surprises, assurément.
On exagérerait quelque peu en opposant le symbolisme plutôt urbain, avec e.a. Fernand Khnopff (1958-1921), Xavier Mellery (1845-1921), William Degouve de Nuncques (1867-1935) et Jean Delville (1867-1953), à l'art social développé surtout hors des cités. En fait, pendant plus d'une génération, les deux tendances ont cohabité, réalité que masque la classification en fonction des grands courants de peinture: il y eut parallélisme et non pas succession chronologique.
L'art social belge, qui jouit d'une renommée mondiale, repose dans cette seconde moitié du siècle sur l'étude de la nature et de ses composantes. L'industrialisation du pays, le développement des ports, l'intensification de l'agriculture fournissent autant de sujets révélateurs des conditions de vie, y compris de l'exploitation de l'homme par l'homme. L'art social ne constitue pas un genre à lui seul. Il donne lieu à une interprétation réaliste ou naturaliste, e.a. avec Constantin Meunier (1831-1905), Léon Frédéric (1856-1940), Emile Claus (1849-1924), Frans Van Leemputten (1850-1914), Guillaume Van Strydonck (1861-1937), Théodore Verstraete (1850-1907), James Ensor (1860-1949) et Eugène Van Mieghem (1875-1930). On retrouve ces thèmes dans le symbolisme de Xavier Mellery (1845-1921) et d'Henry De Groux (1866-1930) comme dans l'expressionnisme du vingtième siècle, avec Eugène Laermans (1864-1940), précurseur en la matière, et Constant Permeke (1886-1952), et, bien sûr, dans le réalisme social des années vingt. Même l'art qu'aimait la bourgeoisie cultivée des années 1900, l'Art Nouveau, renferme plus d'un élément emprunté au vérisme social, ce qui n'a rien de surprenant, puisque cet art fut principalement acheté et soutenu par les riches industriels.
Si l'art social dénonçait les aspects sordides de la collectivité, une autre tendance exprimait, elle, le côté trouble de l'individu. Plusieurs artistes se préoccupèrent de mystérieux et de fantastique. Ce sont les décors sombres de Xavier Mellery, la poésie nocturne de ses béguinages ou de ses cimetières, la mort déguisée ou présente que suggèrent James Ensor puis Jules De Bruycker (1870-1945), les visions fantastiques d'Henry De Groux. Dans ses aquarelles représentant des paysages et des intérieurs aux effets de lumière inattendus, Leon Spilliaert (1881-1946) pose un regard halluciné sur des boîtes en carton, des portions de plage, leur conférant une apparence déconcertante. Ses travaux ultérieurs traduisent aussi une quête de l'étrange. Ce genre perdura au vingtième siècle dans l'oeuvre des peintres d'églises et de béguinages, tel Alfred Delaunois (1875-1941) et même de Felix Timmermans (1886-1947), du moins dans ses illustrations.

La peinture de la Belle Epoque

La période 1883-1914 fut très féconde. Elle engendra plusieurs nouveautés. Du Congo Belge arrivaient des matériaux rares et précieux (ivoire, bois exotiques) qu'utilisèrent les artistes, e.a. Charles Van der Stappen (1843-1910) et Philippe Wolfers (1858-1929). Ce n'est qu'un exemple. Plusieurs styles se côtoyaient. La sculpture monumentale s'épanouit avec Jules Lagae (1862-1931. La photographie accédait lentement au statut d'art. Bruxelles et Anvers étaient considérées comme des places d'art internationales. Elles regardaient vers Paris, mais également et presque autant vers l'Allemagne et l'Angleterre. Ainsi les artistes belges exposaient de Vienne à Londres, de la Finlande à l'Italie.
Pour les jeunes artistes qui avaient fui la sophistication de l'Art Nouveau bruxellois en allant vers Boitsfort, Uccle, Linkebeek et Beersel, Paris était une référence tout comme le furent James Ensor et Auguste Oleffe (1867-1931). Quand Ferdinand Schirren (1872-1944) revint au pays (1907), après avoir fréquenté les fauves français, il demeura isolé des années durant. Pourtant, il annonçait le Fauvisme brabançon des années 1910.
Un cercle artistique ne surgit pas du néant. Il lui faut des partisans, des acquéreurs. Bruxelles comptait plusieurs brasseurs fort aisés, mais, seul, François Van Haelen collectionna l'art moderne en achetant e.a. des oeuvres de James Ensor, Willy Finch (1854-1930), Jean Degreef (1852-1894) et Périclès Pantazis (1849-1884). Son assistance, sa sympathie des jeunes artistes attirèrent à Beersel de plus en plus des peintres. En outre, une galerie importante, la Galerie Georges Giroux, axa sa politique sur la découverte des jeunes talents. Elle obtint ainsi une audience qui rejaillit sur les fauvistes débutants, souvent autodidactes. Rik Wouters (1882-1916) devint la vedette de cette galerie. L'application de couleurs vives, décalées par rapport à la nature, séduisit de nombreux artistes: Charles Dehoy (1872-1940), Jean Brusselmans (1884-1953), Willem Paerels (1878-1962), Anne-Pierre de Kat (1881-1968), Pierre Scoupreman (1873-1960), Jos Albert (1886-1981), Médard Maertens (1875-1946), Félix De Boeck (1898-1995) et, hors Bruxelles, Georges Vantongerloo (1886-1965), Paul Joostens (1889-1960), Floris Jespers (1889-1965), bref, tous ceux qui allaient constituer les avant-gardistes. Là aussi, le chantier est ouvert quant à l'étude du Fauvisme brabançon.

La peinture entre la première guerre et l'avant-garde

Les années dix furent cruciales à maints égards et celles de la guerre importèrent autant que les précédentes. Le conflit mondial ne décima pas vraiment les jeunes artistes, grâce à une stabilisation relativement rapide du front de l'Yser et aux possibilités de fuite qu'offraient la Hollande et l'Angleterre durant la phase de négociations. Frits Van den Berghe (1883-1939), Gustave De Smet (1877-1943) et d'autres découvrirent ainsi l'expressionnisme aux Pays-Bas. Rik Wouters y trouva la consécration peu de temps avant de mourir. Gustave Van de Woestyne (1881-1947), Georges Minne (1866-1941), Léon De Smet (1881-1966), Emile Claus (1849-1924), Hippolyte Daeye (1873-1952), Constant Permeke (1886-1952), d'autres enfin partirent avec eux pour l'Angleterre, où ils pourraient exposer et évoluer, cas de Léon De Smet (1881-1966) et de Constant Permeke, et travailler en toute liberté, comme Emile Claus.
Il est étrange que l'oeuvre des exilés ait éclipsé l'oeuvre des artistes restés à combattre sur l'Yser. Celle-ci demeura en effet assez confidentielle. Il l'est aussi que tant d'oeuvres, et d'oeuvres colorées, aient été produites au contact du front. La Belgique n'avait pas de peintres militaires officiels et ne possédait aucune tradition dans ce domaine. On ignore si la présence de quelques volontaires plus âgés, pratiquant la peinture, tels Alfred Bastien (1873-1955), Maurice Wagemans (1877-1927), Médard Maertens (1875-1946), Anne-Pierre de Kat (1881-1968) - d'ailleurs de nationalité néerlandaise ! - , Fernand Allard L'Olivier (1883-1933), et d'autres, a inspiré l'Etat-Major. Le fait est que 1916 vit l'instauration d'une compagnie de peintres, dite Section Artistique*, groupant des peintres de tout âge. Leur mission consistait à représenter des scènes de guerre. Elle était aussi de noter les lignes ennemies et de camoufler, e.a. les postes d'artillerie. La confrontation avec une expérience sans équivalent - un paysage quasi lunaire, tout à fait déchiré, un ennemi invisible mais perceptible, la lumière des explosions et des fusées - engendra des oeuvres sans structure logique ou, plutôt, dans lesquelles les structures étaient remplacées par de fulgurants contrastes de couleurs. L'intensité du choc explique que certains peintres, dont Achiel Van Sassenbrouck (1886-1979), Marc-Henri Meunier (1873-1922), Alfred Bastien, Léon Huygens (1876-1918) et André Lynen (1888-1984), aient accouché de leurs meilleures oeuvres dans les plaines boueuses de l'Yser. Il est à relever que l'expression avant-gardiste ne s'y imposa pas: l'observation directe était prioritaire. Cet objectif explique que des peintres amateurs tout à fait ou presque anonymes aient produit des oeuvres de petit format dont la qualité surprend parfois. La guerre brassa également les gens. Ce fut le cas de Médard Maertens qui y rencontra une jeune infirmière, Marthe Guillain (1890-1974). Elle devint son épouse et s'engagea résolument au service de l'art.
L'Occupation compliquait le quotidien. Elle n'étouffa pas l'enthousiasme des jeunes artistes retenus en Belgique. Anvers vit éclore de nouvelles techniques, e.a. celles qui exploitaient le papier coloré, au sein d'un cercle d'artistes réunis autour de Paul Joostens (1889-1960) et de Georges Vantongerloo (1886-1965) qui commença comme fauviste, avec Jozef Peeters (1895-1960) et Edmond Van Dooren (1895-1965). L'oeuvre majeure du groupe est un collage monumental dû à Paul Joostens. Cette oeuvre sans titre fut peut-être le plus grand collage alors effectué en Europe. Les contacts avec l'avant-garde étrangère d'avant guerre, e.a. Berlin et Paris, continuèrent et aboutirent à un véritable courant avant-gardiste, d'abord à Anvers, puis à Bruxelles, une fois conclu l'armistice de 1918.

La modernité d'après guerre

La fin des années dix ouvrit d'un coup plusieurs pistes: Dada, l'avant-garde abstraite, l'expressionnisme, le surréalisme. La génération des fauvistes brabançons qui avait participé à la guerre avait perdu leur figure de proue, Rik Wouters, et constatait que le monde avait changé. Le grand public ne s'intéressait pas à l'art de guerre: on voulait oublier le drame aussi vite que possible. L'inspiration fauve, elle, s'était ternie dans les tranchées. L'expressionnisme plut à la clientèleen raison du zèle de ses amateurs, à commencer par A. De Ridder et P.-G. Van Hecke. Ils éditèrent en outre quelques revues qu'ils surent diffuser, comme Sélection et Variétés. Les tenants des couleurs sombres chassèrent ainsi, sinon du marché, du moins de l'attention des critiques, les peintres de marines parfois conventionnelles mais très colorées, dont Théo Blickx (1875-1963), le maître de Rik Wouters, et Paul Cauchie (1875-1952).
Le succès de l'expressionnisme flamand coïncida avec le succès international de l'Art Déco, aux dépens des mouvements d'avant-garde qui l'avaient nourri. Au plan de la qualité, les artistes qui démarquaient le cubisme français ou tendaient vers l'Art Déco n'avaient pas la force brutale de Constant Permeke, de Gustave De Smet ou d'autres membres de l'Ecole de Laethem. Laethem et ses environs, où travaillaient aussi des luministes réputés, devint la Mecque du nouvel art. Il faut souligner que la bourgeoisie francophone de l'époque préférait les artistes de ce village flamand à leurs épigones français. Une telle attitude a certainement nui aux artistes plus âgés et n'appartenant pas à ce courant, cas de Valerius De Saedeleer, artistes installés dans les hameaux voisins, Etikhove notamment, lequel attend encore d'être classé comme colonie d'artistes. Laethem, village où logeaient des impressionnistes, des luministes et des expressionnistes tardifs, ne reçut aucun peintre relevant de l'avant-garde, de l'abstraction, ni de surréalisme. Il fut frappé par la crise de 1929 et l'effondrement du marché d'art. Ce phénomène touche particulièrement les avant-gardistes, à l'instar des expressionnistes qui n'avaient pas encore de public et qui, par conséquent, auraient été bien en peine de le récupérer. A Bruxelles, Anvers et dans maints cénacles européens, on connaissait ces artistes d'avant-garde mais personne ne les achetait.
Les premiers surréalistes n'eurent pas davantage de chance. Les difficultés et les tribulations de René Magritte (1898-1967) et de Paul Delvaux (1897-1994) ont été souvent relatées. L'histoire de Frans Pereboom (1897-1969) est exemplaire. Au cours des années vingt, il réalisa une oeuvre prometteuse influencée par le futurisme et le surréalisme. Il y renonça pour devenir avocat et militer dans les partis de gauche. Il ne fut pas seul à agir ainsi.
Les expressionnistes, les récents comme les tardifs, Albert Servaes, Constant Permeke, Gust De Smet, Frits Van den Berghe, Jean Brusselmans, Ramah (1887-1947), Hubert Malfait (1898-1971), Jules De Sutter (1895-1970), et les premiers modernistes, Victor Servranckx (1897-1965), Marcel-Louis Baugniet (1896-1995), Karel Maes (1900-1974), Pierre-Louis Flouquet (1900-1967), Floris Jespers, Georges Vantongerloo et d'autres avaient un sérieux concurrent, le groupe Nervia*, fondé à Mons en 1928. Ce groupe qui, comme celui de Laethem, ne défendait aucun programme, comportait surtout des élèves de l'Académie de Mons: Louis Buisseret (1888-1956), qui en devint directeur en 1928, Anto Carte (1886-1954), Frans Depooter (1898-1987), Léon Devos (1897-1974), Léon Navez (1900-1967), Taf Wallet (1902) et Jean Winance (1911). Pierre Paulus (1881-1959), proche de l'expressionnisme, et Rodolphe Strebelle (1880-1959), installé à Bruxelles, n'avaient pas étudié à cette Académie. Le groupe entendait accroître la présence wallonne sur la scène artistique nationale. Ce but marquait le souci d'une identité artistique particulière, distincte de l'art bruxellois francophone. Ces artistes interprétaient librement l'esprit académique, mais en respectant les proportions et la grâce de lignes. Ils désiraient maintenir la tradition latine, opposée à la tradition flamande ou germanique. Ils perdaient de vue que le flamand Gustave Van de Woestyne n'était pas loin d'eux et constituait pour certains, source d'inspiration.
En dehors de Nervia, le réalisme se maintint dans le travail parfois mondain mais de haute qualité technique d'Emile Baes (1879-1954), Louis-Gustave Cambier (1874-1949), Henri Thomas (1878-1972), Georges Fichefet (1864-1954) e.a. Pendant ce temps, Henri-Victor Wolvens (1896-1977) et Paul Maas (1890-1962) cheminaient entre réalisme et expressionnisme, engendrant une oeuvre très expressive qui, parfois, annonce l'abstraction lyrique ou même l'action painting en ce qui concerne Henri-Victor Wolvens. Bien que la vision d'Henri-Victor Wolvens soit d'ordinaire plus réaliste que celle de Constant Permeke, il l'égale en expressivité grâce à une pâte appliquée de façon vigoureuse et spontanée, avec un sens quasi inné de toutes les formes de lumière. Ainsi Henri-Victor Wolvens s'avère plus moderne et innovant que son étiquette de peintre spécialiste des plages colorées ne le laisse supposer.
Qu'en 1912 Paul Haesaerts l'ait catalogué "animiste" étonne aujourd'hui. Mais il avait peut-être constaté que Henri-Victor Wolvens atteignait là son apogée. Comparé à lui, les autres animistes produisaient une peinture moins ferme et moins dynamique. War Van Overstraeten (1891-1981), Albert Dasnoy (1901-1992), Albert Van Dyck (1902-1951), Jozef Vinck (1900-1979), Marcel Stobbaerts (1899-1979), Jacques Maes (1905-1968), Mayou Iserentant (1903-1978) et Louis Van Lint (1909-1987) ont quitté ce courant quelques années plus tard. Quelques-uns sont tombés dans l'oubli. Leur souci de la vie quotidienne paraissait une fuite au moment où la politique, le nazisme comme le communisme, imprégnait l'art et la critique. Cependant, cet animisme, ressenti comme casanier et terre à terre, faisait partie intégrante du réalisme inhérent à l'art belge. Ce souci de coller à l'apparence des choses resta ancré au delà de l'entrée en scène de La Jeune Peinture Belge* et de Cobra*.

De La Jeune Peinture Belge à l'abstraction

A la Libération, l'animisme balbutiant fut expulsé par e.a. Paul Haesaerts, qui soutenait les efforts de Robert Delevoy et de plusieurs collectionneurs pour hisser l'art belge au niveau international, en le rapprochant du modèle universel du moment qui était parisien. Il en résulta un mouvement artistique, La Jeune Peinture Belge*, dont on fit la publicité et la promotion de manière professionnelle. Il dura peu en raison de la mort soudaine de son président René Lust. Cette courte existence fut très agitée. D'une part, il fit maints adeptes. De l'autre, il perdit des peintres de l'envergure d'un Rik Slabbinck (1914-1991), Antoine Mortier (1908-1999) et Luc Peire (1916-1994). Le courant s'ouvrit à l'abstraction qui, après 1950, devint pour ainsi dire le genre artistique officiel, en Belgique comme à Paris et ailleurs. Cette uniformisation en enterra plus d'un: Emile Mahy (1903-1979), l'auteur de charmantes vues urbaines bruxelloises, Charles Pry (1915), qui tendait vers le surréalisme, René Barbaix (1909-1966), Paul Van Esche (1907-1981), Colette Verken, Henri Brasseur (1918-1981), etc.
La Jeune Peinture Belge est probablement le premier mouvement artistique où les femmes occupèrent une place déterminante. Les créations d'Anne Bonnet (1908-1960), Mig Quinet (1906-2001) et Odette Collon (1926) valent celles de leurs confrères. La suite de leur carrière prouva qu'il n'est pas facile pour une femme de rester sur scène. Marthe Donas (1885-1967) essaya d'y revenir mais, après des débuts brillants dans les années dix, sa seconde carrière, entamée vers 1950, fut hélas moins convaincante.
C'est alors que Jo Delahaut (1911-1992) découvrit ses précurseurs abstraits, dont Karel Maes (1900-1974), Jozef Peeters (1895-1960) et Victor Servranckx (1897-1965). Cette génération avant-gardiste fut la première à retenir l'attention sous forme de rétrospectives et de publications. Il s'en suivit une réhabilitation des oeuvres antérieures et leur reproduction. Cette première vague généra aussi des historiens de l'abstraction internationale, à commencer par Michel Seuphor (1901-1999), installé à Paris.
La deuxième génération d'abstraits incluait de nombreux peintres qui ne venaient pas de La Jeune Peinture Belge*, d'où la bigarrure de l'ensemble. La séparation classique entre abstraction lyrique et abstraction géométrique ne suffit pas à clarifier cette énorme production.
Les abstraits s'intéressèrent de plus en plus au support et à la pâte, créant ainsi des surfaces intéressantes, parfois spectaculaires, à manipuler avec précaution. C'est le cas e.a. pour Marc Mendelson (1915), Bram Bogart (1921), Suzanne Thienpont (1905), Bert De Leeuw (1926), Octave Landuyt (1922). Certains assurèrent la transition assez naturelle vers le pop'art et l'op'art. De ce point de vue, Henri Gabriel (1918-1994) réalisa des créations remarquables, souvent des mobiles en papier, aluminium ou plexi, quoique peu prisées de nos jours.

