J’étais en train de lire quand j’ai entendu la sonnerie de la porte d’entrée. Je n’attendais personne. Nous étions en Septembre, il commençait à faire noir.
- Henri !
- Je peux entrer ?
- Tu es seul ?
Je l’ai fait entrer. Il a ôté son imper, il donnait l’impression de ne pas savoir ce qu’il devait en faire. Je le lui ai pris. J’étais indécis. Je suppose que moi aussi, je donnais l’impression de ne pas savoir ce qu’il fallait en faire. J’ai eu un moment le sentiment qu’il allait le reprendre. Je l’ai poussé vers un fauteuil du salon.
Lorsque j’ai connu Henri, j’avais quinze ans. Peut-être moins. Je ne m’en souviens pas exactement. C’est vrai que ça n’a pas d’importance. Mais ce sont souvent des détails de cette nature qu’on cherche à préciser au moment des funérailles d’un ami.
Je me souviens du jour où nous avions été au casino de Trouville. Henri avait misé cent francs à la roulette. Le numéro était sorti mais le croupier avait repoussé toutes les plaques vers un autre joueur, un habitué sans doute, qui lui avait souri. Henri n’avait pas osé dire que deux des plaques étaient les siennes. Moi non plus, je n’avais rien dit. On est bête à vingt ans.
C’est la mère de sa fiancée qui m’avait invité dans leur maison de vacances. Elle était d’origine anglaise, et elle avait conservé cet accent dont elle pensait qu’aux yeux des français, il avait un caractère aristocratique.
- Nous sommes ravis, Pierre, de vous avoir à notre table.
Elle me vouvoyait alors qu’elle m’avait connu jeune adolescent, ami de sa fille Simone, et de celui qui allait devenir son gendre, un étudiant doué et brillant.
C’est Simone qui me l’avait raconté. Un jour, lors d’une manifestation comme il y en avait de nombreuses en France en 1968, il était à côté d’un garçon qui avait jeté un pavé sur la tête du policier étendu devant eux.
-Arrêtes, arrêtes. Tu vas le tuer, avait crié Henri.
Le garçon était hors de lui. Il avait repris le pavé, et l’avait asséné sur le visage du policier. Quand les autres CRS les avaient entourés, l’un d’eux, leur chef, avait crié :
- Qui a frappé ? C’est toi ?
Le garçon avait secoué la tête. Il était transi de peur.
- C’est toi ?
Henri avait tendu le doigt. Le garçon s’était mis à pleurer.
- Je ne voulais pas, je ne voulais pas.
Plus tard, Henri apprit qu’il s’agissait d’un jeune métallo qui croyait que la révolution avait éclaté. Il était allé au bout de ses convictions. CRS-S.S. avait-il crié.
Simone enseignait l’anglais. Henri avait son diplôme de philo-lettres. Il balançait entre une carrière de chercheur dont il disait en riant : chercheur de quoi, ou un travail de traducteur plus proche de ses goûts. Il soulignait, sans rire cette fois, que ça l’obligerait à mettre les mains dans le cambouis des tâches terre à terre.
Il n’y avait que quelques années que la guerre s’était achevée, et dans l’esprit de beaucoup de jeunes il était temps qu’on transformât le monde. Derrière le Parti Communiste, le Parti de la classe ouvrière, le Parti des Fusillés.
C’est à la fête de l’Huma qu’il avait demandé sa carte du Parti. Le stand était tenu par des jeunes gens. L’un d’eux lui avait crié:
- Salut, camarade.
Henri avait compris qu’il se trouvait parmi les siens.
- Salut, camarade.
Le jeune qui l’avait accueilli se nommait Simon Deltenre. Il lui avait demandé son nom et son adresse.
- Tu feras partie de la section Est. La cellule Bergère, c’est la mienne aussi. Ta carte te sera remise par le camarade Chauffier. Tu devras lui payer ta cotisation. Tu es étudiant ? Il n’y a pas de honte, camarade.
Mais Henri avait rougi. Ce sont les travailleurs qui sont les bâtisseurs du Futur. C’est drôle, même le discours oral avait ses majuscules.
Après s’être mariés, Henri et Simone avaient loué un petit appartement dans le neuvième arrondissement. Deux pièces et une cuisine, côté cour. Lui ne voulait pas attendre, il voulait travailler comme un prolétaire. C’était aussi l’époque des prêtres-ouvriers. Il n’y avait que les ouvriers de chez Renault qui se plaignaient de leur condition sociale.
Un grossiste en textiles cherchait un chauffeur pour effectuer ses livraisons, ce n’était pas mal payé, Henri fut engagé dès la première entrevue avec son futur patron. Il présente bien, pensa le patron, on dirait un étudiant des grandes écoles.
