Sous le signe de la religion et de l'étranger
Les origines de la littérature suédoise sont obscures et modestes. Avant le XIIe siècle, la Suède ne livre guère que des inscriptions runiques réparties sur tout le territoire et dont les plus anciennes pourraient remonter au IVe siècle de notre ère. Le plus souvent commémoratives (d'un mort illustre ou de quelque bienfait) et brèves, elles seraient d'une navrante monotonie -n'étaient le sens magique de beaucoup d'entre elles et, parfois, le mètre poétique de certains textes, hautement élaboré malgré son archaïsme.
La Suède n'ayant été christianisée que vers 1100, c'est seulement à partir de cette date qu'elle apprend à écrire, sous la férule de l'Église. Sa littérature naît dans les monastères, en latin, à l'école des clercs et sous une influence française, puis allemande, enfin danoise, puisque le pays ne se libérera de la tutelle du Danemark qu'en 1523.
De cette époque on ne retient que certains textes de lois provinciales et coutumières (Vestrogothie et Gotland surtout), consignés au début du XIIIe siècle au plus tôt, dont l'intérêt est avant tout de restituer une fort ancienne tradition orale, visible dans les formulations archaïques allitérées, au rythme poétique proche de celui des texte eddiques; et des adaptations de textes chevaleresques français et allemands, dont Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes: Les Chansons d'Euphémie (début du XIVe siècle). la Chronique d'Éric, qui versifie l'histoire de Suède de 1220 à 1320, constitue un bon document historique.
La tendance profonde au mysticisme, alliée à un réalisme dru, débute avec éclat, au XIVe siècle, par les oeuvres de Petrus de Dacie et surtout de sainte Brigitte (1303-1373), fondatrice de l'ordre des Brigittins et mystique ardente qui consigna en suédois puis fit traduire en latin ses Révélations où les sombres visions apocalyptiques et les méditations d'une haute spiritualité alternent avec un souci du détail concret et un pittoresque d'une prenante fraîcheur. Dogmatique intransigeante, elle orchestre, dès le début, le thème du radicalisme suédois.
Il faut en outre faire une place à part, ici comme dans les autres pays scandinaves, aux chants populaires ou folkvisor, d'âge et d'origine incertains, qui brodent sur tous les sujets possibles en vers (knittel) simples, souvent naïfs, ponctués par un refrain. Le style en est plus évolué qu'il n'y paraît, et les sources sont d'une infinie diversité.
Avec l'avènement de Gustave Vasa (1523) et le passage au protestantisme (1527), l'influence allemande s'accentue. Surtout, la proscription du catholicisme livre un temps la Suède à elle-même, la contraignant de se créer une littérature en langue vernaculaire. Le rôle des traductions officielles de la Bible (Nouveau Testament en 1526, Bible intégrale, dite Bible de Gustave Vasa, en 1541) sera déterminant pour la fixation d'une langue qui allie déjà la netteté et la simplicité à un penchant pour une solennité un peu raide. Ces traductions sont dues avant tout à Olaüs Petri (1493?-1552), esprit ouvert et libre, qui connut la disgrâce pour avoir écrit une chronique trop franche du règne de Gustave Vasa.
Plus curieuses, parce que promises à une longue postérité, sont les oeuvres, d'un patriotisme ardent mis au service d'une immense culture volontiers enrichie par une impénitente imagination, des deux frères Johannes et Olaüs Magnus (1488-1544 et 1490-1557): le premier, avec son Historia de omnibus Gothorum Suenonumque regibus (1557), faisait remonter l'histoire de la Suède à Gog et Magog! Avec l'Historia de gentibus septentrionalibus (1555) du second, c'est le «goticisme» qui se trouvait ainsi lancé: il sera promis à une belle fortune. Mais ces ouvrages contiennent quantité de renseignements intéressants; ils vérifient la puissance de l'instinct visionnaire et assoient solidement l'humanisme suédois.