Cobra et Cobra-après-Cobra

Ce qui était à l'origine une étape vers l'abstraction, s'imposa comme une tendance: elle survécut à l'abstraction en raison de sa réussite commerciale. En Belgique, cela mobilisa peu d'artistes. Il y eut d'abord Pierre Alechinsky (1927) et, à un moindre degré, Christian Dotremont (1922-1979) et Serge Vandercam (1924). Vers 1950, beaucoup d'artistes - plus nombreux que l'on ne le croit - travaillèrent selon les idées de Cobra*, par exemple Géo Sempels (1926-1990) et Suzanne Thienpont (1905).
La descendance de Cobra se poursuit jusqu'à aujourd'hui. Elle n'empêcha cependant pas que survivent les traditions académiques. La relève de ses gardiens opére malgré tout et, peu à peu, l'enseignement délaisse les techniques d'antan, à l'exception de quelques instituts. A l'époque, on interpréta cette rupture comme une sorte de libération ou d'apaisement, surtout du côté des assemblagistes et des artistes conceptuels. Eux plaçaient leurs dessins dans les revues de mode et dans les produits de la société de consommation. Les artistes qui, ostensiblement, entretenaient l'héritage, luttaient contre une critique et une mentalité qui prônaient l'abstraction. Hors de là, point de salut. Cela ne les condamna pas toujours. Un coloriste vigoureux et raffiné comme Rik Slabbinck (1917-1991) parvint à percer, quoique son oeuvre fut d'apparence réaliste et, avec le temps, se soit apparenté au pop'art. Au reste, cette alliance se rencontre chez d'autres qui utilisaient le bois brûlé. Isoler et agrandir des objets quotidiens ne signifiait pas du tout un défi pour ces artistes, vu la force ancienne du réalisme. Moins connu, voire méconnu, fut l'apport d'Emile Salkin (1900-1977). Dès 1957, il créa des dessins en fonction du bruit et du rythme de la ville. Plus tard, son oeuvre monumentale sur la circulation urbaine constitua un sommet du pop'art. Elle aussi malheureusement passa inaperçue.
Pendant ce temps, le surréalisme s'imposait à l'étranger. Très vite, René Magritte puis Paul Delvaux eurent une cote internationale. Cela donna le branle à l'ensemble des surréalistes. Ils parurent au grand jour au moyen notamment de nombreuses publications. Leurs relations avec le fantastique furent patentes au sein du groupe qui avait pour fer de lance la revue Fantasmagie. De ce groupe, seul Aubin Pasque (1903-1981) émergea. Son travail aida à reconsidérer les symbolistes et les idéalistes, négligés après guerre. La plupart des textes provenaient surtout de La Louvière, un peu de Montbliard où fut fondée une Académie. Celle-ci rassembla Pol Bury (1922), Pierre Alechinsky (1927), Christian Dotremont (1922-1979), Georges Vercheval (1934) et André Balthazar.
Cependant, sans interpeller les journalistes et les commentateurs qui font croire que les vraies valeurs se limitent à celles qu'ils évoquent, un important courant réaliste persista. Tandis qu'une espèce de réalisme revisitée rentrait dans l'art officiel avec, entre autres, Roger Raveel (1921) et Pjeroo Roobjee (1945).

Retour à la Beauté Classique


Cette notion d'art officiel, soutien de l'Etat, présence dans les musées et expositions officielles, convient tout à fait aux générations avant-gardistes postérieures (pop'art, op'art, Nouvelle Ecole flamande, conceptuels, assemblagistes) qu'illustre un Jozef Van Ruyssevelt (1941-1985) ou un Louis Van Gorp(1932). De ce fait, coexistent un art avant-gardiste sponsorisé et un art réaliste quasi photographique déclaré trop commercial pour attirer la sollicitude des autorités, de l'establishment et des instances officielles. La chose est absurde car y eut-il jamais artiste plus commercial que Rubens ?
Cette dénonciation réciproque des deux traditions artistiques, dédain ouvert ou mépris silencieux, est assez stérile. Il existe cependant de jeunes peintres, dont Jan Van Imschoot (1963), Luc Tuymans (1958) et Bert De Beul (1961) - sans nier l'impact de Gerhard Richter - qui veulent jeter un pont entre ces deux mondes. Il est néanmoins prématuré de voir là le signe que renaît la Beauté Classique, représentée en 1994 à l'exposition du même nom au Musée royal des Beaux-Arts à Anvers. Il semble en tout cas qu'on ait mis un terme aux expériences obligatoires qui usaient d'un vocabulaire pictural né au début du vingtième siècle. L'oeuvre de plusieurs artistes encore inconnus en témoigne. Tout porte à croire que cette fin du vingtième siècle favorisera les individus qui approchent l'art sans sectarisme.

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L'Amour fou d’André Breton (1937), mêlant le récit à la méditation et à l'imaginaire poétique, relate des événements vécus par l'auteur entre 1934 et 1936: la rencontre avec Jacqueline, qui devient bientôt sa deuxième femme, leur voyage à Tenerife et la naissance de leur fille Aube. Dans cet ouvrage, l'auteur renoue avec le type d'inspiration et d'écriture qui avaient présidé à Nadja.

Le texte de l'Amour fou est, tout comme l'était celui de Nadja, accompagné d'illustrations. L'ouvrage s'ouvre sur l'évocation d'une scène fantasmatique qui conduit Breton à une méditation sur l'amour et sur la beauté, cette dernière étant explicitement placée dans la continuité de l'ultime phrase de Nadja: «La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas» (I). L'auteur rappelle ensuite une enquête de la revue Minotaure qui interrogeait les participants sur «la rencontre capitale de [leur] vie». Cela lui inspire une réflexion sur le hasard, défini comme «la rencontre d'une causalité externe et d'une finalité interne»: «Il arrive cependant que la nécessité naturelle tombe d'accord avec la nécessité humaine d'une manière assez extraordinaire et agitante pour que les deux déterminations s'avèrent indiscernables» (II). La découverte de certains objets, véritables «trouvailles» dont le sens s'éclaire peu à peu, participe de ce hasard (III).

La rencontre décisive d'une femme «scandaleusement belle» a lieu le 29 mai 1934. Breton reçoit alors la fulgurante révélation de la dimension prophétique d'un poème, intitulé "Tournesol", qu'il avait écrit en 1923: l'aventure imaginaire du texte poétique trouve son «accomplissement tardif, mais combien impressionnant par sa rigueur, [...] sur le plan de la vie» (IV). Le poète séjourne ensuite aux Canaries avec sa nouvelle épouse. La description de l'exubérance sensuelle du paysage volcanique, foisonnant d'espèces végétales, exprime métaphoriquement la jouissance amoureuse du couple, en pleine harmonie avec les grandes forces primitives de la nature (V). Après cette expérience des sommets, symboliquement marquée par l'ascension du pic du Teide à Tenerife, le couple s'installe dans la durée d'un quotidien où l'amour semble susceptible de s'user. Cette fois, c'est la platitude d'une plage bretonne qui, le 20 juillet 1936, sert de décor symbolique à une sinistre promenade durant laquelle Breton et sa femme éprouvent un «sentiment de séparation». Le poète montre toutefois que de telles dépressions sont provisoires et illusoires et que l'amour fou, qui résiste à l'érosion du temps, en triomphe (VI). Breton adresse enfin à sa fille une lettre qui se termine par ce voeu: «Je vous souhaite d'être follement aimée» (VII).

L'Amour fou est un hymne superbe à l'amour: «La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu'elles s'accomplissent par l'amour, éclairent en avant de mille rayons la marche de la terre. Chaque fois qu'un homme aime, rien ne peut faire qu'il n'engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d'eux, il se doit de l'engager à fond.» L'ouvrage tient à la fois du récit autobiographique, de la méditation philosophique, de la poésie et du conte magique. La réflexion y côtoie la relation d'anecdotes et le lyrisme; l'analyse et la description du sentiment y voisinent avec le fantasme et l'évocation érotique.

L'Amour fou s'inscrit dans la continuité du Second Manifeste du surréalisme qui donnait pour «mobile» fondamental à «l'activité surréaliste» «l'espoir de détermination» «d'un certain point de l'esprit» où les contradictions «cessent d'être perçu[e]s contradictoirement». Breton précisera les contours de cet idéalisme dans les Entretiens (1952): «Il va sans dire que ce point, en quoi sont appelées à se résoudre toutes les antinomies qui nous rongent et que, dans mon ouvrage l'Amour fou, je nommerai le "point suprême", en souvenir d'un admirable site des Basses-Alpes, ne saurait aucunement se situer sur le plan mystique. Inutile d'insister sur ce que peut avoir d'hégélien l'idée d'un tel dépassement de toutes les antinomies.» L'image poétique, dans son énigmatique fulgurance, met ainsi le verbe en fusion: «La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.» De même, l'amour fou réalise la synthèse entre l'amour unique, exalté par le romantisme, et les amours multiples. Toutes les femmes aimées avant elle annoncent la femme suprêmement aimée dont la figure résume en quelque sorte celles qui l'ont précédée.

Pour Breton, la femme aimée est la fée médiatrice. Elle lui ouvre la voie vers une relation privilégiée au monde qu'elle magnifie et transfigure: «Cette profusion de richesses à nos pieds ne peut manquer de s'interpréter comme un luxe d'avances que me fait à travers elle, plus encore nécessairement à travers vous, la vie. [...] Vous ne faites qu'un avec cet épanouissement même.» La femme révèle au poète les secrets enfouis, ceux qui échappent à la logique et relèvent d'une sorte de concordance universelle et magique. La promenade initiatique effectuée à ses côtés la nuit de la rencontre donne sens tant à la vie qu'à la poésie de Breton, les deux aspects étant d'ailleurs indissociables. Ainsi, une anecdote passée, survenue «le 10 avril 1934, en pleine "occultation" de Vénus par la Lune», prend soudain une dimension prémonitoire. Alors qu'il déjeune dans un restaurant, Breton capte cette scène entre le plongeur et la serveuse: «La voix du plongeur, soudain: "Ici, l'Ondine!", et la réponse exquise, enfantine, à peine soupirée, parfaite: "Ah, oui, on le fait ici, l'On dîne!" Est-il plus touchante scène?» Il y a là comme une prophétie de la venue prochaine de Jacqueline, ondine ou sirène tant dans l'imaginaire mythique que dans la réalité: «Le "numéro" de music-hall dans lequel la jeune femme paraissait alors était un numéro de natation.» L'exemple le plus frappant de ces coïncidences miraculeuses réside bien sûr dans le sens tout à coup révélé, à travers les événements de la première nuit, d'un poème automatique écrit onze ans plus tôt.

Le monde devient ainsi un vaste et sidérant univers de signes. L'amour fou est bien l'expérience surréaliste suprême dans la mesure où il réunit le réel et l'imaginaire, la poésie et la vie.

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Une pensée pour Tamara Callot

In Memoriam

 

J'ai entendu le nom  de cette jeune femme,

Qui ayant décidé de servir son pays,

S'activa vaillamment, dévouée corps et âme

Mais ne put achever le projet entrepris.

 

En ces temps agités, la providence mène,

Imposant des défis à ceux qui rivalisent.

Ils ne cessent d'agir et certes se surmèment.

Leur excès d'énergie certainement les grise.

 

Or, quand le soir venu, le Marcheur se repose,

Souvent dans la splendeur à nouveau ressurgie,

Pensif, accueille-t-il comme une fleur éclose

L'image de l'amie qui débordait de vie.

 

Je ne l'ai pas connue, son destin me révolte.

Elle avait fait un choix demandant des efforts,

Confiante, attendait les fruits de la récolte.

Sombra sans le néant de l'odieuse mort.

 

  Emmanuel Marcron au jour de la victoire

 Lors des remerciements certes ne manquera

De souligner l'apport joyeux de Tamara

Qui dès le tout début mit sa foi à y croire.

 

3 mai 2017

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L' oiseau bleu de Maurice Maeterlinck

12272728874?profile=originalC’st une féerie en cinq actes et dix tableaux en prose de Maurice Maeterlinck (Belgique, 1862-1949), créée dans une mise en scène de Stanislavski en septembre 1909 à Moscou au théâtre d'Art, et publiée à Paris chez Fasquelle en 1909. La pièce fut remaniée à la suite de la représentation à Paris au théâtre Réjane le 2 mars 1911, et portée à six actes et douze tableaux.

 

La vieille fée Bérylune est à la recherche de l'Oiseau bleu pour sa petite fille malade. Elle charge Tyltyl et Mytyl, les enfants du bûcheron, de trouver l'oiseau; pour cela il leur faudra emporter le chapeau vert orné d'un gros diamant qui permet de voir l'âme de toute chose. Autour des enfants la cabane se transforme en palais tandis que l'âme du Pain, du Sucre, de la Lumière, du Chien, de la Chatte, du Lait, du Feu, de l'Eau leur apparaît (tableau 1). Au palais de Bérylune, les âmes tiennent conseil: la fée a annoncé que la fin de la quête de l'Oiseau bleu marquera la fin de leur vie. La Chatte veut empêcher les enfants de trouver l'Oiseau, mais le Chien qui vénère l'homme comme un dieu s'oppose à cette désobéissance (tableau 2). Tyltyl et Mytyl s'arrêtent au pays du Souvenir pour voir leurs grands-parents qui vivent dans un univers en tout point semblable à celui qui était le leur sur terre (tableau 3). La Chatte, traîtresse, prévient la reine de la Nuit de l'arrivée des enfants. L'Oiseau bleu, le vrai, le seul qui puisse vivre à la clarté du jour, se cacherait dans le palais de la Nuit parmi les oiseaux bleus des songes. Malgré la Nuit et la Chatte, les enfants découvrent les oiseaux mais ne savent reconnaître celui qui vit à la lumière du jour (tableau 4). Dans la forêt, l'Oiseau bleu est perché sur l'épaule du chêne mais celui-ci ne veut pas prendre la responsabilité de livrer aux hommes "le grand secret des choses et du bonheur"; aussi convoque-t-il les âmes des animaux pour une assemblée. Tous décident qu'il faut se débarrasser des enfants. L'arrivée de la Lumière sauve Tyltyl, Mytyl et le Chien leur allié (tableau 5). Un mot de la fée Bérylune informe la Lumière que l'Oiseau bleu se trouve dans un cimetière. Il faut faire sortir les âmes des tombes (tableau 6). + minuit, Tyltyl tourne le diamant et de toutes les tombes béantes monte une floraison blanche et virginale qui transforme le cimetière en un jardin féerique (tableau 7). Dans les jardins enchantés se trouvent réunis sous la garde du Destin toutes les Joies et tous les Bonheurs des Hommes. Le Chien, le Pain et le Sucre accompagnent les enfants et la Lumière (tableau 8). Les gros Bonheurs, vulgaires et obèses, se vautrent dans la ripaille tandis que les petits Bonheurs chantent, dansent et que les grandes Joies acclament l'arrivée de la Lumière (tableau 9). Au royaume de l'Avenir vivent les enfants à naître qui attendent leur tour pour descendre sur terre (tableau 10). Tyltyl et Mytyl sont de retour chez eux mais sans l'Oiseau bleu. Ils prennent congé de leurs amies les âmes qui les ont accompagnés pendant leur long voyage (tableau 11). Lorsqu'ils racontent leurs aventures, la mère Tyl les croit malades. Dans la cage, la tourterelle est devenue bleue: "Mais c'est l'Oiseau bleu que nous avons cherché!... Nous sommes allés si loin et il était ici!" La voisine emporte l'oiseau pour sa petite fille malade qui recouvre la santé mais la tourterelle s'échappe. "Si quelqu'un le retrouve, voudrait-il nous le rendre? Nous en avons besoin pour être heureux plus tard", conclut Tyltyl (tableau 12).

 

En 1905, Maeterlinck commença la rédaction d'un conte de Noël à la demande d'un journal; de fil en aiguille, sa pièce de théâtre la plus célèbre (avec Pelléas et Mélisande) et la plus populaire prit forme. Avec cette oeuvre de plaisir, Maeterlinck se défait du pessimisme et de la langueur pour créer un univers léger, de magie et de rêve. Tous les grands thèmes de sa seconde période sont contenus dans une féerie dont la symbolique est tissée d'innocentes paraboles sans ésotérisme ni mystère.

