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ange (1)

Ange chassé

Ange chassé

Antonia Iliescu

Dora était une fillette étrange, venue d’une constellation moderne, Fornax Chemica, située près du pole sud galactique, dans un méandre du fleuve Eridan. Sa mère lui avait inculqué le sentiment religieux dès sa première enfance. Assise sur une marche du petit escalier en pierre derrière la maison, elle suivait tous les matins les effets de cet enseignement; elle méditait à sa façon et c'était son jeu préféré. Sans se rendre compte, elle accomplissait un vrai rituel, avec conviction et curiosité, chaque jour qui sentait les fleurs de cerises, et puis les cerises mûres, les griottes et enfin, les coings. Quand la saison des pluies était là, elle ramassait soigneusement les feuilles mortes et les déposait une par une entre les couvertures d’un livre: "...elles ressusciteront au printemps! Le papier les tient au chaud" - disait-elle.
              Quand les premiers flocons de neige la poussaient à faire sortir sa luge du grenier, elle oubliait de méditer: "y’a d'la neige dehors, ah, je ne sais plus où donner la tête!". Saint Nicolas et le Père Noël la récompensaient pour sa foi  tout au long de l’année. Ses parents étaient des gens pauvres. Pourtant ils trouvaient toujours une petite pomme, une noix ou une mandarine à mettre dans le petit soulier bien lustré  la veille, qu’elle avait posé pieusement à la fenêtre, dans l’attente de la venue des saints.
                Au retour du printemps, elle prenait son petit tabouret, qu'elle posait chaque année d’une marche plus haut, et regardait le ciel bleu dans l’attente des anges. On lui avait dit qu’ils existaient vraiment et qu’ils venaient du ciel. Si c’était vrai, elle aurait dû les voir, non ? Et bien sûr, elle les voyait. Ils lui apparaissaient comme des petits cercles concentriques et lumineux, pas plus grands qu’une bulle de savon, qui flottaient dans l’air devant ses yeux. Bien qu’elle eût vu dans des livres des anges dessinés comme des enfants blonds et rondelets, habillés de longs vêtements blancs, qui portaient des splendides ailes d'aigrette du pissenlit, elle n'avait jamais eu de telles visions. Tout ce qu’elle voyait c’étaient ces petits cercles transparents, une sorte d’atomes vus à travers un microscope super performant. Elle était convaincue que les vrais anges étaient ainsi et se disait que les gens qui avaient peint les murs des églises et des morceaux  d’icônes et des feuilles de livres, n'avaient pas eu la chance de rencontrer les saintes créatures. Alors, par manque d'inspiration ils les avaient peintes comme une sorte d'hommes– oiseaux. Elle n’a dit à personne la moindre des choses de ses aventures matinales sur le petit tabouret, en plein soleil. Jusqu’au jour où sa mère lui posa cette question :
            - Dora, que fais-tu là, aussi rêveuse sur ta chaise ?
            - Qu’est-ce que je fais ? Mmm... Je regarde les anges. Voilà!
            -  Et comment sont-ils, tes anges ?
            Elle lui raconta tout ce qu’elle voyait dans le ciel. Sa mère se mit à rire et Dora a senti amèrement qu’elle ne croyait pas un iota de toute son histoire. C’est peut-être à ce moment-là qu’elle aussi a commencé à en avoir des doutes. C’est pourquoi elle osa faire une chose terrible, cette chose qui était un crime, le plus odieux de tous les crimes qu’on puisse commettre.
            On lui avait dit – toujours sa mère – que tous les gens, sans exception, portaient, depuis leur naissance, un ange invisible sur chaque épaule. L’épaule gauche était gardée par le mauvais ange, l’ange noir, celui qui te poussait à  faire des bêtises et qui voulait t’emporter dans le royaume de Satan. Sur l’autre épaule veillait paisible l’ange bon, l’ange blanc envoyé par Dieu.
            Elle voulait à tout prix se convaincre que les deux anges existaient vraiment sur ses épaules. Elle ne sentait rien. "Soit ils sont trop légers, soit ils ne le sont pas du tout" - se disait-elle. Un jour, une drôle d’idée lui vint à l’esprit : faire une expérience. Elle avait alors quatre ans.
