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Publications de Antonia ILIESCU (60)

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La respiration de l'artiste

La respiration de l’artiste

(nano essai) – Antonia Iliescu

Pour l’artiste il y a plusieurs degrés de présence sur l’espace virtuel. Quand l’artiste se retire, il laisse parler son œuvre. C’est la manière la plus convaincante de communiquer avec le monde (présent ou futur) et c’est lorsque l’huile monte à la surface qu’il est le mieux entendu. Et c’est ainsi qu’il accomplit son rôle.

Pour l’artiste l’inspiration est de l’inspiration, tendis que son œuvre est de l’expiration. Il crée, donc il respire ; il respire, donc il existe. Et quand il se retire c’est pour se nourrir, car – n’oublions pas – ce n’est pas la partie visible qui soutient l’iceberg.

8. 08. 2013

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Le bal des morts

Le bal des morts

Antonia Iliescu

           Sur leur planète, qui se trouve dans la constellation Le Chevalet du Peintre  (une vraie pépinière d’étoiles), les êtres n’ont pas de corps, ni au moins une forme quelconque. Ils se distinguent uniquement par la couleur.
           Une nuit d’été mon père m’a invitée au bal des morts. Sur une plage énorme au sable blanc, on avait improvisé un ring. Un peu plus loin, sur la ligne d'un horizon invisible, un immense tableau était installé, tableau vivant, sans cadre, sans limites. Quelqu’un était là, silencieux et soucieux de ses invités – les gens chuchotaient que c’était Asclépios. Il nous appelait à danser, en faisant des signes par la main : « Venez, approchez-vous! N’ayez pas peur! Tout est un jeu.». La toile était faite de deux plaques fines de verre, entre lesquelles serpentait un fluide bleu clair, qui pouvait être le ciel ou la mer ou les deux mélangés… Anciens terriens habillés de vêtements de maison en couleur sépia (seul mon père portait une chemise bleue) attendaient leur tour soit en dansant, soit en sommeillant dans les fauteuils mous de nuages. Des gens grands et des gens petits, des riches et des pauvres, femmes ou hommes, partaient deux par deux, la main dans la main vers le tableau.
           Deux jeunes filles arrivèrent près de lui. A un moment donné, l’une d’entre elles fut absorbée à l’intérieur de l’immense écran, et a commencé la danse de la mort : elle s’est pliée en deux et s’est liquéfiée ; elle devint ainsi une gouttelette noire, visqueuse, qui peu après  monta par osmose entre les deux lamelles transparentes. L’instant suivant j’ai assisté à un spectacle sublime. La gouttelette noire a explosé comme une supernova, changeant continuellement de forme et de couleur. Le film de soie pastellée glissait entre les feuillettes de verre. Des milliers de rayons et de particules portant la couleur dominante individuelle, s’y répandaient comme dans un feu d’artifices, pour disparaître quelques secondes après, fondus dans une délicate toile d’araignée.
           Mon père était paisible. Il s’est détaché de la foule et a commencé à danser lentement, en glissant vers le mystérieux athanor. Après cette distillation, les êtres transformés en vibrations tissaient les fils de la toile d’araignée dans une infinité de nuances. Certaines couleurs j’ai réussi à les identifier ici, sur terre : ma grand-mère rose, mon père bleu, l’homme couleur pigeon voyageur, la femme jaunâtre, le petit homme gris-vert, la femme d’or, l’homme mauve de déprime… Mais d’autres gens sont enveloppés dans une substance mystérieuse, quelque chose d’indéfini, comprenant des mélanges étranges de couleurs de feu ou d’autres, troubles, de vent, de couchers et levers du soleil et de lune, de froid et fournaise, poix et artifices.
            Parmi eux se trouve peut-être l’homme arc-en-ciel, dont on dit qu’il serait le seul à avoir libéré sa verticale éternelle de l’horizontalité. Il est l’homme le plus difficile à trouver ici mais il vaut la peine de le chercher.
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(fragment du livre « Curcubeul cu oameni »* de Antonia Iliescu – Ed. Libra Vox - Bucuresti 2002)

 * L’arc-en-ciel aux humains

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A mon père

À mon père

antonia iliescu

Écoute-moi un instant, écoute, bon père,

Et ne pars pas avec l’ange gardien

Porté trop vite par ce rayon en pleurs

Qui t’arrache à ce monde de misère.

J’aimerais te dire… mais quoi te dire, bon père,

Quand entre nous il n’y a qu’une prière

Quand le bon songe s’égare estompé

Dans des mondes lointains, inconnus et cachés,

Où tu apaises ton âme blanche de fumée.

J’aimerais pourtant que tu puisses sentir

Tout c’que je n’arrive pas et je voudrais te dire

Avec mon âme qui pleure, agenouillée.

Et si jamais nous on se rencontrait
sur l’invisible lèvre d’une fragile onde,

Pour fusionner une toute petite seconde,

Je t’embrasserais fort encore une fois,

Et je déballerais sans pudeur devant toi

Toute ma réserve d’amour et mes non-dits. 

Je t’aime… Comme tu me manques papa… 

À bientôt, à l’une de ces étoiles de l’infini.

 

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La basilique sainte Marie des Anges et des Martyres

 Antonia Iliescu

 

La dernière œuvre de Michel-Ange en matière d’architecture est la basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri de Rome [1]Nommée à l’origine “La Basilica di Santa Maria dei Sette Angeli” ce monument d’art ancien naît par la décision du Pape Pie IV (le 5 août 1561). Le sacerdoce sicilien  Antonio Lo Duca propose de dédier cet édifice « aux sept anges », Michel-Ange ayant la charge de réaliser ce projet dans l’enceinte des Thermes Romains de Dioclétien.  Sur un frontispice de l’église il est écrit : “le terme romane sono construite con il sudore e il sangue di schiavi e martiri cristiani” (Antonio Lo Duca). 

La basilique vouée à la Vierge, aux Anges et aux Martyres, est un hommage à ces premiers chrétiens anonymes mais également un « mémento » historique. L’Empereur romain Dioclétien (243 – 313 après J.Ch.), connu non seulement par ses contributions en matière d’organisation de l’empire (il est l’initiateur du système de gouvernement nommé “tetrarchia”), mais aussi comme étant le dernier grand persécuteur des chrétiens, renonce en l’an 305 à son titre de « Augustus », en se retirant de la vie politique. Remords ?...

Le fils d’un des quatre représentants de la tétrarchie deviendra l’empereur Constantin I, connu par les orthodoxes comme Constantin le Grand. Cet empereur, par l’édit dit « de tolérance » de Milan (l’an 313), donne légitimité à la religion chrétienne dans tout l’Empire Romain. L’édit a représenté en fait l’extension d’un acte similaire (datant de 311) donné par Galerio, l’empereur de l’Empire Romain de l’Est. Ce dernier a accordé à Constantin le titre de Caesar, en lui reconnaissant ainsi le droit à la succession du trône. L’édit de Galério avait failli à être appliqué à cause de la mort de celui-ci, quelques jours après son émission (le 5 mai 311). Galerio provenait de la Dacie romaine (la Roumanie d’aujourd’hui), ayant comme mère une dace.

Le mur frontal de la Basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri, tout comme le creux d’une main divine qui tient la croix, le Fils-de-l’Homme, la Vierge et les Anges annonciateurs, invite le passant à y entrer et appelle l’artiste à poser son empreinte dans ce temple de la concorde. La voûte centrale, blanche, construite par Michel-Ange en 1571, est d’une étonnante simplicité, dépourvue de peintures ou tout autre ornement. Personne n’a intervenu avec une quelconque intention de restauration, depuis que la main de Michel-Ange, celle qui lui avait donné forme et résistance, l’ait touchée. Mais aucune imperfection ne se remarque dans l’ensemble de ses formes courbées, blanches et majestueuses, merveilleusement conservées. Même le temps n’ose pas dénaturer ces lieux sanctifiés par le génie du maître. Uniquement les artistes sacrés ont la permission de se rallier aux œuvres des grands précurseurs.

Le projet, resté inachevé par la mort de Michel-Ange, a laissé aux successeurs un espace ouvert aux œuvres des artistes à venir dans les siècles suivants, en commençant par ceux du XVI-e siècle et jusqu’aujourd’hui. Le style combiné, entre baroque et néoclassicisme, est dicté par des œuvres célèbres des peintres italiens et/architectes renommés - Domenichino (XVII-e siècle), Pompeo Batoni, Carlo Maratta, Givanni Odazzi, Luigi Vanvitelli (peintre et architecte du XVIII-e siècle) – et du peintre français Pierre Subleryas (XVIII-e siècle).

De même, dans l’enceinte de la basilique « Sainte Marie des Anges et des Martyres », de nombreuses sculptures, peintures, bas-reliefs, tapisseries et mosaïques ont trouvé une place privilégiée, permanente ou temporaire, dans le cadre de certaines expositions d’art. Le sculpteur, le peintre et le créateur de tapisseries en style moderne, Camilian Demestrescu [2] – (d’origine roumaine, né en 1924, artiste militant anticommuniste qui s’est auto-exilé en Italie, où il vit depuis 1969) – a exposé dans la période des fêtes de Noël, entre le 18 décembre 2005 et le 15 janvier 2006, des sculptures et des tapisseries. L’une des œuvres exposés à cette occasion est celle intitulé « La noce du Soleil avec la Lune » (du cycle « Hiérophanies ») :

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Son art imbibé d’un saint modernisme, spécialement dans ses tapisseries, attire l’attention du Monseigneur Renzo Giuliano, le curé de la basilique. C’est ainsi que deux des tapisseries de Demetrescu ornent la salle de réception de Vatican (la salle Nervi). Il s’agit d’œuvres chargés d’un éloquent symbolisme, comme par exemple « Annonciation »

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et  “Saint George tuant le dragon” , inscrit sur le drapeau tricolore de la Roumanie : 

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Igor Mitoraj [3] (sculpteur d'origine polonaise, né en 1944) occupe une place d’honneur, le projet de reconstruction des portes d’entrée de la basilique lui étant confié. « Les portes des anges », sculptées en bronze, sont inaugurées le 28 février 2006. Par la même occasion Igor Mitoraj offre comme don à la basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri une sculpture « La tête de Saint Jean Baptiste » portant des bandages blancs d’un linceul, qui nous « parle » dès qu’on a mis le pied dans la rotonde de la basilique, en nous rappelant le martyre des futurs chrétiens.

 

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L’architecture de l’église a introduit des éléments symboliques. Sur le mur d’entrée on peut observer une niche à courbature concave, qui abrite une sorte de calice de marbre blanc, ce qui nous fait penser au Saint Graal. La niche est veillée par les deux portes sur lesquelles l’artiste a sculptées en bas-relief la scène de la Résurrection et celle de l’Annonciation. Les portes de Mitoraj, greffées sur les Thermes romains, parlent du lien entre les mondes antiques, révolus, ceux présents et ceux qui vont venir. Ce lien se réalise à travers l’art et les symboles : les thermes étaient des salles de bain où les habitants de Rome nettoyaient leurs corps et l’église, endroit destiné à la purification de l’âme.

La porte à droite (en sortant de la basilique) représente le Christ qui porte la croix en lui-même. Le corps du Messie est partagé en quatre parties par cet insigne qui ne ressemble à aucune croix classique faite en bois, en pierre ou en métal. C’est une croix immatérielle qui lie le saint corps au grand mystère de l’univers.

 

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Jésus passe à travers la porte, prise comme symbole du ciel et vient vers nous avec seulement une partie du corps, l’autre restant au ciel. Jésus est Lui-même porte du ciel ouverte vers nous, les gens ordinaires. Il porte sa croix sans effort, car c’est une croix légère et purificatrice. Le visage du Christ ressuscité des morts, au regard dirigé vers le bas (vers ceux qui entrent dans l’église), n’exprime ni souffrance, ni résignation, mais soulagement et compassion.

La porte de gauche représente la Vierge Marie qui écoute le message de l’archange Gabriel, qui lui dévoile sa mission sainte sur la terre. Tandis que l’archange sort du plan céleste avec uniquement une partie de son corps et une seule aile, la Vierge écoute humble, la tête baissée, la voix de l’ange.

 

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Une fenêtre circulaire située à l’entrée même de la Basilique, laisse la lumière solaire pénétrer à travers la coupole. Quand on est entré dans l’église, sur un mur s’était formé un superbe arc-en-ciel. Plus tard on a appris que cette fenêtre ronde donne vie au « Méridien » de Francesco Bianchini (philosophe, astronome, médecin, historien, botaniste, théologien et mathématicien du XVII-e siècle). Cet instrument de mesure du temps a été fabriqué par le savant aiguillonné par le Pape Clément XI, dans l’an 1701. Il sert à la détermination de certaines dates très importantes du calendrier: les Pâques, l’équinoxe de printemps (…).

Chose étrange, la basilique n’est pas inscrite dans le guide touristique (“Un grand week-end à Rome” - Hachette - 2006), qu’on avait sur nous lors de notre courte visite, immédiatement après Pâques. C’était le dernier jour qu’on passait à Rome quand, ratant les Thermes (elles étaient fermées ce jour-là), nous passâmes à côté de la basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri. « Ca ne vaut pas la peine d’y entrer. Elle n’est pas dans le guide » - nous dit l’accompagnateur, pressé de se diriger vers d’autres objectifs incontournables. Je ne l’ai pas écouté. Je me suis approchée de l’église, étant appelée par la forme bizarre du mur où l’on pouvait distinguer de loin des morceaux d’humains et d’anges qui « criaient » par leur silence. Au fur et à mesure que je m’approchais, les yeux se dilataient d’étonnement et d’émotion.

