Cinéaste multiprimé, habitué des grands festivals, Emanuele Crialese était membre du jury du 14ème Festival du film européen de Bruxelles.
Formé aux États Unis, il réalise en Italie des films de facture européenne universellement appréciés depuis la révélation à Cannes de Respiro, comédie dramatique sur le repli identitaire d’une île. Depuis lors, Ivan Corbisier l’a régulièrement invité à faire partie du jury de son festival. Pour la première fois, cette année, Crialese découvre le festival bruxellois et nous livre ses impressions et son enthousiasme à la découverte d’une programmation originale, qui se distingue des catalogues souvent itératifs des autres festivals.
C’est la première fois que vous êtes membre du jury du Brussels film festival. Quelles ont été vos impressions ? Pensez-vous que la programmation reflète le cinéma européen actuel ?
La sélection des films – c’est ce qui importe - est très intéressante et cohérente. J’aime les festivals mineurs ou qui sont considérés comme tels par rapport à d’autres, non pas parce qu’ils sont moins bien mais parce qu’ils présentent des œuvres que l’on ne verra nulle part ailleurs. Et souvent, ces films sans budget sont très enrichissants. Personnellement, j’y trouve une source d’inspiration. Il est important d’encourager ce cinéma-là et de permettre de découvrir des films qui ne sont pas mainstream. Dans des festivals comme celui-ci, on trouve de véritables perles.
En fait il ne répond pas à la question et il dit un contresens : il y a un leitmotiv, mais ses films sont très différents. Quel est le leitmotiv ?
Parmi les 4 films que vous avez réalisés, il y en a un, Respiro, qui ne parle pas d’émigration. Respiro c’est surtout un portrait de femme…
Oui. Il s’agit d’une femme qui va être chassée de l’île (la Sicile) parce que ses habitants ne la considèrent pas assez « normale » pour être acceptée dans l’île. Le thème ne change pas. Il y a toujours une aliénation. Une communauté décide arbitrairement d’exclure une femme que l’on ne peut pas juger parce qu’elle ne fait rien de mal, mais comme elle est assez libre, anti-conventionnelle, la petite communauté estime qu’elle doit se faire soigner et qu’elle doit le faire hors de l’île, qu’elle doit se cacher. C’est presque une tentative de confinement, d’exil. L’exil est nécessaire pour pouvoir revenir après l’intégration des règles. Dans Nuovomondo, c’est le contraire. Là, c’est une famille entière qui décide d’évoluer et d’aller vers l’Amérique. Pourquoi je dis « évoluer » ? On utilise beaucoup le mot « immigration » tout en faisant un lien instantané avec notre actualité. Mais l’immigration, c’est quoi ? Depuis la nuit des temps, depuis que l’homme se tient sur ses deux jambes, il émigre et il découvre ! Pour moi, « immigration » signifie mouvement. Et le mouvement, c’est l’évolution… C’est aussi pour cela que j’aime le cinéma, parce que c’est cinétique. Tout comme il y a un cinétisme que l’homme doit suivre pour devenir plus moderne. L’immigration, je la vois comme un grand mouvement qui ne s’est jamais arrêté dans l’histoire de l’homme mais qui a reçu des appellations différentes au gré de nos convenances : « phénomène sociologique, anthropologique, politique… ». Moi je dis que c’est un phénomène humain. C’est le courage d’un homme, d’une femme, d’un enfant, de dire : « Je pars et je vais découvrir. » La planète Terre nous appartient à tous. Je suis un peu obsédé par ces questions. Personnellement, je sens que si je n’avais été aux États Unis - j’ai choisi les Etats Unis mais je pouvais choisir la France ou je ne sais pas, l’Angleterre - mon évolution ne pouvais pas être complète. J’ai découvert une nouvelle culture, je l’ai comparée avec la mienne, j’ai appris de cette culture-là et j’ai évolué. Alors, on parle de l’Afrique, on dit tellement de choses sur les Africains, on se vante d’envoyer des aides, de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour développer les régions, le pays… Mais, on ne peut pas interdire à des pays, à des continents, de connaître le monde. Bien sûr, aujourd’hui il y a la télévision. Mais on ne peut pas connaître le monde à travers la télévision. Il faut bouger. Tout comme il faut bouger quand une relation ne fonctionne pas. Il faut aller vers autre chose, il faut grandir. Et l’émigration pour moi c’est cela, c’est un effort éprouvant pour l’homme, qui risque sa vie pour y arriver. Cela fait partie des droits de l’homme. Émigrer, partir, connaître se développer… cela ne se discute pas…
Parlons de la programmation du festival européen de Bruxelles. Avez–vous remarqué des préoccupations communes dans les films présentés ?