Le «temps de la grandeur»
C'est plutôt d'un point de vue historique qu'il faut entendre la dénomination par laquelle les Suédois désignent leur XVIIe siècle: Storhetstid, «ère de la grandeur». Devenue grande puissance, il reste à la Suède à se doter d'une littérature nationale digne de son rang, par un effort conscient qui nous vaudra l'étourdissante Atlantica sive Manhem (1679) d'Olof Rudbeck (1630-1702), où il ne s'agissait de rien de moins que de démontrer que la Suède était l'Atlantide de Platon, sinon l'Éden de la Bible, et par une imitation appliquée de la France, encouragée par les souverains, Christine surtout qui fit venir Descartes à Stockholm.
Les résultats sont assez décevants sur le plan littéraire, mais la langue suédoise y gagna un enrichissement et une souplesse qui la rendront apte bientôt à traduire les plus hautes inspirations. On peut évoquer les noms de Lars Wivallius (1605-1669), poète dont la Complainte sur ce printemps sec et froid (1641) ne manque pas de charme, de Lars Johansson Lucidor (1638-1674), qui préfigure Bellman par ses chansons à boire, et surtout de Georg Stiernhielm (1598-1672), poète énergique au réalisme savoureux que l'on a à bon droit appelé le père de la poésie suédoise, en particulier à cause de son poème didactique et allégorique en hexamètres, Hercule (1658).
Le XVIIIe siècle
Une période de confusion politique appelée l'ère de la liberté (frihetstiden), puis, après le coup d'État de Gustave III (1772), francophile résolu et despote éclairé à la Voltaire, un temps de classicisme qui voit également un enrichissement très marqué de la nation et une promotion sensible de la bourgeoisie vont favoriser l'éclosion de talents de premier ordre cette fois, tant sur le plan littéraire que dans les sciences (le juriste Lagerbring, Celsius, Linné qui fut aussi un voyageur curieux de tout et habile à dépeindre les paysages nordiques).
Emmanuel Swedenborg (1688-1772), qui publia surtout en latin et hors de Suède, esprit omniscient et inventeur fécond, géologue, ingénieur, biologiste, communique à partir de 1745 le résultat de ses visions et de ses méditations (De cultu et amore Dei, 1745): hanté par le problème des relations entre âme et corps, célibataire obsédé par l'amour conjugal, ce mystique conçoit une hiérarchie qui monte scientifiquement de la nature brute aux sphères éthérées. Nul n'est plus représentatif que lui du génie suédois (Almqvist et Strindberg ne s'y tromperont pas), qui entend allier par un effort de la raison le rêve le plus ailé au réalisme bien tempéré. On connaît son influence sur l'oeuvre de Balzac, en particulier.
Le fait marquant de l'histoire littéraire suédoise en ce siècle est pourtant ailleurs: dans la création d'une prose élégante et souple, que l'on doit à Olof Dalin (1708-1763); celui-ci fonde, sur le modèle du Spectator d'Addison et Steele, l'Argus suédois (premier numéro le 13décembre 1732), où il traite avec finesse et charme tous les sujets à la mode. La veine sera exploitée ensuite par Johan Henrik Kellgren (1751-1797) qui fut l'âme, à la fin du siècle, du journal Stockholmsposten.
Néanmoins, c'est en poésie encore que s'imposent quelques noms: celui de «la bergère du Nord», dont le surnom dit assez les prédilections poétiques, Hedvig Charlotta Nordenflycht (1718-1763), ceux de Gustav Creutz (1731-1785) et de Gustav Gyllenborg (1679-1746) qui comptent quelques réussites, le premier dans le genre lyrique (Atis och Camilla, poème pastoral), le deuxième dans la satire. Ils s'effacent devant Carl Michael Bellman (1740-1795): ses Épîtres de Fredman (1790) et ses Chansons de Fredman (1791), rassemblées et publiées en volume peu avant sa mort, sont demeurées immortelles non seulement par leurs qualités musicales, mais aussi par un fond d'angoisse et un amour de la vie qui donnent à ses créations bouffonnes d'apparence une profondeur inattendue. Anna Maria Lenngren (1754-1817), dont les Essais poétiques publiés en volume après sa mort (1819) avaient d'abord paru sans nom d'auteur dans le Stockholmsposten, représente la bourgeoisie tranquille et heureuse de vivre. Reste Johan Kellgren, déjà nommé, qui fut le poète préféré de GustaveIII et l'interprète fidèle de ses goûts: encyclopédiste et d'esprit voltairien dans Nos Illusions (1780), il sera, sur la fin de sa vie, presque préromantique dans La Création nouvelle ou le Monde de l'imaginaire (1790). GustaveIII essaya aussi de créer un théâtre en suédois, mais il ne parvint pas à le dégager de l'emprise française.
