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12272741070?profile=originalL'enfant de la haute mer est un recueil de contes et nouvelles de Jules Supervielle (1884-1960), publié à Paris chez Gallimard en 1931.

L'oeuvre de l'auteur était déjà riche, à cette date, de plusieurs recueils poétiques, ainsi que de textes en prose difficilement classables, relevant à la fois du conte, du roman et du récit poétique (l'Homme de la pampa, le Voleur d'enfants, le Survivant). Signe d'un entrelacement des genres chez Supervielle, le conte qui donne son titre à l'Enfant de la haute mer reprend une thématique déjà exploitée dans "le Village sur les flots", un poème de Gravitations.

"L'Enfant de la haute mer" évoque l'étrange existence d'une enfant de douze ans, seule au milieu d'une petite ville perdue dans l'Atlantique ("Comment cela tenait-il debout sans même être ballotté par les vagues?"). La fillette s'acquitte de toutes les tâches qui peuvent donner un semblant de vie aux rues, aux maisons et aux boutiques. Un jour, elle lance un vain appel au secours à un cargo qui passe et s'éloigne. La dernière page nous apprend que l'existence désolée de l'enfant a surgi du "cerveau d'un matelot": un jour qu'il traversait l'Atlantique, celui-ci a pensé, "avec une force terrible", à la petite fille de douze ans qu'il avait perdue.

"Le Boeuf et l'âne de la crèche" raconte les destinées à la fois proches et divergentes des deux animaux qui ont assisté Jésus à sa naissance. "Ahuri et incompréhensif", le boeuf entoure d'une sollicitude pataude le divin Enfant, tandis que l'âne fait preuve d'une prosaïque efficacité. Le premier se laissera aller à une extase mystique dans laquelle il dépérira et s'éteindra doucement, et le second emmènera Jésus et ses parents en Égypte.
"L'Inconnue de la Seine" évoque la descente d'une jeune noyée dans le séjour des profondeurs, parmi la colonie des "Ruisselants". Mais la nostalgie qu'elle éprouve des "choses de là-haut" la met à l'écart des autres, et elle ne tarde pas à rompre ses attaches pour regagner des "eaux moins profondes".

Les héros des "Boiteux du ciel" sont des ombres qui reproduisent dans leur séjour céleste les conditions de leur vie terrestre, à ceci près que toute matérialité y est désespérément absente. Charles Delsol retrouve Marguerite Desrenaudes, une jeune fille devant laquelle il s'asseyait tous les jours à la bibliothèque de la Sorbonne. Un jour qu'il propose de lui porter sa serviette, il trouve celle-ci étrangement consistante, et d'authentiques dictionnaires s'en échappent: un même bouleversement s'empare de Charles et Marguerite, qui unissent leurs lèvres à la grande stupéfaction des Ombres du ciel.

"Rani" raconte le sort du cacique d'un village indien, chassé par les siens après que le feu l'eut défiguré et rendu méconnaissable.
Dans "la Jeune Fille à la voix de violon", l'héroïne parle avec des accents de violon, jusqu'au jour où sa première expérience amoureuse "détruit en elle ces accords singuliers".
Sir Rufus Flox, le héros des "Suites d'une course" est un gentleman-rider qui se transforme rapidement en cheval après une chute mortelle de sa bête dans la Seine. Il en informe sa fiancée, dont il devient le cheval de trait. Un jour que celle-ci attelle à son ex-compagnon un tilbury où elle prend place à côté d'un jeune homme, le cheval renverse le couple et provoque la mort de l'"intrus". Puis il redevient un homme.

Dans "la Piste et la Mare", un marchand ambulant turc s'arrête chez le fermier Juan Pecho, et montre à toute la famille le contenu de ses sacoches. Devant le refus du Turc de baisser le prix d'un rasoir mécanique, Juan Pecho le tue et jette son corps dans la mare. Quelques jours plus tard, la police vient l'arrêter. Il ne sait pas d'où la dénonciation a pu venir, puis se souvient qu'au moment du crime, seul un chien était présent.

Dans le Tableau de la poésie en France publié chez Gallimard en 1933, Supervielle écrivait: "L'inspiration se manifeste en général chez moi par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l'espace que dans les diverses régions du coeur et de la pensée." Cette ubiquité indissociablement spatiale, affective et intellectuelle caractérise la plus grande partie des textes de l'Enfant de la haute mer: explorations des régions célestes ("les Boiteux du ciel") ou des profondeurs subaquatiques ("l'Inconnue de la Seine"), allées et venues entre l'homme et le règne animal ("les Suites d'une course"), plongée dans l'intériorité des créatures apparemment les plus frustes ("le Boeuf et l'âne de la crèche"), autant d'ouvertures et d'abolitions de frontières. La plus constante est à cet égard l'évocation d'un monde, liquide ou aérien, dont le principal mystère tient à l'étrange relation d'homologie qu'il conserve avec le nôtre: "Tout ce qu'on faisait sur terre se reflétait dans cette partie du ciel et même si on changeait un pavé dans une rue obscure" ("les Boiteux du ciel"). Étonnante duplication des éléments cosmiques, qui fait de l'ailleurs une figure du même et lui confère une désarmante familiarité. Mais l'excès des similitudes n'est que le repoussoir angoissant des différences: les voix n'ont pas de timbre ("l'Enfant de la haute mer"), les activités se réduisent à un simulacre pour échapper à l'inertie du temps ("l'Inconnue de la Seine"), l'évanescence des corps et des objets éveille en chacun une violente nostalgie de la matière et de la dureté ("Avoir à soi un bout d'ongle, un cheveu, un croûton de pain, n'importe quoi, mais qui fût consistant", "les Boiteux du ciel"). Céleste ou aquatique, l'ailleurs est la projection spectrale de notre propre monde, figé dans une éternité qui suscite la révolte ou les velléités de fuite. Si d'étonnantes (et éphémères?) évasions restent possibles, comme celle de Charles et Marguerite, les créatures de l'autre monde n'en sont pas moins vouées à la répétition sempiternelle de gestes sans densité ni horizon.

L'univers de Supervielle n'est pas pour autant marqué au coin du désespoir: sa caractéristique principale consisterait plutôt en un subtil dosage d'angoisse et d'humour faussement naïf. L'inquiétante plasticité ou évanescence des êtres et des choses est en effet contrebalancée par leur aptitude à se stabiliser momentanément dans des images candides: ainsi en va-t-il du boeuf et de l'âne de la crèche, qui font de plaisants efforts pour se conformer à la représentation traditionnelle de la Nativité ("Immobiles et déférents, ils restent là durant des heures comme s'ils posaient pour quelque peintre invisible"). L'image d'une réalité réduite à ses traits les plus distinctifs, comme dans un dessin d'enfant, tient l'angoisse à distance à défaut de la conjurer totalement. L'ensemble des contes et nouvelles oscille ainsi entre la littéralité naïve et les résonances existentielles ou métaphysiques: ils exigent du lecteur qu'il assume lui-même cette réconciliation de l'enfant et de l'adulte, si capitale aux yeux de Supervielle. C'est pourquoi sans doute le recueil résiste à toute caractérisation générique: il frôle tout à la fois la nouvelle, le conte pour enfants, la parabole poétique, le récit fantastique, cherchant peut-être à unir ces multiples genres dans l'"éternelle fraîcheur de l'évidence".
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