« Norma » est à l’affiche à L’opéra de Liège. Tous deux, Vincenzo Bellini et John Keats, le poète romantique anglais, sont morts très jeunes, et c’est comme si leur âme flottait encore sur le temps suspendu qu’ils ont su reproduire dans leurs compositions, qui, musicale, et qui poétique. Ou peut-être les deux ? “A thing of beauty is a Joy for ever !”
A entendre ce magnifique opéra de Bellini interprété de façon aussi sublime le jour de la première à Liège, on ne pouvait que se laisser porter sur les chemins de la beauté musicale et en être atteint en plein cœur. En effet il semble que la musique de Bellini, transposée avec autant d’authenticité par Massimo Zanetti à la direction d’orchestre et par Pierre Iodice à celle des chœurs, a fait renaître toute l’énergie du compositeur, lui conférant un souffle d’éternité. Mais sans les interprètes, un magnifique casting de six solistes talentueux, point de forêt mystérieuse, point de rochers bleus veinés d’or, point d’autel, de sacrifices druidiques, point de brasier justicier, ni de mythe, ni de lune apaisante et élégiaque, ou de faucille d'or en forme de croissant ! L’accent n’est pas mis sur la confrontation de valeurs religieuses, ni les choix politiques ou la liberté des peuples, c’est ici l’affrontement intime des passions humaines qui fascine.
La tragédie se déroule en Gaule transalpine lors de l’occupation romaine. Norma, La prêtresse d’Irminsul, le pilier du ciel, est écartelée entre son devoir sacerdotal, son statut d’épouse répudiée, et ses devoirs de mère clandestine. L’amour divin, l’amour humain et l’amour maternel se vouent une bataille sanglante. La mise en scène prend l’envergure fantastique d’une cosmogonie, elle est signée Davide Garattini Raimondi. Deux puissances en présence: le divin et et le temporel qui s'affrontent. La montagne « barbare » d'une part et creusé dans son flanc, un immense bas-relief ouvragé inspiré d’un sarcophage romain (IIIe siècle ap.JC) : le Sarcofago Grande Ludovisi de Rome, qui témoigne des batailles entre Romains et Barbares.
Rendons donc hommage à la distribution, vivante, homogène, généreuse dont l’engagement dramatique est prodigieux mais sans emphase. Patrizia Ciofi (Norma)*, Gregory Kunde (Pollione), Josè Maria Lo Monaco (Adalgisa), Andrea Concetti (Oroveso), Zeno Popescu (Flavio), Réjane Soldano (Clotilde) font vibrer puissamment la forêttragique des sentiments. On est devant une source inépuisable d’émotions d’une fluidité continue, évitant les effets spectaculaires et serrant au plus près la recherche de vérité essentielle. Appréhendant quelque peu la virtuosité acrobatique de l’œuvre, que l'on se plait à dire meurtrière pour les solistes qui s'essaient au rôle titre, nous nous sommes juste trouvés dans le champ de la séduction et face à un équilibre absolu des voix, des décors et des costumes intemporels étincelants (Giada Masi). A de nombreux endroits, la volupté de l’écoute arrête le temps qui ne passe pas! Dans la fosse, les musiciens expriment l’empathie pour notre condition humaine et développent fidèlement la tension dramatique sous la main expressive et fougueuse du chef d’orchestre qui geste tout cela! Car rien n’est figé. En parallèle, la chorégraphie soigneuse de multiples ballets dansés (guerriers romains, prêtresses, druides), confère au décor, de vivantes palpitations, déchirantes d’humanité. Le silence des corps en mouvement est d’une grande éloquence pour dénoncer la torture des sentiments et les violences avérées qui peuplent l’histoire des hommes! … Sous la direction de Barbara Palumbo. Aux lumières : Paolo Vitale.
Néanmoins, ce que l’on retient surtout de cette représentation foisonnante et subtile, ce sont les prestations exceptionnelles de Patrizia Ciofi, dans le rôle-titre mythique immortalisé autrefois par Maria Callas, Leyla Gencer, Joan Sutherland, Montserrat Caballé…
Norma, immense prêtresse vénérée et femme secrètement amoureuse, déchirée par la traîtrise de celui qu’elle aime, se montre divine en vestale, jeune femme planante, aérienne, souple, envahie d’amour dans sa bouleversante intimité! Elle se montre délicieusement complice avec sa jeune consœur spirituelle, Aldagisa. On surprend des affectueux élans vers ses enfants, mais elle reste torturée par le besoin de vengeance, puis de rédemption. Elle se hérisse d’attaques, passe par la douceur et la virtuosité, se fait puissance et agilité. La longueur de souffle semble inépuisable, le défi vocal de la partition semble toujours gagné avec de belles lignes pures de vocalises et surtout, le rôle est habité comme jamais!
L’auditoire ne peut se retenir d’applaudir et d’acclamer fougueusement l'émouvant duo féminin « Sì, fino all'ore estreme!... » de Norma et Aldagisa (Josè Maria Lo Monaco) la jeune prêtresse dont s’est épris le présomptueux romain. Confondant de superbe et de suffisance, la voix chaude du ténor extraverti Gregory Kunde clame: « Je suis protégé par un puissant pouvoir - celui de l’amour qui enflamme tout mon être - je jure d’abattre cet autel d’infamie! ». Le timbre délicat d’Adalgisa respire la séduction et la tendresse pure et innocente et on éprouve ce « bonheur irradiant » dont Stendhal parle à l’écoute de Rossini et de Cimarosa.
Quant à la diction impeccable et la voix cuivrée et solaire du ténor qui joue de bonne grâce la lourdeur de l’envahisseur romain, elles sont remarquablement adaptées à l’œuvre bellinienne. Mystère de la musique? Duos et trios finiront par effacer les contours de l'imposant décor, pour ne garder que le temps suspendu!
*Silvia Dalla Benetta (Norma 04/11/17)
Du jeudi, 19/10/2017 au samedi, 04/11/2017