Je le vois bien, mon imagination se tarit. Le nombre de pages de mes nouvelles se réduit. Et d’une construction qui raconte et distribue les évènements, je ne laisse plus voir que les quelques pages de ce qui dans d’autres nouvelles, plus longues, était la chute.
Je dois en conclure que bientôt mes histoires se suffiront du point final.
Il m’arrive de penser à « la guerre de Troyes n’aura pas lieu », la pièce de théâtre de Jean Giraudoux. Au son unique tiré de la trompette de Sosie qui était, à ce qu’il disait, le son ultime d’une composition bien plus longue, et que de cette manière il l’exprimait sans fioritures.
J’ai toujours été un taiseux. En réalité, j’ai toujours aimé discourir mais à voix si basse que j’étais le seul à m’entendre. Il est plus que temps que je parle de moi à haute voix.
Je suis né le 19 novembre 1926 à Czestochowa en Pologne. Si je n’y étais pas retourné de très nombreuses années plus tard « pour voir », je serais incapable de dire à quoi ressemblait et ressemble aujourd’hui cette ville de plus ou moins 250.000 habitants dont une grande partie de la population était juive, m’a-t-on dit.
J’imagine que mon père et ma mère la connaissaient, eux, pour y avoir vécu jusqu'à ce qu’un policier de ses amis eut prévenu mon père qu’il serait arrêté dès le lendemain. Il défendait les travailleurs, ce n’était pas très bien vu par les autorités.
A partir de là, j’ignore si c’est mon imagination qui a nourri mes souvenirs ou si ce sont les images fugitives d’un cerveau de gosse qui a nourri les textes littéraires qui j’y ai consacrés.
J’avais 10 ans lorsque mon histoire a commencé et s’est poursuivie sans discontinuer jusqu’à ce jour. Ce jour dont j’ai le sentiment qu’il est le premier des derniers à venir.
Entre le jour de ma naissance et l’âge de dix ans, je ne me souviens que d’images disparates.
Un lit cage porté par ma mère, la paume brulée par un gâteau, la rue Van Helmont, l’épicerie en face de la maison, un tonneau de fromages surets, des diables de réglisse tout noirs, un café dans une ville de province, des frites mangées après une séance de cinéma le dimanche après midi, l’athénée de Mons où j’entamais des études de grec et de latin et enfin l’arrivée à l’école de la justice.
Depuis, je peux tout raconter sans mentir ni à moi ni à d’autres. Ou alors mentir pour me servir de mes souvenirs plus ou moins arrangés comme matière première plutôt que d’inventer purement et simplement.
Je n’avais pas plus de vingt ans lorsque la guerre, celle de 40 s’est achevée. Est-ce que chaque génération est astreinte à une grande tuerie dont le souvenir le marquera durant toute sa vie. Est-ce qu’aux yeux de ceux qui sont nés après cette guerre, j’apparais aussi incongru que ne le furent à mes yeux les survivants de la guerre précédente, celle de 1914, dont on célèbrera le centenaire d’ici quelques mois ?
Peu importe les discours conventionnels et saugrenus qu’un ministre tiendra. Plus personne ne le corrigera.
Je me souviens d’un âne que Claude, mon ami à la vie à la mort de ce temps-là, et moi, nous promenions dans la rue principale de Bruxelles à la veilles d’élections. L’âne portait une pancarte qui disait : le suis un âne, je ne vote pas communiste. Ni l’âne ni les communistes ne furent élus.
Je me suis marié quelques années plus tard à celle que j’avais promis d’aimer, esprit fort que j’étais, le plus longtemps possible. A celle qui, elle, m’a aimé toute sa vie. Elle est morte jeune. J’ai le sentiment depuis quelques temps que moi aussi, je l’aurai aimée jusqu’au dernier de mes jours.
Ma quatrième vie, celle que je suis en train d’achever, il me semble qu’elle ressemble à celle que l’on décrit comme étant celle de l’adolescence. Alors, je rêvais et je pouvais tout attendre de mes rêves. Aujourd’hui que je risque de mentir en disant : à demain, j’éprouve le même sentiment de plénitude qu’alors. Comme alors, je ne crains rien de l’avenir, je le connais.
Commentaires
Il me semble avoir déjà lu ce texte. Tout au début ....
Mais vous écrivez bien, comme dans la dernière nouvelle de ce jour. On vous lit avec plaisir. Alors, merci.
Une façon comme une autre de se déciller le regard, même si c'est sur un tard.
Bon dimanche.