En passant à travers les deux « portes des anges », j’entrais dans le creux de la main divine où les lignes de la « paume » devenaient de plus en plus visibles et éloquentes. L’histoire ancienne avait creusé des lignes profondes, celles tracées par la main de Michel-Ange, sur lesquelles s’étaient superposées harmonieusement, au fil des siècles, d’autres lignes, tracées par des artistes modernes, qui avaient transmis plus loin le message divin.

Une photo de l’autel, que j’ai prise avec une main tremblante d’émotion, amène au premier plan, par le jeu du hasard et celui des bougies allumées, les anges de lumière. On peut les voir sur la partie droite de l’image, plongés dans une profonde prière.

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5 mai 2007

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[1] Sur l’histoire de la Bazilique Santa Maria degli Angeli e dei Martirihttp://www.santamariadegliangeliroma.it/paginamastersing.html?codice_url=istituzione_canonica&ramo_home=Parrocchia&lingua=ITALIANO
 

[2] Camilian Demetrescu – oeuvres: http://www.santamariadegliangeliroma.it/paginamastersing.html?codice_url=demetrescu_opere&lingua=ITALIANO&ramo_home=Eventi 
 

[3] Igor Mitoraj:

http://www.santamariadegliangeliroma.it/paginamastersing.html?codice_url=comunicato_stampa_107&lingua=ITALIANO&ramo_home=Eventi

 

 

 

 

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La forêt mãrtzichor

La forêt mãrtzichor*

       Antonia Iliescu

Un mãrtzichor bizarre surgit de la toile web

La forêt moite se cache troublée, timide, féconde,

Sous des laiteuses silhouettes et dans les cornes des cerfs

De verdâtres couleurs se taillent une place dans l’onde.

Tu m’as fait comme cadeau ce printemps enneigé

Avec son monde à lui, silencieuse bourrasque ;

Des chants de roses pétales et des feuilles d’herbier,

Un monde nouveau se tisse le cocon sous un masque.

Les gracieux crocus, élèvent leurs mains blanchâtres

Implorant hauts et souples le ciel à les aimer

Le sang du cœur frissonne comme dans les heures folâtres

Quand pour la première fois du miel j’ai goûté.

Un monde dans des printemps, aux printemps des amours

M’appellent de loin, des zones défendues par des glaives

- Réveille-toi, princesse, ranime les troubadours,

Et ne laisse pas ta vie couler que dans tes rêves !

En or du paradis transmute la forêt grise

Silencieuse elle casse des bourgeons frémissant

À chaque seconde qui passe la morose glace se brise

Sous l’ombre d’un oiseau qui y arrive en chantant.

Enfants aux cheveux gris, on a la même joie

Pour ce premier mars, ce mãrtzichor joli ;

Y a beaucoup d’âme en lui, beaucoup d’âme de toi

Et je t’en remercie, enfant moitié blanchi.

                                                          28. 02. 2013

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* La fête du premier mars : la fête du Mãrtzichor

Chez les roumains, le mãrtzichor, ce petit pendentif-talisman (en bois, en métal, or, argent, bronze, tissu…) et sa ficèle bicolore en blanc et rouge (signifiant le passage de l’hiver vers le printemps mais également l’amour et la pureté), est un porte-bonheur que l’on offre le premier jour de mars, en signe d’amour et d’amitié. Les parents offrent ce petit objet aux enfants, mais tout aussi bien cette amulette est donnée aux femmes par les hommes et vice versa. Les enfants, à leur tour, offrent un mãrtzichor à leurs mères et aux plus aimés de leurs professeurs. Il est porteur de chance pour l’année en cours, à condition que l’on porte pendant tout le mois de mars accroché à la veste.

À la fin mars, le mãrtzichor est accroché à un arbre fruitier; il apporte ainsi bonheur et richesse à la maison.

Des coutumes semblables on rencontre dans la zone des Balkans chez les bulgares, les macédoniens et les albanais.

 

 

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L’artiste, le philosophe et la vérité offerte

L’artiste, le philosophe et la vérité offerte
(essai)

Antonia Iliescu

Qu’est-ce que « la vérité » ? À la première vue on pourrait la cataloguer comme  l’antonyme du mensonge. Dans un sens restreint elle pourrait être définie comme l’antidote du mensonge. Mais dans un sens large, regardée sous un angle notionnel et philosophique, quelle définition pourrait la comprendre ? Qui pourrait la délimiter ? Une caste, une communauté peuvent décréter comme « vérité » un fait abstrait boiteux ou même un faux qui pourrait servir leurs intérêts. Il s’agit d’une « vérité » fabriquée et fonctionnelle, qui apporte des fruits immédiats, qui usurpe toute alternative de renversement de sa position, préétablie, de vérité unique et irrévocable et qui sert les intérêts politiques de cette caste, communauté ou parti politique.

L’artiste authentique, comme le philosophe, cherche la vérité par d’autres moyens, il n’étant pas contraint que par sa propre conscience, dans la démarche de lui définir le contenu, les formes et les limites. L’artiste et le philosophe sont des récepteurs de valeurs captées par intuition, parmi lesquelles la vérité a la qualité d’axiome. Elle ne doit donc pas être démontrée, mais seulement exposée dans des formes convenables, intelligibles, sensibles et surtout non calculées ou programmées. L’onde pure ne doit pas être habillée dans des choses sophistiquées, autrement elle risque de ne plus pouvoir être contenue par tout un chacun et son but primaire – celui d’être un médiateur entre l’homme et le Divin – serait ainsi dénaturé, ou pire encore, tué par inutilité. L’artiste, tout comme le philosophe, pendant ses instants de grâce, est celui qui entend sans oreilles, celui qui voit sans yeux, celui qui sait sans avoir cherché, « celui qui croit sans avoir recherché ». Il est l’enfant éternel qui a été investi avec des parties de la Grande Vérité Universelle.

La vérité ne peut pas pénétrer dans le monde qu’à travers des gens solitaires, qui en témoignent, après avoir expérimenté cette partie de vérité qui s’est dévoilée à eux par un travail/vécu fastidieux couronné de révélation. C’est ainsi que les philosophes ont apparu, malgré eux, en se promenant comme Socrate dans l’Agora et en conversant avec la foule.

Socrate, ce subtil artiste de la raison, ingénieux philosophe qui n’a écrit au moins une seule ligne, a influencé la pensée de l’humanité par l’art avec laquelle il faisait sortir la vérité de l’esprit de ses contemporains, en les incitant de la découvrir tous seuls. Sa tactique se servait des questions, Socrate se faisant passer pour un novice dans différents problèmes. Avec beaucoup de subtilité, il corrigeait les fautes de ses contemporains athéniens, en les poussant de penser eux mêmes et de découvrir par eux mêmes d’abord l’absurde et ensuite la vérité. Au nom de cette vérité, que Socrate considérait au delà de la vie même, il fut condamné à mort par ses adversaires politiques. Le calice à ciguë bu par Socrate et plus tard, la croix de Jésus, furent les signaux d’alarme pour un monde en pleine décadence, inconscient, peiné d’accepter le chemin difficile de son évolution comme être rationnel, spirituel et moral.

Une vérité totale et unique existe, certainement, mais elle nous sera toujours inaccessible, tout comme l’image de la Divinité, impossible à reconstituer. Nous allons mourir nous aussi de soif de vérité ou de faim d’absolu, en vivant les mêmes supplices que le  mythique Tantale.

L’histoire de la vie n’a fait que décimer la vérité en milliards et centaines de milliards de débris, son unicité accessible étant tout aussi impossible que l’identité des êtres terrestres, les uns par rapport aux autres. Et c’est  juste parce que la vérité est une somme de pensées et d’interprétations, qu’elle n’est pas vraie qu’en rapport avec la somme des individus qui ont modulé leurs pensées, en s’accordant les interprétations. Cette somme est elle aussi partielle que relative, ne pouvant jamais être vérifiée in integrum. Une affirmation, une idée devient d’autant plus vraie que le nombre de ses adeptes augmente. Dans l’idée que l’unique décideur  de l’authenticité d’une vérité c’est le nombre de ses adeptes, le mensonge, la rumeur et la calomnie peuvent se substituer à la vérité avec immenses chances de réussite. Nous vivons dans un monde où le nombre dicte tout : l’éthique, la morale, la valeur des choses. La quête  et/la vérification de la vérité par l’individu qui se veut honnête, devrait commencer par son détachement du « nombre », de la somme et la découverte de la vérité à partir de son intérieur et non en partant de l’extérieur.

Il existe plusieurs types de vérités. Parmi ceux-ci la vérité humaine non communiquée est peut-être la plus importante de toutes les vérités possibles, étant absolument authentique et gratuite ; elle reste malheureusement presque toujours cachée, étant enterrée avec l’homme; c’est la vérité découverte par tout un chacun, par sa propre expérience de vie ; c’est le grain de pollen qui s’accroche aux petits pieds de l’abeille et qui est portée plus loin, de fleur en fleur, devenant ainsi source et garant pour la continuation de la vie ;

la vérité scientifique est celle basée sur des théories, recherches et expérimentations ; ce type de vérité est éphémère étant toujours perfectible, la vérité historique (je me réfère à cette vérité non falsifiée à l’intérêt d’une caste), est celle basée sur des documents et preuves matérielles venant des époques révolues qui est elle aussi éphémère et perfectible en fonction des moyens d’investigation du passé historique, la vérité philosophique est partielle et totalement subjective… combien de philosophies autant de vérités, la vérité artistique, qui ne peut nullement être démontrée, mais qui convainque dans quelques fractions de seconde, en ne demandant à son interlocuteur aucune érudition préalable mais seulement la bonne volonté de connaître le monde extérieur, façonné et donné par l’artiste par l’intermédiaire de son oeuvre.

Cette vérité artistique offerte et pure est la matière première de l’artiste authentique qui ne peut pas y faire œuvre d’art qu’en la transformant en vérité brute, intégrée à la matière ou à la non matière, qu’elle soit pierre, couleur, forme, son, mouvement ou verbe. L’artiste est un alchimiste avec une mission inversée, celle de transformer l’or Divin en plomb terrestre, accessible à nous tous, les gens ordinaires.

Entre l’homme et l’artiste, Dieu interpose volontairement sa vibration lente de l’Onde Pure (Logos), qui est heureuse d’accepter la dégradation dans le but noble de la sensibilisation de l’homme. L’artiste sent le sacrifice divin, le comprend et y répond en faisant de son mieux.

Quand l’artiste est attiré à son insu dans l’Agora politique changeante, abasourdi et harcelé, se rompt de l’Onde Divine et meurt, en s’éteignant par sa propre volonté, il ne pouvant pas accepter un autre dictateur en dehors de sa Muse. Chaque artiste a accès à la Divinité par l’intermédiaire d’une Muse avec une voix extrêmement fine et subtile, qui le reconnaît et avec laquelle il établit des relations d’amitié dès sa naissance.

Le détournement de la conscience de l’artiste de son devoir – celui de capter le cliquetis de la Muse  – est un acte de violence. En vain tire l’homme vers lui la branche de l’arbre aux fruits encore verts. L’arbre va pencher tout seul la branche chargée de fruits, dès qu’ils y auront compris suffisamment de soleil et de substance. L’artiste, comme arbre escarmouché aux fruits aigres, ne peut nourrir personne.

 Manipuler la conscience de l’artiste, par son implication involontaire dans des actes à finalité de nature politique, est un sacrilège dirigé contre l’homme atteint par la grâce divine. Et cette magnifique et généreuse Grâce peut atteindre uniquement ceux qui résonnent avec la sincérité de la création authentique et avec tous ses dérivés accessoires – révolte, auto flagellation, passion, délire passager, humanisme, sincérité poussée jusqu’à l’exhibitionnisme et folie. La sincérité créatrice, cette folie incommode, embarrassante et nécessaire, volontairement acceptées par l’artiste, ne devraient pas léser ni les orgueils des « Salieri » ni les envies cabotines de certains.

Par contre, cette offrande absolue de l’artiste, offrande de la vérité pure de la Grande Vérité passée par lui-même, l’artiste, devrait imposer du respect et piété. Car, comme il a été dit par le poète Eugène Evu dans son essai « Poessai sur la découverte », « ce sont les génies qui font bouger le monde », en déterminant d’une manière consciente passée par l’inconscient, « la régénération de l’être humain même ».

Peu de gens politiques ont compris cette chose, dans le cas Eminescu ou dans le cas de Goga, en les détournant ainsi de leur mission et en les dirigeant vers des voies sans retour. Ils ont sacrifié de cette manière sinistre la conscience des mondes futurs, en la laissant boiteuse sans une multitude jamais exprimée de « différentielles divines", comme l’aurait dit Blaga.

L’artiste n’est pas obligé de faire de son art de la politique, mais le politicien devrait faire de sa politique un art.

(avril 2008) 

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(extrait du volume « Gouttes de pensées et bourgeons de conscience » - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, Bucuresti 2010)

 

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Chat-Merlin

Chat-Merlin
            Antonia Iliescu

                   dédié au chat Merlin du réseau « Arts et Lettres »

Le chambellan Chat-Merlin
De la lignée d’Artaban,
Bodyguard des messieurs Arts
Et des Lettres demoiselles,
Roule ses yeux de chat galant
Vers les messieurs de talent
Et toutes les lettrines pucelles.

Mais s’en prend aux goujateries ;
Il ne lâche pas la patate
Et il lance la papatte
Contre toute sorte de « bouillies ».

Il déteste le brouhaha
(Faut appeler un chat un chat)
Car fidèle à ses principes :
À mauvais chat, mauvais rat.

Chat-Merlin aux yeux-émeraude
De la cour du roi Robert
Refile la patate chaude
À une farce de Dagobert.