            Un matin d’été au ciel gris, elle prenait son petit déjeuner dans la cuisine. Elle était seule à la table et le problème des cercles-anges la torturait comme toujours : s’ils existaient et si elle avait tué le bon ange, elle aurait eu vite le résultat; elle serait devenue une petite fille méchante, possédée par le diable. L’expérience inverse, c’est à dire, tuer le mauvais ange, n’aurait pas été concluante, car tout le monde disait qu’elle était une enfant sage et tout le monde l’aimait. Le passage du bon en meilleur était dur à saisir et l’expérience aurait été ratée.
            Qui était derrière ce scénario, dans une pareille aventure alchimique ? Peut être une bribe de Zosime de Panopolis travaillait alors en elle. En la prenant pour un nouveau et immaculé athanor, il oeuvrait probablement à l’achèvement de son œuvre au rouge, commencée voici des siècles. C’était lui, peut-être, qui lui a posé la question, là, dans la cuisine : « Eh ! Qu’est-ce qu’on fait avec les anges ? Comment pourrions-nous prouver qu’ils existent ? » Ce Zosime, son frère réveillé de l’archétype après tant d’années, voulait-il faire encore un essai pour répondre à l’éternelle question « Est-ce qu’Il existe ou Il n’existe pas ? »
            Pleine de calme et persuadée inconsciemment de la grandeur de cet instant-là, important pour son propre destin, mais surtout pour celui des âmes qui se posaient encore des questions au-delà de la mort, elle prit le couteau sali de confiture et l’enfonça dans le corps invisible de son ange blanc. Après quoi elle a attendu, pâle sur sa chaise, voir ce qu’il était en train de se passer. Pourtant, elle n’a rien entendu ; aucun gémissement, aucun cri. « Les anges ne souffrent pas, ils n’ont pas de chair, comme nous » lui avait dit souvent sa mère. Alors, comment pouvait-elle savoir s’il était mort ?
            Petit à petit, elle eut finalement la réponse. Pour toute expérience il faut de la patience. C’était alors qu’elle l’a appris pour la première fois. Les résultats n’ont pas tardé à se montrer ; ils étaient clairs et terribles. Au fil des jours elle se sentait poussée à mentir, à injurier ; elle a même mordu la main de sa sœur, jusqu’au sang. Elle refusait la nourriture. Le Diable avait grandi en elle et l’envahissait avec des tristesses profondes, insupportables, en lui coupant l’envie de jouer. Il l’attirait journellement dans un recoin obscur du grenier, sur une petite chaise enveloppée dans des toiles d’araignée. Là, elle se balançait des heures et des heures, en avant et en arrière, l’esprit vide, le cœur sec, en chantant toujours la même mélodie, qui lui nouait les pensées dans un serpent violâtre qui partait avec elle vers le fond de l'océan. Personne ne tenait plus en balance le Bien et le Mal. De la fillette joyeuse qu’elle avait été, il ne restait qu’un fantôme pâle et sombre, obsédée par un crime dont elle n’était pas sûre de l'avoir commis. Elle refusait consciemment toute chose qui autre fois lui aurait fait plaisir, pour le simple motif qu’elle ne le méritait plus, du moment où elle était devenue une nouvelle fille de Satan.
            C’était un après-midi d’automne. Probablement septembre, car le soleil jetait parmi les mailles du rideau, sur son lit, une lumière chaude et gaie, spécifique au premier mois de cette saison, portant l’été mûr encore sur ses épaules. Les feuilles de vigne avaient déjà rougi dans la fenêtre du salon et tremblèrent doucement lorsque sa mère entra dans la pièce, un plateau de crème brûlée à la main. C'était le dessert préféré de Dora, mais elle n’y pouvait pas toucher. L’immense nœud dans la gorge et des larmes qu’elle cachait à peine sous ses paupières… Elle avait atteint la limite et au bout du compte, s’en foutait si les anges existaient ou non. Vider son sac pour pouvoir manger quelques petites cuillères de crème, voilà son défi. Il n’y avait pas d’autres choix, l’instant de la vérité était là et attendait sa confession.