J’ai ouvert la bouteille de whisky.
- Tu es sûr que je ne te dérange pas ?
- Bien sûr que non ! Tu aurais du me prévenir. Et Simone ?
- Elle est à Paris. Je reviens d’Espagne.
- D’Espagne ? Je croyais que les démocrates boycottaient l’Espagne de Franco ?
- Toujours aussi moqueur. Je suis content de te revoir, Pierre. Bien que les circonstances ne soient pas les meilleurs pour des retrouvailles. Hélène n’est pas là ?
- Elle est chez sa mère jusque demain.
- Je peux dormir ici ?
Il y avait près de six ans que nous nous étions revus. Le jour de mon mariage. Simone et lui étaient venus de Paris sur une moto dotée d’un side-car. Tous les deux avaient enfilé un blouson de cuir. Ils avaient sur la tête une casquette comme en portaient les aviateurs durant la guerre.
On se voyait peu mais on se téléphonait souvent. Ils ne parlaient que de théâtre ou d’événements qui se déroulaient soit en France soit aux Etats-Unis. Parfois, en Union Soviétique. En France, ils étaient de nature sociale. Aux Etats-Unis, il s’agissait de politique impériale, et de la pire espèce. Quant à l’Union soviétique, les questions essentielles touchaient à la culture. Hors du Parti, le Parti c’était le parti communiste, rien de notable n’avait d’existence digne d’être commentée.
D’après ce que j’ai compris par après, en sortant d’une réunion de cellule, il s’était trouvé face à Juan Moralès, le fils d’un de ces républicains espagnols qui avaient rejoint la France à l’avènement de Franco. Juan avait été son condisciple à Philo-Lettres. Le hasard sans doute, ils ne s’étaient plus rencontrés depuis la sortie de la Fac. Juan et lui avaient été de bons amis qui pouvaient parler des heures durant de politique et de philosophie.
- Nous avons besoin de toi, Henri.
- Nous ?
Ils s’étaient attablés à la terrasse d’une brasserie du Boulevard Montmartre.
- Tu veux nous aider, Henri ?
Le cœur d’Henri s’était mis à battre plus vite. Un seul instant avait suffi pour que la vie de Juan, une vie secrète, il l’avait deviné, celle d’un militant, prenne un relief aussi marquant que celui des personnages de l’ombre qui naissent lors des bouleversements de l’histoire.
On était en 1975. Franco était fort malade. Certains disaient qu’il était aux portes de la mort, d’autres disaient qu’il était déjà mort mais que la nouvelle, pour des raisons de haute politique, était dissimulée au peuple espagnol.
Il y avait comme une césure dans le cours de l’Histoire. Rien ne bougeait. Même le parti communiste, le fer de lance de la lutte, se taisait.
Juan et ses camarades refusaient d’être nés trop tard. Quelques années plus tôt, ils auraient porté l’uniforme républicain. Certains ne s’en tireraient pas à si bon compte. Ils paieraient.
Tout le monde le sait. L’Histoire, c’est aussi l’histoire de chacun d’entre nous. Il y a deux histoires, aussi séparées l’une de l’autre que le sont les planètes: celle de ceux qui traversent leur existence sans savoir qu’ils en sont les maîtres mais qui l’ignorent ou qui veulent l’ignorer, celle de ceux qui se l’approprient tant qu’ils en ont la force.
Henri soudain se rendait compte qu’il n’attendait qu’un signe. Dieu ou le destin, ce n’étaient que des mots pour justifier une soif inexplicable de vivre autrement ou autre chose.
Juan faisait partie d’un groupe de jeunes révolutionnaires, des élèves de l’école d’architecture de Barcelone, qui voulaient contribuer à la fin du régime avant que la monarchie ne remplace la dictature. Seuls des coups de feu pouvaient attester de leur existence.
Juan avait acheté des armes, des pistolets, dans une maison située en banlieue parisienne qui alimentait en armes ceux qui en avait besoin pourvu que ce soit contre argent comptant.
- J’ai payé, j’ai mis les armes en lieu sûr. Mais j’ai le sentiment d’être surveillé, Henri. Ces armes sont dans un sac de sport à la consigne. Il faut les acheminer à la frontière. Quelqu’un t’attendra à Perpignan.
Juan n’avait pas demandé à Henri s’il était d’accord. Peut être qu’il l’avait deviné en le regardant. Peut être que Henri était d’accord avant même que la question ne lui soit posée. Qui sait ce qui motive les gens au delà des apparences. Qu’il s’agisse de vie ou de mort.
- Je dois m’absenter pour quelques jours.
Simone avait compris qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Cette nuit là, ils s’aimèrent avec la gravité qui accompagne les gestes qui comptent. Dont le souvenir, un jour, aura l’éclat du diamant.