 

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Le roi de l'inattendu

Le roi de l’inattendu

Antonia Iliescu

J’écris sur une musique de flûte. J’ai reçu cette cassette de Paul D., un professeur belge, qui aimait beaucoup la musique roumaine. A peine maintenant, quand il n’est plus de ce monde, je me rends compte que je ne l’ai pas connu par hasard. En réécoutant sa musique préférée, je l’entends pleurer dans une « doïna », cette musique de larmes, de chez nous, jouée à la flûte (enchantée) par Nicolae Pîrvu et Simion Stanciu, « mes amis roumains » comme il avait l’habitude de les nommer.

J’ai connu Paul à l’Athénée de Marchin, un grand lycée de Huy, où j’ai donné des cours. Un jour je déjeunais à la cantine de l’école. Un vieil homme dodu, volubile et d’une extraordinaire érudition, m’a adressé la parole avec la plus grande sérénité :

- Madame, vous avez un accent... D’où venez-vous ?

- Je suis d’origine roumaine.

- Ah, mais j’ai des amis roumains ! Simion Stanciu et Nicolae Pîrvu ! Excellents artistes ! Je vous donnerai une cassette… Donnez-moi vos coordonnées.

C’est ainsi que je me suis liée d’amitié avec cet homme extraordinaire, modeste et seul ; il ressemblait à un petit nain de jardin sorti d’un conte de fées. Les amitiés naissent rapidement, presque à la vitesse de la foudre, sans te prévenir ; pourtant elles persistent éternellement, comme de vrais œuvres d’un art sublime.

Nous avons convenu de se revoir en été. J’ai promis à Paul d’écrire « sa vie », en ne sachant ni comment ni quand j’aurai l’occasion de publier son témoignage. Voici le texte écrit trois ans auparavant :

 

Paul D. habite près de la Chapelle de Marchin, dans le pays du Condroz. Une zone de douces collines qui dépassent à peine les 200 mètres d’altitude, de nombreuses fermes et villages compacts, propres et silencieux, construits en « pierre du pays », qui alternent avec des vastes zones arboricoles appartenant à quelques grandes fermes isolées, voici ce qu’est le pays du Condroz. Cet espace « mioritique » wallon est situé entre, au nord, une Wallonie industrielle et au sud le plateau ardennais. C’est une zone touristique d’une rare beauté, où la pierre et la forêt se font de la place l’une à l’autre, pour mettre au monde l’harmonie du relief qui encadre les rivages de la Meuse.

Hier, vers 10h30, j’ai pris le volant. J’ai acheté un poulet rôti, une tarte aux fraises et une bouteille de vin et j’ai rejoint la petite maison blanche au fond du parc, où se trouvent les pavillons de l’internat de l’école. « Lui aussi a une maisonnette blanche, tout comme moi ».
            La petite maison, sise tout près de l’Athénée Prince Baudouin, dans un parc aux arbres séculaires, avait une façade vieille et écorcée comme une peau usée par le temps.

- Je suis le roi de l’inattendu - me dit monsieur D. Mon petit neveu m’a surnommé ainsi. Et c’est vrai, j’ai vécu une vie extraordinaire ! 

Le roi de l’inattendu m’attendait en face de la maison. Il était inquiet, car j’étais en retard – je m’étais égarée du chemin. Il était pâle, avec une couleur tournée au blanc grisâtre, la couleur d’une mort proche et inévitable, la couleur des cancéreux. Paul (c’est lui qui m’a dit de l’appeler ainsi) est un homme corpulent, il porte des lunettes et il est très seul. Madame la préfète l’avait mis en face de la grande scène de la sale de gym, le dernier jour d’école lors de la remise des prix. Il était gêné, embarrassé de rester planté là, sans rien dire, sans rien faire, comme un vieil animal oublié dans une cage. Il y avait plusieurs personnalités de l’école et du village : le bourgmestre, l’économe de l’école, M. Durrier et le Chat, madame la Préfète et la prof de français, Kangourou et Marc. Ils prenaient la parole un par un. Seul Paul restait immobile et pâle comme un jour sans soleil. « Il doit être malade » - me dis-je quand je le vis à l’école, à la festivité de clôture. « Il est sûrement malade » - ai-je pensé hier quand il m’a pris la main et on s’est donné la bise.

Il m’invite dans le petit salon qui sent fort la moisissure et où l’air est irrespirable. De vieux meubles dépoussiérés témoignent de sa solitude. Il m’avait déjà dit qu’il vivait seul « - Votre mari n’est pas jaloux ? » me disait-il en clignotant de l’œil. Il avait perdu toute sa famille : sa femme, morte d’un cancer, son fils, mort dans un accident de voiture, lors d’une crise d’épilepsie, sa fille s’était suicidée à 47 ans. Tous étaient morts y compris frères et sœurs. Il lui restait seulement un neveu, celui qui l’avait baptisé Le roi de l’inattendu. Il était en Angleterre pour le moment et il avait épousé une angolaise qui venait de Portugal.

- Ma femme, - la voici sur cette photo - était un être exceptionnel. Pour nous ce fut le grand amour dès qu’on s’est rencontré à l’Université de Liège. Un vrai coup de foudre. Nous étions tous les deux étudiants en lettres. Je suis professeur de langues germaniques ; j’ai enseigné l’anglais, l’allemand et le néerlandais. Elle avait un sacré tempérament.

- Elle était indienne ou tzigane ?

- Non, elle était née ici mais elle aimait s’habiller comme les indiennes ou comme les tziganes. Tu sais que les tziganes sont une branche des indiens ?

- Oui, je sais. J’aime la culture bohémienne, mais je n’aime pas quand ils volent. A la police ils disent alors qu’ils sont des roumains. Et les occidentaux disent que les roumains sont des voleurs. Ce qui n’est pas toujours vrai. Tous les belges ne sont pas des pédophiles, tous les roumains ne sont pas des tziganes et tous les tziganes ne sont pas des voleurs.

- Bien entendu. Ma femme a l’air d’une tzigane. Pourtant, elle ne l’est pas.

Les yeux perdus dans des souvenirs lointains « oh, quelle femme j’ai eu !…. », Paul saute du coq à l’âne, sans se rendre compte :

            - Je ne m’endors jamais sans jouer au piano le premier prélude de Jean Sébastien Bach. J’ai deux doigts abîmés ; pourtant je peux encore jouer ; je suis un autodidacte en la matière ; mon père jouait de l’orgue, mon oncle, qui était prêtre, jouait aussi de l’orgue à l’église ; ce sont des gènes de famille. Je suis professeur de lettres germaniques. J’ai enseigné l’anglais, l’allemand et le néerlandais. Mon ami… Comment il s’appelait ?… Vous savez ? Je suis tombé d’une échelle d’une hauteur de 6 mètres - (Paul se moque de lui) - je suis tombé sur la tête. (Il rit).C’est un vrai miracle comment  j’ai pu échapper à la mort ou à une paralysie de la colonne vertébrale. Je coupais le lierre juste ici (il me montre le lierre en dessous de la fenêtre du salon). Je travaillais depuis des heures en plein soleil, en maillot de bain et sans chapeau. J’ai fait une insolation. On m’a emmené à l’hôpital de Bavière, car ici à Huy… C’est ici que l’ambulance m’a emmené en premier mais il n’y avait pas de places. Alors on s’est arrêté à l’hôpital de Bavière. Le professeur Bonnal qui venait de Marseille…

Ici Paul change de sujet. Il essaye de me raconter l’histoire triste de sa solitude : « ma femme est morte d’un cancer et mon fils… »

- Oui, je sais, vous …

- Toi, s’il te plait…

- Oui, toi… tu m’avais déjà dit tout ça. Qu’est-ce que tu disais de ce professeur ?

- Ah, le professeur Bonnal, ce cher professeur de l’inattendu !  Moi j’entrais par la porte de l’hôpital en ambulance, avec une vertèbre cervicale réduite en morceaux, pendant que le professeur entrait par une autre porte de l’hôpital pour tenir une conférence. Il avait trouvé une nouvelle méthode d’opérer sur les vertèbres cervicales. Je lui ai servi de cobaye. “Veux-tu que je t’opère? Oui, je le veux bien!” Il a découpé un petit morceau rond ici – il me montre sa hanche droite – et il l’a collé entre les deux vertèbres saines. Et ça a marché, figure-toi. C’était ma seule chance et je l’ai eue ! Sacré destin ! Tout ma vie a été comme ça : des coïncidences bénéfiques au moment approprié.

Paul aime les étoiles. Il change de sujet:

- J’ai ici un atlas stellaire. Quand il fait clair j’essaie de lire dans le ciel ce que je vois dans cet atlas.

- Tu sais Paul, moi aussi j’aime les étoiles. (Paul semblait ne pas m’avoir entendue. Il se concentre afin de se souvenir des choses importantes de sa vie « extraordinaire »).

- Keyon, était météorologue ;  (Keyon signifie « oncle » en wallon – explique Paul). Les gens l’appelaient Monsieur Jadot et il avait un mètre nonante et était importateur de vins. Il avait aussi une mémoire extraordinaire. Il savait réciter entièrement la tragédie Bérénice de Racine.

- Bonjour, Boubien…

- Mais, Keyon, qu’est-ce que ça veut dire Boubien ?

- Boubien, tu ne sais pas ?! C’est quelqu’un qui ne trouve jamais rien. – Et c’est vrai, je suis très distrait ; je l’ai été depuis toujours, pas uniquement maintenant à 80 ans ou après être tombé de l’échelle; tu vois ? Je note tout, ici, dans ce cahier. Hier j’ai vu tel film à telle heure ; j’ai fait ceci, j’ai fait cela. Ici c’est ma vie de tous les jours. « Alzheimer ? » - je demande. « Non, mais quelque chose dans ce genre »…

Il reprend :

- Keyon, veux-tu me réciter un acte de Bérénice ?

« Veux-tu que je te le récite du bout à l’envers ? – dit-il» – Et il l’a récité sans la moindre difficulté. Il était d’une exactitude extraordinaire. Les gens disaient : « lorsque M. Jadot passe, nous mettons les pendules à l’heure ». Mon premier appareil photo - un « Laika » - je l’ai reçu à 10 ans contre des bonus pour les chocolats…

Paul divague et parle du bon chocolat qu’il adore « notre chocolat Côte d’or » célèbre dans le monde entier qui a été fabriqué pour la première fois en ‘58, lors d’une exposition internationale à Bruxelles.

- L’Atomium a été présenté lors de cette même occasion, n’est-ce pas ?

- Ah, tu connais donc quelque chose à ce sujet…

- Et comment! Je l’ai vu de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Impressionnant !

- Il fut créé par Mr. A. Waterkeyn. Il commença la construction dans les années ’55 et fut terminé trois ans plus tard, en ’58. Mais sais-tu ce qu’il représente ?

- Evidemment ! C’est une cellule du réseau cristallin du fer. Elle a dans les huit coins du cube, huit ions de Fe2+ et encore un ion Fe2+ au centre. On m’a dit que chaque ion de fer a un diamètre de 30 mètres et pèse 2400 tonnes.  

- Sais-tu que tout est représenté à l’échelle ? Il s’agit d’un agrandissement de 165 billions de fois la taille réelle de la cellule. Chaque ion  Fe2+ devient alors une salle sphérique, comme tu as dit. Quand tu manges dans un restaurant de l’Atomium, tu peux imaginer que tu déjeunes à l’intérieur de l’un de ces ions Fe2+. Fascinant!

- Oui, absolument fascinant. Tu peux aller d’un ion à l’autre en prenant l’ascenseur ou l’escalier roulant qui passent par « les liaisons chimiques » entre les ions et les électrons (non figurés, car trop petits par rapport aux ions positifs de fer). Les liaisons chimiques ne sont autres que les bras métalliques qui lient les sphères. Les escaliers roulants circulent à l’intérieur de ces « liaisons », tout comme les électrons, liant les ions positifs.

- Allez ! Nous nous sommes perdus tous les deux dans le réseau de fer… Qu’est-ce que je disais avant ?

- Tu racontais l’histoire du chocolat « Côte d’or ».

- Oui… Notre chocolat belge « Côte d’or » a été présenté à l’exposition internationale de Bruxelles, en ’58. Ce chocolat était fabriqué au pavillon « Côte d’or » et c’est ainsi qu’on l’a nommé après, quand on a décidé de le fabriquer à grande échelle. » J’ai fait des photos avec cet appareil Laika pendant 40 ans... Sais-tu quand je suis né ? Le 11.11.22. Je ne peux pas cacher un « ah » d’étonnement…

- C’est le jour de l’Armistice. Pour mon anniversaire, l’année passée, mon petit fils m’a fait une surprise ; il avait réservé 16 place dans un résto ; ils étaient tous là : mon petit fils et sa fiancée et ma nièce de San Francisco, qui a fait une fugue à 14 ans et elle a fait aussi du parachutisme et des études ; elle a reçu une bourse à Toronto et n’est plus jamais revenue jusqu’à ce jour-là, pour mon anniversaire. … Paul perd le fil…

- J’ai eu aussi une fracture du crâne lors de cette chute terrible et ça m’a coûté quelque chose ici, dans l’hémisphère gauche... Le centre du raisonnement.

- Mais votre raisonnement est très bon, Paul. Continuez, sans faire attention. Tout ce vous dites est intéressant.