Ce n'est en fait qu'avec les premiers frissons du préromantisme, venus d'Angleterre et d'Allemagne, que se lève vraiment un souffle appelé à susciter de grandes oeuvres: tant il est vrai que quelque affinité intime devait lier le génie suédois et le romantisme. Il y a d'ailleurs déjà dans les poèmes de Frans Michael Franzen (1772-1847) et surtout dans L'Ange de la mort de Johan Olof Wallin (1779-1839) une ouverture et un appel qui annoncent des temps nouveaux.
Visages du romantisme
Parce que la Suède sort amoindrie des guerres napoléoniennes, que le classicisme y survit plus longtemps qu'ailleurs en Europe, que les centres de la vie intellectuelle se placent dans les villes universitaires de Lund et d'Uppsala et non plus à Stockholm, que le prestige de la France le cède à celui de l'Allemagne, un bouleversement se produit qui entraîne un sursaut de patriotisme et un réveil religieux.
En 1810 se fonde à Uppsala une revue, Phosphoros, organe d'un cénacle littéraire (les «phosphoristes») dont le chef de file est Per Daniel Amadeus Atterbom (1790-1855): outre de remarquables essais, véritables fondements de l'histoire littéraire en Suède sur les visionnaires et poètes suédois (Svenska siare och skalder, (1841-1855), ce poète qui s'inspire de Tieck et de Shakespeare assigne à la poésie lyrique la fonction de découvrir le monde idéal dont notre terre n'offre qu'une grossière et décevante ébauche: L'Île de la félicité (1827). Ce mysticisme trouve une expression plus intense encore dans les oeuvres d'Erik Johan Stagnelius (1793-1823), Les Lys de Saron (1821) et Les Martyrs (1821) influencés par Chateaubriand. Stagnelius tire une subtile jouissance de sa propre incapacité à choisir entre une sensualité tyrannique et une religiosité éthérée; ce déchirement provoque des recherches artistiques d'une grande beauté, mais le dilemme n'est pas résolu.
Le professeur Erik Gustaf Geijer (1783-1847) et le professeur Esaïas Tegnér (1782-1846), qui deviendra évêque, tentent de le résoudre par un retour aux sources historiques. Le premier est le plus illustre fondateur de Götiska Förbundet (1811), l'Union gothique qui voulait revivifier la Suède en lui inculquant les vertus des anciens Gots, d'où le nom de «goticisme» donné au mouvement, où l'on retrouve le souvenir de Johannes Magnus et d'Olof Rudbeck. Historien de qualité, Geijer est grandement responsable du mythe nordique ou du mythe viking que se hâteront d'orchestrer les romantiques français (par le truchement, surtout, de Xavier Marmier), à la fois par le rayonnement de sa personnalité et la mâle énergie de ses plus grands poèmes, comme le célèbre Viking (1811) ou Manhem. De plus, en véritable savant, il contribua à ressusciter le passé en publiant avec Afzelius l'important recueil de Chants populaires suédois des temps anciens (1814-1816). Mais on préfère aujourd'hui la force et l'émouvante simplicité de ses derniers et brefs poèmes hantés par la mort prochaine, comme Pour le jour de l'an 1838. Tegnér, qui évoque Goethe parfois, a doté une inspiration toute romantique d'une expression restée classique. Il reste l'auteur cher à tout Suédois du poème patriotique Svea et surtout de la Saga de Frithiof (1825), imitée d'un modèle islandais ancien, ensemble de poèmes majestueux et harmonieux où un idéalisme plus grec assurément que nordique combat un pessimisme lucide.
C'est en 1980, avec la publication du premier journal libéral suédois, Aftonbladet, que se situe le tournant précis qui va hisser la littérature suédoise au tout premier rang, faisant resurgir un réalisme un instant délaissé pour offrir cet amalgame original qu'illustrent les oeuvres d' Almqvist et de Strindberg.
Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866) est le fruit de la lente évolution que l'on vient d'esquisser. Aventurier de haute volée qui mourra exilé et soupçonné de faux sinon de tentative d'empoisonnement, cet écrivain qui fut aussi directeur d'école et pasteur luthérien reste la première et la plus vivante expression de ce que M.Bigeon appela les «révoltés scandinaves», le premier à tenter ce que les Scandinaves nomment la «percée» (genombrott) moderne. Disciple de Rousseau, de Swedenborg et des représentants des grandes tendances du romantisme européen, il aborde dans les seize volumes du Livre de l'églantine (1832-1850) tous les genres possibles, préfigurant les multiples et divers courants du modernisme (on n'osera publier intégralement certains de ses récits qu'en 1960); production inégale et touffue d'où émerge un plaidoyer pour l'amour libre (Ça va, 1839), des poèmes d'un lyrisme chantant (Songes, 1849), un roman ciselé comme un camée, Le Diadème de la reine (1834), dont le personnage principal est un étrange androgyne, des plaidoyers pour le petit peuple miséreux, comme Signification de la pauvreté suédoise (1838). Rousseauiste actif, Almqvist tenta un retour à la nature qui fut un échec personnel et conçut un plan d'éducation populaire étonnamment moderne. Tous les frémissements de l'idéalisme et du mysticisme, tempérés par un réalisme aux vues d'avenir audacieuses, passent dans une oeuvre dont l'unité tient à la fascinante personnalité de l'écrivain.
Auprès de lui, les poètes qui se firent connaître sous le nom collectif de «Signatures» paraissent un peu fades, malgré l'aristocratisme parnassien, curieusement teinté de sollicitude sociale, de Carl Snoïlsky (1841-1903), auteur des Images suédoises, et l'éloquence grave de Viktor Rydberg (1828-1895) qui écrivit le roman Le Dernier Athénien (1859).
La fin du XIXe siècle voit l'entrée de la Suède dans le concert des nations industrielles, avec les bouleversements économiques et les problèmes sociaux qui en résultent. Cependant, la littérature officielle demeure romantique et ignore les préoccupations du monde moderne. Il s'ensuit que chez les personnalités de génie le sentiment d'incompréhension et de solitude est fort, partant, la tendance à la révolte, à l'individualisme anarchique sinon à l'exil, et le repli sur l'aristocratisme nietzschéen promis à un grand retentissement dans le Nord. Par là se trouvent expliquées les oeuvres de Brandes au Danemark, d'Ibsen en Norvège et surtout du plus grand écrivain suédois, August Strindberg (1848-1912) dont toute la vie se sera passée à crier, par la poésie, le roman, la nouvelle et surtout le drame, son angoisse existentielle, son besoin d'amour, sa quête d'absolu, c'est-à-dire, encore et toujours, sa recherche passionnée de lui-même selon tous les registres de l'écriture, du romantisme au symbolisme en passant par le réalisme et le naturalisme selon une alchimie dont lui seul possède la clé. Maître Olof (1872-1876), Le Cabinet rouge (1879), Inferno (1897), Le Chemin de Damas (1898-1904), Le Songe (1901), entre autres, portent la marque du génie universel et sans âge parce que, au-delà de ce qu'elles doivent à leur temps, on perçoit une des personnalités les plus riches, les plus pathétiques et les plus déchirées qui aient jamais été.
Son ombre immense offusque un peu la portée d'oeuvres contemporaines pourtant attachantes, toutes aimantées, malgré la diversité des écoles, par le rêve, la religiosité, la sentimentalité, et toutes tendant, consciemment ou non, à s'exprimer dans une prose poétique que facilite la claire musicalité de la langue suédoise.
Autour de 1890, le lyrisme fleurit avec Verner von Heidenstam (1859-1940), romantique attardé dont le recueil Année de pèlerinages et d'errances (1888) ouvre la voie à Gustaf Fröding (1860-1911), disciple des romantiques anglais, poète maudit qui exhala dans des recueils d'une belle musicalité comme Guitare et accordéon (1891) ou Éclats et lambeaux (1896) son angoisse de ne pouvoir accorder la laideur de la réalité aux blandices du rêve, et à Erik Axel Karlfeldt (1864-1931), qui chanta en vers robustes et d'apparence naïve sa Dalécarlie natale dans Chansons de Fridolin (1898): par là se trouvait mis à l'honneur un régionalisme qui devait constituer une des sources d'inspiration les plus fécondes de la Suède moderne.
