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Cœur de mousse de café

Cœur de mousse de café

Antonia Iliescu

        Depuis quelque temps, des petits cœurs m’apparaissent partout, ils apparaissent soudainement et disparaissent vite, signe qu’ils ne veulent se montrer qu’à moi et à personne d’autre. Mon visage touche la vitre de la fenêtre ; mon regard lointain se perd au-dessus de la lisière de la forêt, tandis que ma respiration chaude et régulière dessine sur un petit lambeau de fenêtre glacée un petit cœur blanchâtre. Il reste figé le prix de quelques secondes, juste pour se faire remarquer, et ensuite disparaît. Il ne me reste que l’étonnement, une question et…

        J’essuie la poussière sur le piano noir, j’essuie avec insistance cette poussière perfide qui s’accroche aux pores invisibles du bois ; un petit cône de lumière qui vient de la fenêtre met le doigt dans un coin, comme une sorte de réprimande : regarde, ici tu n’as pas bien nettoyé ! C’était un petit cœur de poussière de la taille d’une mandarine qui avait échappé à mes yeux. Je le regarde et je ne sais que faire ; faut-il passer une fois de plus le plumeau sur le piano, ou le laisser comme ça ?... À quoi bon un cœur de poussière ?! Je fais un geste désespéré avec la manche et c’est fini ! Et…

        Je me repose. La tête sur le bras du canapé, je regarde dehors à travers la fenêtre couverte partiellement par le rideau orange. Je regarde le ciel. Un oiseau, avec dans son bec un brin de rameau sec, vient d’y tomber quelque part. Il prépare son nid. Cette partie de l’œil qui n’est pas focalisée directement sur l’objet, me fait signe discrètement : regarde ici un peu ! Je laisse l’œil principal examiner ce pli du rideau… Un petit cœur de lumière colorée par un discret arc-en-ciel s’était blotti dans les petits plis du tissu. Je m’élève et le petit cœur disparaît. Je reprends ma place sur le canapé, dans la même position, afin que je puisse le revoir, mais je ne vois plus rien. Le cœur de lumière colorée n’a duré que quelques secondes, le temps qu’il a fallu au soleil pour parcourir le biseau du miroir en cristal accroché au mur.
L’empreinte de mon cœur
        Je bois une tasse de café avec beaucoup de mousse, comme il se doit pour un bon café turc, fait à la petite verseuse et pas à la cafetière. De la mousse qui flotte à la surface de la tasse se détache, ondoyant comme une naïade, un petit cœur blanc. Il se promène ici ou là, afin que je le voie. Je le regarde tourner faisant des pirouettes comme dans la danse des derviches. Coquet, il s’arrondit encore un peu et se fait encore plus beau. Le cœur palpite dans la tasse, il crie, gagne du volume et de la vigueur et il prend vie. Maintenant il bat comme un cœur humain, crie après l’amour et appelle la liberté. La tasse lui paraît trop étroite, alors il se roule à l’intérieur de la paroi en porcelaine au diamètre de cinq centimètres, en augmentant ainsi l’illusion de vie en mouvement. Dansant seul, le cœur de mousse, mon cœur de la tasse de café avec son cœur à lui, encadré, assisté par des centaines de boules d’air accrochées à la paroi de la tasse par le si peu mystérieux effet de la tension superficielle, se laisse séduire. Il glisse inconscient vers ce piège en porcelaine, en espérant que l’univers tellement rêvé et désiré pendant ses quelques secondes d’existence va lui ouvrir bientôt une porte. Plus éphémère que l’éphémère, le petit cœur de la tasse de café se croit éternel et alors il ose. Il fait tout ce qu’il lui passe par la tête, il contourne les obstacles, en ignorant les dangers qui le guettent sur le disque chaud de l’espace qui lui a donné vie, et même au-delà de lui.