Je savais combien les vieux aiment leurs souvenirs ; ils vivent au même rythme que les images sorties de leur cerveau pour en faire part à leurs interlocuteurs, le plus souvent ennuyés. Ils sont heureux, ils sont jeunes, ils oublient leur malheur – « J’ai un cancer de prostate ; j’ai été opéré mais il est toujours là… J’ai perdu ma femme et mes deux enfants et même le premier petit enfant est mort aussi dans son berceau ; ma vie a été tellement bouleversée la dernière période ; par contre elle a très bien débuté ; ma femme – magnifique femme ; quel tempérament !… Je n’ai plus fait l’amour depuis une vingtaine d’années ; la dernière fois c’était une année avant la mort de ma femme… Votre mari n’est pas jaloux ?»

- Mais non, certainement pas. Mes meilleurs amis sont parmi les enfants et les vieux. Avec eux, aucun danger, mon mari le sait bien… Alors ? Continuez Paul ! Etalez tout ce vous voulez, je suis ici pour écouter et pour prendre quelques notes de temps en temps… Dites moi comment l’école d’ici a vu le jour ; cette école où j’ai enseigné moi-même cette année ; ça m’intéresse son histoire...

Il reprend le fil de ses souvenirs :

- Le 14 septembre ’44 c’était la libération de Huy. L’armée américaine est entrée à Huy pour chasser les allemands. C’est alors que j’ai fait la connaissance de ma femme ; nous étions étudiants. Je venais d’une exposition Marc Chagall organisée à Liège. J’étais dans un train qui m’emmenait à Bruxelles quand j’ai rencontré Jean. Je le connaissais depuis longtemps ; nous avons fait l’école ensemble et ensuite nous avons travaillé ensemble comme brancardiers à Lourdes. Il était en soutane.

- Tu es prêtre ? 

- Oui, nous venons de créer en ’42 une école pour les orphelins de guerre.

- Où ça ? 

- A Marchin.

- Où ça à Marchin ? Il y des usines là-bas.

- Mais oui. C’est près de l’usine. A Fourneau. On doit fermer l’école Prince Baudouin. « A l’époque l’Athénée Prince Baudouin était une école privée des anciens combattants de guerre. Et il n’y avait plus des fonds… » - me renseigne Paul.

- Je sais que l’Athénée Prince Baudouin ferme les portes – je dis à mon copain.

- Mais non, on ne ferme rien ! J’y vais donner des cours là-bas ! – me dit Jean. Et c’est comme ça que je suis arrivé ici à Marchin. J’y ai mis le pied, j’y ai mis mon âme. J’ai été aussi traducteur…. L’Université Marabout m’a proposé une traduction d’une biographie, en anglais, de Gandhi; 500 pages… J’ai utilisé seulement 10 fois le dictionnaire. L’auteur de cette œuvre étai B.R. Nanda. On l’a publiée en ’69 pour fêter le 61-ème anniversaire de Gandhi. Après l’apparition du livre j’ai reçu un télégramme : « Le Gouvernement indien a le plaisir de vous inviter de faire un voyage de 3 semaines en Inde ». Tout était gratuit, le transport, le logement et les services. Magnifique ! Quelle vie extraordinaire j’ai eu ! Le Gouvernement avait nommé un émissaire pour venir tous les jours me demander si j’étais content. Je suis devenu tout d’un coup une grande personnalité. J’ai visité Bombay, Delhi,  Calcutta… Je descends à Bombay  pour prendre l’avion vers Delhi. Là je suis invité à un congrès ayant comme thème : « Que sont devenues les idées de Gandhi ? » Entre autres l’Abbé Pierre y participait aussi. J’entre dans la sale de congrès où il n’y avait qu’une seule personne. Il se présente : je m’appelle Nanda. Quelle coïncidence ! Il m’invite chez lui ; en fait nous habitions le même hôtel, mais on l’ignorait tous les deux. Il me demande si je voulais aller avec lui au Taj Mahal. « Oui, je veux bien. »

Le lendemain on est allés à la gare. Quelle foule sur les perrons ! Les gens se couchaient sur le bord du trottoir dans l’attente des trains. Une voix se fait entendre à travers un hautparleur : « Sarep Düchezni ! Sarep Düchezni ! »

- C’était quoi ce Sarep Düchezni ?

C’était un messager qui criait mon nom à l’interphone, en langue indienne. Il me cherchait parce que le Gouvernement indien s’était décidé à ajouter au train un grand wagon – salle à manger, living, salle de bain, dortoir… Et je n’avais que pour 2 heures à voyager dans ce train. Le wagon avait été créé pour le vice-roi des Indes, Lord Mountbatten. Ce qui me gênait dans toute cette affaire c’est que nous voyagions seuls avec un domestique au turban ; les indiens ne pouvaient pas entrer et, curieux, ils s’accrochaient à la porte extérieure et y pendaient comme des raisins noirs. Mon compagnon entame une conversation sur les hindous :

- Vous savez que les hindous n’ont pas des toilettes comme les nôtres ; ils ont certains rituels, par exemple il leur est interdit de manger avec la main gauche ?

- Pourquoi ?

- Parce qu’ils s’essuient le derrière avec la main gauche ; et ils mangent et préparent leur repas toujours avec la main droite. Il y avait des petites maisons à 500 mètres environ près de la gare où les gens venaient faire caca tout au long du chemin de fer, devant ces maisons, en faisant leur prière.

- Je connais une école nommée Kalakshetra à 25 km de Madras. J’étais invité à suivre un cours de danse et de musique. Il faut 3 ans pour apprendre rien que la position des doigts, car chaque position dit quelque chose ; on peut devenir une danseuse à partir de 18 ans (il faut du temps). Ravi Shankar n’était pas là. A la sortie le gouverneur me prend en auto et me dit :

- Vous avez entendu à la radio que le lauréat du prix Nobel de littérature B. Russel est décédé. (C’était dans les années ’70). Il y a 200 étudiants en philologie qui vous attendent.

- Pourquoi ?

- Pour leur parler de Russel. Ils attendent un discours.

Figure-toi, 200 étudiants assis en fleur de lotus autour d’une estrade pleine de bougies et encense. Je leur parle de Bertrand Russel. Heureusement j’avais lu 3 mois avant un livre de Russel, en faisant l’inventaire des livres sur l’éducation, pendant une période de stage à l’Université de Liège. Ca c’est formidable, car je n’ai pas cherché ce livre ; il est tombé sur moi, comme ça, du ciel.

- Moi aussi j’ai souvent ce genre d’expérience étrange ; il semble que certains livres nous comprennent et nous cherchent ; ils sautent à nos yeux, juste à temps. Dès que je me pose une question plus profonde, qui nécessite beaucoup de connaissances et d’explications, je tombe sur un livre. Et ce livre-là me dévoile tout le secret. J’ai toujours dit que les livres sont mes amis les plus sincères ; ils n’hésitent pas à te donner des solutions insoupçonnées à tout genre de problèmes.

- Oui, t’as raison. Alors pour moi c’était facile à leur parler de Russel. (Il ajoute en riant) : Plus difficile c’était de rester là sur le petit podium, en position de fleur de lotus…  J’aurai 81 ans bientôt. J’ai commencé la conférence avec une citation de Russel : “L’ennui dans ce monde c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes ». Ils m’ont applaudi. Je leur ai dit certaines choses sur l’homme qui fut Bertrand Russel, sur son éducation. Il était d’origine noble ; son père était comte et lord. Ils étaient tous très religieux, surtout ses grands-parents qui l’ont éduqué après la morts de ses parents. Depuis sa petite enfance il était dépressif. Il a guéri avec la géométrie d’Euclide. Plus tard il a formulé le célèbre « paradoxe de Russel », quelque chose liée à la théorie des ensembles, je ne pourrais pas t’expliquer davantage, car je ne connais rien en maths. Par contre, je me souviens du « paradoxe du barbier », toujours de Russel. Tu le connais ?

- Non…

- Le paradoxe du barbier dit que « le barbier dois raser seulement les gens qui ne se rasent eux-mêmes ». Mais alors, le barbier, qui le rase ? Ne se rase-t-il pas aussi ? Si on prend pour de bonne l’affirmation de tout à l’heure, le barbier devrait rester à jamais non rasé ! Il était aussi mathématicien et philosophe. Il a eu des idées pacifistes et s’est aligné à Einstein ; ils luttaient contre la prolifération des armes atomiques. Il a fait plusieurs années de prison pour ses idées pacifistes. Il a sympathisé un certain temps avec les bolchevistes et s’est même rendu en URSS, dans les années ’20 ; mais il fut vite de retour, vite et dégoûté.  Il a renoncé dernièrement au bolchevisme et il s’est mit à étudier sérieusement la philosophie. Il a ouvert une école. Il a été un éminent éducateur humaniste. Il a eu beaucoup d’enfants mais aussi beaucoup de mariages, 4 je crois… dans les années ’50 il a eu un prix Nobel de littérature et pour tout ce qu’il avait fait pour notre monde toujours agité. Il a donné des cours en Chine, URSS et Amérique. Mais aux américains il ne plaisait pas beaucoup, surtout après la prise de position contre la guerre au Viêt-Nam. On l’a mis dehors sous motif qu’il n’était pas « moralement adapté ». Il a révolutionné aussi la philosophie avec « la philosophie analytique » et « l’atomisme logique ».

- Qu’est-ce qu’il a écrit comme livres ?

- Je me rappelle deux livres philosophiques : « Signification et vérité » et « La connaissance humaine».

- Je n’ai rien lu de Russel… J’aurais voulu assister à cette conférence.

- Le hasard fait que des élèves de 5e et de réto veulent que je leur tienne une conférence dans le Pavillon Bayard, ici à l’Athénée de Marchin.

- Toujours sur Russel?

- Toujours sur Russel.

- S’agit-il de mes élèves que j’ai eus cette année?... (Paul semble ne pas m’avoir entendue et continue à avancer avec la hache à la main parmi ses souvenirs) :

- En Inde, M. Nanda me propose d’aller chez lui. On va ensemble dans une famille musulmane. Ils croient en Allah.

- Oui, mais c’est le même Dieu, comme chez nous, les chrétiens ou comme chez les juifs.

- C’est ça. Tu connais les Témoins de Jéhovah ?

- Oui, ils sont parfois insistants...

- Je ne les laisse jamais entrer chez moi. Ils s’énervent alors et me demandent « pourquoi ? » Je leur réponds : Parce qu’Allah… ». « Quel Allah ? Yahvé ! »  - disent-ils. Et je leur réponds : « Messieurs, vous m’avez donné la clé de toutes les guerres des religions ».

Paul plonge dans ses pensées. Il se souvient. Après une courte pause il reprend :

 

- Le Père Pire est mort en ’69 à Louvain, suite à une opération non réussie. Il n’avait que 59 ans. Mais qu’est-ce qu’il n’a pas fait pour le bien des hommes, surtout pour les pauvres… C’est lui qui a inventé les camps de réfugiés. Le premier du genre fut construit dans les années ’50, par lui. Il a eu le prix Nobel de la paix en ‘48 ou ‘58… Je ne me souviens plus. Je crois que c’était en ‘58. Apparemment il était un dur. Il a été aussi aumônier à l’armée. Il a eu une enfance malheureuse. La première guerre mondiale éclata quand il n’était qu’un petit gosse. Les siens se sont alors réfugiés en France. Son grand-père, qui a refusé l’exil, a été fusillé devant sa maison à Dinant. Son père était un homme très rigide. Je crois que c’est à lui que Père Pire ressemblait, mais il avait aussi l’une de ces bontés ; il prenait pitié de tous les malheureux, de tous les réfugiés, de tous les pauvres. Il a créé les Iles de Paix, trois ou quatre en Inde et une en Guinée.

- C’est quoi ces « îles de paix » ?

- Ce sont des lieux spécialement créés pour les pauvres, pour qu’ils puissent apprendre à lire et à écrire. Ces « îles » se sont étendues dans le monde entier. Il avait une faiblesse pour tous ceux qui étaient en détresse et il ne faisait pas la distinction entre les religions ; «parmi les gens d’autres confessions je me sens comme le poisson dans l’eau” – disait-il souvent.

Il a fait partie de l’ordre des Frères Dominicains de Huy, au Couvent de Sarte, là où il est entré à 18 ans.

- Paul, comment ça se fait que tu sais autant de choses sur lui…?

- Mais comment?! Il habitait à seulement quelques kilomètres de chez moi. On se connaissait. Il a fait aussi des études de philosophie et de théologie et devint prêtre. Une grande personnalité ! Il a aussi étudié les sciences politiques à l’Université de Louvain. Il a été aumônier au temps de la résistance, pendant la deuxième guerre mondiale. Ensuite il est revenu à Huy où il s’est occupé des enfants pauvres, lui avec les sœurs du Couvent. Il avait une vraie vocation pour tout ce qui est lié à l’homme. Il a beaucoup aidé les réfugiés des camps. Il a fait construire surtout en Allemagne et en Autriche, des villages pour les familles qui avaient fui le régime soviétique et de l’Europe de Est, pendant la période stalinienne. Au total 7 villages, qui étaient construits pour l’intégration des réfugiés. Il a fait beaucoup pour les vieux aussi. De tous s’est occupé Père Pire, avec son cœur large comme la terre. Il recevait des centaines de lettres de tous les pays « Nous voulons venir construire des maisons. »

- C’étaient des villages pour l’accueil des réfugiés ?

- Oui, c’est ça. Un jour père Pire vient chez moi :

- J’ai envie de créer le Centre Mahatma Gandhi à Huy. (Ce centre se trouve maintenant à Namur). Il s’est déplacé spécialement pour me dire ça. Entre lui et Gandhi c’était une grande ressemblance : tous les deux avaient la vocation de la charité envers l’espèce humaine. Il voulait donc créer un centre Mahatma Gandhi à Huy. Et il l’a fait dans les années ’60, ce centre à Huy - Tihange. Après trois ans il est devenu « Université de paix”.  Il a eu en ’77 le Prix Schweitzer de la philosophie et de la culture. Mais Père Pire était déjà mort, depuis ‘ 69, je crois. Toutes les associations fondées par Père Pire, les cellules de l’Université de paix, sont implantées ici, à Huy, rue du Marché, tu connais. L’Université de Paix a été reconnue comme école associée du système UNESCO et dans les années ’87 elle a reçu le Prix " Messager de la Paix " des Nations Unies. Colossale !