 

L'Oiseau bleu est la pièce la plus jeune, la plus familière de Maeterlinck et sans doute celle qui lui procura le plus vif bonheur d'écriture. La quête de l'Oiseau bleu tient lieu de fil directeur à des scènes de fantaisie aux décors lumineux, pleins de couleurs et de poésie. Le récit prend l'allure d'un songe enfantin dans lequel l'auteur réussit à rendre sensibles des abstractions, des sentiments; cette quête de l'oiseau qui détient le secret du monde, c'est-à-dire le bonheur, marque l'inutilité d'aller chercher ailleurs ce que l'on a à portée de main. En s'adressant aux enfants, les seuls à savoir reconnaître que le bonheur est dans la maison, Maeterlinck parle aux adultes et leur montre que le monde du visible est trompeur. L'homme doit apprendre à éduquer son imaginaire, à retrouver son esprit d'enfance pour accéder au monde spirituel.

 

Maeterlinck a écrit une suite à l'Oiseau bleu, « les Fiançailles », pièce parue en 1922, dans laquelle il fait de Tyltyl un adolescent de seize ans à la recherche de l'amour. Cette nouvelle féerie, simple variation sur les thèmes de l'Oiseau bleu, eut un retentissement plus limité.

Regardes le merveilleux film avec Shirley Temple:

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Du 03 au 28-12-14, l’ESPACE ART GALLERY (35, Rue Lesbroussart, 1050 Bruxelles) termine l’année de façon flamboyante en vous présentant l’œuvre du peintre Belge LEONARD PERVIZI, laquelle n’en finira pas de vous émerveiller, tant elle déconcerte par l’élaboration de ses thématiques.

L’œuvre picturale de LEONARD PERVIZI se concrétise par un dialogue entre la forme et la matière, duquel émerge l’incision du trait. Car la caractéristique majeure de l’artiste est de se servir de la matière comme d’une sorte de voile derrière lequel apparaît la forme. Et cette forme s’avère être celle de la Femme, campée dans une série de postures évoquant le mouvement retenu à l’intérieur d’une suspension du temps.

La nature de ce mouvement oscille entre le plaisir et le tourment : l’un s’enchevêtrant souvent dans l’autre.

Les postures adoptées témoignent d’une force organiquement sculpturale. D’une lascivité à la fois crispée et relâchée, chaque partie du corps, scandée par rapport à la lumière, est mise en exergue pour faire ressortir l’ensemble de la composition à l’intérieur de l’espace.

A titre d’exemple, ANTHROPOMORPHE (90 x 70 cm – huile sur toile)

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étale le corps, alternant dans trois zones, chacune baignant dans une lumière différente. Il est rendu visible sous un éclairage constamment renouvelé pour le révéler au regard dans sa totalité sensible. Trois zones composent le corps : la tête, le coccyx (surélevé, créant une tension dans le volume), les pieds qui remontent (assurant un équilibre par rapport à la tête). Ces mêmes trois zones anatomiques s’enserrent dans trois espaces chromatiques : 1) la tête comprise dans une zone brun-foncé se mariant avec la chevelure du personnage. 2) le coccyx, à l’intersection des espaces brun-clair (en haut) et blanc (en bas). 3) une zone brun-clair comprenant les pieds. 

La signature chromatique de l’artiste se distingue par un contraste obtenu par des couleurs douces, portées par des variations sur le brun, rehaussées d’ocre et de vert réalisé à base de terre verte.  

Ce qu’il y a de fascinant dans la peinture de cet artiste c’est que, outre la mise en scène à l’intérieur du cadre, le « détail » explose littéralement aux yeux du visiteur en le laissant pantois. Cela est dû au fait que (nous l’avons mentionné plus haut) la matière sert d’écran au sujet pour que ce dernier se dévoile au visiteur. Car, ici, la symbiose entre l’œuvre et le regard s’affirme dans le temps : la seule voie menant au dévoilement d’une œuvre s’inscrivant dans une connaissance critique de l’Histoire de l’Art et de ses répercussions dans le monde contemporain.  

Mais que le visiteur ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas d’une « visitation » des chefs- d’œuvres  d’antan mais bien de l’expression moderne d’une écriture passée.

LEONARD PERVIZI s’inscrit en droite ligne dans la lignée d’un Michel-Ange, d’un Raphaël ou d’un Leonardo da Vinci. Sa peinture est imprégnée de Renaissance, tant dans le chromatisme qu’il emploie que dans le traitement des sujets qu’il aborde.

Mais par-dessus tout, il descend du 16ème siècle par la finesse du dessin qu’il adopte avant toute réalisation finale. Car l’artiste est un dessinateur hors pair, quand nous sommes amenés à découvrir la beauté de ses dessins préparatoires*** destinés, après d’éventuelles modifications, à figurer sur la toile.

En guise de première approche avec sa filiation classique, observons EUROPE II D’ATOMIUM (140 x 220 cm – huile sur toile).

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Nous voilà plongés en pleine mythologie grecque puisqu’il s’agit d’Europe enlevée par Zeus travesti en taureau pour mieux la séduire par sa blancheur. L’œuvre nous pose la question suivante : qu’est-ce qu’un mythe ? Il s’agit d’un récit édificateur bâtit sur une légende, lequel tout en gardant les ferments de son histoire, se transforme au fil des cultures et des siècles. D’un épisode d’une grande violence (Zeus enlève Europe et du viol de celle-ci naîtra le futur roi Minos), l’artiste nous offre une vision carrément enchanteresse. L’écriture de la Renaissance se retrouve dans le traitement de la « scène répétée », en ce sens qu’Europe apparaît quatre fois dans l’espace scénique, à l’intérieur d’une farandole (trois personnages à l’avant-plan et un quatrième caché derrière les autres penché contre un mur). Observez cette scène attentivement. La nymphe évolue « à la manière » d’un Botticelli. Par la scansion des trois personnages à l’avant-plan, l’atmosphère de LA PRIMAVERA (1477-82) 

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est parfaitement palpable, avec, néanmoins, quelques légères modifications : à titre d’exemple, la posture cabrée du personnage de droite se retrouve placée à gauche dans le tableau de Botticelli. Qu’importe ? La dimension onirique d’un épisode joyeux se retrouve exprimée par l’expérience de la culture. Comme il s’agit au départ de la Grèce antique, une colonne dorique surmontée d’un chapiteau à volutes émerge comme un élément de soutien, à la droite du tableau. Et l’évolution du mythe dans tout cela ? Eh bien, il apparaît tout-à-fait à l’arrière-plan, à gauche de la toile, par une vue de l’Atomium, symbole de Bruxelles, Capitale de l’Europe. En cela, l’artiste, d’origine italienne ayant vécu longtemps en Albanie, affirme son appartenance à la Belgique dont il est devenu un ressortissant.  

INRI (200 x 250 cm – huile sur toile)

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constitue une étape importante de l’exposition. A nouveau, une interprétation contemporaine de la Renaissance est à l’honneur. A la fois par le thème abordé mais aussi par sa composition. Nous assistons à un jeu de droites et de diagonales. Les droites sont amorcées par les lances des soldats Romains, structurant le tableau en sept zones verticales. Cela est une référence discrète à la célèbre BATAILLE DE SAN ROMANO de Paolo Uccello (c. 1435), dans laquelle les lances des deux armées antagonistes structurent le tableau en une multitude de segments.

Les diagonales sont réalisées à la fois par la position oblique de la croix, laquelle laisse apparaître les pieds sculpturaux du Christ dans un rendu anatomique, accordant une part importante au supplicié dans sa souffrance corporelle ainsi que dans sa main « irradiant » le corps nu de Marie-Madeleine. Ce qui contribue à décentrer le Christ de sa croix, créant une troisième diagonale en joignant sur un même axe la main du crucifié plongée sur Marie-Madeleine à celle clouée sur la croix.  

D’autres personnages s’enserrent dans la composition. A la droite du Christ, le père de l’artiste est représenté, écrivant (il est en fait écrivain) et levant le doigt dans un geste socratique*** (dessin préparatoire),

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tandis qu’à ses côtés, apparaît la fille de l’artiste dont le prénom « Kate » est écrit dans un coin. Faisant face à Marie-Madeleine, se trouve Marie dans une gestuelle d’adoration. 

LEONARD PERVIZI associe dans un même élan créateur le corps avec le code, distillé dans une myriade de détails, enfuis sous l’écran de la matière, que le regard est censé découvrir. INRI ne fait pas exception à la règle. Une sémiologie iconographique, appartenant à l’univers de l’artiste, parcourt le tableau. A titre d’exemple, en haut, au centre de la croix, se profile un iris incrusté dans le bois. Il s’agit du symbole de la ville de Bruxelles, faisant référence à la nationalité du peintre. Dans le bas, à gauche, sous Marie-Madeleine, l’esquisse d’un petit flacon de parfum Chanel n° 5, faisant référence à la luxure de la vie antérieure de la courtisane apparaît, presque effacé par la matière. Sur le vêtement blanc de Marie, au niveau du ventre, une autre esquisse, celle d’une échographie présentant l’ombre d’un fœtus, témoin de la filiation entre Marie et Jésus, se présente au regard égaré du visiteur. Le Christ est couronné d’une auréole dont la forme rappelle celle de la cellule microscopique, à l’origine de la vie. En haut, à gauche de la toile, l’inscription latine « Legio omnia vincit » (« La Légion toujours victorieuse ») contraste avec l’acronyme « Inri » (Jesus Nazaremus, Rex Judaeorum – Jésus, Roi des Juifs).

Malgré son admiration inconditionnelle pour la peinture de la Renaissance, LEONARD PERVIZI se situe résolument dans l’art contemporain, à la fois par sa relecture personnelle du mythe mais aussi par sa définition de la forme. En quoi s’écarte-t-il définitivement de la Renaissance ? L’art classique se définit par une représentation iconographique totale, à la fois de la forme, mais aussi de ce qui l’enveloppe : la forme compte autant que le vêtement. L’art grec considère le corps aussi bien que le drapé qui l’entoure. La sculpture classique rivalise de génie dans la représentation des plis glissant sur le derme. Les siècles postérieurs à l’art grec n’ont fait que confirmer cette importance pour la forme. A certains moments de l’Histoire de l’Art, ce sont les plis qui, à l’extrême limite, rivalisent avec l’anatomie (ex. La conception du drapé dans l’art byzantin). Bien entendu, la Renaissance a amplifié cette recherche esthétique et les siècles qui l’ont suivie n’ont fait que la modaliser (ex. le drapé dans l’œuvre de Rubens).  

Concernant l’artiste, la conception des corps, dilatés dans une myriade de postures dans l’espace à l’instar de sculptures « dansantes » (car l’univers de la danse est intrinsèquement présent dans sa peinture), l’écartent du langage proprement antique.

De même, les visages conçus par lui sont « flous », presque inexistants (à l’exception de celui du personnage féminin d’ANTHROPOMORPHE, que nous avons évoqué plus haut. Il y a par rapport à ce dernier une volonté d’aboutissement). Le visage du Christ se réduit au seul volume. Aucune expression ne l’anime. De plus, il est imberbe et porte les cheveux courts, revenant ainsi vers une conception proche de l’iconographie paléo chrétienne, adepte du Jésus jeune et imberbe. S’éloignant, par conséquent, du statut iconographique néo platonicien du Christ empourpré et barbu que nous avons adopté, en Occident.  

En quoi l’artiste renoue-t-il avec la Renaissance ? Notamment avec la représentation du « jeu des mains » qu’il envisage comme un dialogue (POSE/ACADEMIE 140 x 110 cm – huile sur toile).

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Les mains sont, d’ailleurs, la « marque de fabrication » des maîtres de la Renaissance italienne : Raphaël est incontestablement le maître du genre. On parle des « mains raphaëlesques », pour désigner tel artiste concevant les mains comme le peintre. LEONARD PERVIZI éprouve, d’ailleurs, une immense fascination pour les mains, contrairement à la méfiance qu’il porte au visage (extrêmement complexe à réaliser), parce qu’il les considère comme l’extrémité du corps, ses propres limites.  

Cette peinture est une mise à l’honneur du corps, de l’anatomie considérée comme la composante majeure contenue dans l’espace. Ce qui lui permet d’effectuer une série de volutes et de contorsions, destinées à s’étirer, à se tendre et se détendre pour trouver sa propre existence spatiale. La position du corps tourmenté du Christ est fort proche de celle de la femme allongée, proposée dans INVITATION (140 x 110 cm – huile sur toile – Grand Palais 2012),

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laquelle pose nonchalamment la jambe droite sur la gauche, formant à l’instar du corps de la crucifixion, une diagonale. Le trait, sinueux, séparant la jambe de droite de celle de gauche crée le volume mis en relief par le traitement des chairs. Ce même trait sinueux se retrouve dans PEINTRE – PEINTURE (140 x 11O cm – huile sur toile – Grand Palais – 2012),

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lequel souligne, par le contour des corps, la matérialité originelle unissant dans une même argile, l’artiste et son modèle. 

Ce même corps est mis en relief par la matière, présentée ici comme une sorte de miracle réclamant sans cesse l’intervention du regard pour découvrir la forme cachée sous l’ombre. Contrairement à ce que d’aucuns pourraient imaginer, cette matière ne réclame jamais l’intervention technique du couteau : tout est réalisé au pinceau. L’on demeure abasourdi par cet amalgame pâteux, prenant à certains moments l’aspect d’une lave encore chaude mais qui déjà se fond au chromatisme et au dessin, révélant par là même, la matérialité spatiale de l’anatomie, non comme un corps perdu dans le néant mais retrouvé dans son humanité.  

L’artiste alterne entre compositions de grand format et miniatures.  

La miniature le rend plus libre dans le geste. Non pas que le résultat se réduise à l’esquisse, car les poses adoptées par les personnages sont les mêmes que celles figurant sur les grands formats, mais parce qu’une miniature lui offre l’opportunité d’exprimer quelque liberté dans la conception du dessin que ne le ferait le grand format, lequel « ne pardonne » aucune incartade, notamment dans le rendu des mains.

PEINTURE 3 (18 x 24 cm – huile sur toile)

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présente un jeu que l’on pourrait qualifier d’ « expressionniste » dans la représentation des mains et du pied, tous deux campés à chaque extrémité du corps, « divisant » ce dernier en une diagonale accentuée par la position du corporelle de la femme.

Notons que, comme à son habitude, l’artiste associe chaque « étape » de la réalisation anatomique à une zone chromatique différente : les mains (à l’avant du corps) sont irradiées de lumière tandis que le pied (à l’arrière du corps et à l’avant-plan par rapport au visiteur, est plongé dans une zone d’ombre). 

Sans doute est-il vrai de dire que si « expressionnisme » il y a dans son œuvre, il se situe dans le langage des mains : main du Christ irradiant Marie-Madeleine, l’index enlevé du père de l’artiste, geste d’adoration de Marie au pied de la croix (INRI). Pose de la main du modèle sur le coussin (POSE ACADEMIE). Atmosphère joyeuse de la farandole d’Europe enlevée par Zeus (EUROPE D’ATOMIUM). Geste de la main agrippée à la toile du peintre face à son modèle (PEINTRE-PEINTURE).

Il n’y a que dans INVITATION et ANTHROPOMORPHE que les mains disparaissent, soit derrière le corps de la femme (INVITATION) ou sous sa chevelure (ANTHROPOMORPHE), laissant le visiteur dans une interrogation rêveuse. Néanmoins, ne perdons jamais de vue que ce corps mis en exergue dans l’espace se conjugue avec toute une symbolique intérieure, laquelle s’articule dans une codification : corps et code au service de l’Art.  

LEONARD PERVIZI, qui  a adopté la technique à l’huile, peint depuis l’âge de treize ans. Il a étudié à l’Académie des Beaux Arts de Bruxelles. Depuis des années, Il participe à de nombreuses expositions (en Italie, au Palazzo Comunale, (Assises) - 2013, en France, au Grand Palais –  Salon des Indépendants (Paris) – 2011-2012, à la Galeria d’Arte Stefano Forni, à Bologne – Italie, entre autre), toujours à la recherche constante d’une communion avec les maîtres de la peinture occidentale.

L’on sent que, probablement, il ne s’écartera jamais de la figure humaine, même si ce figuratif-là offre parfois, grâce à cet écran de matière et au chromatisme tendre qui émoustillent le regard, quelque évanescence proche d’un monde aux senteurs éthérées.

 

François L. Speranza.

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Une publication
Arts
 
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Lettres

N.-B.: Ce billet est publié à l'initiative exclusive de Robert Paul, fondateur et administrateur général d'Arts et Lettres. Il ne peut être reproduit qu'avec son expresse autorisation, toujours accordée gratuitement. Mentionner le lien d'origine de l'article est expressément requis.

Robert Paul, éditeur responsable

 

A voir: 

Focus sur les précieux billets d'Art de François Speranza

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Leonard Pervizi et François Speranza: interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles 

(3 décembre  2014 - Photo Robert Paul)

Hommage à Leonard Pervizi

                                

                                                               Proposé et réalisé par Robert Paul

Vues de l'exposition: photos Espace Art Gallery


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administrateur partenariats

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Robert Paul

et les membres d'Arts et Lettres

ont le plaisir de vous inviter à la deuxième

Rencontre d'automne entre les membres d'Arts et Lettres

Ce samedi 22 novembre dès 19 h au

Restaurant Yen à Bruxelles

Plan d'accès

Rue Lesbroussart 49, 1050 Bruxelles

Parking payant à proximité, Place Flagey

*

Afin de permettre à chacun de rejoindre la joyeuse assemblée à son aise,

ceux qui désirent prendre un verre de l'amitié (vins) pourront venir une heure avant le dîner

à la galerie et le verre de l'amitié sera offert par Robert Paul et l'Espace Art Gallery .

Dès 18h.

 Espace Art Gallery by Jerry Delfosse

Rue Lesbroussart 35, 1050 Bruxelles

situé à deux pas du restaurant.

*

Le prix du menu unique est de 50 euros par personne.