Témoin Selma Lagerlöf (1858-1940) dont Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907), ouvrage de commande qui, sous le couvert d'une affabulation gentiment folklorique, porte toute une philosophie du retour à la nature primitive bonne et secourable, a imposé le nom au monde entier, mais qui fut aussi une romancière attentive à capter les résonances mystiques de la réalité la plus humble de son Värmland dans des romans dont le fleuron reste la Saga de Gösta Berling (1891). Pareillement, on ne fait pas assez droit à l'humanisme réaliste de Hjalmar Söderberg (1869-1941), délicatement exprimé dans La Jeunesse de Martin Birck (1901).
Et il convient de rappeler que le féminisme suédois, lancé avec plus de fougue que d'art par Fredrika Bremer (1801-1865), trouva vers la fin du siècle en Ellen Key (1849-1926) un apôtre convaincu.
Les Temps modernes
Désormais, la Suède est devenue une grande puissance. Elle souffre pourtant, en littérature, d'un déséquilibre entre tenants de la tradition et adeptes résolus d'un modernisme impénitent.
À ce titre, l'auteur le plus représentatif restera Pär Lagerkvist (1891-1974) qui, d'Angoisse (Ångest, 1916) à Mariamne (1967) en passant par Barabbas (1950) et de nombreux ouvrages romanesques ou dramatiques, ne cesse de réinstruire en termes passionnément ambigus le procès d'une époque qu'il accuse de nier la vie. Le même sentiment tragique de la condition humaine domine l'oeuvre hautaine et racée du poète Vilhelm Ekelund (1880-1940), l'auteur de L'Étoile de la mer (1906), tandis que le grand romancier Hjalmar Bergman (1883-1931), dans Les Mémoires d'un mort (1918), ou Le Clown Jac (1930), voile ses créations angoissées du masque d'un humour souvent grotesque, et qu'Agnes von Krusenstjerna (1894-1940), dans des romans comme Tony (1922-1926), Les Demoiselles von Pahlen (1930-1935), Noblesse pauvre (1936-1938), dira, avant de sombrer dans la folie, l'extase de l'être jeune et pur devant l'amour et la vie, puis l'irrémédiable déchéance qui, par l'amour et la vie mêmes, mène inexorablement à la mort.
Peut-être est-ce la conscience de cette sorte d'impasse qui entraîna vers les années vingt un certain nombre d'écrivains, dits prolétaires, effectivement sortis pour la plupart de milieux ouvriers, à chercher leur inspiration dans leur expérience sociale, le plus souvent sous une forme autobiographique voilée. Ils exploitent, dans un réalisme franc né d'un amour profond de la vie simple, la veine individualiste strindbergienne. Relèvent de cette tendance, entre autres, Arthur Lundkvist (né en 1906), avec Flamme (1928), et Harry Martinson (1904-1978), marin et voyageur à la Paul Morand dans Voyages sans but (1932), romancier du Chemin de Klockrike (1948) et poète qui sut renouveler le vocabulaire pour décrire ses errances. Eyvind Johnson (1900-1976) est un romancier lucide et réfléchi dont la trilogie Krilon (1941-1943), qui défendait au prix d'une allégorie transparente l'humanisme occidental contre le nazisme, et les ouvrages parodiques inspirés de l'Ulysse de Joyce, Voici la nuit (1932) et Heureux Ulysse (1946), comptent parmi les oeuvres marquantes du demi-siècle.
D'autres s'essaient à de courageux bilans, comme Gunnar Ekelöf (1907-1968), poète finement cultivé qui se livre dans Tard sur la terre (1932) et dans des recueils d'inspiration orientale telle La Saga de Fatumeh (1966) à une méditation en profondeur sur la civilisation occidentale, quand ils ne recherchent pas dans l'hermétisme, comme Erik Lindegren (1910-1968), dans L'Homme sans voie (1942), la clé d'une sagesse perdue. Mais désespoir et suicide guettent des engagements comme celui de Stig Dagerman (1923-1954), auteur du Serpent (1945) et de L'Enfant brûlé (1948).