 

Paul plonge dans ses pensées, absent. L’un de ces trous de mémoire ?... Je l’aide :

- Quelles étaient les relations entre vous et vos élèves ?

- Je ne faisais rien sans demander l’avis de mes élèves. Ils étaient respectueux, gentils. Je leur enseignais au cours de français les textes de la musique des Beatles. Ma femme m’a dit un jour : « Invite-les chez nous ! ». Et je le fais depuis lors tous les samedis soir. Je leur faisais écouter de la musique classique, du jazz et de la musique ethnique. Ils ont aussi écouté la musique roumaine, tu sais le naï de Pirvu et Simion Stanciu ; je t’en avais parlé il y a quelque temps. J’ai ici une cassette que j’ai préparée pour toi. Ce sont eux-mêmes, les interprètes, qui me l’ont donnée, lors d’un concert à Bruxelles.

Paul se dirige lentement vers la pièce d’à côte, en se tenant aux meubles. D’un vieux petit placard en bois il fait sortir une cassette :

- Sur la face A c’est Nicolae Pîrvu. Sur la face B c’est l’orchestre symphonique de Zürich qui accompagne Simion Stanciu, l’ami de Gheorghe Zamfir. L’orchestre lui a proposé de remplacer la flûte traversière avec le naï dans la suite en si mineur de Jean Sébastien Bach. J’ai enregistré aussi un peu de musique jouée par Gheorghe Zamfir et quelques morceaux du Banat.

(En tremblant d’émotion, je fais sortir de mon sac un CD avec quelques-uns de mes enregistrements, que j’avais préparés spécialement pour Paul. Notre geste était fait dans un miroir). Après ce court intermezzo, Paul reprend la discussion interrompue :

- Mes élèves m’ont dit : « Nous demanderons auprès du M. le préfet de nous tenir un cours sur l’histoire de la musique. »  Ils n’ont pas eu de succès et pourtant je leur ai tenu ce cours tous les samedis soir, chez moi, en les faisant écouter de la musique. J’ai toujours aimé la musique ; Je ne m’endors jamais sans avoir joué le premier prélude de Bach. Mon père était organiste, mon oncle aussi et il jouait 4 instruments…

 

Paul est fatigué. Moi aussi et j’ai faim. Je lui dis que j’aimerais aller manger.

- Le poulet s’est déjà refroidi, je crois… Allons-y, Paul ! Une petite pause nous fera du bien à tous les deux.

Il est content. Il m’invite dans le petit salon qui sent fort la moisissure. Paul avait rangé la table en mettant deux couverts sur des paillassons dressés sur une partie de la table. A côté traînaient des ciseaux, des bics, un cahier où Paul notait tout ce qu’il faisait. Je coupe le poulet, Paul débouche la bouteille de « Château Sarati » que j’avais apportée. Il verse le vin rouge dans des coupes de cristal. La discussion reprend très facilement, car avec Paul c’est très facile. Il aime parler, ça se voit qu’il n’a pas très souvent l’occasion d’étaler tous ses souvenirs. Il prend une gorgée de vin, le fait promener dans sa bouche avec des gémissements de plaisir « Il est bon, oh oui, il est très bon ce Sarati ! ».

- Dans ce jardin – il fait un geste montrant la cour extérieure qui pénètre par la fenêtre à moitié sale, signe de l’oubli de la femme d’ouvrage ou du désintérêt de Paul – dans ce jardin plusieurs personnalités de ce monde se sont assises à côté de moi. L’une d’entre elles était Oppenheimer.

- Vous parlez du fabricant de la bombe atomique ?

- Oui, lui-même. Père Pire, qui était le chef de l’Université de paix, en fait cette université n’était autre que l’ancien Centre Mahatma Gandhi… 45 ou 50 pays en faisait partie. Il y avait des gens de partout. On parlait toutes les langues. Quelle atmosphère !… Magnifique !… Où j’en étais ?…

- Vous disiez que le père Pire…

- Oui… Père Pire est né à Dinant.

- La ville de Dinant n’est donc pas célèbre uniquement grâce à Adolf Sax, l’inventeur du saxo.

- Tu sais donc… Il l’a inventé quand il a fêté ses 20 ans ; c’était un 20 mars l’année 1846. Il a fabriqué plusieurs saxos, à plusieurs tonalités : basse, baryton, teneur, soprano, sopranino… Au total 14 saxos qu’il a fabriqués. La plupart ont survécu et on continue d’en jouer. Mais je parlais d’autre chose…

- Vous parliez de Père Pire et d’Oppenheimer.

- Oui… Comment Oppenheimer a-t-il atterri chez moi ? Le professeur Oppenheimer était en train d’écrire la préface d’un livre : “Building peace”. Père Pire avait invité Oppenheimer à l’Athénée de Marchin. Et comme j’étais professeur ici et en plus j’habitais dans le parc, il l’a fait venir chez moi. C’est là qu’il était assis (il montre une vieille table en tôle, rouillée par endroits).

- Je lui ai demandé s’il avait un problème de conscience. Il m’a répondu que les allemands allaient avoir quand même la bombe qui se fabriquait à ce moment-là en Suède. Il m’a dit qu’il avait été nommé directeur de MIT (Massachusetts Institute of Technology), à la place d’Einstein. Il fallait créer une 2-e bombe atomique, encore plus puissante. Il a refusé. Il a dit au président : « Nous ne sommes plus en guerre. Pourquoi faut-il faire encore une bombe, plus puissante ? » Il a été expulsé de cet institut. Il est allé en Suisse. C’était le temps de McCarthy. Charlie Chaplin a lui aussi été expulsé à la même période, étant accusé d’avoir noué des contactes avec les communistes russes. Il a été réhabilité peu avant sa mort.

Un autre des grands de notre temps qui s’est assis à cette table fut John Howard Griffin. Il avait fait des études en France. Au lieu de retourner à Dallas il s’est dit : « Je vais à Munich ; je vais connaître le régime nazi. Et il resta en Europe. Il était un antiraciste convaincu. Il était écrivain, musicien et médecin. Il a fait des études à Tours et à Poitiers, en France. Littérature et médecine. Il a inventé la thérapie par la musique. Il a suivi les cours du Conservatoire de Fontainebleau, où il a eu comme professeur, entre autres, Nadia Boulanger. Il était spécialiste en chant grégorien. La passion pour la musique, c’est à sa mère qu’il la doit. Elle était pianiste. Griffin a servi comme médecin à l’armée de la résistance française et a aidé beaucoup de juifs à échapper aux persécutions des nazis. Pendant 12 ans il a été complètement aveugle. Il a écrit pourtant des nouvelles et un journal, pendant cette période sombre de sa vie. Son journal a 20 volumes. Il a été un antiraciste convaincu, comme je le disais….

- Moi aussi je suis antiraciste, vous pouvez vous imaginer. En fait ceux qui pratiquent le racisme te collent une étiquette, celle qui leur convient, celle qu’ils s’imaginent être ton vrai ego ; et cet ego les dérange.

- Ma femme disait à propos du racisme : « Le racisme est un commerce d’étiquettes ».

- En effet, une autre étiquette qu’on peut  te coller est celle de ta religion. Il faut avoir certaines connaissances en la matière pour se rendre compte que toutes les religions sont bonnes, que toutes affirment et propagent la même chose, mais que ce sont les gens qui  déforment leur contenu, qui font usage d’une façon erronée de certains préceptes et qui interprètent mal certains enseignements. Les religions sont bonnes, ce sont les gens qui sont mauvais. Mais continue, Paul. John Griffin a donc vécu parmi les nazis.

- Oui. Et il a compris beaucoup de choses sur le racisme pratiqué entre les blancs. Ensuite, il a cherché, à comprendre le racisme entre les noirs et les blancs. Il est retourné aux Etats Unis, il a réfléchi des années et des années et il s’est dit : « la seule façon de lutter contre le racisme noir est de devenir noir moi-même ». Il s’est rendu auprès de son médecin pour devenir noir. On lui a dit qu’il mourra après, mais il n’a pas rebroussé chemin. Il est devenu noir et il s’est rendu dans le sud à Cotton State où il a vécu jusqu’à sa mort, dans les années 80. Il a décrit son expérience dans son livre « Black like me » et dès le lendemain de l’apparition de son livre il a commencé à recevoir des menaces de mort. Tous les jours ! Ces menaces venaient des blancs du Sud. Alors, il a fait émigrer sa femme et ses enfants au Mexique. Il n’a pas voulu émigrer. Le président Kennedy l’a nommé conseiller principal pour les affaires des noirs. Il l’envoyait chaque fois qu’il y avait un conflit quelque part. Un beau jour on l’a trouvé mort. Son médecin a constaté qu’il avait fait un « arrêt du cœur ». Un an après on a traduit son œuvre en français : « Dans la peau d’un noir ». Il est venu se reposer dans mon jardin. Il disait souvent : « le plus beau pays du monde c’est le Condroz ». Il est redevenu blanc et il est mort…

18 août 2003

*

C’est ici que ma discussion d’un jour avec Paul D. s’arrête. Après quelques mois je l’ai appelé. Je lui avais promis une invitation chez nous pour un dîner en famille. Mais c’était le robot qui m’a répondu. A Noël il m’a téléphoné pour me dire qu’il avait été hospitalisé pour une nouvelle intervention chirurgicale. Je l’ai cherché encore après quelques mois. C’était toujours le robot ; cette fois-ci il disait clairement : “le numéro n’est pas attribué”. Passe-t-il ses derniers jours dans un home ? Est-il déjà mort quelque part, seul et oublié de tous ? Qui sait ? …

J’aimerais lui dire que je tiens ma parole, en publiant ce « livre d’un jour », que j’ai écrit suite à la visite en ce jour de Sainte Marie. Car Paul m’a dit ce jour-là des choses extraordinaires, qui auraient pu constituer un livre, si lui aurait eu encore quelques jours de sa vie, à me donner.

Il est introuvable mais, chose étrange, il m’est apparu de nouveau par une série de coïncidences. En commençant le nettoyage pour Pâques, j’ai trouvé dans un tiroir un tas de cassettes. Parmi elles se trouvait une cassette à l’écriture petite, écolière : “Musique roumaine pour madame Antonia”.

J’ai réécouté la musique et j’ai dansé seule devant le miroir, en suivant les rythmes de Nicolae Pîrvu et Simion Stanciu. Je dansais et les larmes avaient commencé à couler sur le visage, je ne sais pas pourquoi… Je dansais toute seule, non comme les « grecques » de la nouvelle de Mariana Braescu, qui dansaient tous ensemble, embrassés dans une ronde paysanne. Je dansais seule devant le miroir et ma chair frémissait en écoutant le naï de Simion Stanciu, celui qui avait remplacé la flûte traversière dans la célèbre suite en si mineur de Bach, jouée avec l’orchestre philharmonique de Zürich. Et soudain, comme par miracle, je ne me suis plus sentie seule. Paul se mélangeait aux sons de naï pour me dire: “Quelle vie extraordinaire j’ai eue! Moi, le roi de l’inattendu… »

Le roi de l’inattendu m’avait laissé cet été, deux clés, dont l’utilité, j’allais plus tard la comprendre : la musique et l’écriture.

10 avril 2006

 



 

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Encore quelques gouttes de pensées

Gouttes de pensées

Antonia Iliescu

  • Chez l'homme, les plus hauts sommets de l'âme se trouvent dans les profondeurs.
  • L’amour ne frappe pas à la porte et ne demande pas « puis-je entrer ? ». Il force les portes, libère les âmes et risque le tout pour rien. L’amour n’est pas timide, le vrai amour ose.
  • Le monde se partage entre manipulateurs et manipulés. Si tu refuses de t’associer à la première catégorie, tu seras automatiquement intégré à la deuxième.
  • L’amour sans l’écho dans l’autre te crie : tu es mort sans être né.
  • Il est préférable d’être parmi les satellites d’un homme intelligent que le centre de ta propre bêtise.
  • Il n’est pas important de publier ce que tu écris, l’important c’est d’écrire. Il n’est pas important d’écrire, l’important c’est de penser ce que tu écris. Il n’est pas important d’écrire ce que tu penses, l’important c’est de vivre ce que tu écriras peut-être un jour.

(Extraits du volume « Stropi de gând si muguri de constiintã» (Gouttes de pensée et bougeons de conscience) -  Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)

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Le chateau de Jehay

Le château de Jehay

Antonia Iliescu12272814284?profile=original                                                 

On cherche souvent la beauté et l’inédit dans des endroits très éloignés, comme si la distance serait un garant pour la réussite d’une promenade. Une chose sensationnelle à te couper le souffle, on peut pourtant la trouver dans le pays même où tu habites, à seulement quelques kilomètres de ta maison. C’est ce qui nous est arrivé ce dimanche de juillet, quand nous décidâmes de visiter Le château de Jehay – Amay (la Province de Liège – Belgique).

Si tu es curieux de connaître l’histoire des lieux, tu apprendras que ce château coquet, vêtu d’une robe mouchetée – (mélange d’un style architectural gothique et libanais) – bâti sur un petit îlot d’un étang naturel, conçu initialement comme une forteresse médiévale, date du XIe – XIIe siècle, étant un remarquable exemple de la Renaissance mosane. 