Assortiment d’entrées.
Assortiment de quatre plats : poulet, bœuf, canard et crevettes.
Dessert : choix entre beignets bananes ou pommes.
Thé, café
Une demi bouteille de vin par personne. Eaux

*

La réservation ferme se fera exclusivement

par le virement au compte bancaire    

BE18 0358 6853 0765

BIC GEBABEBB

au nom de Liliane Magotte

pour le 13 novembre au plus tard, en mentionnant

le nom des participants et le nombre de menus réservés.

*

A cette occasion, et afin de donner un caractère festif et convivial

à cette manifestation, chaque convive est invité à se munir d'un petit présent

humoristique et original qui sera offert par tirage au sort

à un autre convive au cours de la soirée !

*

Pour tout renseignement complémentaire,

envoyer un message privé à Liliane Magotte.

Si vous désirez me téléphoner ( en semaine après 20h ) pour plus de facilités,

je pourrai vous communiquer mon numéro de GSM via message privé.

Covoiturage: pour les membres éloignés de Bruxelles, il peut éventuellement être organisé.

Pour plus de facilités, veuillez me communiquer vos demandes, je me chargerai

de les diffuser.

Au plaisir de vous rencontrer !

Voici le lien des photos de la soirée de novembre 2013.

Succès pour la première " Rencontre d'automne "

entre les membres d' Arts et Lettres.

La vidéo de la première rencontre le 25 octobre 2013:

Une organisation

Arts  

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Lettres

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administrateur partenariats

Le jardin des fleurs
David VIRASSAMY

Le jardin des fleurs

Etre une femme

Désir de vous,
robe rouge, un peu froissée,
tremblements du corps,
il pleut dehors.
Mon ventre blanc et nu,
au vôtre fait des aveux,
contre votre pull clair,
tourne ma tête,
brûle mon sang,
s’ensilencent mes lèvres,
des soupirs les traversent,
vous touchent.
Mes lèvres seules rougissent,
les vôtres s’ensemencent en secret, de mes mots,
sur les miennes se posent,
dans votre tête, en douce !
Ma peau est aux aguets de la vôtre,
ne se nourrit que d’elle,
d’un bouton de rose a la couleur.
Dans mes yeux, des fleurs noires s’ouvrent,
ingénues, s’épanouissent ;
ce désir que j’ai de vous, électrique,
monte, traîne un peu,
se sait tout dévoilé,
par le vôtre peut-être ?
Je vous aime.
Un partenariat
Arts
12272797098?profile=original
Lettres


Les contributions, textes et images, se feront sur invitation ou proposition

à Liliane Magotte

via la messagerie interne du réseau.

Les textes seront soumis à l'approbation de Robert Paul.

 

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12272741070?profile=originalL'enfant de la haute mer est un recueil de contes et nouvelles de Jules Supervielle (1884-1960), publié à Paris chez Gallimard en 1931.

L'oeuvre de l'auteur était déjà riche, à cette date, de plusieurs recueils poétiques, ainsi que de textes en prose difficilement classables, relevant à la fois du conte, du roman et du récit poétique (l'Homme de la pampa, le Voleur d'enfants, le Survivant). Signe d'un entrelacement des genres chez Supervielle, le conte qui donne son titre à l'Enfant de la haute mer reprend une thématique déjà exploitée dans "le Village sur les flots", un poème de Gravitations.

"L'Enfant de la haute mer" évoque l'étrange existence d'une enfant de douze ans, seule au milieu d'une petite ville perdue dans l'Atlantique ("Comment cela tenait-il debout sans même être ballotté par les vagues?"). La fillette s'acquitte de toutes les tâches qui peuvent donner un semblant de vie aux rues, aux maisons et aux boutiques. Un jour, elle lance un vain appel au secours à un cargo qui passe et s'éloigne. La dernière page nous apprend que l'existence désolée de l'enfant a surgi du "cerveau d'un matelot": un jour qu'il traversait l'Atlantique, celui-ci a pensé, "avec une force terrible", à la petite fille de douze ans qu'il avait perdue.

"Le Boeuf et l'âne de la crèche" raconte les destinées à la fois proches et divergentes des deux animaux qui ont assisté Jésus à sa naissance. "Ahuri et incompréhensif", le boeuf entoure d'une sollicitude pataude le divin Enfant, tandis que l'âne fait preuve d'une prosaïque efficacité. Le premier se laissera aller à une extase mystique dans laquelle il dépérira et s'éteindra doucement, et le second emmènera Jésus et ses parents en Égypte.
"L'Inconnue de la Seine" évoque la descente d'une jeune noyée dans le séjour des profondeurs, parmi la colonie des "Ruisselants". Mais la nostalgie qu'elle éprouve des "choses de là-haut" la met à l'écart des autres, et elle ne tarde pas à rompre ses attaches pour regagner des "eaux moins profondes".

Les héros des "Boiteux du ciel" sont des ombres qui reproduisent dans leur séjour céleste les conditions de leur vie terrestre, à ceci près que toute matérialité y est désespérément absente. Charles Delsol retrouve Marguerite Desrenaudes, une jeune fille devant laquelle il s'asseyait tous les jours à la bibliothèque de la Sorbonne. Un jour qu'il propose de lui porter sa serviette, il trouve celle-ci étrangement consistante, et d'authentiques dictionnaires s'en échappent: un même bouleversement s'empare de Charles et Marguerite, qui unissent leurs lèvres à la grande stupéfaction des Ombres du ciel.

"Rani" raconte le sort du cacique d'un village indien, chassé par les siens après que le feu l'eut défiguré et rendu méconnaissable.
Dans "la Jeune Fille à la voix de violon", l'héroïne parle avec des accents de violon, jusqu'au jour où sa première expérience amoureuse "détruit en elle ces accords singuliers".
Sir Rufus Flox, le héros des "Suites d'une course" est un gentleman-rider qui se transforme rapidement en cheval après une chute mortelle de sa bête dans la Seine. Il en informe sa fiancée, dont il devient le cheval de trait. Un jour que celle-ci attelle à son ex-compagnon un tilbury où elle prend place à côté d'un jeune homme, le cheval renverse le couple et provoque la mort de l'"intrus". Puis il redevient un homme.

Dans "la Piste et la Mare", un marchand ambulant turc s'arrête chez le fermier Juan Pecho, et montre à toute la famille le contenu de ses sacoches. Devant le refus du Turc de baisser le prix d'un rasoir mécanique, Juan Pecho le tue et jette son corps dans la mare. Quelques jours plus tard, la police vient l'arrêter. Il ne sait pas d'où la dénonciation a pu venir, puis se souvient qu'au moment du crime, seul un chien était présent.

Dans le Tableau de la poésie en France publié chez Gallimard en 1933, Supervielle écrivait: "L'inspiration se manifeste en général chez moi par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l'espace que dans les diverses régions du coeur et de la pensée." Cette ubiquité indissociablement spatiale, affective et intellectuelle caractérise la plus grande partie des textes de l'Enfant de la haute mer: explorations des régions célestes ("les Boiteux du ciel") ou des profondeurs subaquatiques ("l'Inconnue de la Seine"), allées et venues entre l'homme et le règne animal ("les Suites d'une course"), plongée dans l'intériorité des créatures apparemment les plus frustes ("le Boeuf et l'âne de la crèche"), autant d'ouvertures et d'abolitions de frontières. La plus constante est à cet égard l'évocation d'un monde, liquide ou aérien, dont le principal mystère tient à l'étrange relation d'homologie qu'il conserve avec le nôtre: "Tout ce qu'on faisait sur terre se reflétait dans cette partie du ciel et même si on changeait un pavé dans une rue obscure" ("les Boiteux du ciel"). Étonnante duplication des éléments cosmiques, qui fait de l'ailleurs une figure du même et lui confère une désarmante familiarité. Mais l'excès des similitudes n'est que le repoussoir angoissant des différences: les voix n'ont pas de timbre ("l'Enfant de la haute mer"), les activités se réduisent à un simulacre pour échapper à l'inertie du temps ("l'Inconnue de la Seine"), l'évanescence des corps et des objets éveille en chacun une violente nostalgie de la matière et de la dureté ("Avoir à soi un bout d'ongle, un cheveu, un croûton de pain, n'importe quoi, mais qui fût consistant", "les Boiteux du ciel"). Céleste ou aquatique, l'ailleurs est la projection spectrale de notre propre monde, figé dans une éternité qui suscite la révolte ou les velléités de fuite. Si d'étonnantes (et éphémères?) évasions restent possibles, comme celle de Charles et Marguerite, les créatures de l'autre monde n'en sont pas moins vouées à la répétition sempiternelle de gestes sans densité ni horizon.

L'univers de Supervielle n'est pas pour autant marqué au coin du désespoir: sa caractéristique principale consisterait plutôt en un subtil dosage d'angoisse et d'humour faussement naïf. L'inquiétante plasticité ou évanescence des êtres et des choses est en effet contrebalancée par leur aptitude à se stabiliser momentanément dans des images candides: ainsi en va-t-il du boeuf et de l'âne de la crèche, qui font de plaisants efforts pour se conformer à la représentation traditionnelle de la Nativité ("Immobiles et déférents, ils restent là durant des heures comme s'ils posaient pour quelque peintre invisible"). L'image d'une réalité réduite à ses traits les plus distinctifs, comme dans un dessin d'enfant, tient l'angoisse à distance à défaut de la conjurer totalement. L'ensemble des contes et nouvelles oscille ainsi entre la littéralité naïve et les résonances existentielles ou métaphysiques: ils exigent du lecteur qu'il assume lui-même cette réconciliation de l'enfant et de l'adulte, si capitale aux yeux de Supervielle. C'est pourquoi sans doute le recueil résiste à toute caractérisation générique: il frôle tout à la fois la nouvelle, le conte pour enfants, la parabole poétique, le récit fantastique, cherchant peut-être à unir ces multiples genres dans l'"éternelle fraîcheur de l'évidence".
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              CHRISTINE BRY : CAVALCADES AU CŒUR DE L’ACTE CREATEUR 

Du 08 au 30-12-16, l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35, 1050 Bruxelles), termine l’année 2016 en vous présentant CAVALCADE, une exposition basée sur l’œuvre de Madame CHRISTINE BRY, une artiste peintre française dont le travail ne manquera pas de vous interpeller.  

Qu’est-ce qui incite certains artistes d’aujourd’hui à se tourner vers l’art pariétal préhistorique ? Est-ce le besoin de s’immerger dans la technique primitive de l’art ? Est-ce pour créer une œuvre personnelle à partir d’une technique primitive à son origine ? Les artistes du Paléolithique se sont exprimés en extériorisant leur puissance d’Etre face au mystère de l’existence. C’est au tour, à présent, aux artistes du 21ème siècle de reprendre, pour ainsi dire, le flambeau pour recréer un imaginaire immergé dans la couleur des origines. Enfin, direz-vous, la Préhistoire est à l’honneur, après que le surréalisme et l’art métaphysique aient trempé leur pinceau, notamment, dans la Renaissance et le classicisme antique, pour exprimer une autre vision du Sacré, à partir de l’acte quotidien sublimé. Enfin, la Préhistoire sort définitivement de la sphère essentiellement scientifique pour atteindre le discours artistique dans sa continuité contemporaine!   

Il y a dans l’œuvre de CHRISTINE BRY une recherche manifeste (pour ne pas dire une science) de la distribution des couleurs sur la toile. Et, à ce stade, force est de constater qu’ici la toile disparaît, pour faire face à la matérialité recréée par la paroi des origines. On le constate par la disposition de la forme « ondulant », en quelque sorte, sur la toile, laquelle épouse les contorsions de la pierre originelle. A partir du chromatisme standard appartenant à la technologie primitive (rouge-ocre, brun clair et noir), l’artiste se plonge dans un univers magico-religieux, à l’intérieur duquel le bestiaire est, à la fois, émanation de la nature, dans l’apparition de créatures fantastiques issues du monde des esprits ainsi que de l’expression d’un produit économique assurant la survie du groupe dans la représentation d’un bestiaire destiné à la domestication et à la consommation. Le traitement des animaux (principalement des équidés et des cervidés) respecte parfaitement la morphologie animale esquissée par la précision du trait : corps très larges se déployant sur les côtés – museaux relativement petits et ramassés – modelés des animaux repris dans le rythme du galop, réintroduisant par le biais de la patte intérieure sortante, une volonté de produire la deuxième dimension. Ce qui lui permet d’insister sur le fait que les artistes du Paléolithique étaient également d’habiles techniciens car le trait procède avant tout de la technique.    

Mais à côté de cette vérité respectée, l’artiste s’expose en appliquant sur la toile des ersatz de chromatisme tels que le bleu et le rouge, encore inexistants il y a quelque vingt-mille ans : CAVALCADE 3 (83 x 104 cm-huile sur toile)

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GRANDE MIGRATION (93 x 134 cm-huile sur toile).

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Le rythme entre l’animal et la paroi fictive se ressent dans cette cavalcade tout en descente que nous offre CAVALCADE 3Le volume des animaux est assuré par un trait reprenant, en une fois, l’ensemble du corps. Comme dans l’art pariétal du Paléolithique, la crinière des chevaux est rendue par une fine toison en brosse, posée sur le haut du crâne des équidés. Un discret mais solide travail au couteau suggère la matière constituant la paroi pour qu’émane de celle-ci la preuve matérielle du temps. Le titre de cette exposition - CAVALCADES - porte en lui-même la philosophie de la démarche de l’artiste. Ces « cavalcades » assurent le passage vers les MIGRATIONS, c'est-à-dire, vers une écriture essentiellement personnelle et vitale, par laquelle elle se concède des libertés par l’apport d’un chromatisme inexistant au cours du Paléolithique, comme le rouge, l’orange, le blanc et le bleu (en dégradés) ainsi qu’une conception picturale du bestiaire, également personnelle, montrant, notamment, des cervidés privés du chromatisme propre et se fondant dans les couleurs de la nature, à l’arrière-plan. Il y a dans le rapport entre la toile lisse et la paroi accidentée originelle, la volonté de traduire l’existence d’un espace lui permettant d’engendrer la forme, par le fond, considéré comme la matrice.  

Cette écriture l’amène vers une autre conception de la représentation spatiale, à savoir celle du cercle à l’intérieur duquel évolue le bestiaire, faisant partie intégrante avec la nature : les bois d’un cervidé dont on ne distingue pas le corps surgissent de la partie gauche de la toile, à partir d’une nature sauvage et farouche, mise en relief par des explosions de lumière, issues des différentes touches de blanc associées aux couleurs ocre, rouge et bleu. Avec CAVALCADE 2 (77 x 104 cm-huile sur toile)

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et  CAVALCADE 3 (83 x 104 cm- huile sur toile), l’apport personnel est encore timide, malgré les points bleus qui s’étalent sur la surface. Ce n’est qu’à partir de GRANDE MIGRATION (93 x 134 cm-huile sur toile) 

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grande migration (détail)

que l’artiste se libère des conventions stylistiques paléolithiques, pour se projeter définitivement dans la communion unissant l’imaginaire magico-religieux préhistorique avec la sensibilité du sien. La symbolique de cette œuvre s’accroit dans la conjonction entre le cercle à l’intérieur du carré. Le cercle ou pour mieux dire, la sphère, est à la fois, une image de la Terre ainsi que celle du ventre de la Femme en gestation. Par conséquent, il s’agit d’une image de la vie, à l’intérieur de laquelle la nature se déploie.  

Tandis que le carré est une image de la rationalité. Est-ce là le produit de l’inconscient de l’artiste ? Peut-être. Néanmoins, ne perdons jamais de vue que l’image de la « rationalité » ne naît pas avec les « grecques » de l’art classique mais bien avec la disposition de la forme épousant le contour naturel de la paroi, permettant à l’image de se greffer dans l’espace en le colonisant de façon proportionnelle.    

Les petits formats (mentionnés plus haut) sont tout aussi intéressants car ils témoignent d’une liberté intérieure, dépassant parfois dans leur intensité, les compositions de grand format. ORIGINE 5 (29 x 29 cm-huile sur toile)

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et ORIGINE 6 (29 x 29 cm-huile sur toile),

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sont une invitation vers une possibilité d’abstraction, au-delà de la sphère magico-religieuse. Ils témoignent, chez l’artiste, de la volonté d’accorder la possibilité d’une passerelle entre le langage primitif et l’univers pulsionnel, tous deux unis dans l’acte créateur.   

L’œuvre de CHRISTINE BRY est-elle une actualisation de l’art pariétal préhistorique ? Certainement, dans la mesure où, comme nous le précisions plus haut, il était grand temps que l’art contemporain s’intéressât à cette vision de la nature avec en filigrane, une vision de la société, à la fois préhistorique et contemporaine. Mais à ce stade, soulignons un détail qui a son importance, à savoir une relecture anthropologique de la définition même de la « Préhistoire ». Depuis des années, le monde scientifique conteste cette notion selon laquelle, cette définition se détermine sur l’invention de l’écriture comme ligne de démarcation entre la « Pré » et l’« Histoire ». La démarche  artistique peut servir de déclencheur en vue d’une disparition définitive de cette dichotomie absurde. En ce sens que l’art pariétal mis en valeur par l’écriture picturale contemporaine, peut définir le trait sur la paroi comme le « signe » animé d’une écriture à venir. Une « proto-écriture » universelle à la base de l’identité de l’Homme et de son devenir, indissocié du Monde. C'est-à-dire un produit agissant de l’Histoire.  

Par l’espace abstrait retrouvé, elle pose une interrogation à l’homme contemporain par le biais d’une vision du monde afin de retrouver l’Homme conceptuel élémentaire.  

Il y a approximativement vingt ans, l’artiste fut saisie par une émotion irrépressible à la vue des peintures pariétales de Lascaux. Elle éprouva le sentiment de se trouver dans un lieu saint qu’elle compara au sentiment d’être confronté aux fresques de la Sixtine. Est-ce une coïncidence, néanmoins, bien des historiens de l’Art ont comparé par le passé les œuvres de Lascaux à celles de la Sixtine. Il s’agit, avant tout d’un sentiment d’envahissement.  