        Les boules d’air aux reflets volés à l’arc-en-ciel se mettent à danser une farandole quasi statique et chaotique. Jalousant mon cœur tellement libre elles l’appellent à leur côté : « Viens ! Vieeeens ! » Mon petit cœur de mousse n’oppose aucune résistance et glisse paresseux vers elles. Le voici s’allonger, en étendant son corps dépourvu de bras, comme dans une étreinte imaginaire ; il se laisse déformer par le désir et l’espoir jusqu’à son anéantissement total. Maintenant il est devenu une ligne blanchâtre, sans identité, sans personnalité. Je le vois glisser de plus en plus vite vers son idéal illusoire : la paroi en porcelaine avec son armée de boules d’air. Perfides, les boules l’attirent de plus en plus près, jusqu’à la dissolution complète. 
        Bien. Maintenant il a disparu définitivement dans la masse de liquide chaud que j’absorbe de plus en plus pressée. Le café refroidit. Les boules ont disparu elles aussi. Bientôt je vais goûter le solide amer et âpre. 
        Impassible, je continue à siroter le café, comme si rien ne s’était passé. Au fond de la tasse il ne reste que le marc noir, dense et menaçant comme un deuil. Et pourtant, distraite et neutre, je prends la tasse et la dépose sur l’évier, comme si elle était un objet inanimé. C’est ce que j’ai fait chaque fois que j’ai tué mes cœurs sur les fenêtres, sur le piano, sur le sable, sur la neige, dans les plis des rideaux et voici quelques secondes, dans la tasse de café… Mais en moi, combien de fois ?...

 

 

 

 

 

 

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Commentaires

  • Bonjour chères Claudine et Joëlle, je suis heureuse de lire vos lignes à propos du « cœur » (ici, un cœur stylisé…), cet organe si fragile qui s’implique avec la même ardeur et dans la joie et la douleur, et qui se consomme, petit à petit, jusqu’à disparaître un jour. Mais, comme disait l’illustre chimiste français Lavoisier – « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », - on entendra ce jour-là ses battements dans les battements des cloches.
    Mes amitiés, Antonia I

  • Bonjour Antonia.  J'ai adoré me promener parmi les petits coeurs d'une femme au grand coeur.  Ce texte est très délicat et on ne s'en détache qu'avec la tasse de café turc trop fort pour moi.  Es-tu sûre d'avoir tué les coeurs en toi ?  Ne les as-tu pas plutôt endormi ?  Amitiés chère amie.  Claudine.

  • Chouette ton hommage au soleil,
    Du sud, du nord et de partout,
    Et au bonheur après la pluie,
    Quand il commence sourire en nous
    Et quand on enterre les tracas…
    Un beau dimanche, chère Rébecca !

  • Merci chère Nicole de ta présence sur ma page. Je t’avoue que tes mots me font réellement plaisir et m’encouragent à publier d’autres écrits. Passe un bon dimanche sous le soleil (il en a eu un peu chez nous hier et ce matin un peu plus ; il faut vraiment faire la chasse au rayon de soleil qui passe dans le ciel à la vitesse d’un lapin suivi des chasseurs).

  • Bonjour Antonia,

    Aguichée par ton titre "Coeur de mousse de café ", je me suis laissée emmener, de petit coeur en petit coeur , et ai passé un moment ...délicieux !  Merci du partage de tes lignes sur Arts et Lettres !   

    Belle et douce fin de semaine ! Amitié, Nicole

  • Oui, soleil plein sud ! Après des hécatombes de pluie

    Mère terre a bien bu et a dit cela suffit !

    Surtout hier vendredi, chaleur et soleil resplendissant

    J'ai pu faire une super fête de St Jean

    de 16  à 21 h, avec les familles et les enfants

    Nous avons chanté, dansé et sauté le feu allègrement !

  • Bonjour Rébecca, ton appréciation me touche, merci beaucoup. Une belle journée, avec un peu de soleil, si Dieu le veut…

  • Bonjour Joëlle, merci pour tes mots du cœur. Un joyeux weekend, sans pluie, si possible…

  • Fascinant et beau ! Merci de ce partage Antonia,

    Ton verbe est délicieux et corsé comme le turc café !

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