Il est entré dans le patrimoine de la famille Mérode dans les années 1492 et dans les années 1680 il devient la propriété d’une famille noble, la famille Van den Steen. Entre 1938 et 1950 il est destiné à recevoir les enfants des chemineaux belges de la SNCB, pendant leurs vacances d’été.

Le comte Guy Van den Steen (1906 – 1999), le dernier propriétaire du château, l’a vendu (par rente viagère) à la Province de Liège qui devint ainsi la propriétaire des lieux à partir du 20 décembre 1999, la date de la mort du comte.

Le visiteur assoiffé à la fois d’art et d’histoire, aura la surprise de découvrir un élément inédit au Château de Jehay : le comte Guy Van den Steen est l’auteur de nombreuses œuvres d’art (principalement des statues en bronze) qui embellissent tant l’intérieur que l’extérieur : le parc peuplé d’arbres, de fleurs, de fontaines et des eaux tombant en marches liquides sur des nymphes et d’autres personnages légendaires.

Dès qu’il est entré en possession des lieux, le comte et son épouse, la marquise Moyra d’Ormonde, n’a pas cessé d’ennoblir la résidence avec des précieuses collections d’argenterie, une riche collection numismatique, des tableaux peints par des peintres flamands célèbres, des tapisseries tissées dans des nuances vertes – bleuâtres, des vases, meubles style baroque, dentelles et porcelaines chinoises …).

Le comte a habité le château jusqu’au dernier instant de sa vie, « en faisant partie des meubles » (l’expression du guide). Les visiteurs étaient surpris de le rencontrer dans une pièce quelconque, en surgissant devant eux comme un vrai amphitryon prévenant, toujours disposé à donner davantage d’explications à ceux qui auraient été intéressés par l’histoire du château. Il fut une personnalité complexe, étant un passionné spéléologue mais aussi un amateur de promenades montagnardes et un champion de ski très connu. Mais ce n’est pas tout ! Le comte était également un archéologue inné, en collectionnant tout au long de sa vie environ 22 000 pièces d’archéologie, qui sont aujourd’hui déposées dans les caves du château. Une partie de celles-ci ont fait surface grâce aux fouilles effectuées  dans la cour même du château, ces preuves attestant le début de la vie sur le domaine en commençant avec la période du Mésolithique.

Une fois entré dans la cour du château, dès que tu as laissé derrière le point d’information et la Billetterie, une statue étrange t’invite à t’approcher : “La mante religieuse”, portant sur ses ailes la femme. Plus tu t’avances sur l’allée plus tu es attiré vers le corps nu en métal, chevauchant le corps de l’immense insecte, dans une position voluptueuse, frisant à la fois l’obscène et le sublime. Tu te rapproches, séduit et charmé par les formes vénusiennes. Tu contournes la statue pour en découvrir les détails. La femme, malgré ses charmes, t’apparaît tout à coup hideuse et sauvage, dans son rôle d’amazone qui dirige avec l’habilité d’un jockey l’homme agenouillé sous elle. Cet homme à la tête de sauterelle, dans un abandon total devant ses propres sens, se laisse volontiers enchaîné et humilié. Pendant que la femme ricane vers le voyeur, en criant satisfaction, l’homme accepte sur ses épaules la tête de la mante religieuse qui le dévore, tandis que sa propre tête pend quelque part en arrière, détachée du tronc, les yeux fermés.

Tous les œuvres de Guy Van den Steen (dans la plupart des cas des nus, réalisés soit en bronze soit en bois) représentent un hommage apporté à l’être humain, à la fois à son corps et à son esprit, recherché dans des époques légendaires.

Les deux vitraux qui enjolivent le hall d’entrée portent les signes du blason de la famille Van den Steen accompagnés par deux commentaires en latin : “Recte Faciendo Neminem Timeas" (“en faisant le bien tu n’as personne à craindre”) si "Semper et ubique Fidelis" (“fidèle toujours et partout”). 

L’uns des murs du hall sert de support pour l’une des plus valeureuses sculptures de l’artiste, qui a nécessité une dizaine d’années de travail (1966-1976). Il s’agit de « “Marsyas et les nymphes", une nouveauté dans l’art sculptural, par l’introduction de la perspective en 3D.

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       “Marsyas et les nymphes" - Guy Van den Steen

Cet œuvre est réalisée sur une surface concave, par une technique appelée « la technique du relief progressif ». Les personnages sortent effectivement du plan (bas relief) pour s’avancer vers le visiteur avec seulement une partie du corps (élément qu’on trouve aussi dans la sculpture moderne contemporaine de Igor Mitoraj).

Toujours dans le hall d’entrée, au centre, on peut admirer une autre sculpture, posée sur une table entre le buste de l’auteur (à gauche) et le buste de l’épouse de l’artiste, la marquise Moyra d’Ormonde (à droite) : “Désespoir”.

12272814883?profile=originalDésespoir” - Guy Van den Steen

Tout comme autrefois Michelangelo Buonarroti, Guy Van den Steen sculptait « à la manière scientifique », étudiant avec passion, attention et méticulosité l’anatomie du modèle. “Mains en prière” fut réalisé d’après une étude approfondie de la main féminine et masculine :

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                                                       “Mains en prière” – Guy Van den Steen

                                                                                                                                                                                                                         

Chaque pièce du château porte l’empreinte du génie créateur du comte, qu’il s’agisse de sculptures, peintures, meubles ou lustres réalisés en fer forgé. Tout est vivant au château et « parle ». Deux magnifiques statues gardent les deux côtés de la porte d’entrée, en dépassant la symbolisation des personnages qu’elles incarnent : “Achille pleurant Patrocle” et “Innocence”. Au delà de l’héros de l’Iliade  d’Homère, apparaît – humble, triste et résigné  - le vieux, face à face avec l’innocence qui semble désormais lui être inaccessible.

 

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     “Innocence” - Guy Van den Steen 

                                                                                      

Achille pleurant Patrocle” - Guy Van den Steen

 “La mort d’Ophélie”, une autre impressionnante sculpture, raconte dans un morceau de bois de chêne, tout le drame shakespearien « Hamlet » (l’œuvre est rangée sur le sol, à l’horizontale et Ophélie flotte portée par les eaux de chêne).

En bordant l’allée des deux côtés, des murs bas, portant sur leurs bras des eaux et des nymphes, créent une atmosphère de paix et de rêverie. Quelques mètres plus loin, la végétation du parc commence à raconter son histoire écrite sur des feuilles blanches de papier, collées à l’écorce des arbres :  

 

“Ce ne sont point des paroles inutiles qui sortent

De la bouche des arbres.

Ce sont de silencieux messages d’amour

Ce sont des cris écrits à même l’écorce »

                                                  (J. Beaucarne)

                                             12272815479?profile=original            “Nymphe” de Guy Van den Steen 

 

 « L’arbre est du temps

Qui n’en finit pas

De s’incarner »

                                  (E. Guillevie)

***

« Les arbres, chemin entre terre et ciel»

(J. Beaucarne)

 

_______________ 

21 juillet 2007

(photos A.I.)

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Mon très cher Eminescu

Mon très cher Eminescu

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(15. 01. 1850 – 15. 06. 1889)

 

            Mon cher poète éternel,

            Ce matin, à peine réveillée de mon sommeil agité, je me suis précipitée vers la petite statuette en bronze sur la bibliothèque. Je l’ai prise dans le creux de la main et j’ai commencé à murmurer, mes yeux fixés dans tes yeux baignés de larmes: A l’étoile...

 

Jusqu’à l’étoile qui s’est levée
C’est un si long chemin

Que la lumière dut voyager

Des milliers d’années,

Pour qu’elle arrive enfin.

 

Elle s’est éteinte, depuis longtemps

Dans des lointains bleus

Et son rayon à peine maintenant

Put briller à nos yeux.

 

L’icône de l’étoile qui est morte

Monte doucement dans le ciel;

Elle y était sans qu’on la voie…

Et aujourd’hui, qu’elle n’y est plus,

Notre oeil l’aperçoit.

..................................................

                                     (Fragment du poème « A l’étoile » par Mihai Eminescu, 1886)

 

            Toi, qui connaissais tellement de choses, toi qui te perdais dans de longues discussions philosophiques avec Schopenhauer et Kant, toi qui avais lu les Védas et les Upanishad, toi qui jouais les lois de Kepler sur ton „auriculaire” et qui „t’es immergé dans les étoiles” pour étudier leur chair et leur esprit, toi qui avais un gentil mot pour tous tes prédécesseurs – toi tu es... Oh, j’ai tellement honte t’avouer ce qui a fait de ma nuit un jour, un jour amer...

            Avec de lourds cernes je regarde le ciel qui tout à coup est devenu noir et insipide. Pardonne-moi. J’ai éparpillé tous les livres de la bibliothèque et je t’ai fait voir la lumière, toi, qui es lumière! Je te prie de me pardonner; je ne t’ai plus feuilleté depuis un certain temps... Environ trois semaines, depuis le 15 janvier, le jour de ton anniversaire; tu as 156 ans déjà. J’ai retrouvé le volume „Poèmes”, sans couvertures, tel que je l’ai gardé depuis les années de lycée. Mes livres les plus aimés n’ont plus de couvertures, je leur ai dévoré et la mie et la croûte, je te prie de me pardonner... Je t’ai emmené ici, loin de Ipotesti, loin de ton tilleul tellement cher, car je devais t’avoir près de moi. Je t’ai posé à côté des autres poètes et écrivains roumains ou non roumains, Goethe, Schiller, Blaga, V.Voiculescu, Cioran, Baudelaire, Hugo, Caragiale, Ion Barbu, Cosbuc, Arghezi, Camus, Topârceanu, Anghel et d’autres, tant d’autres... Mais à quoi bon d’énumérer tous ces noms qui reposent paisibles sur les étagères? Tu te demandes, peut-être, pourquoi je me suis rappelé de toi ce matin.

            J’ai eu une très mauvaise nuit. Je me tortillais et à chaque fois que je me réveillais me revenait à l’esprit ce qu’un ami m’avait écrit hier: „Eminescu souffre de nouveau en Roumanie”. Et je me suis posée cette question: quel genre d’homme pourrait être celui qui n’aime pas la poésie d’Eminescu? A-t-il vraiment appris à lire? Et j’ai répondu: il y a des gens qui récitaient le vers d’Eminescu sans avoir appris à lire, car plus important que de lire avec les yeux c’est de lire avec l’âme.

            Mon cher homme de génie, je dois te dire qu’il existe une multitude des gens – académiciens, des gens ordinaires, intellectuels ou non – qui savent réciter par coeur tes poèmes et les aiment. Mais, je ne sais pas comment te dire... Il y en a d’autres qui ne te comprennent pas, aujourd’hui comme hier d’ailleurs, tu le sais bien; tu as lutté avec certains „épigones”, ceux d’entre eux qui t’ont harcelé; plus tu montais plus ils voulaient te descendre dans leur boue. Ils sont à nouveau sur tes pas, ils te guettent, mon cher rêveur génial, ils sont arrivés jusqu’au ce XXI-e siècle tellement „moderne” grâce à leurs „sentiments froids”, étant à la fois „petits en jours, grands de passions, des coeurs vieux, laids / Des masques souriants, bien mis sur des caractères ignobles”.

            Mon cher poète qui a tant aimé le monde, je ne sais pas comment te donner cette nouvelle... Je te blesserais avec cette vérité. Imagine-toi que les Anglais mélangent Shakespeare dans leurs intrigues politiques, en le tirant tantôt vers la part des conservateurs, tantôt vers celle des labouristes. Imagine qu’ils le déchiquettent dans des conflits ethniques ou religieux, qu’ils lui reprochent qu’il est trop périmé, car il est né quelques centaines d’années auparavant. Qu’ils douteraient de la qualité du poète universel, car il a vécu dans un passé trop lointain ou parce qu’il écrivait des mots d’amour trop „romantiques” pour notre époque cynique et prostituée.

Ne t’attriste pas! Ne pleure pas! Tu sais, n’est-ce pas, qu’ils ne méritent pas tes larmes, tous ceux qui font de „notre Dieu, une  ombre” de „notre patrie, une phrase” et pour lesquels „tout est vernis, tout est lustre sans base”. Ne pleure pas pour eux, petite statuette en bronze, qui as plus d’âme que certains „humains”. C’est toi-même qui écrivais il y si longtemps – comme si tu savais à l’époque que l’espèce homo-latrans seraient  arrivée dans notre temps d’aujourd’hui – tu écrivais „Vous, les critiques avec des fleurs stériles / Qui n’avez donné aucun fruit...” Ne pleure pas à cause eux!

Ils ont tué ton corps mais ils n’ont pas pu te tuer. Ne les écoute pas! Tu sais qu’ils n’ont aucun pouvoir sur ta statue de lumière. C’est toi-même qui disait dans le siècle passé: „leurs louanges, évidemment, m’offenseraient par dessus mesure”. Ils ne t’ont même pas lu, ils ne peuvent pas te comprendre ni avec leur esprit étroit ni avec leur âme boiteuse.

J’étais en train de dire que j’avais honte d’être d’origine roumaine; mais je me suis rappelée que toi aussi tu es roumain et que des dizaines de millions des gens du monde entier sont toujours des roumains et je sais qu’ils ont du mal à savoir que tu es malheureux. Nous faisons tous un mur autour de toi, non pas pour te défendre – nous n’en serions même pas capables – mais pour que tu nous défendes des misères du siècle.

Laisse ceux dépourvus d’âme et d’esprit rabaisser ta poésie, ta philosophie, ta prose; de ton oeuvre surgira pour des siècles et des siècles l’éternel, comme l’eau jaillit d’une fontaine bénie par la main sainte de Marie; ceux qui seront assoiffés s’y ressourceront.