D’une sensation, à la limite physique, d’être à la place d’un néophyte du Paléolithique sur le point d’entrer en contact avec l’indicible pour l’exprimer avec ses moyens humains. Ce qui émut l’artiste au plus haut point, fut cette harmonie d’ensemble, consubstantielle à la structure naturelle de la grotte, interprétée comme une architecture 

Sa formation, elle la suivit alors qu’elle était encore aux études. Elle prit des cours de dessin tout en terminant son Mémoire de Philosophie à Lyon. Peignant essentiellement à l’huile, elle se considère comme une autodidacte. 

En 2008, elle participa à une exposition dont le thème était celui de LascauxC’est ainsi que toute l’émotion passée resurgit à la surface, jusqu’à lui faire sentir que, dorénavant elle allait fonder son œuvre sur cette esthétique.  

CAVALCADES traduit l’esprit d’une dynamique essentielle. Néanmoins, une question nous taraude, à savoir y aura-t-il dans cette démarche artistique la volonté d’associer, outre le bestiaire en mouvement, la présence de la figure humaine libérée de sa raideur squelettique (en l’occurrence celle que l’on retrouve dans les silhouettes de Lascaux), pour atteindre la plasticité mobile que seuls possèdent les chevaux et les cervidés ? En d’autres termes, l’artiste, si tant est qu’elle relèverait ce défi, accepterait-elle de façonner l’homme autrement que dans une raideur dictée par le contraste avec réception du Sacré, le rapprochant ainsi de la nature dans l’expression ressentie de sa matérialité, à la fois physique et historique ? Ou bien alors, le cantonnerait-il dans la sphère d’une abstraction fondée sur le seul chromatisme fauve d’une nature inquiétante et sauvage ?  

A l’analyse des œuvresl’on se rend compte que l’artiste est une personne très cultivée, en ce sens  qu’elle connaît parfaitement son objet de recherche dans ses moindres détails, tout en le transcendant, par le besoin de le redimensionner à la mesure, jamais atteinte, de la condition humaine.     

CHRISTINE BRY s’accapare du thème (pour ainsi dire du mythe) fondateur de la Préhistoire, tout en l’actualisant pour l’introduire dans l’intemporalité absolue du geste créateur. 

François L. Speranza.

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Une publication
Arts
 
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Lettres

N.-B.: Ce billet est publié à l'initiative exclusive de Robert Paul, fondateur et administrateur général d'Arts et Lettres. Il ne peut être reproduit qu'avec son expresse autorisation, toujours accordée gratuitement. Mentionner le lien d'origine de l'article est expressément requis.

Robert Paul, éditeur responsable

A voir:

Focus sur les précieux billets d'Art de François Speranza

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François Speranza et Christine Bry: interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles

(7 décembre 2016 photo Robert Paul)

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                                                                           Signature de Christine Bry

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Exposition Christine Bry, à l'Espace Art Gallery en décembre 2016 - Photo Espace Art Gallery

EXPOSITIONS PERSONNELLES

 EXPOSITIONS DE GROUPE

2016

Espace Art Gallery, Bruxelles (7 - 30 décembre)

La Vitrine, Saint-Etienne (22 novembre - 16 décembre)

Maison de Pays de Mornant (près de Lyon) (7-22 mai)

2015

Hôtel Pellissier, Visan ,Vaucluse (20 mars - 27 avril)

2014

Ville de Biarritz (novembre-décembre)

2011

Ferme des Arts de Vaison-La-Romaine,

Ville de Voreppe, Espace Louis Christolhomme
(novembre-décembre)

Exposition « Regards de femmes »

Galerie Art Course, Strasbourg (octobre-novembre)

2009

Musée Ancien de Grenoble

2013

Galerie La Maison de la Tour
Valaurie, Drôme (24 mai - 30 juin)

(Association « Osons l’art sans frontières »)

Galerie Arcurial, Lyon 8ème (31 janvier - 21 février)

2008

Formats atypiques- Galerie Philippe Boidet- Chambéry

2012

Galerie l'oeil du huit, Paris 9ème
(17 septembre - 7 octobre)

Grands Formats/ Valence

Galerie La Rotonde - Yvon Birster,
Paris 8ème (17 mars - 4 mai)

2007

Firminy / Musée des Bruneaux / CNPAF-Unesco

2011

Galerie La Rotonde, Paris 18ème (21 mai- 24 juin)

2006

Pôle Minatec / Grenoble

Galerie Saint Firmin, Lyon 8ème ( 17 mars- 29 avril)

( Associations « osons l’art sans frontières »)

2010

Ville de Voreppe, Espace Louis Christolhomme

Salon de Noël / Bollène

Maison de pays de Mornant, Rhône

2005

Galerie Amana Aix-en-Provence

2009

Musée d’Apt

Privas (FOL de l’Ardèche)

2007

Galerie Lee ,Paris 6ème

2004

ADAI CHU de Grenoble

2006

Ville de Thonon-les-Bains/ Chapelle de la Visitation

2003

ADAI Cloître de Lavilledieu

Grignan / Espace F.A. Ducros

Château d’Alba-la-Romaine

2004

Fondation Taylor, Paris 9ème

 2002

ADAI Cloître de Lavilledieu

Galerie Dinart / Nimègue / Pays-Bas

Château d'Alba-la-Romaine

Espace Saint-Laurent / Verneuil-sur-Avre

2000

Salon de l'ARICOM Paris

2003

Galerie Agbe Paris 4ème

1998

Galerie Cupillard Grenoble

Musée Auclair Cruas

1992

L'Entrée des artistes Barbizon

Hôtel Simiane Valréas

1991

Salon d'automne Paris

2001

Galerie Estève Paris 6ème

France-Oklahoma Oklahoma City (USA)

Festival du film / Saint Paul trois Châteaux

1990

Salon d'automne Paris

Fol de l’Ardèche, Privas

1989

Galerie Romanet Paris

2000

Ville d'Arcueil : Festival de l'Outre-mer

1988

Galerie des Arcenaulx Marseille

1999

Galerie de Buci, Paris 6ème

Château de la Tour d'Aigues

Ministère de l'Outre-mer Paris

1986

Bibliothèque française de Boston (USA)

Ville de Boulogne-sur-mer

1982

Galerie Cannes'art Boston (USA)

1998

Galerie Mercure Béziers

1997-98

Musée d’Apt

1996

Festival International / Université d’Aberystwyth (Pays de Galles)

RADIO-TELE
 

Galerie Jean Estève Paris 6ème

France 2 / Journal de 20 H (David Pujadas/

1991

Hammersmith Center (centre culturel) Londres

Geneviève Moll / 13 nov. 02

Maison des Arts Vergèze

1988

Musée d'Apt

1986

Centre Hospitalier de Valence

Galerie d'Art d'Orly



 

1983-84

Musée de Grignan

1981

Galerie Sainte-Césaire Nyons

 

.  

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Pour la Saint-Valentin, voici quelques fortes nuances de gris! Âmes pudiques, s'abstenir de lire. Pour les gens qui peuvent apprécier l'œuvre de création sans juger l'auteur, je vous autorise à diffuser à volonté en citant la source. Bonne Saint-Valentin!

 

OUCH! …ENCORE!

Un texte érotique d’André Chamberland

Le 10 septembre 2011

 

Ouch! Ne me mord pas. Ou plutôt oui, croques-moi encore, moins fort.

Je sais combien tu as faim de moi. Attends, gardes-en pour plus tard.

Prends ton temps; prends le temps avec tes doigts de me caresser.

Garde ta langue affamée. Je te dirai le temps venu de sabrer mon champagne.

 

Prépare ta coupe pour recueillir tout ce nectar de sensuelle jeunesse.

Apprête avec hâte tes hors-d’œuvres et offre-moi tes amuse-gueule.

Laisse ma bouche remonter tes cuisses et grignoter la perle de ton huître.

J’aime rouler ta bille sur ma langue et l’explorer de tous les angles.

 

Je m’imagine beurrer mes rôties avec ton délicieux beurre d’amante,

Faire trempette dans ton petit pot de miel du meilleur jardin de roses,

Croquer ta litchie sur ton velouté de mangue bien mure que tu m’offres,

Déguster dans une jouissance éclatante tout ton corps et ton âme charnelle.

 

Dirige-moi jusqu’à ton plaisir suprême sans penser à faire carême.

J’aime entendre tes petits cris stridents lorsque tu n’en peux plus.

Aide-moi à te pénétrer avec douceur, exotisme, sensualité et érotisme

Jusqu’à ce que nous fassions ensemble tous les deux nos feux d’artifices.

 

Non, ne te presses pas. Une fois n’est pas coutume mais deux c’est mieux!

Éclatons-nous encore deux fois, dix fois, mille fois comme autrefois.

Peu importe
l’horaire du jour ou de la nuit de une heure jusqu’à minuit,

Gardant seulement la l’heure restante pour dormir un peu dans mon petit creux.

 

Ne m’en veux trop pas si je ne trouve pas sommeil et je te tiens aussi en éveil.

Tu le sais, toi, mon dîner de gourmet, ton fumet passe et repasse sur mes narines,

Il m’excite et m’attire vers ton corps plus fort que la plaine des pleines lunes.

Comment pourrais-je dormir et pourquoi perdre cette heure sans la vivre avec toi?

 

Nous aurons bien le temps de nous reposer quand nous serons vieux;

En attendant, je te veux à tous les instants pour accumuler du crédit

Pour le moment où cette activité sera devenue trop exténuante pour nous deux.

Oui, Croque-moi, encore, de plus en plus fort pour me réveiller si je dors.

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François Speranza nous fournit régulièrement d'excellentes critiques d'artistes.  Les titres de ses billets livrés sont repris ci-dessous, les plus récents situés en haut de cette table des matières.

Nous lui sommes extrêmement gré d'un tel travail, qui enrichit superbement le réseau et qui offre aux artistes qui ont été choisis avec le plus grand soin une analyse pointue de leurs oeuvres.

Les billets critiques de François Speranza deviennent de plus en plus connus et attendus avec impatience par les artistes qui font l'objet de commentaires ainsi que par ceux qui ont pu contempler de visu toutes les oeuvres mentionnées et qui attendent des suppléments d'informations afin de compléter leurs ressentis, et d'approfondir leur rencontre avec les artistes.

Il s'agit là d'un précieux corpus qui amplifie nos connaissances et enrichit indubitablement le réseau.

       

         Ceci est une initiative originale et exclusive du Réseau Arts et Lettres.

Chacun de ces billets porte le sigle du Réseau qui est accordé aux contributions exceptionnelles:

Arts 
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Lettres

N.B.: toutes les expositions relatées dans ces billets se sont déroulées à L'Espace Art Gallery, 35 rue Lesbroussart à Bruxelles - Ixelles.

Robert Paul, fondateur et administrateur général du Réseau Arts et Lettres

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ABSTRACTION LYRIQUE - IMAGE PROPHETIQUE : L'ART DE KEO MERLIER-HAIM

DE L’ABSTRACTION DES CORPS : L’ART DE DEJAN ELEZOVIC

L'IMAGE DE LA FEMME DANS LA MYTHOLOGIE D'ARNAUD CACHART

L’IDEE, ARCHITECTURE DE LA FORME : L’ŒUVRE DE BERNARD BOUJOL

LE THEATRE DES SENS : L’ŒUVRE D’ALEXANDRE PAULMIER

DU CIEL INTERIEUR A LA CHAISE HUMAINE : L’ŒUVRE DE NEGIN DANESHVAR-MALEVERGNE

VARIATIONS SUR LE BESTIAIRE : L’ŒUVRE DE ROBERT KETELSLEGERS

ELIETTE GRAF ENTRE POESIE ET MAGIE

COULEURS DE MUSIQUE, MUSIQUE DES COULEURS : L’ART DE HOANG HUY TRUONG

REFLETS D’UNE AME QUI SE CHERCHE : L’ŒUVRE DE MIHAI BARA

LE SIGNE ENTRE PLEINS ET VIDES : L’ŒUVRE DE CHRISTIAN GILL

ENTRE LES SPHERES DE L’INFINI : L’ŒUVRE D’OPHIRA GROSFELD

PAR-DELA BÉATRICE : LE DIALOGUE DE CLAUDIO GIULIANELLI

DE L’ESTHETIQUE DU SUJET : L’ART DE JIRI MASKA


ENTRE REVE ET FEMINITE : L’ŒUVRE DE CHRISTIAN CANDELIER

DE L’ORDINAIRE COMME ESTHETIQUE : L’ŒUVRE DE YVONNE MORELL

QUAND SURREALISME ET HUMANISME EXPRIMENT L’ŒUVRE D’ALVARO MEJIAS

UN THEATRE DE COULEURS ET DE FORMES : L’UNIVERS D’EDOUARD BUCHANIEC

CHRISTINE BRY : CAVALCADES AU CŒUR DE L’ACTE CREATEUR

QUAND LE MYTHE S’INCARNE DANS L’ART : L’ŒUVRE D’ODILE BLANCHET

D’UN SURREALISME L’AUTRE : LES FLORILEGES DE MARC BREES

DE LA TRANSPARENCE DE L’AME : L’ŒUVRE DE MARIE-CLAIRE HOUMEAU

VERS UN AUTRE SACRE : L’ŒUVRE DE RODRIGUE VANHOUTTE

LE SIGNE ENTRE LA CULTURE ET LE MOI : L’ŒUVRE DE LYSIANE MATISSE

DE LA MATIERE ENTRE LES GOUTTES DE L’ESPACE : L’ŒUVRE DE FRED DEPIENNE

FREDERIQUE LACROIX-DAMAS - DU PALEOLITHIQUE AU CONTEMPORAIN : RETOUR SUR L’ORIGINE DU MONDE

ENTRE SURREALISME ET METAPHYSIQUE : L’ŒUVRE DE GHISLAINE LECHAT

LA FEMME CELEBREE DANS LA FORME : L’ŒUVRE DE CATHERINE FECOURT

LA LIGNE ENTRE COULEURS ET COSMOS : L’ŒUVRE DE VICTOR BARROS 

CHRISTIAN BAJON-ARNAL : LA LIGNE ET LA COULEUR : L’ART DE L’ESSENCE

LE ROMAN DE LA ROSE : L’ECRITURE PICTURALE DE JIDEKA

MARTINE DUDON : VOYAGE ENTRE L’ESPACE ET LA FORME

TROIS MOMENTS D’UNE CONSCIENCE : L’ŒUVRE DE CATHERINE KARRER

CHRISTIAN KUBALA OU LA FORME DU REVE

L’ŒUVRE DE JACQUELINE GILBERT : ENTRE MOTS ET COULEURS

TROIS VARIATIONS SUR UN MEME STYLE : L’ŒUVRE D’ELIZABETH BERNARD

ISABELLE GELI : LE MOUVEMENT PAR LA MATIERE

L’ART, MYSTIQUE DE LA NATURE : L’ŒUVRE DE DOROTHEE DENQUIN

L’AUTRE FIGURATIF : l’ART D’ISABELLE MALOTAUX

CLAUDINE GRISEL OU L’EMOTION PROTAGONISTE DU MYTHE

VOYAGE ENTRE LYRISME ET PURETE : L’ŒUVRE ABSTRAITE DE LILIANE MAGOTTE

GUY BERAUD OU L’AME INCARNEE DANS LA FORME

LA FEERIE DE L’INDICIBLE : PROMENADE DANS L’ŒUVRE DE MARIE-HELENE FROITIER

JACQUELINE KIRSCH OU LES DIALOGUES DE L’AME

DU CORPS ET DU CODE : L’HERITAGE PICTURAL DE LEONARD PERVIZI

JACQUES DONNAY : ITINERAIRES DE LA LUMIERE

MIREILLE PRINTEMPS : DIALOGUE ENTRE L’ESPACE ET LE SUJET

STEPHAN GENTET: VOYAGE ENTRE LE MASQUE ET LE VISAGE


MARC LAFFOLAY : LE BOIS ET LE SACRE

FLORENCE PENET OU LA COULEUR FAUVE DES REVES

LE SURREALISME ANCESTRAL DE WILLIAM KAYO

CLARA BERGEL : DE L’EXISTENCE DU SUJET



GERT SALMHOFER OU LA CONSCIENCE DU SIGNE

ALFONSO DI MASCIO : D’UNE TRANSPARENCE, l’AUTRE

 

LESLIE BERTHET-LAVAL OU LE VERTIGE DE L’ANGE


TINE SWERTS : L’EAU ENTRE L’ABSTRAIT ET LA MATIERE


ELODIE HASLE : EAU EN COULEURS


RACHEL TROST : FLOATING MOMENTS, IMPRESSIONS D’INSTANTS


VILLES DE L’AME : L’ART DE NATHALIE AUTOUR


CHRISTIAN LEDUC OU LA MUSIQUE D’UNE RENAISSANCE


CHRISTIGUEY : MATIERE ET COULEUR AU SERVICE DE L’EXPRESSION


HENRIETTE FRITZ-THYS : DE LA LUMIERE A LA LUMINESCENCE


LA FORME ENTRE RETENUE ET DEVOILEMENT : L’ART DE JEAN-PAUL BODIN


L’ART DE LINDA COPPENS : LA COULEUR ET LE TRAIT DANS LE DIALOGUE DES SENS


CLAUDE AIEM : OU LA TENTATION DU SIGNIFIE


BOGAERT OU L’ART DE LA MYSTIQUE HUMAINE


MICHEL BERNARD : QUAND L’ART DANSE SUR LES EAUX


PERSONA : DE L’ETAT D’AME AU GRAPHISME. L’ŒUVRE D’ELENA GORBACHEVSKI


ALEXANDRE SEMENOV : LE SYMBOLE REVISITE


VERONICA BARCELLONA : VARIATIONS SUR UNE DEMARCHE EMPIRIQUE


FRANCOISE CLERCX OU LA POESIE D’UN MOMENT


XICA BON DE SOUSA PERNES: DIALOGUE ENTRE DEUX FORMES DU VISIBLE


GILLES JEHLEN : DU TREFONDS DE L’AME A LA BRILLANCE DE L’ACHEVE


JIM AILE - QUAND LA MATIERE INCARNE LE DISCOURS


DIMITRI SINYAVSKY : LA NATURE ENTRE L’AME ET LE TEMPS


FRANÇOISE MARQUET : ENTRE MUSIQUE ET LEGENDE


CLAUDINE CELVA : QUAND LA FOCALE NOIE LE REGARD


LES COULEURS HUMAINES DE MICAELA GIUSEPPONE


MARC JALLARD : DU GROTESQUE A L’ESSENTIEL


JULIANE SCHACK : AU SEUIL DE L’EXPRESSIONNISME MYSTIQUE


ROSELYNE DELORT : ENTRE COULEUR ET SOUVENIR


BETTINA MASSA : ENTRE TEMPS ET CONTRE-TEMPS

XAVI PUENTES: DE LA FACADE A LA SURFACE : VOYAGE ENTRE DEUX MONDES

MARYLISE GRAND’RY: FORMES ET COULEURS POUR LE TEMPS ET L’ESPACE

MARCUS BOISDENGHIEN: ETATS D’AME…AME D’ETATS : EMOTIONS CHROMATIQUES

 

JUSTINE GUERRIAT : DE LA LUMIERE

 

BERNADETTE REGINSTER : DE L’EMOTION A LA VITESSE

 

ANGELA MAGNATTA : L’IMAGE POUR LE COMBAT

 

MANOLO YANES : L’ART PASSEUR DU MYTHE

 

PIERRE-EMMANUEL MEURIS: HOMO LUDENS

 

MICHEL MARINUS: LET THE ALTARS SHINE

 

PATRICK MARIN - LE RATIONNEL DANS L’IRRATIONNEL : ESQUISSES D’UNE IDENTITE

 

CHRISTIAN VEY: LA FEMME EST-ELLE UNE NOTE DE JAZZ?