D'autres tendances vont tantôt à la recherche d'une poésie concrète, comme Öyvind Fahlström (1928-1976) dans Oiseaux de Suède (1962), tantôt s'appliquent à une objectivité sereine qui cache en fait des recherches ironiquement subjectives, comme Per-Olof Sundman (né en 1922) qui affirme d'oeuvre en oeuvre une souveraine maîtrise dans l'art de la notation du décalage qui sépare sans recours, semble-t-il, réalité objective, expérience vécue et relation littéraire: Les Chasseurs (1957), L'Expédition (1962). Ou bien, c'est le mystère de l'être ici-bas qui fascine les romans bernanosiens de Birgitta Trotzig (née en 1929) comme dans Les Destitués (1957), tandis que Per-Olof Enquist (né en 1934) cherche à dédoubler la réalité «documentaire» d'une dimension psychosociale dans Le Cinquième Hiver du magnétiseur (1964). Sven Delblanc (né en 1931) revient à la tradition dans d'impeccables récits de goût classique (La Cape du pasteur, 1963), mais sa voix demeure solitaire. Per Odensten (1938), avec Gheel, la ville des fous (1981), respecte ce qui, de tout temps, fut l'essence du génie suédois: son sens du mystère et son application à en approcher les arcanes.
Les lettres suédoises de ces dernières décennies ont d'abord été marquées par une réflexion de caractère politique, dans la ligne de l'engagement social-démocrate vigoureusement défendu par les «prolétaires» de l'avant-guerre. Un Per Wästberg (né en 1933) médite sur la condition des peuples africains et sur le colonialisme (Sur la liste noire, 1960), Sara Lidman (née en 1923), qui avait débuté par un roman-reportage sur les mineurs du Norrland (La Mine, 1968), s'élève, dans Moi et mon fils (1981) contre le racisme et l'apartheid. Jan Myrdal (né en 1927) stigmatise le communisme à la chinoise dans le célèbre Rapport sur un village chinois (1963) avant de s'en prendre aux structures sociales et politiques de son propre pays (Enfance, 1982). Ce dernier point mobilise l'attention des écrivains. Ainsi pour les satires truculentes de P.C. Jersild (né en 1935) dans La Maison de Babel (1973), ou les très intellectuelles méditations philosophiques de Lars Gustafsson (né en 1936), par exemple dans Mort d'un apiculteur (1978), voire les vitupérations du poète Göran Palm (né en 1931) contre la sournoiserie du capitalisme à l'intérieur même de la social-démocratie (Endoctrinement en Suède, 1968). Les voix féministes trouvent leur meilleur porte-parole dans les romans de Kerstin Ekman (née en 1933), notamment dans Une ville de lumière (1983). Mais la nouveauté de ces derniers temps vient d'un retour en force de l'attention à l'écriture (Histoire de Såm, 1977, de Per-Olof Sundman) et surtout d'une sensibilité retrouvée à l'être humain tout nu, avec sa fantaisie irrépressible, contre le nivellement régnant. Les voix de Göran Tunström (né en 1937) dans L'Oratorio de Noël (1983), de Per Gunnar Evander (né en 1933) dans Les Poings noués de Judas Iscariote (1978), de Torgny Lindgren (né en 1938) dans Bethsabée (1984) ou de Carl-Henning Wijmark (né en 1932) -dont La Draisine est un chef-d'oeuvre d'allégorie-, sans parler du fin poète Kjel Espmark (né en 1930; Signes à l'Europe, 1982), que révolte l'indifférence du monde présent pour l'individu vivant, paraissent bien devoir l'emporter sur tant de plaidoyers trop alourdis d'idéologie. De même, l'oeuvre théâtrale et poétique de Lars Noren (né en 1944), trop violente (Le Courage de tuer, 1982) et marquée de morbidité, risque de s'effacer devant la poésie riche de métaphores explosives et d'images concentrées jusqu'au fantastique de Baltiques (1974) de Tomas Tranströmer (né en 1931). Mais un point reste acquis: l'exubérante vitalité d'une littérature à laquelle on ne refusera ni la lucidité ni le courage.
Enfin, on n'oubliera pas que s'exprimèrent en suédois quelques-uns des plus grands noms de la littérature finlandaise, entre autres Johan Ludvig Runeberg, Zacharius Topelius et Edith Södergran.
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