A Perpignan, Henri était attendu. Par un jeune inconnu et par Juan qui souriait. Il y a, paraît-il, des poignées de main qui valent de grands discours. Henri avait les larmes aux yeux.
Il avait eu peur durant tout le voyage. Il avait fait semblant de ne pas regarder le sac qu’il avait hissé sur le filet en face de lui. Son regard l’y ramenait constamment.
- Ne dis rien, Juan. Ce n’était pas grand-chose.
Je veux vous accompagner.
- Il faudra traverser la montagne à pieds.
Ils traversèrent la frontière à la hauteur de Figueras dès l’aube. Le soir ils étaient à Barcelone.
La suite de son aventure espagnole, je l’ai appris une autre fois. Il m’avait téléphoné avant de venir. Non pas de Paris comme il eut été naturel mais de Bruxelles où il était déjà.
- Hélène est là ?
- Pas de chance, Henri. A croire qu’elle te fuit, elle est chaque fois chez sa mère quand tu es à Bruxelles. Tu dors chez nous je suppose.
Henri m’inquiétait sans que je puisse en donner la raison. C’est moi et moi seul qu’il voulait rencontrer. Il était à peine assis qu’il parlait.
Cette fois là, il se rendait à Barcelone sans raison impérieuse. C’est l’atmosphère de cette ville qui lui était utile.
- Non. Pas utile. Nécessaire, Pierre. On dirait que la vie s’y est arrêtée. Hors du temps, et en même temps…
La première fois, ils s’étaient retrouvés, Juan, son ami et lui dans un petit appartement situé entre la Cathédrale et les Ramblas. Ils étaient six. Cinq garçons et Manuela. Ils regardèrent les armes et Victor, le plus jeune d’entre eux, fit semblant de viser une statuette qui se trouvait sur la cheminée comme il l’avait vu faire dans des films policiers.
- Dès demain, nous devrons décider de la cible.
Ferdinand, c’est lui qui les recevait, avait sorti d’une armoire la bouteille de Xérès et rempli les verres. Puis, chacun prit congé. Henri avait accompagné Manuela chez elle.
Deux fois il était revenu chez Ferdinand. Non plus pour y apporter des armes mais pour participer à l’élaboration de l’Histoire. Franco, disait-on, était entre la vie et la mort. La nuit, il la passait chez Manuela.
Manuela se voulait une passionaria qui vouait sa vie à la classe ouvrière. L’image de la révolution. Elle faisait l’amour avec passion.
C’est le jeune Victor qui bouleversa tous leurs plans. Il n’avait pas pu attendre. Il avait tiré sur un garde-civil sans l’atteindre, et il s’était fait arrêter. Une histoire lamentable et banale qui le mena en prison non pas comme un révolutionnaire mais comme un délinquant ordinaire. Franco venait de mourir officiellement, l’Histoire de l’Espagne se remettait en route.
Par prudence le groupe s’était dissous et leurs membres s’étaient dispersés. Manuela avait quitté Barcelone. Henri n’avait pas cherché à la retrouver. Un an plus tard, il avait revu Juan qui s’efforçait d’être engagé comme fonctionnaire à la municipalité. Il avait des qualités de leader et saurait diriger un service sans difficulté.
Tout en parlant, nous avions vidé quelques verres de whiskys.
- Je vais préparer ton lit.
- Merci, Pierre. Pas ce soir.
Je n’ai plus revu Henri. Beaucoup plus tard, Henri était mort, Simone, au téléphone, avait évoqué ce qu’elle appelait sa période espagnole.
Dans la cellule Bergère, sa cellule, les problèmes évoqués ne changeaient pas souvent. Les élections municipales, les manifs, les instructions du Parti. Henri n’y prenait plus la parole que rarement. Simone l’accompagnait mais ils ne s’asseyaient pas côte à côte. Dans la cellule, ils étaient des membres de la cellule avant d’être mari et femme.
Henri ne travaillait plus comme chauffeur Un membre de la Fédération lui avait proposé de seconder le dirigeant d’une entreprise du Parti.
Elle importait des appareils photographiques d’Union Soviétique. Il en devint le dirigeant.
A plusieurs reprises, il s’était rendu à Moscou. Un haut fonctionnaire du ministère avec lequel il lui arrivait de dîner, lui avait dit un soir :
- Tu ne feras pas une belle carrière, Henri. Tu feras une grande carrière. Tu as l’étoffe d’un chef.
Qui avait été dans le vrai ? Le jeune homme qu’il avait
été ? L’homme qu’il était devenu ?
J’ai appris plus tard qu’Henri n’était pas mort de mort naturelle, Il s’était suicidé.