Les mots que tu as fait naître à la lumière „d’une chandelle” et qui ont formé notre langue littéraire, ces mots ont apaisé nos âmes quand nous étions des enfants, quand nous fûmes des adolescents et ensuite quand nous sommes devenus des adultes et des vieillards. Ta poésie nous a enrichis et a enrichi l’univers et il est deux fois plus entier avec ton oeuvre.

Personne, jamais ne pourra t’éteindre ou au moins t’atteindre, car tu es Hypérion. Mon cher poète éternel, dis-leur encore une fois, car ils sont nombreux à ne pas te connaître ou d’autres t’ont oublié; dis-leur,  tout comme il y a plus d’un siècle:

 

Vivant dans votre cercle étroit

La fortune vous sourit,

Par contre, dans mon monde à moi,

Je me sens éternel et froid.

                                    (Fragment du poème « Hypérion » par Mihai Eminescu)

Ta sagesse est plus vivante que jamais; elle nous appelle non pas depuis la nuit ténébreuse mais depuis la lumière éternelle. Tes poèmes on devrait les réciter à genoux. Voilà, je m’agenouille pour que tu les pardonnes. Murmurons ensemble ces quelques extraits de ta „Prière”:

 

Notre reine, notre mère sainte,

Nous te prions à genoux,

Elève-nous, délivre-nous

De cette vague qui nous hante.

Sois bouclier de réconfort

Et mur de délivrance

Descends vers nous, vêtue d’aurore,

Oh, mère pure comme l’enfance!

Aide-nous maintenant qu’on soit bénis!

Eternellement vierge, Marie!

                             (Fragment du poème « Prière » par Mihai Eminescu)

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­___________________________________

 

Antonia Iliescu

(8. 02. 2006)

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Cœur de mousse de café

Cœur de mousse de café

Antonia Iliescu

        Depuis quelque temps, des petits cœurs m’apparaissent partout, ils apparaissent soudainement et disparaissent vite, signe qu’ils ne veulent se montrer qu’à moi et à personne d’autre. Mon visage touche la vitre de la fenêtre ; mon regard lointain se perd au-dessus de la lisière de la forêt, tandis que ma respiration chaude et régulière dessine sur un petit lambeau de fenêtre glacée un petit cœur blanchâtre. Il reste figé le prix de quelques secondes, juste pour se faire remarquer, et ensuite disparaît. Il ne me reste que l’étonnement, une question et…

        J’essuie la poussière sur le piano noir, j’essuie avec insistance cette poussière perfide qui s’accroche aux pores invisibles du bois ; un petit cône de lumière qui vient de la fenêtre met le doigt dans un coin, comme une sorte de réprimande : regarde, ici tu n’as pas bien nettoyé ! C’était un petit cœur de poussière de la taille d’une mandarine qui avait échappé à mes yeux. Je le regarde et je ne sais que faire ; faut-il passer une fois de plus le plumeau sur le piano, ou le laisser comme ça ?... À quoi bon un cœur de poussière ?! Je fais un geste désespéré avec la manche et c’est fini ! Et…

        Je me repose. La tête sur le bras du canapé, je regarde dehors à travers la fenêtre couverte partiellement par le rideau orange. Je regarde le ciel. Un oiseau, avec dans son bec un brin de rameau sec, vient d’y tomber quelque part. Il prépare son nid. Cette partie de l’œil qui n’est pas focalisée directement sur l’objet, me fait signe discrètement : regarde ici un peu ! Je laisse l’œil principal examiner ce pli du rideau… Un petit cœur de lumière colorée par un discret arc-en-ciel s’était blotti dans les petits plis du tissu. Je m’élève et le petit cœur disparaît. Je reprends ma place sur le canapé, dans la même position, afin que je puisse le revoir, mais je ne vois plus rien. Le cœur de lumière colorée n’a duré que quelques secondes, le temps qu’il a fallu au soleil pour parcourir le biseau du miroir en cristal accroché au mur.
L’empreinte de mon cœur
        Je bois une tasse de café avec beaucoup de mousse, comme il se doit pour un bon café turc, fait à la petite verseuse et pas à la cafetière. De la mousse qui flotte à la surface de la tasse se détache, ondoyant comme une naïade, un petit cœur blanc. Il se promène ici ou là, afin que je le voie. Je le regarde tourner faisant des pirouettes comme dans la danse des derviches. Coquet, il s’arrondit encore un peu et se fait encore plus beau. Le cœur palpite dans la tasse, il crie, gagne du volume et de la vigueur et il prend vie. Maintenant il bat comme un cœur humain, crie après l’amour et appelle la liberté. La tasse lui paraît trop étroite, alors il se roule à l’intérieur de la paroi en porcelaine au diamètre de cinq centimètres, en augmentant ainsi l’illusion de vie en mouvement. Dansant seul, le cœur de mousse, mon cœur de la tasse de café avec son cœur à lui, encadré, assisté par des centaines de boules d’air accrochées à la paroi de la tasse par le si peu mystérieux effet de la tension superficielle, se laisse séduire. Il glisse inconscient vers ce piège en porcelaine, en espérant que l’univers tellement rêvé et désiré pendant ses quelques secondes d’existence va lui ouvrir bientôt une porte. Plus éphémère que l’éphémère, le petit cœur de la tasse de café se croit éternel et alors il ose. Il fait tout ce qu’il lui passe par la tête, il contourne les obstacles, en ignorant les dangers qui le guettent sur le disque chaud de l’espace qui lui a donné vie, et même au-delà de lui.

        Les boules d’air aux reflets volés à l’arc-en-ciel se mettent à danser une farandole quasi statique et chaotique. Jalousant mon cœur tellement libre elles l’appellent à leur côté : « Viens ! Vieeeens ! » Mon petit cœur de mousse n’oppose aucune résistance et glisse paresseux vers elles. Le voici s’allonger, en étendant son corps dépourvu de bras, comme dans une étreinte imaginaire ; il se laisse déformer par le désir et l’espoir jusqu’à son anéantissement total. Maintenant il est devenu une ligne blanchâtre, sans identité, sans personnalité. Je le vois glisser de plus en plus vite vers son idéal illusoire : la paroi en porcelaine avec son armée de boules d’air. Perfides, les boules l’attirent de plus en plus près, jusqu’à la dissolution complète. 
        Bien. Maintenant il a disparu définitivement dans la masse de liquide chaud que j’absorbe de plus en plus pressée. Le café refroidit. Les boules ont disparu elles aussi. Bientôt je vais goûter le solide amer et âpre. 
        Impassible, je continue à siroter le café, comme si rien ne s’était passé. Au fond de la tasse il ne reste que le marc noir, dense et menaçant comme un deuil. Et pourtant, distraite et neutre, je prends la tasse et la dépose sur l’évier, comme si elle était un objet inanimé. C’est ce que j’ai fait chaque fois que j’ai tué mes cœurs sur les fenêtres, sur le piano, sur le sable, sur la neige, dans les plis des rideaux et voici quelques secondes, dans la tasse de café… Mais en moi, combien de fois ?...

 

 

 

 

 

 

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Fleurs de bonsaï

Fleurs de bonsaï

Antonia Iliescu


Fleurs grandes d’arbres petits

Aux troncs ratatinés

Aux limites mesquines

Et absurdes : « jusqu’ici ! »

Pleurant sous leurs écorces
Incommodes, trop serrées,

Les branches mutilées

Par le génie de l’homme 

Écrivent leur loi lignine :

« Défense de pousser ! »

 

C’est l’anarchie dans le p’tit pot d’argile 

Les vieux bandages tombent

De ces arbres malades
Aux fleurs lilas énormes,

Les vieux bandages tombent

De tous ces pieds martyrs,

Infirmes et difformes,

Prisonniers des souliers nains –

Canon d’une vieille beauté

Une beauté amputée,

Torturée, mise à mort -

Les fleurs de bonsaï
S’éveillent, se rebellent

En marchant sur leur sort. 

 

Le phloème interdit

Revient dans les racines

Et remonte dans le tronc ; 

L’arbre agenouillé érige son amour

Défiant sort et homme…

 

L’homme, le servant de la fleur

La fleur, la reine de l’arbre.

 

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Je lui ai demandé

Je lui ai demandé
Antonia Iliescu

 Printemps,
 qu’est-ce que tu dis
 De notre sainte folie ?
 Et le printemps
 Se mit à neiger lentement
 Puis, il a souri
 Caressé par le vent
 Du midi.

 Je lui ai dit :
 Printemps, printemps,
 Fou, saint printemps,
 Printemps, mon doux

 printemps chéri,
 Nu m’oublie pas non fleurie !  

            
 20 mars 2007

 (du volume „Nãscãtorul de perle” (L'enfanteur de perles) de Antonia Iliescu – Ed. Pegassus Press, Bucuresti 2010)

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Perce-neige pour ma soeur

Perce-neige pour ma sœur

          Antonia Iliescu

L’hiver fut rude

J’ai lutté avec ma blancheur

Contre l’ange noir de la mort,

Et j’ai perdu.

Les anges ont laissé

Leurs plumes enneigées

Sur une tombe…

Il neige, ils pleurent,

Ils neigent, je pleure

Et mes larmes chaudes

Qui percent la neige

Enfantent des perce-neige.

 

18. 02. 2012

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Le tableau de Gavrila

Le tableau de Gavrila

      Antonia Iliescu

C’est quoi le chiffre trois?

Un triptyque de Van Eyck? La Bible, ou la croix

rappelant Père, Fils, Saint Esprit dans le jardin d’Eden

qui nous mènent en douceur vers l’éternel Amen?

Mais nous sommes toujours trois, avec nos langues clouées

dans des palais de bouches... On dirait unité...

Un vif triptyque qui cache sous des couleurs de soie

dans un mystère biblique tout homme, lui, toi et moi.

Trois cloches dans l’azur qui raisonnent dans les cieux

avec leur langues muettes de métal mystérieux,

par la porte bleue des yeux, largement ouverts

nous apportent de là-haut toute la musique des sphères.

Odeur blanche d’encens, odeur de bois séché

qui brûle et déchiffre les signes indéchiffrés.

Je me demande: la main qui tire les cloches,

Cette main vêtue de blanc, absente sur la toile,

pourtant présente partout et qui enfante l’harmonie,

Cette main qui nous unit, cette main... c’est à qui?

- C’est la main de Messie.

Cachée sous l’œil magique du peintre de génie,

avec un peu de blanc, avec un peu de jeu,

elle nous a conduits

vers le Grand Inconnu,

où règne le rêve bleu.

(extrait du volume « Nãscãtorul de perle » (L’enfanteur de perles ») de Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, Bucarest 2010)

 

 

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J'ai tellement soif (Mi-e asa sete)

 

J'ai tellement soif

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 (musique, paroles, voix, guitare: Antonia Iliescu)

J’ai tellement soif

Je voudrais boire la nuit

Avec tout son fleuve noir

Qui la porte sur les bras

Je voudrais mordre

Le croissant de feu de la lune

Je voudrais siroter les étoiles

De ce verre d’obscurité embrasée

Mais la nuit me dévore, me dévore, me dévore…

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La nuit me dévore

Dans les cris des lointains horizons

Et  des stridents parfums d’été

Le sommeil m’est ravi

Le sommeil m’est endormi

Par cette merveille noire : la nuit.

Je voudrais siroter les étoiles

De ce verre d’obscurité embrasée

Mais la nuit me dévore, me dévore, me dévore…

 

 

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Un samedi après-midi dans une expo à Bruxelles

 Un samedi après-midi dans une expo à Bruxelles  

                            Antonia Iliescu

La visite d’une exposition de peinture est une aventure, il faut oser entrer dans l’univers de l’artiste, comprendre ce qu’il a voulu dire, deviner ce qui est caché aux yeux de tout un chacun, imaginer ce qu’il y a entre les lignes, voir entre les formes et les couleurs et même entre les toiles. Dès qu’on entre par « L’entrée des artistes », on se rend compte que les toiles d’Olivier Lamboray racontent une histoire, l’histoire de l’AMOUR bien réel, dans un monde de rêve bâti sous la lumière de la lune, « A la lumière de tes yeux », où on dit « saya cinta padamu » (« je t’aime », parole d’Olivier !) sur les taches blanches des murs ou sur des colonnes infinies bâties d’AMOUR. 
Les personnages (sa femme, le peintre lui-même, Magritte et Delvaux, Laly Superstar) évoluent dans le même décor d’une même ville : Bruxelles, (soit une maison, soit un train engagé sur un chemin de fer ; et oui, l’amour c’est du solide). Ce décor change pourtant dans les détails d’une toile à l’autre, et même sur la même toile, d’une fenêtre à l’autre (une fenêtre reflète les nuages gris, une autre le ciel clair du jour). Pour le déplacement on propose des carrosses sans attelages et avec un zèbre en toute liberté à la place des chevaux (dans le vrai amour il n’y a pas de contraintes). Il fait nuit dehors mais à l’intérieur il y de la lumière aux fenêtres.
L’aventure se passe à Bruxelles et l’amour prend le train avec aux commandes la femme du peintre, Agung, sa Georgette à lui. Le train passe devant l'église Notre Dame du Sablon et sous les yeux d’une fillette qui, dans l’attente de sa petite sœur promise, serre dans ses bras une poupée de chiffon (« Conception »). Laly est absente. Oui, oui, vous avez bien lu : Laly est absente. En passant d’une toile à l’autre, Laly a disparu. Mais où est-elle ? Mystère ... En fin, all is well that ends well, un mètre plus loin on la retrouve à sa place (devant la maison), assise à côté d’une valise (« Hommage à René Magritte », « Le roman de tes yeux »,…). S’est-elle enfuie avec Toutou (le chien loulou de Magritte), ou a-t-elle succombé aux charmes du chat Merlin (de Robert Paul) ou à ceux du Pablo (de Jiembé) ? Mystère…
Qu’est-ce qu’elle a pu faire le temps d’un regard d’une toile de son maître Olivier ? Etes-vous curieux de savoir son histoire de fugue ? Je vous invite sur ma page, rubrique « Vidéo ». Ouvrez « Laly et Banabar », un clip enregistré dans la cage d’escalier de ma maison… (Ne suis-je pas un « oiseau de cage » ?...)