 

SOUNYA PLANES : ENTRE ERRANCE ET URGENCE

 

JAIME PARRA, PEINTRE DE L’EXISTENCE

N.-B:

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Une tragédie du langage: La cantatrice chauve d'Ionesco

12272758878?profile=original"La cantatrice chauve est une «Anti-pièce» en prose d'Eugène Ionesco (1909-1994), créée à Paris au théâtre des Noctambules le 11 mai 1950, publiée à Paris dans les Cahiers du Collège de Pataphysique nos 7, 8/9 en 1952, et en volume avec la Leçon aux Éditions Arcanes en 1953. Elle est jouée sans discontinuer depuis 1957, à Paris, au théâtre de la Huchette, dans la mise en scène originale de Nicolas Bataille.

 

Ionesco a donné dans Notes et Contre-notes une explication devenue légendaire de sa vocation d'auteur dramatique: souhaitant apprendre l'anglais à l'aide d'une méthode Assimil, il s'aperçut que, considérées pour elles-mêmes, les phrases de son manuel de conversation traduisaient une pensée «aussi stupéfiante qu'indiscutablement vraie» («Le plancher est en bas, le plafond en haut») dont l'incongruité se prolongeait au sein des dialogues («A mon grand émerveillement, Mme Smith faisait connaître à son mari qu'ils avaient plusieurs enfants, qu'ils habitaient dans les environs de Londres, que leur nom était Smith»...). Son «illumination» l'amena à rédiger une «oeuvre théâtrale spécifiquement didactique».

 

 

Dans un «intérieur bourgeois anglais», M. et Mme Smith échangent des banalités teintées d'incohérences. Surviennent successivement la bonne (Mary) qui prétend s'appeler Sherlock Holmès, un couple d'amis (M. et Mme Martin) qui déduisent d'une longue litanie de coïncidences qu'ils sont mari et femme, puis un Capitaine des pompiers désolé de ne pas trouver d'incendies à éteindre. Pour échapper au silence, ces fantoches racontent quelques anecdotes et fables absurdes ponctuées par les coups d'une pendule et d'une sonnette également folles. Ils mêlent évidences («On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir») et non-sens («On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre») avant de s'adresser des insultes pour le moins originales («Cactus, coccyx! coccus! cocardard! cochon!»), parfois réduites à de simples lettres («A, e, i, o, u»...). Une fois le langage mis à mal, la pièce recommence, avec les Martin dans le rôle initialement tenu par les Smith.

 

De la «cantatrice chauve», évoquée par le Pompier au scandale des autres personnages, nous saurons seulement qu'«elle se coiffe toujours de la même façon» - unique concession à l'usage qui exige un lien entre l'oeuvre et son titre. Provocante supercherie, le choix de cette Arlésienne comme héroïne éponyme réduit à des propos insignifiants - voire des borborygmes - la conversation des Smith et des Martin, auxquels le silence est impossible (sc. 7), de même que leur est interdit d'aborder le sujet de la pièce. Sans cantatrice, sans histoire, la première comédie d'Ionesco répond bien à son appellation générique d'«anti-pièce». Ses personnages eux-mêmes, interchangeables puisque les Martin reprennent le rôle des Smith, font figure d'anti-héros: sans passé (leur mémoire se limite au menu de leur dîner) ni avenir (la fin de la pièce les condamne à un perpétuel recommencement), dotés de noms stéréotypés et d'une existence problématique (M. et Mme Martin sont-ils bien mari et femme? Que faire d'un pompier sans incendie à éteindre?), ils s'agitent et remplissent l'espace de paroles, mais le langage aussi leur échappe.

 

Dès la première scène, M. Smith offre à sa femme des claquements de langue pour toute réponse; quand les deux couples d'amis se retrouvent enfin (sc. 7), un pesant silence s'installe, coupé seulement par les «hm» des quatre Britanniques - ces deux épisodes d'aphasie, trouble habituellement exclu au théâtre, s'inscrivent comme une évidence dans cette «tragédie du langage».

Ils présagent, en effet, le chaos final où des phrases puisées çà et là dans le manuel d'Assimil coexistent avec les cris les moins signifiants: «Teuff, teuff, teuff...», «A, e, i, o, u...». François Coppée et Sully Prudhomme, poètes au métier éprouvé, y sont renvoyés dos à dos («Coppée Sully!», «Prudhomme François») et la logique formelle n'y figure que pour mieux accuser l'incohérence des propos: «Le maître d'école apprend à lire aux enfants, mais la chatte allaite ses petits quand ils sont petits»... Le recours à la fable, genre démonstratif par excellence, rend patente cette déperdition du sens: nous demeurons, comme Mme Martin, fort perplexes quand il s'agit de deviner la moralité d'une «fable expérimentale» telle que «le Chien et le Boeuf»: «Une fois, un autre boeuf demandait au chien: pourquoi n'as-tu pas avalé ta trompe? Pardon, répondit le chien, c'est parce que j'avais cru que j'étais éléphant»!

 

Or la logorrhée tranquille avec laquelle Mme Smith évoque son dîner au début de la pièce n'est pas moins problématique que la stichomythie finale: ainsi, dès la première phrase («Tiens, il est neuf heures» ), le langage entre en contradiction avec les faits (la pendule vient de sonner dix-sept coups). La rupture entre le signifiant et le signifié (qu'est-ce qu'un chien qui oublie d'avaler sa trompe? qu'un serpent qui donne des coups de poing?) conduit à des énoncés contradictoires: «C'est une précaution inutile, mais absolument nécessaire.» Cette subversion du discours sape l'essence même du réel (l'homonymie des époux Bobby Watson aboutit à leur indifférenciation) et entraîne dans sa folie jusqu'aux didascalies: des indications comme «La pendule ne sonne aucune fois» laissent perplexe le metteur en scène le plus inventif... Reste la «tragédie du langage», sujet véritable de cette délirante comédie.

 

Cette mise à mal du langage déboucha sur un nouveau manuel: en 1964, un concepteur de méthodes de langue fit appel à l'auteur de la Cantatrice chauve et de la Leçon pour rédiger des dialogues destinés à l'apprentissage du français (Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, publiés chez MacMillan, 1969)!

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Deux sentiers s'écartaient l'un de l'autre dans une forêt aux feuilles jaunies, et j'étais déçu de ne pouvoir les parcourir tous deux comme un seul voyageur.  Je restai longtemps immobile à regarder l'un s'étirer longuement jusqu'à ce qu'il bifurque dans le sous-bois.

Puis, j'ai choisi l'autre qui me semblait tout aussi beau et qui méritait peut-être davantage le titre de sentier, car il était verdoyant et je voulus m'y engager même si les deux sentiers avaient été foulés presque pareillement par les milliers de pas des promeneurs.

Ce matin-là, les deux sentiers gisaient semblablement enterrés sous des feuilles qu'aucun pied n'avait encore foulé.  Oh! C'est alors que je gardai le premier sentier en réserve pour un autre jour! Pourtant, ne sachant comment un sentier mène à un autre, je doutais fortement que j'allais revenir un jour.

Il me faudrait raconter cette histoire avec un soupir dans la voix à des années-lumières d'ici; deux sentiers se séparaient l'un de l'autre dans un bois et j'empruntai le moins fréquenté, et c'est ce qui fit toute la différence.12273337673?profile=original

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L’ essai de Guillaume Apollinaire sur les peintres cubistes se compose de deux parties: la première, "Méditations esthétiques", constitue, comme son titre l'indique, une sorte d'introduction d'ordre général à la seconde, "Peintres nouveaux", dans laquelle l'auteur analyse l'oeuvre de neuf peintres représentatifs de la nouvelle tendance (Pablo Picasso-Georges Braque-Jean Metzinger-Albert Gleizes-Marie Laurencin-Juan Gris-Fernand Léger-Francis Picabia-Marcel Duchamp, et un sculpteur, Duchamp-Villon, auquel est consacré un appendice); enfin, une courte note mentionne les artistes vivants rattachés par l'auteur au mouvement cubiste, ainsi que les écrivains et journalistes qui les ont défendus.

Pour mesurer toute l'importance de ce texte, il faut le replacer dans son époque et tenir compte du fait qu'il constitue la première tentative, non pas pour expliquer et pour défendre, que pour définir les caractères propres au nouveau mouvement pictural: son "climat" spirituel, ses ambitions, sa nécessité historique. Car, "on ne peut transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l'abandonne en compagnie des autres morts et l'on s'en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et, si l'on devient père, il ne faut pas s'attendre à ce qu'un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre". Ainsi, ce premier chapitre, empreint du lyrisme particulier au poète, développe l'idée que le "monstre de la beauté n'est pas éternel" et que le seul but des artistes doit être de mettre en oeuvre les vertus plastiques: la pureté, l' unité et la vérité entendues comme éléments permettant à l'homme de dominer souverainement la nature, en un mot, de créer. Et cette vérité, pour Apollinaire, c'est la seule réalité, une réalité qu'"on ne découvrira jamais une fois pour toutes", car "la vérité sera toujours nouvelle".

Il aborde alors dans le chapitre II les caractères propres aux peintres nouveaux: absence de sujet véritable, observation et non plus imitation de la nature, abandon des moyens de plaire, cette peinture nouvelle étant à l'ancienne ce que la musique est à la littérature, autrement dit une peinture pure, qui n'entraînera pas pour autant la disparition des anciens modes plastiques: "Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre". Et après avoir rappelé l'anecdote d'Apelle et de Protogène, dans Pline, révélant la sensibilité des Grecs à la "beauté" d'un simple trait sans signification usuelle, Apollinaire en vient (chap. II) à l'accusation portée contre les peintres cubistes de nourrir des préoccupations géométriques: pour lui, les figures géométriques sont l'essentiel du dessin: elles sont aux arts plastiques ce que la grammaire est à l'art d'écrire, et les peintres ont été naturellement amenés, par intuition, à se préoccuper des nouvelles mesures de l'étendue, rejoignant en quelque sorte les perspectives ouvertes par la géométrie non-euclidienne. Les grands poètes et les grands artistes, écrit l'auteur, ont pour fonction sociale de renouveler sans cesse l'apparence que revêt la nature aux yeux des hommes, déterminant la figure de leur époque et atteignant au type idéal (sans toutefois se borner, en l'occurence, à l'humanité) et offrant du même coup des oeuvres plus cérébrales que sensuelles; c'est ce qui explique le caractère de grand art, d' art sacré, présenté par l' art contemporain sans que celui-ci soit l'émanation directe de croyances religieuses déterminées.

Faisant ensuite justice de l'accusation de "mystification" ou d'"erreur collective", lancée contre les nouveaux peintres, Apollinaire trace un bref historique du Cubisme, des origines de son appellation (donnée par dérision, en 1908, par Henri Matisse) aux plus récentes expositions de 1912. Il essaie enfin, en se référant aux divers peintres, de déterminer les quatre courants internes du mouvement qu'il partage en cubisme "scientifique", "Physique", "Orphique" et "Instinctif"; et conclut en rappelant que le Cubisme a eu, avant Cézanne, Courbet pour point de départ, affirmant en outre que l'école moderne de peinture est la plus audacieuse qui ait jamais été: "Elle a posé la question du beau en soi".

Des analyses consacrées aux différents peintres, dans la deuxième partie, on retiendra surtout les pages sur Picasso, évocation poétique de l'homme et de l'oeuvre, indissolublement mêlés, dans laquelle Apollinaire fait preuve d'une surprenante pénétration. Si toutefois il exalte avec un enthousiasme égal, ou presque, l'oeuvre des autres peintres, on ne saurait aujourd'hui lui en faire grief: si, après coup, des artistes comme Picasso et Braque nous apparaissent comme l'expression achevée de la peinture nouvelle, au-delà du Cubisme lui-même, n'oublions pas pourtant que les autres peintres en étaient aux "promesses" et se révélèrent davantage mûs par des intentions que tendus vers la concrétisation d'une nécessité intime en accord total avec leur personnalité.

Si on a pu dire plus tard que Gleize et Metzinger étaient les théoriciens du Cubisme, Apollinaire en fut le poète, dans le vrai sens du terme: celui qui saisit à la fois l'aspiration du peintre et l'attente du spectateur, dans cette difficile entreprise, toujours renouvelée, qui consiste à concilier les nécessités de la communication et de la liberté. Aussi, ce petit livre contribua-t-il grandement à l'essor d'un mouvement capital dans l'histoire de l' art d'aujourd'hui.

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Certes, depuis novembre 2012, Deashelle, notre chroniqueuse d’Arts et Lettres nous a gratifiés de nombreux billets culturels de qualité (théâtre, musique, expos, lecture, cinéma...) . L'actualité de ces billets est donc à consulter sur le lien direct que voici:

 

Et particulièrement dans les commentaires situés sous ce billet. Pour rappel, voici quelques « Oldies »

  

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Le Tiers instruit de Michel Serres (1991)

Toute pédagogie reprend l'engendrement et la naissance d'un enfant: né gaucher, il apprend à se servir de la main droite." De même que le gaucher contrarié peut se servir, pour des usages variés, de ses deux mains, de même, l'homme vraiment cultivé est à la fois grammairien et styliste, littéraire et scientifique.

Mieux: il sait, comme Hermès, dieu des messages, "faire communiquer les domaines séparés du savoir, comprendre que la littérature dit la science qui retrouve le récit qui, tout à coup, anticipe sur la science".

Ce n'est pas un jeu gratuit: s'instruire "en tierce-place entre ces deux foyers" du savoir, c'est éviter l'hégémonie totalitaire d'un discours dominant, et, par là, contribuer à la paix qui est le bien suprême de l'éducation morale, et à l' invention qui est "les seul acte d' intelligence vrai".

Né à Agen en 1930, Michel Serres entre à l'Ecole navale en 1949 et à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm en 1952. Agrégé de philosophie en 1955, il est, de surcroît, titulaire d'une licence de mathématiques et d'une licence de lettres classiques.

De 1956 à 1958, il sert comme officier sur divers vaisseaux de la Marine nationale: escadre de l'Atlantique, escadre de la Méditerranée. Puis il enseigne la philosophie, l'histoire des sciences et la logique mathématique à Clermond-Ferrand, Vincennes, Paris I.

Elu en 1990 à l' Académie française, il est, depuis 1984, full professor à l'Université californienne de Standford, où il a rejoint René Girard.

L'horreur de la guerre

Il semble qu'après sa thèse de doctorat, soutenue en 1968 ("Le système de Leibnitz et ses modèles mathématiques"), son oeuvre tout entière ait été motivée par l'horreur de la guerre, horreur qui explique aussi sa démission rapide de la Marine nationale:

"Je ne voulais pas servir les canons et les torpilles, la violence était déjà, elle est restée, toute ma vie, le problème majeur" ("Eclaircissements", entretiens avec René Latour, François Bourin, 1992).

Or, la violence a plus de têtes que l' Hydre de Lerne: les siennes repoussaient sitôt qu'elles étaient tranchées; Hercule n'en triompha, selon la légende, qu'en les coupant toutes d'un seul coup.

Mille visages, déjà apparus dans les cours de récréation, quand les batailles entre enfants se déclenchent "sous le regard paterne et aveugle de l'instituteur", revenus à tous les moments de l'histoire du siècle pour ce qu'il faut bien appeler "la génération de la guerre" ("Eclaircissements", op. cit. p. 10):

"Ma jeunesse va de Guernica -je ne peux pas regarder le célèbre tableau de Picasso -à Nagasaki, en passant par Auschwitz".

On les retrouve même là où on pensait s'en être le plus éloigné, dans la recherche scientifique et les colloques intellectuels, car "l' éloquence vocifère pour terrifier les parleurs alentours", et à notre époque qui a célébré à Hiroshima les noces de la science et des puissances destructrices, "la culture continue la guerre par d'autres moyens".

