J’ai fait la connaissance de Julie un dimanche après midi alors que j’étais attablé à la terrasse du Wellington.
Il y avait toujours beaucoup d’hommes au Wellington, la clientèle féminine préférait la taverne voisine. Des hommes seuls, plus très jeunes, des hommes sans femme, pas nécessairement des veufs. C’est d’un même mouvement de la tête qu’ils suivaient du regard celles qui empruntaient le boulevard.
Ils me rappelaient mon adolescence lorsque dans les boites, le samedi soir, se réunissaient les jeunes gens que nous étions alors. Avant même qu’ils n’aient jeté leur dévolu sur une fille, après les avoirs examinées toutes, une sorte de compétition s’instaurait entre nous. C’était un duel informel fait de mots et de rires.
La fille avait conscience d’être l’objet consentant de notre désir et la fierté comme un fard de lumière illuminait son visage.
Finalement, un seul d’entre nous s’avançait vers elle et laissait au comptoir un groupe de garçons meurtris, et soudain moins bruyants.
Moi non plus je n’avais pas de femme. Durant vingt ans j’ai pensé de Cécile qu’elle était une compagne provisoire en attendant le grand amour. En réalité j’ignorais à quoi je pourrais le reconnaitre, et je suis resté avec Cécile jusqu'à sa mort. Elle apaisait mes besoins sexuels, j’avais une compagne quand je rentrais chez moi, c’était une situation confortable. La plupart de nos relations croyaient que nous étions mariés. Pendant longtemps j’ai pensé que notre liaison s’achèverait dès que j’aurais rencontré la femme avec laquelle j’aimerais vivre et vieillir.
Lorsque Julie est passée son visage m’a paru familier sans que je puisse le situer. Elle devait avoir une quarantaine d’années, je n’ai jamais pu estimer l’âge des femmes, elle souriait et je l’ai trouvée séduisante.
C’est elle qui s’est approchée de ma table.
- Vous ne me reconnaissez pas ?
- Oui, mais…
Je me suis levé, les mains appuyées sur la table. Un vrai abruti, ai-je pensé.
- La maman de Christian, votre élève.
Je me souvenais à présent. Une dizaine d’années auparavant, elle assistait à des réunions de parents d’élèves. J’avais rarement eu affaire à elle.
- Vous voulez vous asseoir ?
J’ai écarté la chaise voisine de la mienne. Elle s’est assise, le visage tourné vers moi. Elle souriait.
- Vous savez, je vous cherchais.
-Vous me cherchiez ?
- Je ne vous cherchais pas mais j’avais envie de vous revoir. Vous allez rire de moi mais c’est parce que je vous avais reconnu dimanche dernier que je suis revenue aujourd’hui. Vous aviez l’air de vous ennuyer tellement. Je ne vous dérange pas au moins ?
- Vous ne me dérangez pas. Je n’attendais personne.
Le temps était doux bien que l’après-midi fut déjà bien avancée. Julie portait une robe légère dont le col s’ouvrait jusqu’à la hauteur de la poitrine.
Nous sommes restés silencieux jusqu’à ce que Julie me dise :
- J’ai appris que votre compagne était morte, je suis désolée.
J’ai été surpris de la facilité avec laquelle, pour lui répondre, je lui ai parlé de Cécile, de la vie que nous menions, de la solitude dans laquelle je me trouvais. Est-ce qu’au fond, ce n’était pas une preuve d’amour que de se sentir seul à ce point ?
- C’est drôle, je vous parle comme si nous connaissions depuis des années.
- Je vous comprends. A qui peut-on parler sinon à un inconnu ? Mon mari est mort lui aussi. Parfois, je lui reproche de m’avoir laissée. Je me demande s’il n’eût pas mieux valu qu’il m’eut laissée pour une autre.
Je lui ai demandé si elle accepterait de dîner avec moi.
Après le repas, je l’ai raccompagnée chez elle, elle m’a demandé si je voulais prendre un dernier verre. J’ai hésité, et nous avons fini la nuit ensemble.
Le lendemain, j’ai décidé de ne l’appeler que plus tard. J’avais besoin de réfléchir. Tout me paraissait trop rapide ou trop différent de ce à quoi je m’attendais. D’ailleurs, est-ce que j’attendais quelque chose ?
Le téléphone a sonné. C’était Julie.
- Tu as passé une bonne journée ?
J’avais reconnu sa voix à cette raucité que le téléphone amplifiait, et qui avait été une caresse supplémentaire durant la nuit.
- J’avais des choses à mettre en ordre, je viens à peine de rentrer.
- Moi aussi, je viens à peine de rentrer. C’est fou ce qu’il y a à faire.
Je ne savais pas ce qu’il fallait dire. J’attendais qu’elle raccroche.
- A demain.
Après un moment de silence, elle a ajouté encore.
- J’espère que tu as passé une bonne nuit.
Pendant deux jours nous ne sommes pas revus. Elle avait téléphoné le lendemain pour me demander de mes nouvelles et le soir, c’est moi qui l’avais appelée pour lui souhaiter une bonne nuit. Puis, elle m’a téléphoné pour m’inviter à dîner le soir même, et j’ai apporté un disque, je craignais que des fleurs aient un caractère trop convenu.