 

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Crépuscule d'automne (Amurg de toamnã)

Amurg de toamnã (Crépuscule d’automne)
- poème de Lucian Blaga -
(musique, voix et guitare : Antonia Iliescu)

Du haut des montagnes le crépuscule souffle
avec des lèvres rouges
dans la rosée des nuages
et attise la braise cachée
sous leur voile gracile de cendre.

Un rayon qui arrive d’un trait, de l’ouest,
ramasse ses ailes et se laisse, tremblant,
sur une feuille ; 
mais c’est trop lourd le faix
et la feuille tombe.

Oh, l’âme !
Que je la cache mieux dans la poitrine
au plus profond,
pour qu’aucun rayon de lumière
ne l’atteigne :
elle s’effondrerait.

C’est l’automne.

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Ange chassé

Ange chassé

Antonia Iliescu

Dora était une fillette étrange, venue d’une constellation moderne, Fornax Chemica, située près du pole sud galactique, dans un méandre du fleuve Eridan. Sa mère lui avait inculqué le sentiment religieux dès sa première enfance. Assise sur une marche du petit escalier en pierre derrière la maison, elle suivait tous les matins les effets de cet enseignement; elle méditait à sa façon et c'était son jeu préféré. Sans se rendre compte, elle accomplissait un vrai rituel, avec conviction et curiosité, chaque jour qui sentait les fleurs de cerises, et puis les cerises mûres, les griottes et enfin, les coings. Quand la saison des pluies était là, elle ramassait soigneusement les feuilles mortes et les déposait une par une entre les couvertures d’un livre: "...elles ressusciteront au printemps! Le papier les tient au chaud" - disait-elle.
              Quand les premiers flocons de neige la poussaient à faire sortir sa luge du grenier, elle oubliait de méditer: "y’a d'la neige dehors, ah, je ne sais plus où donner la tête!". Saint Nicolas et le Père Noël la récompensaient pour sa foi  tout au long de l’année. Ses parents étaient des gens pauvres. Pourtant ils trouvaient toujours une petite pomme, une noix ou une mandarine à mettre dans le petit soulier bien lustré  la veille, qu’elle avait posé pieusement à la fenêtre, dans l’attente de la venue des saints.
                Au retour du printemps, elle prenait son petit tabouret, qu'elle posait chaque année d’une marche plus haut, et regardait le ciel bleu dans l’attente des anges. On lui avait dit qu’ils existaient vraiment et qu’ils venaient du ciel. Si c’était vrai, elle aurait dû les voir, non ? Et bien sûr, elle les voyait. Ils lui apparaissaient comme des petits cercles concentriques et lumineux, pas plus grands qu’une bulle de savon, qui flottaient dans l’air devant ses yeux. Bien qu’elle eût vu dans des livres des anges dessinés comme des enfants blonds et rondelets, habillés de longs vêtements blancs, qui portaient des splendides ailes d'aigrette du pissenlit, elle n'avait jamais eu de telles visions. Tout ce qu’elle voyait c’étaient ces petits cercles transparents, une sorte d’atomes vus à travers un microscope super performant. Elle était convaincue que les vrais anges étaient ainsi et se disait que les gens qui avaient peint les murs des églises et des morceaux  d’icônes et des feuilles de livres, n'avaient pas eu la chance de rencontrer les saintes créatures. Alors, par manque d'inspiration ils les avaient peintes comme une sorte d'hommes– oiseaux. Elle n’a dit à personne la moindre des choses de ses aventures matinales sur le petit tabouret, en plein soleil. Jusqu’au jour où sa mère lui posa cette question :
            - Dora, que fais-tu là, aussi rêveuse sur ta chaise ?
            - Qu’est-ce que je fais ? Mmm... Je regarde les anges. Voilà!
            -  Et comment sont-ils, tes anges ?
            Elle lui raconta tout ce qu’elle voyait dans le ciel. Sa mère se mit à rire et Dora a senti amèrement qu’elle ne croyait pas un iota de toute son histoire. C’est peut-être à ce moment-là qu’elle aussi a commencé à en avoir des doutes. C’est pourquoi elle osa faire une chose terrible, cette chose qui était un crime, le plus odieux de tous les crimes qu’on puisse commettre.
            On lui avait dit – toujours sa mère – que tous les gens, sans exception, portaient, depuis leur naissance, un ange invisible sur chaque épaule. L’épaule gauche était gardée par le mauvais ange, l’ange noir, celui qui te poussait à  faire des bêtises et qui voulait t’emporter dans le royaume de Satan. Sur l’autre épaule veillait paisible l’ange bon, l’ange blanc envoyé par Dieu.
            Elle voulait à tout prix se convaincre que les deux anges existaient vraiment sur ses épaules. Elle ne sentait rien. "Soit ils sont trop légers, soit ils ne le sont pas du tout" - se disait-elle. Un jour, une drôle d’idée lui vint à l’esprit : faire une expérience. Elle avait alors quatre ans.
            Un matin d’été au ciel gris, elle prenait son petit déjeuner dans la cuisine. Elle était seule à la table et le problème des cercles-anges la torturait comme toujours : s’ils existaient et si elle avait tué le bon ange, elle aurait eu vite le résultat; elle serait devenue une petite fille méchante, possédée par le diable. L’expérience inverse, c’est à dire, tuer le mauvais ange, n’aurait pas été concluante, car tout le monde disait qu’elle était une enfant sage et tout le monde l’aimait. Le passage du bon en meilleur était dur à saisir et l’expérience aurait été ratée.
            Qui était derrière ce scénario, dans une pareille aventure alchimique ? Peut être une bribe de Zosime de Panopolis travaillait alors en elle. En la prenant pour un nouveau et immaculé athanor, il oeuvrait probablement à l’achèvement de son œuvre au rouge, commencée voici des siècles. C’était lui, peut-être, qui lui a posé la question, là, dans la cuisine : « Eh ! Qu’est-ce qu’on fait avec les anges ? Comment pourrions-nous prouver qu’ils existent ? » Ce Zosime, son frère réveillé de l’archétype après tant d’années, voulait-il faire encore un essai pour répondre à l’éternelle question « Est-ce qu’Il existe ou Il n’existe pas ? »
            Pleine de calme et persuadée inconsciemment de la grandeur de cet instant-là, important pour son propre destin, mais surtout pour celui des âmes qui se posaient encore des questions au-delà de la mort, elle prit le couteau sali de confiture et l’enfonça dans le corps invisible de son ange blanc. Après quoi elle a attendu, pâle sur sa chaise, voir ce qu’il était en train de se passer. Pourtant, elle n’a rien entendu ; aucun gémissement, aucun cri. « Les anges ne souffrent pas, ils n’ont pas de chair, comme nous » lui avait dit souvent sa mère. Alors, comment pouvait-elle savoir s’il était mort ?
            Petit à petit, elle eut finalement la réponse. Pour toute expérience il faut de la patience. C’était alors qu’elle l’a appris pour la première fois. Les résultats n’ont pas tardé à se montrer ; ils étaient clairs et terribles. Au fil des jours elle se sentait poussée à mentir, à injurier ; elle a même mordu la main de sa sœur, jusqu’au sang. Elle refusait la nourriture. Le Diable avait grandi en elle et l’envahissait avec des tristesses profondes, insupportables, en lui coupant l’envie de jouer. Il l’attirait journellement dans un recoin obscur du grenier, sur une petite chaise enveloppée dans des toiles d’araignée. Là, elle se balançait des heures et des heures, en avant et en arrière, l’esprit vide, le cœur sec, en chantant toujours la même mélodie, qui lui nouait les pensées dans un serpent violâtre qui partait avec elle vers le fond de l'océan. Personne ne tenait plus en balance le Bien et le Mal. De la fillette joyeuse qu’elle avait été, il ne restait qu’un fantôme pâle et sombre, obsédée par un crime dont elle n’était pas sûre de l'avoir commis. Elle refusait consciemment toute chose qui autre fois lui aurait fait plaisir, pour le simple motif qu’elle ne le méritait plus, du moment où elle était devenue une nouvelle fille de Satan.
            C’était un après-midi d’automne. Probablement septembre, car le soleil jetait parmi les mailles du rideau, sur son lit, une lumière chaude et gaie, spécifique au premier mois de cette saison, portant l’été mûr encore sur ses épaules. Les feuilles de vigne avaient déjà rougi dans la fenêtre du salon et tremblèrent doucement lorsque sa mère entra dans la pièce, un plateau de crème brûlée à la main. C'était le dessert préféré de Dora, mais elle n’y pouvait pas toucher. L’immense nœud dans la gorge et des larmes qu’elle cachait à peine sous ses paupières… Elle avait atteint la limite et au bout du compte, s’en foutait si les anges existaient ou non. Vider son sac pour pouvoir manger quelques petites cuillères de crème, voilà son défi. Il n’y avait pas d’autres choix, l’instant de la vérité était là et attendait sa confession.
            Comme les mots boitaient dans sa bouche quand elle a appelé sa mère, tout près, sur le divan… « J’ai… j’ai un grand… grand secret…. ». Silence. « Eh ! Quel est le secret ? » - l’incitait sa mère. Mais la bouche ne voulait pas s’ouvrir. « T'as fais quelque chose de mal ? »  Sa mère essayait de la tirer par la langue : t'as menti ? T’as volé ? T’as été vilaine ? Les morsures ? « Non. C’est encore pire : j’ai tué mon ange gardien ; le bon ! J’avais tellement besoin de savoir si les petites billes que je voyais dans l’air étaient des anges! C’est de ta faute ! Tu m’as dit que c’étaient des bêtises. Je croyais que c’étaient des anges. Comment aurais-je pu le savoir autrement ? Maintenant je sais qu’ils existent, mais à quoi bon ? Je suis maintenant la fille de Satan et je ne reverrai jamais les anges de Dieu. »
            Que c'est difficile de se connaître et dire de soi-même "je suis méchante", surtout quand on n’est qu’un enfant. Elle a connu alors pour la première fois le pouvoir de faire mal et la peur de soi-même.
            Sa mère l’a couchée sur le dos et les yeux dans ses yeux, elle lui a parlé :
          - C’est très mal ce que tu as fait. Comment as-tu pu penser à une chose pareille ? Tu ne toucheras plus jamais le couteau, tu m’entends ? Les anges ne meurent pas, mais le tien est parti. Il s’est effrayé et s’est envolé chez un autre enfant, qui ne mord pas... Mais, en fin... si tu deviens comme avant, une fillette sage et si tu manges comme avant, et si tu ne mords plus jamais ta sœur, si tu l’implore, si tu lui demande pardon, il revient. Un peu de patience et tu verras. Et maintenant, viens et mange un peu de crème ! 
            Le temps passe vite. La petite fille d’hier assise dans la cuisine est la femme d’aujourd’hui debout dans la cuisine. Elle ne sait pas exactement quand elle a changé pour toujours de rôle. Et surtout elle ne sait pas si l’ange blanc est de retour sur son épaule droite.
           Des questions toujours sans réponses l’avaient prise d’assaut sur le long chemin de la vie : « Et si les anges avaient changé de place ce jour-là, pour rire de moi ? J’aurais pu tuer l’ange noir et toutes ces manifestations étranges n’auraient été que l’effet des remords. Un crime est un crime, même si l’on commet au nom du Bien. Lequel des deux a été de retour, suite à mes prières, le bon ou le mauvais ?  Comment ça se passe avec l’épaule droite et l’épaule gauche, que sera-t-il de la question tranchante : qu’est-ce que le Bien et qu’est-ce que le Mal ? Que vais-je dire à mon ami, Zosime de Panopolis lors de la Grande Rencontre ? Je vais hausser les épaules, impuissante, pour lui avouer que moi aussi j’ai échoué dans la grande aventure de la connaissance ? Il me faudrait encore quelques expériences dans mon vieil athanor… Mais je ne sais pas s’il pouvait encore résister aux flammes. »
           Les anges se sont lassés eux aussi à côté de Dora, sous le fardeau de toutes ces quêtes vaines, qui avaient rongé leurs ailes, en les rendant pareils l’un à l’autre; eux même n'étaient plus capables d’en faire la distinction. L’œil de son âme les voyait comme un seul ange, une sorte d’ombre grise qui, avec une aile la tirait vers l’Enfer et avec l’autre, vers le Paradis. Ombre indécise, aux ailes bigarrées, poussées vers l’intérieur, pour qu’elle ne puisse voler que dans son rêve. L’ange chassé ne revient plus jamais blanc, mais tacheté…
            Ces petits cercles concentriques – les anges de l’enfance – étaient peut-être seulement des cellules de l’univers, par lesquelles Il respirait et par lesquelles elle respirait aussi avec Lui. Elle a voulu à tout prix leur donner un nom, une forme et un sens, mais entre-temps, se pétrifiant dans l’expérience de l’auto connaissance, elle a oublié de respirer…

(extrait du livre "Dora-Dor ou le chemin entre deux portes" - Antonia Iliescu, Ed. Kogaïon, 2006)

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