L'oeuvre tout entière est une réaction à la peur, "cette peur qui peut passer pour la passion fondamentale des travailleurs intellectuels", et qu'affronta -peut-être pour l' exorciser-, l'officier de marine. S'expliquent ainsi d'abord la passion pour Leibniz, ensuite les travaux "structuralistes", enfin l' idéal de culture défini dans le "Tiers-instruit".

A la source: Leibniz

Le sujet de thèse ne fut pas un hasard, et il n'est pas dû seulement au fait que le penseur allemand inventa l'algèbre et, même, la moderne topologie. Le choix est surtout dû au fait qu'il tenta toujours de concilier la recherche rationaliste de l' unité et le respect de la multiplicité, de la diversité, de la différence, affirmée dans le principe "des indiscernables" (il n'y a pas deux feuilles d'arbres parfaitement semblables): "L' individu est le profil de l' universel" ("Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques").

La méthode de Leibniz:

"multiplier autant qu'il se peut les cas singuliers, les variétés et les degrés, avant de découvrir l'invariant de la variation" (op; cit., p. 559).

L' invention mathématique de Leibniz fut le calcul différentiel qui traite des variations infiniment petites des variables d'une fonction unique, et il inspira son effort pour dépasser et concilier le monisme et le pluralisme.

La paix a tout craindre d'une science hégémonique qui prétend imposer sa vérité à toutes les autres, mais aussi, inversement d'une dispersion des disciplines éclatées et incapables de communiquer, vivant en une diaspora que cherche à éviter le structuralisme.

Les travaux structuralistes

Michel Serres fut longtemps considéré, avec Claude Lévi-Strauss, comme le théoricien le plus fidèlement accordé à la méthode structuraliste. Lévi-Strauss tirait celle-ci de la linguistique de Jakobson et de F. de Saussure, et tentait de montrer que les sociétés, à l'instar des langues, sont des systèmes dont les lois déterminent à leur insu les individus.

Le structuralisme de Michel Serres est, lui, d'inspiration mathématique et se réclame de Bourbaki (nom donné à un groupe de mathématiciens français qui, depuis 1939, ont une exposition formalisée et systématisée de leur science):

"On peut maintenant faire comprendre ce qu'il faut entendre d'une façon générale, par une structure mathématique. Le trait commun des diverses notions désignées sous ce nom générique est qu'elles s'appliquent à des ensembles d'éléments dont la nature n'est pas spécifiée; pour définir une structure, on se donne une ou plusieurs relations où interviennent ces éléments (...); on postule ensuite que là où les relations données satisfont à certaines conditions (qu'on énumère) et qui sont les axiomes de la structure envisagée" ("Les grands courants de la pensée mathématique", Cahiers du sud, 1948, p. 40-41).

L'intérêt des mathématiciens pour les structures venait de ce qu'ils définissaient moins leur discipline comme une science des nombres et des quantités que comme une science de l'ordre.

Employer la méthode structurale, c'est considérer les ensembles plus que les contenus de ces ensembles: ceux-ci, en effet, peuvent avoir la même organisation globale, bien que les contenus soient différents. On dira alors, que ces ensembles ayant même structure, sont "isomorphes".

Le travail structural consistera à comparer ces structures: la méthode structurale est une méthode "comparatiste".

L'influence de Dumézil

Georges Dumézil (1898-1986) fut, par ses études sur les mythes indo-européens un maître en la matière et un inspirateur de Michel Serres. Plutôt que de comparer des dieux isolés entre eux, Dumézil compare des panthéons (ensemble de divinités): il fait voir ainsi que la même structure organise les panthéons des divers peuples indo-européens, et qu'il y a correspondance entre le panthéon de chaque peuple et sa conception de l'ordre social, de l'Inde à la Scandinavie, et à l'antiquité gréco-latine: tripartisme des divinités (souveraineté, guerre, fécondité, Jupiter, Mars, Quirinus) et tripartisme de l'organisation colective (oratores, bellatores, laboratores).

Par ses divers travaux, Michel Serres va dans le même sens, mais avec encore plus d'audace: il ne rapproche pas seulement, dans les cinq volumes d' "Hermès", des panthéons entre eux, mais des textes littéraires et des théories scientifiques, des mythes et des sciences, des fables et des systèmes sociaux, des récits et des machines.

Don Juan et le potlach

Un exemple: Michel Serres associe les relations d' échange et de communication, telles qu'elles sont définies dans l' "Essai sur le don" de Marcel Mauss, texte fondateur de l' ethnologie contemporaine, et telles qu'elles apparaissent dans le "Dom Juan" de Molière.

Toutes les institutions montrent que l'obligation de donner et de recevoir est un phénomène social total, autour duquel se cristallisent les pratiques du groupe: échanges économiques, échanges matrimoniaux, échanges linguistiques, fêtes religieuses où les sacrifices invitent les divinités à rendre plus que ce que la société gaspille pour elles. Or Don Juan perturbe cette règle fondatrice de la vie culturelle pour les Indiens d' Amérique et les indigènes de Polynésie, règle dont, dès le début de la pièce, son valet Sganarelle a rappelé la valeur à propos du tabac:

"Il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droite et à gauche, partout où l'on se trouve?".

Ensuite "les trois conduites de Don Juan, vis-à-vis des femmes, du discours, de l' argent, forment trois variations parallèles sur le thème du tabac" (Michel Serres, "Hermès I, la communication", 1968).

Don Juan perturbe la relation: il veut prendre sans donner en échange: il est mauvais payeur, sans parole et menteur, multiple séducteur. "Mais aurions-nous pu lire Dom Juan sans Mauss"?

Balzac et Descartes

Et pourrions-nous comprendre la diférence entre les descriptions de Balzac et de Musil sans montrer que les premières correspondent à une conception classique du déterminisme, les secondes à la physique rendue possible par la thermodynamique de Carnot, les théories de Boltzmann, etc.

Hasard, indéterminisme, semblent remis en question. Or c'est sur eux que s'appuient les descriptions de Balzac: il localise exactement le héros dans des lieux déterminés. Ces lieux sont emboîtés les uns dans les autres. La maison est à la ville ce que celle-ci est à la région, à la province, et la province au pays "Et donc tout est prévu ou prévisible dans cet universel réglé" ("Passage du Nord-Ouest").

Musil et l' indétermination de l'élection

Bien différente est la description chez Musil, écrivain autrichien (1880-1942), dans "L'homme sans qualités". Musil commence par dire les conditions météorologiques. Celles-ci ne déterminent aucune situation singulière, mais un grand nombre de situations. Puis Musil se penche sur la ville et la caractérise par des flux globaux plus ou moins rythmés: "une sorte de liquide en ébullition".

Ensuite, la description va des trajectoires individuelles à des considérations globales, et revient aux individus. Du point de vue global, on sait qu'il y a des accidents dans la ville, mais, pour les trajectoires individuelles, ces accidents sont imprévisibles ou prévisibles par des lois statistiques.

Par ces isomorphismes entre une théorie physique et une description romanesque, entre une théorie ethnologique et un drame théâtral, Michel Serres fait ingénieusement communiquer des domaines du savoir trop souvent séparés. On pouvait tirer bien d'autres exemples de ses nombreuses approches structurelles.

C'est ainsi qu'il retrouve la machine à vapeur dans l'accumulation du capital (Marx), dans le désir qui ignore le poids du réel (Freud), dans la volonté de puissance de Nietzsche, dans les deux sources de la morale chez Bergson, une chaude et l'autre froide, dans le roman de Zola, dans la peinture de Turner.

Tous les textes s'entr'expriment les uns les autres. S'annule alors la différence du texte et du texte vrai, de la fable et de la science, du mythe et du savoir: "Il n'y a pas de mythe pur que le savoir pur de tout mythe" ("La traduction").

Ou encore: "Un savoir sans illusion est une illusion toute pure". Certes, la science dit l'ordre, mais la science la plus nouvelle (voir "La nouvelle alliance" de Progogine et Stengers I.) apprend que le désordre est un cas particulier, et un moment de l'ordre.

Hermès agent de circulation

Qui est Hermès? Deleuze l'appellerait un "personnage conceptuel", un de ces êtres qu'inventent les penseurs pour représenter leurs concepts: messager, comme le dieu grec, intercepteur, traducteur, distributeur, il circule d'une discipline à une autre, les empêchant d'une part de se clore frileusement sur elles-mêmes, d'autre part de chercher à régir les autres. Ce transmetteur d' information est aussi un moyen de paix: il écarte la domination d'une science qui se croit reine et l'éclatement en domaines qui s'imaginent étrangers.

Entre eux, il occupe une tierce place, celle des relations et des réseaux de circulation. Mais, pour jouer son rôle, il faut tout un apprentisage qu'explique "Le tiers-instruit", et l'idéal de cet apprentissage, ainsi défini:

"Métissage, voilà mon idéal de culture, Blanc et noir, sciences et lettres, monothéisme et polythéisme, sans haine réciproque, pour une pacification que je souhaite et pratique. Toujours la paix, pour un enfant de la guerre" ("Eclaircissements", op. cit., p. 47).

Elever, instruire, éduquer

Le livre est divisé en trois parties: élever, instruire, éduquer, Formation du corps, développement de l'esprit, enseignement moral de l' âme.

"Enfin, qui suis-je au total? L'ensemble du volume entre l'être-là et le point exposé en ce lieu, thèse le plus souvent basse, et l'exposition. Cette distance couvre au minimum tout l'arbre et un immense espace, parfois. J'appelle cette dimension grande: l' âme".

L'élevage du corps

Le corps, certes, n'est pas sans importance, pour cet enfant de marinier des bords de la Garonne.

"Il a été fasciné par les corridas, il a couru, sauté, volé sur les manèges des kermesses, fait l'école buissonnière, bu du vin des vignobles des douces collines, il a joué au rugby, cassé des cailloux sur les chantiers, s'est engagé comme marin et a failli mourir dans un incendie avant d'étudier les mathématiques et la philosophie (Anne Crahay, "Michek Serres, la mutation du cogito" (1988).

Un gaucher contrarié

L'apprentissage d'une tierce instruction de l' intelligence qui ne soit ni littéraire ni scientifique seulement, mais à l'intersection des disciplines séparées, il l'a acquis d'abord dans son corps, quand l'instituteur a fait de lui un "gaucher contrarié", le forçant, lui, gaucher, à écrire de la main droite.

Comme si dans ce corps complété s'était inscrite très tôt ce qui sera la règle à suivre toute la vie: savoir écrire de la main droite et travailler de la main gauche, c'était se préparer au refus des connaissances éclatées.

Le gaucher contrarié annonce le métissage et le mélange des sources de culture. Et, faire l'éloge du corps ainsi réconcilié, c'est aussi se prédisposer à prêcher pour la tolérance ou

"l' amour, qui jouit de l'autre, dans son voisinage le plus proche, vivre heureux, et pour le devenir, ait au moins eu la chance ou le droit de naître".

A noter ceci: le gaucher contrarié n'est pas l' ambidextre, puisqu'il tient le marteau ou la raquette de la main gauche, et le stylo de la main droite, et, qu'en lui ne s'identifient pas les deux moitiés séparées restées symétriques et devenues équivalentes. Elles s'entrecroisent et se complètent, comme les deux moitiés du cerveau, chez "l'hermaphrodite latéral". Ce métissage, vécu d'abord, dans le corps, deviendre l'idéal entier d'une instruction non hémiplégique.

L' instruction de l' intelligence

"Toute pédagogie reprend l'engendrement et la naissance d'un enfant: né gaucher, il apprend à se servir de la main droite, demeure gaucher, renaît droitier au confluent des deux sens: né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métis".

Le métissage se réalise par la conjugaison de la littérature et de la science, des cultures multiples et de la science universelle, de la grammaire et du style, de l'acquisition du savoir et de l' invention, des sciences "dures" (mathématiques, physiques) et les ciences sociales.

Littérature et science:

"La littérature dit la science qui retrouve le récit qui, tout à coup, anticipe sur la science". En exemple: "Zola raconte la famille des Rougon-Macquart et, ce faisant, apprend la génétique de son temps(...) Romancier, il chante le geste d'une tribu et les tribulations de ses membres, mais en suivant à la trace les éléments du génome, prend le geste précis des savants qui le décriront". Ce qui fait que se découvrent "des lacs de prémonition, des poches de sciences infuse dans des moments exquis de littérature".

Comprenons: il ne s'agit pas de dire, comme les marxistes, que l'oeuvre littéraire reflète la science de l'époque. Elle précède celle-ci, la pressent, en la prémonition, possède l' intuition "vague, mais rigoureuse d'un savoir et d'une épistémologie futures".

Verlaine et la science moderne

Le célèbre sonnet de Verlaine, tiré de "Sagesse", qui commence par

"L' espoir luit comme un grain de paille dans l' étable.

Que crains-tu de la guêpe, ivre de son vol fou?"

Donne lieu à des rapprochements séduisants.

Avec beaucoup de virtuosité, Michel Serres s'efforce de prouver que le poète ne dit pas seulement la science de son temps, mais qu'il anticipe aussi celle de l' avenir. La tierce-instruction naît de telles confluences.

Lucrèce et Prigogine

Lucrèce, poète latin (98-55 av. JC) fait figure de précurseur. Echappant à la mécanique des solides, pensant la matière comme un flux chaotique, pressentant le passage de son désordre à des structures ordonnées, il a véritablement annoncé Prigogine

Une philosophie inventive

D'une manière générale, la philosophie se doit d'être une anticipation des pensées ou des pratiques futures. Elle doit inventer et plus précisément: "Elle a pour fonction d' inventer les conditions de l' invention".

Deux voies doivent être suivies pour accéder à cette tierce place.

-Il faut renoncer à une manière critique ou judiciaire de philosopher. Cette méthode consiste à jouer au détective et au censeur en définissant les conditions de possibilité du savoir vrai ou du discours sensé, en combattant ceux qui ne respectent pas ces conditions, en engageant ainsi des guerres, et des controverses perpétuelles. Elle est celle des philosophes du langage (l'école analytique d' Oxford), par ailleurs utiles et respectables (Serres fut le premier à enseigner en France la logique mathématique), des "philosophes du soupçon" qui soumettent les fondements des autres systèmes à une analyse critique, mais prétendent quant à eux y échapper.

-Il faut savoir raisonner scientifiquement avec style.

"J'ai eu l'occasion heureuse d'écouter de très grands professeurs d' algèbre et d' analyse. Leur style m'est resté comme un idéal, où la vérité rigoureuse s'accompagne de la beauté: démonstrations rapides, élégantes, foudroyantes mêmes, moquerie de la médiocrité lente, colère devant la recopie et la répétition, estime unique de l' invention" (Serres, "Eclaircissements").

Le style est, ici, dans la vitesse, cette "élégance de la pensée": "aller en écrivant d'un point du ciel à un autre".

La science n'a pas le monopole de la raison

Il ne faut pas croire ne pouvoir trouver la raison que dans les sciences:

"Je suis rationaliste dans la plupart de mes pensées et mes actions, comme tout le monde! Mais je ne le suis pas, si l'on définit la raison comme un ingrédient qu'on ne trouve que dans les sciences".

Pour une confluence

Située à la confluence de la littérature et des sciences, de la philosophie et des sciences, de la grammaire et du style, la tierce-instruction cherche aussi à faire se rencontrer les sciences sociales ou humaines (sociologie, psychanalyse, ethnologie, etc.) et les sciences dites "dures" (mathématique, physique), ou exactes.

Un livre précédent avait montré la difficulté d'une telle entreprise ("Hermès V: Le passage du Nord-Ouest", 1980). Le passge du Nord-Ouest était une image éloquente des "relations compliquées" entre les deux groupes de sciences et de l'aventure que suppose le voyage des unes aux autres. Les chemins sont rares et parfois barrés pour celui qui navigue dans le passage du Nord-Ouest de l' Océan Atlantique au Pacifique, par les parages froids du Canada septentrional, à travers un dédale très compliqué de golfes et cheneaux, bassins et détroits. Si elle est tracée sur une carte, la voie est ou paraît cependant différente à chaque traversée. "Nous avons à nous instruire, en tierce place, entre ces deux foyers".

Le tiers monde

Mais celui qui s'y aventure rencontre les affamés, les pauvres tiers exclus du tiers monde. S'instruire, dès lors, c'est aussi entendre leur plainte, et tenter d'y répondre. Elle dit le mal immémorial, et ses figures majeures: la violence, la souffrance, la misère (des malheureux du Sud ou du quart monde).

En faire, comme trop souvent les sciences sociales, un simple objet de savoir, ou l'ignorer, comme la science occidentale, en se réclamant de la pureté, de la rigueur, de l'abstraction, ce serait méconnaître "une liaison originaire" de la raison et du pathétique de l'existence: "La science rencontre la culture lorsqu'elle s'incarne et rencontre ou produit douleur, mal et pauvreté". Dès lors, "à égale distance des deux, le tiers-instruit est engendré par la science et la pitié". Il en fut toujours ainsi: "Platon se donnait le droit de parler du soleil, mais son texte dit aussi bien le paysan lydien dans sa grotte sombre". Car le Mal n'a pas d' âge, et les humanités ne cessent de le rappeler, alors que les sciences le méconnaissent:

"Les sciences dures vont leur destin sans homme, et risquent donc l' inhumanité, de même que les sciences humaines vont de leur monde sans chose et risquent donc l' irresponsabilié". ("Eclaircissements").

Au nom de l' efficacité, elles imposent l'oubli du "cri continuel de souffrance", dont, par contre, les humanités sont les dépositaires. Dès lors, pour entendre ce cri, et tenter d'y répondre, il faut autre chose qu'une instruction intellectuelle de l'esprit; une éducation morale de l' âme, ou encore une sagesse.