Elle avait dressé la table, mais nous avons pris l’apéritif dans un coin du salon devant le poste de télévision, c’est là qu’elle devait s’asseoir lorsqu’elle était seule.
- Tu veux aller au lit maintenant, nous mangerons après ?
J’ai fait oui de la tête, et elle m’a entrainé en me prenant la main.
Durant deux à trois semaines, nous nous sommes retrouvés chez elle, et notre rencontre se déroulait de la même façon. Ce qui changeait cependant à mesure que le temps passait, c’était l’intensité de nos rapports physiques. Deux êtres affamés qui s’ingéniaient à des gestes, à des baisers, à des propos capables de leur procurer des sensations à chaque fois plus puissantes. Je n’avais jamais imaginé que le corps pouvait être, c’est Julie qui le disait, un violon dont il fallait se servir en artiste créateur.
- Tu n’aimes pas faire l’amour ?
- Si, si.
Elle y mettait tant d’ardeur que j’avais parfois le sentiment de participer à nos ébats comme un voyeur avide. Nous reposions côte-à-côte. Elle disait que je lui appartenais davantage quand elle me touchait.
Je ne voyais pas Julie tous les jours mais tous les jours nous nous téléphonions. Lorsqu’ elle m’invitait ou que j’avais envie de passer la nuit avec elle, nous nous retrouvions chez elle ou dans un restaurant où nous avions pris nos habitudes.
Un jour, Julie m’a demandé de l’accompagner à une soirée organisée par une de ses amies à l’occasion de son anniversaire.
- Ce sera l’occasion de connaitre mes amis.
Elisabeth avait invité Julie, son amie la plus proche, moi et deux couples dont Julie m’avait dit qu’ils couchaient parfois à quatre.
- Ils sont bien plus heureux que lorsque la timidité les retenait encore.
La soirée avait été fort agréable, nous avions un peu bu, nous avions dansé, nous avions beaucoup ri de tout et de rien. A un moment de la soirée, Elisabeth avait dit à Julie :
- Tu veux bien ?
Elle m’avait entrainé pendant que Julie diminuait l’intensité de la lumière. Puis elle n’avait plus rien demandé et s’était abandonnée contre moi, la tête sur mon épaule.
Un soir que je me rendais chez Julie, c’est Elisabeth qui se trouvait dans l’appartement. Julie était absente.
Durant huit jours nous ne nous sommes pas revus, Julie et moi. Peut être qu’elle avait pensé que c’était mieux comme ça, que les choses finissent d’une manière ou d’une autre, allez savoir pourquoi ?
Elisabeth avait du lui raconter comment s’était déroulée notre soirée. Elle avait du lui dire que je m’étais littéralement enfui comme si j’avais risqué d’être violé.
Le huitième jour, je lui ai téléphoné.
- Je peux venir chez toi, ce soir.
- Je ne suis pas libre ce soir.
Puis, j’étais sûr qu’elle avait hésité, elle a ajouté :
- J’ai promis à Elisabeth d’aller la voir.
Je me suis rendu dans sa rue en face de la maison. Il y avait de la lumière dans son appartement. J’ai sonné à plusieurs reprises mais personne n’a répondu. Lorsque je suis parti, il y avait toujours de la lumière. Elle ne s’était pas donné la peine d’éteindre avant de soulever les rideaux.
Je suis venu de nombreux soirs. De ma voiture, je regardais ses fenêtres.
Un soir, elle a téléphoné.
- Ca ne peut pas continuer. Tu te conduis comme un enfant.
- Parce que je veux te parler, j’ai besoin de toi.
Elle a presque crié :
- Tout le monde a besoin de quelqu’un. C’est fini, je t’en prie.
- Je veux te parler et je veux te voir, tu comprends
J’ai ajouté :
- Même si c’est la dernière fois.
- Tu me jures que c’est la dernière fois.
Je l’ai juré, et Julie m’a dit qu’elle m’attendait. Il était presque minuit quand j’ai sonné. Elle avait posé deux verres sur la table basse
Je me suis avancé pour l’embrasser, elle a détourné la tête et c’est sur la joue que j’ai déposé un maigre baiser.
- Je voulais te voir. Nous sommes des amis, non ?
- Des amis, oui.
Je me sentais aussi gauche que lorsque nous nous étions rencontrés à la terrasse du Wellington et que je m’étais levé, les mains appuyées à la table pour l’inviter à s’asseoir. Il y avait de la compassion dans ses yeux.
- Tu veux t’asseoir, je t’ai préparé un verre.
J’ai secoué la tête.
- Je veux faire l’amour avec toi Julie, même si c’est la dernière fois.
J’ai mis les mains sur ses hanches, elle y était aussi sensible qu’à la pointe des seins. Elle avait dit un jour que c’était son petit moteur que je déclenchais, et les yeux de Julie s’étaient enflammés autant pour le geste que pour le mot.
C’est parce que j’ai répété : la dernière fois, qu’elle a porté son ventre contre le mien. Nous avons fait l’amour comme ces jours de grâce où chacun d’entre nous était l’esclave reconnaissant de l’autre. Le visage de Julie était livide, ses traits saillaient sous la peau. Je la forçais comme si je la violais. Son visage était devenu laid. Je savais qu’elle jouissait. J’ai serré son cou, et j’ai compris que je l’aimais.