"La cantatrice chauve est une «Anti-pièce» en prose d'Eugène Ionesco (1909-1994), créée à Paris au théâtre des Noctambules le 11 mai 1950, publiée à Paris dans les Cahiers du Collège de Pataphysique nos 7, 8/9 en 1952, et en volume avec la Leçon aux Éditions Arcanes en 1953. Elle est jouée sans discontinuer depuis 1957, à Paris, au théâtre de la Huchette, dans la mise en scène originale de Nicolas Bataille.
Ionesco a donné dans Notes et Contre-notes une explication devenue légendaire de sa vocation d'auteur dramatique: souhaitant apprendre l'anglais à l'aide d'une méthode Assimil, il s'aperçut que, considérées pour elles-mêmes, les phrases de son manuel de conversation traduisaient une pensée «aussi stupéfiante qu'indiscutablement vraie» («Le plancher est en bas, le plafond en haut») dont l'incongruité se prolongeait au sein des dialogues («A mon grand émerveillement, Mme Smith faisait connaître à son mari qu'ils avaient plusieurs enfants, qu'ils habitaient dans les environs de Londres, que leur nom était Smith»...). Son «illumination» l'amena à rédiger une «oeuvre théâtrale spécifiquement didactique».
Dans un «intérieur bourgeois anglais», M. et Mme Smith échangent des banalités teintées d'incohérences. Surviennent successivement la bonne (Mary) qui prétend s'appeler Sherlock Holmès, un couple d'amis (M. et Mme Martin) qui déduisent d'une longue litanie de coïncidences qu'ils sont mari et femme, puis un Capitaine des pompiers désolé de ne pas trouver d'incendies à éteindre. Pour échapper au silence, ces fantoches racontent quelques anecdotes et fables absurdes ponctuées par les coups d'une pendule et d'une sonnette également folles. Ils mêlent évidences («On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir») et non-sens («On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre») avant de s'adresser des insultes pour le moins originales («Cactus, coccyx! coccus! cocardard! cochon!»), parfois réduites à de simples lettres («A, e, i, o, u»...). Une fois le langage mis à mal, la pièce recommence, avec les Martin dans le rôle initialement tenu par les Smith.
De la «cantatrice chauve», évoquée par le Pompier au scandale des autres personnages, nous saurons seulement qu'«elle se coiffe toujours de la même façon» - unique concession à l'usage qui exige un lien entre l'oeuvre et son titre. Provocante supercherie, le choix de cette Arlésienne comme héroïne éponyme réduit à des propos insignifiants - voire des borborygmes - la conversation des Smith et des Martin, auxquels le silence est impossible (sc. 7), de même que leur est interdit d'aborder le sujet de la pièce. Sans cantatrice, sans histoire, la première comédie d'Ionesco répond bien à son appellation générique d'«anti-pièce». Ses personnages eux-mêmes, interchangeables puisque les Martin reprennent le rôle des Smith, font figure d'anti-héros: sans passé (leur mémoire se limite au menu de leur dîner) ni avenir (la fin de la pièce les condamne à un perpétuel recommencement), dotés de noms stéréotypés et d'une existence problématique (M. et Mme Martin sont-ils bien mari et femme? Que faire d'un pompier sans incendie à éteindre?), ils s'agitent et remplissent l'espace de paroles, mais le langage aussi leur échappe.
Dès la première scène, M. Smith offre à sa femme des claquements de langue pour toute réponse; quand les deux couples d'amis se retrouvent enfin (sc. 7), un pesant silence s'installe, coupé seulement par les «hm» des quatre Britanniques - ces deux épisodes d'aphasie, trouble habituellement exclu au théâtre, s'inscrivent comme une évidence dans cette «tragédie du langage».
Ils présagent, en effet, le chaos final où des phrases puisées çà et là dans le manuel d'Assimil coexistent avec les cris les moins signifiants: «Teuff, teuff, teuff...», «A, e, i, o, u...». François Coppée et Sully Prudhomme, poètes au métier éprouvé, y sont renvoyés dos à dos («Coppée Sully!», «Prudhomme François») et la logique formelle n'y figure que pour mieux accuser l'incohérence des propos: «Le maître d'école apprend à lire aux enfants, mais la chatte allaite ses petits quand ils sont petits»... Le recours à la fable, genre démonstratif par excellence, rend patente cette déperdition du sens: nous demeurons, comme Mme Martin, fort perplexes quand il s'agit de deviner la moralité d'une «fable expérimentale» telle que «le Chien et le Boeuf»: «Une fois, un autre boeuf demandait au chien: pourquoi n'as-tu pas avalé ta trompe? Pardon, répondit le chien, c'est parce que j'avais cru que j'étais éléphant»!
Or la logorrhée tranquille avec laquelle Mme Smith évoque son dîner au début de la pièce n'est pas moins problématique que la stichomythie finale: ainsi, dès la première phrase («Tiens, il est neuf heures» ), le langage entre en contradiction avec les faits (la pendule vient de sonner dix-sept coups). La rupture entre le signifiant et le signifié (qu'est-ce qu'un chien qui oublie d'avaler sa trompe? qu'un serpent qui donne des coups de poing?) conduit à des énoncés contradictoires: «C'est une précaution inutile, mais absolument nécessaire.» Cette subversion du discours sape l'essence même du réel (l'homonymie des époux Bobby Watson aboutit à leur indifférenciation) et entraîne dans sa folie jusqu'aux didascalies: des indications comme «La pendule ne sonne aucune fois» laissent perplexe le metteur en scène le plus inventif... Reste la «tragédie du langage», sujet véritable de cette délirante comédie.
Cette mise à mal du langage déboucha sur un nouveau manuel: en 1964, un concepteur de méthodes de langue fit appel à l'auteur de la Cantatrice chauve et de la Leçon pour rédiger des dialogues destinés à l'apprentissage du français (Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, publiés chez MacMillan, 1969)!
Commentaires
Ah! La "Cantatrice chauve" "qui se coiffe toujours du même côté."
C'était en 1967, avec la troupe des facultés universitaires St Louis et j'y tenais le rôle du pompier. Notre metteur en scène, Gérard Duquet a poursuivi dans la voie théâtrale dans la compagnie Claude Volter