J’ai vu une solitude, une solitude abyssale. Des personnages seuls, sans aide face à des choix et qui en arrivent à commettre des actes inhumains. Notre monde est individualiste, nous avons perdu le sens de l’appartenance. Je suis moi-même, bien sûr, mais je suis aussi une partie de la communauté. L’homme aujourd’hui est derrière son écran, occupé à inventer sa propre identité. Et à la perdre en même temps parce qu’il n’y plus de confrontation ouverte, il n’y a plus de face à face, les yeux dans les yeux, comme dans les années 80 – on se réunit et on part ensemble et on communique. Non ! Maintenant tout est virtuel, ‘j’ai peur de toi et je ne te regarde pas dans les yeux car tu peux être une menace pour moi’. Notre civilisation va dans ce sens. Ce n’est pas évolutif. Et c’est dans les milieux les plus aisés que je constate les plus grandes frustrations, les plus grandes solitudes : l’homme et la femme, seuls, face à face avec les questions d’argent, de compétition, et une fenêtre constamment ouverte sur le monde dans la solitude de leur appartement. Mais cette fenêtre ne s’ouvre pas sur un paysage réel, elle s’ouvre sur un horizon virtuel, créé de toutes pièces, pas même imaginaire. On nous présente une réalité manipulée. Si vous ne possédez pas les instruments critiques pour comprendre ce qu’est une nouvelle journalistique, médiatique, honnête, vous êtes foutu.
Mais j’ai aussi trouvé dans les films que j’ai vus beaucoup de construction de personnages intéressants, des antihéros. C’est une caractéristique européenne. Car si l’Américain se ment à lui-même, nous, Européens, nous n’y arrivons pas.
La différence systématique faite entre le cinéma européen et le cinéma américain est-elle pleinement justifiée selon vous ?
Aux Etats Unis, le dénominateur est la conquête de l’Amérique. Ils se sentent similaires et ils le sont. Ils défendent la patrie. La possibilité de détenir un pistolet découle de cela, du statut de pionnier. En Europe, nous avons chacun notre identité propre et nous essayons de la définir de jour en jour.
Il y a aussi des exceptions en Amérique aujourd’hui. Le cinéma d’auteur commence à émerger. Je pense à Alejandro González Iñárritu qui est Mexicain, ce n’est pas une coïncidence. Bien sûr, on subit l’invasion des blockbusters. Mais comment pourrait-on le contrôler ? Pour filmer le débarquement en Normandie, ils ont des moyens que nous n’avons pas. Et pourquoi cela ? Parce qu’en Amérique, il n’y a pas d’argent public. Pour faire un film de 100 millions, il faut de l’argent venant des investisseurs et bien sûr, ils veulent récupérer leur mise. Nous avons donc plus de liberté pour promouvoir la culture. Et ce qui est malheureux, c’est de voir des cinéastes en Europe tenter de réaliser des films sur le modèle américain, sans succès évidemment.
Le contexte économique est-il meilleur aujourd’hui pour le cinéma italien ?
La grande nouveauté pour les auteurs en Italie, c’est la coproduction, la possibilité de sortir de la botte. Parce que l’argent va surtout aux distributeurs, aux producteurs. Mais le distributeur n’a aucun intérêt à promouvoir le film puisqu’ il est déjà gagnant avant même de faire son travail. Par les codistributions internationales, on la chance d’être remarqués ailleurs et c’était le cas pour Respiro. Je suis devenu réalisateur grâce à Cannes. Personne n’avait vu Respiro en Italie. Il est sorti en France en tant que petit film indépendant avec des sous-titrages et il a cartonné. Mais sans la France, le film serait resté à l’affiche trois jours au plus dans les salles italiennes.
Votre prochain film parlera-t-il aussi d’émigration ou d’immigration ?
Non, basta. On dit qu’un auteur réalise toujours le même film. Je crois que je vais toujours explorer le thème de l’aliénation, de la solitude, de la nécessité de comprendre le monde et de se faire comprendre. Il y a en moi cette recherche de l’équilibre à trouver entre l’identité d’un individu et celle du monde qui nous entoure, entre l’ambition personnelle et l’idéal de la société dans laquelle nous vivons - tout comme dans la famille où il faut trouver la goutte commune. J’ai écrit deux nouveaux scénarios sur le thème du déracinement. Vous connaissez l’histoire de l’être humain, non ? Il était une fois un petit poisson (au début nous étions tous poissons, sans poumons)… La lutte pour la survie était devenue tellement dure, que le petit poisson a sauté hors de l’eau sur la pierre. Il était là sur le point de mourir. Un autre l’a suivi, l’un est peut-être mort mais l’autre a ouvert la bouche et a inspiré un grand coup, et il est devenu un dinosaure. Aujourd’hui il n’est pas question de corps. On doit se métamorphoser dans nos consciences, en revenir à des rêves d’enfant. Que fait-t-on pour nos enfants, pour le futur ? Où vont nos arbres, notre planète ? Si on ne réussit pas ce petit pas évolutif, on risque peut-être de disparaître. J’attends ce moment dans l’histoire - maintenant ou dans mille ans. L’évolution m’intéresse mais je crains que ce ne soit pas pour bientôt. Je crois que nous sommes dans le Moyen Âge de la modernité…
Interview réalisée par Palmina Di Meo