L' éducation de l' âme

Si la paix est le bien suprême, le mal n'est qu'un autre nom de la violence: "A elle seule, la violence le résume" ("Eclaircissements"). Pour l'endiguer, empêcher son expansion exponentielle, il faut trois vertus: la retenue, la prescription, l' invention de relations. Les deux premières, encore négatives, respectent l'obligation minimale d'éviter de faire du mal à autrui (fût-ce en prétendant organiser son bien, "ce qui revient souvent à lui faire violence". La troisième se tire de l'obligation maximale: aimer non seulement la personne la plus proche "mais tous les ensembles globaux, individus, collectifs et inertes".

Aimer, ou relier, communiquer, échanger.

Retenue

"L'humanité commence avec cette retenue". Et avec sa langue, la litote; et sa science la réserve, s'il est vrai que persévérer sans cesse dans son être ou dans sa puissance "caractérise la physique de l' inerte et de l' instincs des bêtes".

S'il est vrai surtout que l'expansion sans fin d'une science, de la philosophie, d'une politique prépare sa domination totalitaire, par une sorte de folie dangereuse: "folie de la vérité solaire", d'une science qui, ivre d'elle-même, et imbue de son savoir, se prend pour la Vérité totale (scientisme) et "finit par tuer des hommes", par permettre Hiroshima et Nagasaki.

Folie d'une philosophie, qui ne se contentant plus d'engendrer des hommes d' oeuvres, engendre des hommes de pouvoir, persuadés de connaître le sens de l'histoire, et prêts à sacrifier des générations entières à son "progrès" (avatar du marxisme). Folie d'une puissance politique qui fière de ses techniques, de ses modes d'organisation, entend les imposer à tous les peuples, pour ce qu' "elle croit être leur bien" (l' Occident et le tiers monde).

Aujourd'hui, c'est surtout la science qu'il importe de rappeler à la réserve, car elle a jeté une OPA "sur la totalité de la raison, de la culture, et des moeurs", elle a

"tous les pouvoirs, tout le savoir, toute la raison, tous les droits aussi, toute la plausibilité ou la légitimité" ("Eclaircissements").

Michel Serres rappelle souvent son rationalisme et son refus de voir la raison confisquée par la science. Tel est le principe de la tierce-instruction intellectuelle et de l' éducation morale.

Prescription

La violence est d'abord issue de la vengeance, qui prend les apparences de la justice: loi du talion où l'agressé prétend se faire justice lui-même.

La justice essaie de la remplacer, de substituer à une raison apparente des règles juridiques vraiment rationnelles, par ses pensées ou pesées (les deux termes ont la même éthymologie), soucieuses de rétablir un équilibre que le délit, le crime rompirent.

La même exigence de balance compensatrice se retrouve dans les égalités mathématiques, les invariances cosmologiques, les relations physiques réversibles, les justifications philosophiques. Il s'agit, dans tous les domaines, de montrer que tout est en ordre. Et que tout recommence.

Mais, ce faisant, la justice risque d'être "jumelle de la vengeance et imitant ses compensations ou réparations". Voilà pourquoi la prescription (ou l'oubli, le pardon) essaie d'aller au-delà:

"En position tierce entre le droit et le non-droit, la prescription oppose ses laps de temps, annuels ou trentenaires aux règles inviolables et invariables". Par elle, "le temps t'innocente, comme un fleuve baptismal."

Elle permet, seule, le respect du vrai droit naturel, mieux que ce qu'on appelle d'ordinaire ainsi en le fondant sur une nature immuable, et le dépassement du droit positif:

"Pour les droits les plus positifs, nos actes se plongent dans le temps, mais pour la prescription ils se font et se forment de temps, leur vraie matière première".

Et ainsi, ils se conforment à la nature qui "court et coule de biffurcations en biffurcations", "d' oublis en souvenirs et de mémoire en perte sèche", ni "définitivement stable", ni "follement ou irrationnellement instable". L'ouverture du temps permet l' invention incessante de relations et d'échanges dont Hermès est le héros ou le hérault.

L' invention de relations

Le moi se crée et se forme, intellectuellement et moralement, par l'ensemble des relations, ensemble changeant, qu'il entretient avec la Terre globale: "La relation produit la personne", et la personne invente la relation.

Le sujet loin d'être un centre unifié et immobile, est "assujetti aux liens de la communication". Devenir sujet, c'est comme l'éthymologie le suggère, se jeter sous, être subjugué:

"Je définis le moi par les contacts, les voisinages, rencontres et relations: oui dans la communication, je me construis en me jetant aussitôt sous mon vis-à-vis".

Si la relation est chaque matin à réinventer, elle a pour condition l' errance, et donc des risques d'égarement:

"Où vas-tu? Je ne sais pas. D'où viens-tu? J'essaie de ne pas m'en souvenir. Par où passes-tu? Partout et le plus possible, encyclopédiquement".

Philosophe, Michel Serres fait le projet -peut-être irréalisable-, de définir les conditions de possibilité des liens: "Je vise un transcendantal des relations" ("Eclaircissements").

La paix, bien suprême, est à ce prix, "qui suit l' invention et la conditionne": que les êtres multiples pluriels ne restent pas séparés, mais qu'ils ne soient pas unifiés, par une Domination, un Parti, une Cause. "La paix, mais aussi la vie".

Michel Serrez a dit l'influence qu'eurent sur lui Brillouin, Monod, Jacob, Schrödenger: "Comment l' organisme vivant retarde-t-til la décadence? (la décadence, c'est-à dire l'accroissement de l' entropie, de la désorganisation-l' entropie maximale étant la mort).

"La réponse est évidente: en mangeant, buvant, respirant et (dans le cas des plantes) en assimilant. Le terme technique est métabolisme. Le mot venu du grec signifie changer ou échanger (...).

"En d'autres termes, la chose essentielle en métabolisme est que l'organisme réussisse à se débarrasser de toute l' entropie qu'il ne peut s'empêcher de produire tant qu'il vit" (Erwin Schrödinger, "Qu'est-ce que la vie?, 1948).

Les itinéraires d' Hermès ou du tiers-instruit n'ont pas d'autre fin.

Trois axes

"Le Tiers-instruit" se démarque de trois façons des traditionnels de l' éducation.

Le tout est d' inventer

D'abord, par sa façon de définir le but de l' instruction:

"Le but de l' instruction est la fin de l' instruction, c'est-à-dire l' invention". Car "L' invention est le seul acte d' intelligence vrai. Et le seul moyen de s'opposer, dirait Schrödinger, à l' entropie négative, dont la forme extrême est la mort. Celui qui n'invente pas est ailleurs que dans la vie. Mort".

Sont dévaluées du même coup les institutions d' enseignement et de culture:

"J'ai admiré ma vie durant la haine de l' intelligence qui fait le contrat tacite des établissements dits intellectuels".

L' enfant occulté

Cette réflexion sur l' éducation se caractérise aussi par le refus d'étudier l' éducation comme un passage de l' enfance à l'âge adulte. Pas de réflexion sur l'état d' enfance, sur les relations de l' enfant et de l' adulte, sur la signification et le sens du changement.

Certains problèmes soulevés par les "sciences de l' éducation" sont ainsi étrangers au livre. Or, de l'"Emile" de Rousseau à "La crise de la culture" d'Hannah Arendt, ces problèmes ont été au coeur des méditations sur l' apprentissage. Michel Serres traite pourtant aussi, à sa manière, d'une crise de la culture, mais il la situe plus dans les relations entre les disciplines (éclatement du savoir, hégémonie de la science, mépris scientiste pour la littérature, le mythe, les "humanités", difficultés de la philosophie) que dans la perturbation de la communication enfant-adulte.

Le refus d'un temps linéaire

Enfin, par sa critique de la conception du temps linéaire, et du Progrès historique, Michel Serres rejette le présupposé fondamental des traités classiques sur l' enseignement et des modernes sciences de l' éducation: celle-ci est l'opérateur par excellence du progrès, car elle permet un perfectionnement, qui n'est plus seulement, comme chez les penseurs chrétiens, celui de l' âme aidée par la grâce, mais devient celui de l'individu vers les lumières de la raison ou l'accomplissement personnel.

Lessing donne le ton dans "L' éducation du genre humain" (1780) en affirmant sa foi dans l'amélioration morale de l'Humanité. Pestalozzi (1746-1827), promoteur suisse de l' éducation populaire, formule les principes d'un enseignement graduel orienté vers un idéal humanitaire. C'est un disciple de Rousseau. Celui-ci a défini la condition de possibilité de toute éducation: la perfectibilité propre à l'homme. Ensuite, ce postulat de base étant admis par tous, les discussions ne porteront plus que sur les méthodes à employer: traditionnelles ou progressistes.

Les conceptions de Michel Serres sur l' instruction, et l'ensemble de ses travaux sont fondés sur une autre façon de considérer le passage du temps. On suppose en général que le temps, qu'il soit continu ou discontinu, est linéaire. L'idée d'un temps linéaire se retrouve même chez ceux qui parlent de "coupures épistémologiques" (Bachelard, Foucault) ou de crises dialectiques (Hegel, Marx).

Or, une conception physique et une branche des mathématiques modernes conduisent à la remettre en question. D'une part, la théorie du chaos (voir "La nouvelle alliance" explique qu'un désordre donné dans la nature peut être ordonné par des "attracteurs fractals".

Dès lors, le temps semble couler de façon très complexe, "comme s'il" montrait des points d'arrêt, des ruptures, des puits, "des cheminées" d' accélération foudroyante, des déchirures, des lacunes ("Eclaircissements").

D'autre part, la topologie mathématique, ou "analysis situ", est définie comme l'étude des surfaces et des coubes élastiques; deux surfaces ou courbes sont considérées comme équivalentes lorsque l'une peut être amenée en coïncidence avec l'autre par une déformation pais sans déchirure et recouvrement. Alors

"le temps peut se schématiser par une sorte de chiffonnage". Ainsi "si vous prenez un mouchoir et que vous l'étaliez pour le repasser, vous pouvez toujours définir sur lui des distances et des proximités fixes.

Mais prenez ensuite le même mouchoir et chiffonnez-le, en le mettant dans votre poche: deux points très éloignés se trouvent tout à coup voisins, superposés même; et si de plus, vous le déchirez en certains endroits, deux points très rapprochés peuvent s'éloigner beaucoup".

Et l'on appelle topologie "cette science des voisinages et des déchirures", en l'opposant à la géométrie métrique, "science des distances bien définies et stables".

Disons que celle-ci étudie le mouchoir bien repassé et à plat, celle-là le mouchoir plié, chiffonné ou en haillons. Elle induit une théorie générale du temps, telle que "la distance de Madrid à Paris peut soudain s'annuler" et, inversement, "devenir infinie cette autre, de Vincennes à Colombes".

Si l'on conçoit le temps suivant ce modèle, le très ancien peut sembler contemporain de l' actuel, et deux réalités du jour très éloignées l'une de l'autre. Et les rapprochements, croisements, intersections, opérées par Hermès ou le tiers-instruit se trouvent justifiés.

Mais du même coup se trouve répudiée la croyance au Progrès qui était le postulat des sciences de l' éducation. S'y oppose, d'un autre côté, la conception, que Michel Serres dit tenir de ses ancêtres cathares, d'un "Mal" indéracinable, radical, irréductible.

Hiroshima et Auschwitz en furent les plus terribles manifestations, célébrant toutes deux -de façon différente- le mariage de la techno-science et de la pire violence, -autre nom du Mal. Si tout le Mal est radical, il faut tempérer l' optimisme des sciences de l' éducation (l'homme est perfectible) et se préparer à la lutte indéfinie qui cherche à dénouer ce que notre époque a monstrueusement accouplé. La tierce-instruction n'a pas d'autre fin.

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Richard Guino : Le nom effacé

Il s’appelait Ricard Guino, et des images de femmes bondissaient de ses mains, pétries ou arrachées à la matière. Des femmes belles et pulsantes de vie, de sensualité, d’érotisme aussi. Des femmes sur les courbes desquelles se lovait le soleil. Des femmes pour le regard et le toucher de l’homme, pour le confort de leurs enfants, pour leur propre triomphe. Il était un tel magicien que le grand Maillol, alors déjà un maître de la sculpture qui n’avait plus à faire ses preuves, l’a voulu pour assistant.

 

Et c’est ainsi que Ricard a quitté sa Catalogne natale, son quartier, le goût fabuleux de son quotidien sous le soleil pour Montparnasse. Il a posé sa valise et son coeur, et amené ses espoirs rue Daguerre, cette rue Daguerre qui encore aujourd’hui a gardé des relents de peuple, avec l’odeur du bon café, les gens qui se hèlent, rient, ou s’engueulent, les moineaux intrépides pépiant sur le trottoir malmené, les artistes des ateliers avec leurs routines et leur itinéraire immuable. Il devint Richard Guino. Et il se mit au travail avec la passion fourmillant au bout des doigts, une chanson de chez lui bien au chaud dans les souvenirs, et un avenir où se bousculaient les promesses. Sculptures et croquis magnifiques sortaient de son atelier comme un cantique céleste, splendides et puissants.

 

Ailleurs, bien ailleurs, il y avait un génie de la toile vieillissant, ses mains s’éteignant sous l’emprise de l’arthrite rhumatoïde. Recroquevillées comme des serres, enveloppées de bandages pour qu’elles ne lui lacèrent pas les paumes, objet de chagrin et d’impuissance. Car Auguste Renoir avait encore des choses à dire, mais ses mains le faisaient taire. Il avait réalisé autrefois une sculpture, un médaillon représentant son fils Coco (Claude) à six ans. Pourquoi ne pas sculpter, maintenant, avait-il songé. Et il chercha des mains, comme un aveugle cherche un guide. Maillol et lui avaient le même marchand d’Art, Ambroise Vollard, et c’est par lui que le miracle Renoir et Guino eut lieu.


J’ai trouvé vos mains, annonça-t-il à Renoir. Je ferai votre fortune, promit-il au jeune Guino.

 

Une communion étrange fondit les deux hommes en une seule vibration de l’esprit, un même sens des formes, de la femme, du passage de la vie dans la matière. Ils se comprenaient d’un mot, d’un regard, et Guino ne fut pas que les mains, il fut la force, l’inspiration, la passion créative de Renoir. Il plongea entièrement dans l’âme du vieillard passionné. De 1913 à 1918 ils firent ensemble 37 sculptures dans la propriété de Renoir, Les Collettes à Cagnes-sur-mer. Dans le bel atelier vitré du fond du jardin habité par des oliviers centenaires, au chant des cigales ou dans le silence de la saison froide, le jeune Catalan habité par la vision artistique de ce vieil homme que très vite il ressentit comme un ami, faisait, seul, les croquis et les sculptures. Au premier étage de la grande maison le peintre qui désormais marchait à peine continuait de peindre comme il le pouvait, les pinceaux attachés aux mains, et regardait par la fenêtre ses vieux arbres tordus et forts, et la belle ferme ancienne de la propriété. Rassuré. Là en bas, ce jeune homme dont les doigts parlaient d’amour et de vie ne trahirait pas son idée. Lorsqu’une sculpture était terminée, il le savait : il y découperait un morceau d’argile pour le lui apporter, et lui y  inscrirait alors son nom. Que Richard retournerait insérer sur la sculpture. Leur osmose était totale, miraculeuse, au point que Renoir pleura en voyant « Maternité », représentant sa femme Aline morte depuis peu.

 

Vollard pourtant, loin de lui apporter la fortune, veilla à la sienne : sachant que Renoir se vendrait mieux si on pensait que Guino n’était qu’un assistant parmi d’autres, c’est la rumeur qu’il laissa errer. Il ne parla même pas de ce mystérieux épisode dans sa biographie.

 

Renoir mourut en 1919 et Guino, très amer, chercha la reconnaissance avec son nom seul. Ivoires, céramiques, majoliques, verres, bronzes, terres cuites, dessins et peintures disent encore aujourd’hui quel artiste exceptionnel il fut. Et les sculptures qu’il a faites pour Renoir se trouvent dans les plus grands musées : Le Tate, l’institut Courtauld, le musée d’Orsay, le Louvre. Ces mêmes sculptures qui, dans les années ’60, permettaient aux enfants et petits-enfants d’Auguste Renoir de contrôler de nouvelles éditions de bronze et d’en recevoir les profits des ventes. Poussé par son fils Michel – sculpteur de renommée lui aussi -, il attaqua en 1969 la famille Renoir pour être reconnu comme co-auteur. Rien d’agressif, juste une mise au point. Il était personnellement ami avec l’acteur Pierre Renoir et son frère Jean, le cinéaste, qui lui dit alors : « Faites comme vous voulez, je le sais que vous avez travaillé avec mon père, et je vous souhaite bonne chance ». Il voulait simplement que son nom et son travail soient reconnus, le travail de ses vingt ans, quatre ans de sa vie passés à donner le soleil de ses mains aux formes que le vieil artiste voulait encore donner à l’Art.

 

En 1971 sa qualité de co-auteur fut reconnue  après une longue enquête : témoignages, lecture de lettres, analyses de documents etc… et ce n’est que 9 mois après sa mort, en 1973, qu’elle a été définitivement établie par la cour de Cassation.

 

C’est peu après que j’ai eu le bonheur de rencontrer Michel et sa famille dans l’atelier de Richard, et d’être enveloppée de toute la simplicité et la générosité qui survivait là. Des artistes par amour, et pas par glamour. Des artistes parce que c’est ce qu’ils font : de l’Art, de la vie, et ses drames et joies. Merci cher Michel pour avoir dit au monde que ce beau garçon de Catalogne a donné à Monsieur Renoir ses dernières mains, et toute sa confiance, pour lui permettre de sortir cette ode ultime à la femme.

 

Oui vraiment, merci Michel Guino. C'est un honneur de te connaître et d'avoir mangé à votre table !


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