            Comme les mots boitaient dans sa bouche quand elle a appelé sa mère, tout près, sur le divan… « J’ai… j’ai un grand… grand secret…. ». Silence. « Eh ! Quel est le secret ? » - l’incitait sa mère. Mais la bouche ne voulait pas s’ouvrir. « T'as fais quelque chose de mal ? »  Sa mère essayait de la tirer par la langue : t'as menti ? T’as volé ? T’as été vilaine ? Les morsures ? « Non. C’est encore pire : j’ai tué mon ange gardien ; le bon ! J’avais tellement besoin de savoir si les petites billes que je voyais dans l’air étaient des anges! C’est de ta faute ! Tu m’as dit que c’étaient des bêtises. Je croyais que c’étaient des anges. Comment aurais-je pu le savoir autrement ? Maintenant je sais qu’ils existent, mais à quoi bon ? Je suis maintenant la fille de Satan et je ne reverrai jamais les anges de Dieu. »
            Que c'est difficile de se connaître et dire de soi-même "je suis méchante", surtout quand on n’est qu’un enfant. Elle a connu alors pour la première fois le pouvoir de faire mal et la peur de soi-même.
            Sa mère l’a couchée sur le dos et les yeux dans ses yeux, elle lui a parlé :
          - C’est très mal ce que tu as fait. Comment as-tu pu penser à une chose pareille ? Tu ne toucheras plus jamais le couteau, tu m’entends ? Les anges ne meurent pas, mais le tien est parti. Il s’est effrayé et s’est envolé chez un autre enfant, qui ne mord pas... Mais, en fin... si tu deviens comme avant, une fillette sage et si tu manges comme avant, et si tu ne mords plus jamais ta sœur, si tu l’implore, si tu lui demande pardon, il revient. Un peu de patience et tu verras. Et maintenant, viens et mange un peu de crème ! 
            Le temps passe vite. La petite fille d’hier assise dans la cuisine est la femme d’aujourd’hui debout dans la cuisine. Elle ne sait pas exactement quand elle a changé pour toujours de rôle. Et surtout elle ne sait pas si l’ange blanc est de retour sur son épaule droite.
           Des questions toujours sans réponses l’avaient prise d’assaut sur le long chemin de la vie : « Et si les anges avaient changé de place ce jour-là, pour rire de moi ? J’aurais pu tuer l’ange noir et toutes ces manifestations étranges n’auraient été que l’effet des remords. Un crime est un crime, même si l’on commet au nom du Bien. Lequel des deux a été de retour, suite à mes prières, le bon ou le mauvais ?  Comment ça se passe avec l’épaule droite et l’épaule gauche, que sera-t-il de la question tranchante : qu’est-ce que le Bien et qu’est-ce que le Mal ? Que vais-je dire à mon ami, Zosime de Panopolis lors de la Grande Rencontre ? Je vais hausser les épaules, impuissante, pour lui avouer que moi aussi j’ai échoué dans la grande aventure de la connaissance ? Il me faudrait encore quelques expériences dans mon vieil athanor… Mais je ne sais pas s’il pouvait encore résister aux flammes. »
           Les anges se sont lassés eux aussi à côté de Dora, sous le fardeau de toutes ces quêtes vaines, qui avaient rongé leurs ailes, en les rendant pareils l’un à l’autre; eux même n'étaient plus capables d’en faire la distinction. L’œil de son âme les voyait comme un seul ange, une sorte d’ombre grise qui, avec une aile la tirait vers l’Enfer et avec l’autre, vers le Paradis. Ombre indécise, aux ailes bigarrées, poussées vers l’intérieur, pour qu’elle ne puisse voler que dans son rêve. L’ange chassé ne revient plus jamais blanc, mais tacheté…
            Ces petits cercles concentriques – les anges de l’enfance – étaient peut-être seulement des cellules de l’univers, par lesquelles Il respirait et par lesquelles elle respirait aussi avec Lui. Elle a voulu à tout prix leur donner un nom, une forme et un sens, mais entre-temps, se pétrifiant dans l’expérience de l’auto connaissance, elle a oublié de respirer…

(extrait du livre "Dora-Dor ou le chemin entre deux portes" - Antonia Iliescu, Ed. Kogaïon, 2006)

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