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Moment de bonheur aux Féroé

Moment de bonheur aux Féroé

 

Nous voici donc sur le terrain, à Mikines, aux îles Féroé. Nous avons un temps de soleil et de nuages dont la lumière change à tout instant. Nous sommes très heureux de cet éclairage, dramatique ou tendre, selon l'horizon vers lequel on tourne les yeux. Il est dix heures trente et les hautes falaises à oiseaux achèvent d'essorer leurs brumes. Leurs parois abruptes plongent dans la mer. Des milliers de mouettes les tapissent et les font vibrer de leurs perçantes lamentations. Côté terre, ces falaises se muent en collines vertes et veloutées, tout en douceur, en duvet, en formes charnelles. C’est ici que Baudelaire aurait trouvé les genoux de sa jeune géante.

Nous avons escaladé ces aimables rondeurs, et nous nous sommes installés, Jean pour filmer, et moi pour observer, les légions de macareux qui nichent dans ce sol tendre. Leurs demeures sont autant de terriers qui étagent sur les pentes leur entrée apparemment sans mystère. Cependant leurs petits ne sont pas exposés au danger, comme l'ouverture franche le laisse supposer. Il y a entre cette ouverture et eux tout un dédale. Au retour de la mer, les parents pénètrent dans leur logis avec une précision qui nous ébahit, car on ne se guérit pas de sa naïveté humaine.

Les macareux sont les moins farouches de tous les oiseaux de ces îles. Ils se laissent parfois approcher à quelques mètres, faisant fuir, lorsqu'ils se lèvent, des pentes entières de congénères, mais ils reviennent vite se poser, dociles comme ces petits aéroplanes que l'on fait voler au bout d'un fil.

Aux abords de leur territoire, on en surprend des assemblées entières, méditant sur les immémoriaux murs de pierre, sur une saillie de la falaise ou au bord des nids. Assis sur leurs pattes palmées d'un beau vermillon, ils alignent des centaines de poitrines blanches et dodues. Les mouvements un peu empruntés de leur petite tête au bec courbe les font ressembler à des jouets mécaniques.

Quel enfant, quel adulte ne rêverait d'un macareux pour mascotte ? Même dans le vol il conserve une vivacité mêlée de gaucherie qui nous ravit. Les courtes ailes battent très vite, les pattes sont bien allongées le long du corps. Oui, vraiment, c'est un merveilleux petit aéroplane. Veut-il se poser ? Il tourne ses palmes vives vers l'intérieur et, dans un redoublement de battements d'ailes, il s'assied, plouf, sur son derrière.

Pour se mettre à l'affût, il faut descendre dans la terre molle toute perforée de nids et chercher une butte derrière laquelle se dissimuler. Des torrents de soleil et de vent nous baignent. Tout un peuple de nuages glisse dans l'étendue marine du ciel. Leurs ombres enjambent les sommets, galopent sur les collines, les balayant d'un pinceau de lumière. L'odeur de la mer se glisse jusqu'à nous, mais le soleil chauffe-t-il un peu plus fort, l'haleine de la terre, qui n'en finit pas de dégorger des oiseaux de sa multitude de bouches ouvertes, nous submerge. De puissants effluves nous bercent. Nous dérivons, entre ciel et terre, entre le tiède et le frais.

Des troupes entières de macareux frôlent notre abri et certains, surpris de découvrir nos formes immobiles, laissent choir les petits poissons d'argent qu'ils tiennent dans le bec. C'est une aubaine pour les hirondelles de mer dont toute une délégation rôde constamment par ici. Stylisées, fuselées, elles volent à la perfection, déchirant le ciel de leurs lignes pures. Elles sont une demi-douzaine à piquer vers les poissons avec des cris stridents, mais il faut une longue parade de clameurs et de bravades, avant que la plus hardie plonge et embroche le butin.

A trois cent mètres sous nos pieds, la mer écume sur les rochers de la côte, des cirques entiers s'ouvrent devant elle où retentit le chœur sauvage des mouettes. Le village est à notre gauche dans un creux. Ses couleurs vives brillent au soleil. Il y a beaucoup de toits verts, de tôle peinte ou d'herbe, dominés à peine par la petite église blanche. Les moutons vaquent en liberté sur les pentes et les gravissent jusqu'aux sommets les plus périlleux.

Les collines voisines flattent l'œil par leur pelage vert tendre, dans lequel s'inscrit l'écorchure sombre d'un tout petit champ de pommes de terre, la nudité d'un rectangle de terrain fraîchement fané ou le double sillon sinueux des voies de descente des troupeaux, fait de ces grosses pierres dont tout le pays est semé.

Tandis que Jean guette inlassablement les macareux, je rêvasse. Couchée sur le dos, j'écoute la mer et, si j'ouvre un œil, je vois l'écume se fracasser sur les rochers. Je pense à la création du monde, à ce dieu multiforme imaginé par l'homme pour expliquer toutes les merveilles. C'est par amour de l'ordre que nous avons inventé Dieu, mais en ce temps-là, l'ordre c'était la poésie et non les ordinateurs. Aussi parle-t-on dans la Bible d'un dieu qui entreprit des besognes ineffables, comme de séparer la terre des eaux, de faire jaillir la lumière, de nous pétrir dans la glaise.

Comment mieux exprimer notre sentiment profond d'être un animal de terre ferme que par le choix divin de nous tailler dans cette étoffe ? Oh oui ! Je suis de terre et je me sens si bien fermement amarrée à elle, des épaules aux talons, dans sa tiédeur, avec en gros plan des herbes folles et, s'élevant à l'infini sur ma tête renversée, les gouffres du ciel.

Nous pouvons aussi nous rêver apportés par le vent comme des semences et faits ce que nous sommes par les qualités du sol et du climat. Si les gens d'ici naissent marins, c'est qu'il y a une gorgée d'eau de mer dans leur pâte, et s'ils marchent la tête en avant sur des épaules rondes et remontées, c'est qu'ils ont à fendre la bourrasque, à porter sur eux un ciel lourd de tempêtes.

Si c'est de ce ciel que viennent le vent âpre, la pluie grise et usante, le brouillard, il console parfois l'œil de l'aridité de la terre quand, à perte de vue, s'étendent des plaines semées d'éboulis ou des collines masquées de brouillard. Dans le ciel, quels mouvements, quels paysages, quelle architecture glorieuse et surréaliste, soudain réduits en fumée comme s'ils sortaient du chaudron d'une sorcière !

De molles écharpes s'enroulent autour des montagnes, nappent les fjords et les vallées, escamotent tour à tour les sommets, révèlent tout à coup un monstre accroupi, île lointaine et noire où la vie pourtant s'obstine derrière la nudité du basalte. Une famille, deux familles ont vécu là pendant des siècles, prisonnières de ce morne paysage enchanté, à l'ombre même de la bosse du dragon.

Soudain une évanescente apparition du soleil évapore les nuées. Les rayons pâles et languissants suffisent à exorciser le drame. Le paysage de cauchemar s'évanouit. L'œil plonge jusqu'au fond du fjord, pour y pêcher des maisonnettes multicolores qui tiendraient toutes dans le creux de la main. Elles s'incrustent au bas d'une longue pente herbeuse que vient lécher, calme, un tortueux filet de mer, peint à l'aquarelle.

 

MARCELLE DUMONT

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