Ecoutez Watteau, c’est une leçon de musique !
Cette exposition est l'occasion unique de redécouvrir ce maître ainsi que certains de ses contemporains à travers une centaine d’œuvres, réunissant peintures, dessins, gravures et instruments de musique. Fragile et peu abondante, la production du peintre, conservée aux quatre coins du monde, figure au patrimoine des musées les plus prestigieux. La voici à Bruxelles, cœur de l’Europe. Elle est le fruit d’une collaboration inédite du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles avec le Palais des Beaux-Arts de Lille, initiant un flux intellectuel et artistique de premier plan entre les deux villes. Elle est inscrite sous le haut patronage de Leurs Majestés le Roi et la Reine des Belges, sous le Haut Patronage de Monsieur Elio di Rupo Premier Ministre et sous le Haut Patronage de Monsieur François Hollande, Président de la République française. L’esprit qui préside à son installation est inscrit dans l’interdisciplinarité chère au Palais des Beaux-Arts dont la mission est de rassembler les arts, depuis sa fondation.
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Baudelaire, Les Fleurs du mal, IV.
Le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire ne peut pas trouver ici meilleur écho. Tout d’abord au cœur de l’œuvre de Watteau lui-même qui trouve son inspiration picturale dans le geste et le corps du musicien, le galbe et les formes des instruments aux connotations souvent érotiques. Le désir naît dans la musique, symbole de l’amour mélancolique. Et le porte-mine à deux pointes de l’artiste ou son pinceau et sa brosse s’empressent de capter avec vivacité et réalisme ses vibrations les plus profondes. Les titres de ses toiles seront évocateurs : « La leçon de musique, la gamme d’amour, l’accord parfait…. » Intitulés évocateurs qui suggèrent les double-sens des fêtes galantes. Car, non, Watteau n’a pas d’appétence pour les traditionnels sujets religieux, mythologiques ou guerriers. Il s’intéresse aux sentiments intimes de l’homme, et cela, c’est une véritable révolution. En 1717 il peint l’œuvre qui signa son style : « Le Pèlerinage à l'île de Cythère ». Une scène pastorale inspirée du « Jardin d’amour » de Rubens dont il était le fervent admirateur. Il la soumit pour son admission à l’Académie où il fut reçu comme peintre (inclassable) et désormais appelé « peintre de fêtes galantes », un titre créé expressément pour lui. La campagne semble enchantée, les paysages, italiens, un pays qu’il ne connaîtra que par la musique, car il est pauvre et a a raté de peu l’obtention du prix de Rome.
Non seulement la musique, celle de Couperin en particulier, est source d’inspiration mais la présence d’autres disciplines comme le théâtre et la danse n’a rien de fortuit. C’est l’occasion pour lui d’insister sur les duperies et les humiliations de l’amour. Ombrageux et farouche, il convient que l’amour est éphémère et ne peut durer que le temps d’un morceau de musique. Voilà la boucle est bouclée. Gilles le niais avec son costume de satin blanc, trop large et trop court, entouré d’autres personnages de la Comédie italienne, a peu de chances de séduire une dame frivole. Pierrot de dos est l’objet de quolibets féminins et est empêché de s’assoir. Watteau annonce le théâtre de Marivaux. Le mouvement des idées se fait en dehors de la cour et on se réunit dans les salons mondains chez Pierre Crozat, son bienfaiteur.
Ensuite, le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire trouve aussi son écho dans la conception même de l’exposition qui n’est pas une monographie mais une mise en présence de disciplines correspondantes. C’est ainsi que William Christie, le prestigieux commissaire général de l’exposition, a orchestré lui-même le fil conducteur musical de l’événement en intégrant le son à la scénographie. Des points d’écoute et des alcôves musicales sont à la disposition du public tout au long du parcours de l’exposition. Au moyen d’un casque audio, le visiteur est invité à découvrir une sélection de morceaux de musique, notamment des extraits de son concert du 28 janvier 2013 au conservatoire Royal avec Les Arts florissants. Une salle accueille des concerts gratuits interprétés par les étudiants de plusieurs conservatoires supérieurs de Belgique et de France, durant les nocturnes du jeudi soir.
Et les correspondances ne s’arrêtent pas là : la littérature rejoint le concert des plaisirs du luth, de la guitare et du pinceau. En effet, Pierre Michon, l’écrivain français, est aussi de la partie. Les visiteurs peuvent également lire et écouter durant leur visite de larges extraits de son roman « Maîtres et serviteurs, la vie de Watteau », une œuvre littéraire contemporaine centrée sur la vie du peintre mort trop jeune de phtisie.
La structure de ses tableaux est audacieuse et raffinée. Le peintre agence des personnages sortis tels quels de ses carnets puis les enchâsse dans des paysages poétiques. Armé de pierre noire, de sanguine ou de craie blanche, il a croqué avec souplesse et vivacité les gestes des artistes du pont Notre-Dame et ceux des comédiens de la Commedia Del Arte … avant l’édit de leur expulsion par le pouvoir. Dans ces vastes paysages qui ne sont pas sans rappeler les maîtres flamands, il laisse toujours un espace vide : pour le rêve, le silence, le temps suspendu ou le sentiment de mélancolie. Plus que de nous parler, ses toiles vibrent de murmures mystérieux et de volupté : depuis les battements de cœur d’Arlequin ou de Pierrot, aux bruissements des feuillages, des sources et des fontaines, jusqu'aux froissements délicats des robes de soie des dames costumées. Clin d’œil à la sévère Madame de Maintenon ? Chimères ou monde réel ? Les compositions asymétriques ont l’air de balancer entre deux. Mais l’émotion est sertie dans la palette brillante et les jeux de lumière mystérieux autour des personnages à la pose dansante et aérienne. Au XIXe siècle, Baudelaire dans les « Fleurs du mal » et Verlaine dans les « Fêtes galantes » n’auront de cesse que de se référer à ce jeune peintre dont la réussite n’apaisa jamais la mélancolie.
(né en 1684 à Valenciennes, mort en 1721 à Nogent-sur-Marne)