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Réunie, préfacée, annotée par Robert Mallet, cette "Correspondance" fut publiée en 1949. Elle comprend 167 lettres, 46 d'André Gide (1869-1951) et 121 de Paul Claudel (1868-1955), qui furent écrites entre 1899 et 1926. Le nombre plus restreint de lettres de Gide s'explique assez bien. Au cours du tremblement de terre de Tokio en 1923, Claudel perdit une partie de ses

archives; mais indépendamment de ce fait, Claudel écrivait plus fréquemment et plus longuement que Gide. Celui-ci reconnaissait ne pas être un bon correspondant: "C'est à cause du branle-bas que cause en moi chacune de vos lettres", répond-il à Claudel, qui lui reproche ses longs silences. Ces lettres nous retracent l'histoire d'une conversion manquée.

C'est en 1899, chez Marcel Schwob, que les deux écrivains firent connaissance alors que Gide venait d'envoyer à Claudel son "Prométhée mal enchaîné" et son "Philoctète". La vie itinérante de Claudel favorisa cette correspondance. Très souvent ce que Gide n'osait ou ne voulait pas dire à son convertisseur, nous le trouvons dans son "Journal". Après son entrevue avec Claudel en novembre 1905, Gide y note qu'il "a l'ait maintenant d'un marteau-pilon". Analysant son attitude devant lui, il écrit encore: "J'étais occupé un peu trop à me défendre et n'ai répondu qu'à demi à ses avances". Claudel veut convaincre à tout prix, quitte même à passer pour "un zélote et un fanatique". Gide, lui, veut se protéger et défendre son indépendance intellectuelle. Mais Claudel revient toujours à la charge: "Pourquoi ne vous convertissez-vous pas?", ne cesse-t-il pas de demander à son ami. Partant pour l'Extrême-Orient, il lui laisse un "Abrégé de toute
la doctrine chrétienne". Gide ne manque pas d'être touché par l'affection véritable qui motive la conduite de son ami; cependant, chaque fois qu'il le peut il tient à dire qu'il n'est toujours pas converti. C'est ainsi que peu de temps après la publication du "Retour de l'enfant prodigue" qui a
déchaîné la colère de Francis Jammes, il écrit à Christian Beck: "Peut-être ne savez-vous pas que Claudel, après avoir trouvé en Jammes une brebis facile à ramener au Seigneur, a voulu m'entreprendre à mon tour. Cela s'appelle, n'est-ce pas convertir". Claudel est conscient de
l'irritation que peut faire naître son prosélytisme dans l'esprit de Gide. Il s'en excuse: "J'ai toujours peur que vous n'interrompiez votre correspondance". La "Porte étroite" parue en 1909, est une nouvelle occasion de dialoguer. Gide critique l'état de repos auquel incline le catholicisme, mais Claudel lui répond en soutenant qu'il est au contraire un combat perpétuel. Claudel profite de la mort de Charles-Louis Philippe, auteur de "Bubu de Montparnasse", qui cherchait à se convertir, pour revenir à la charge: "Je me reproche de n'être pas assez fanatique et prédicant". Un an se passe avant que Claudel n'entonne son Magnificat à l'occasion de la Noël: "Je vais communier demain..., de quelles immenses joies vous vous privez." Claudel cherche, semble-t-il, à toucher la sensibilité de son ami.
Au cours de l'année 1911, le sujet brûlant paraît évité, mais brusquement en fin d'année la conversion au catholicisme d'une belle-soeur de Gide ranime tous les espoirs de Claudel: "La nouvelle de cette conversion dans votre famille m'émeut grandement. A quand la vôtre, mon cher ami?" A nouveau, Claudel assiège Gide, le pressant d'adhérer "à une chose aussi vaste que la voûte étoilée où l'océan lui-même a place pour se mouvoir". Car, pour lui, demeurer incroyant c'est "ne disposer que d'un monde rétréci, amputé de moitié". Mais Gide se déclare empêché d'abandonner le protestantisme au nom de "la fidélité qu'exigent de lui ces figures de
parents et d'aînés qu'il a vu vivre dans une communion avec Dieu si constante, si souriante, si belle...". Claudel veut rencontrer Gide, afin d'avoir avec lui une conversation décisive: "Il faudra que nous causions un de ces jours comme ces personnages de Dostoïevski qui se disent des
choses tellement confidentielles que le lendemain ils n'osent plus se regarder et sont pris d'une haine mortelle l'un contre l'autre". A l'occasion d'une polémique qui l'oppose à des catholiques peu chrétiens, Gide écrit à Claudel l'aversion qu'il ressent pour tous ceux "qui se servent du Crucifix comme d'un casse-tête". Claudel lui répond brutalement que "ce n'est pas avec les pailles qu'on trouve dans l'oeil du prochain qu'on construit la maison de Dieu, mais avec les poutres que l'on ôte du sien" (15-1-1912). Gide paraît las de ce dialogue: "Je voudrais n'avoir
jamais connu Claudel, écrit-il dans son "Journal"; son amitié pèse sur ma pensée et l'oblige et la gène".
Lorsque "Les caves du Vatican" paraissent en 1914, le drame éclate à propos des "moeurs affreuses" auxquelles Gide fait allusion. Claudel le somme de s'expliquer, mais Gide pressent qu'il n'y a plus rien à expliquer, car "que je réponde ou que je ne réponde pas, lui écrit-il, je
pressens que vous allez me méjuger". Il lui écrit cependant avec franchise et comme s'il parlait à un prêtre. Mais sa lassitude grandit: "Par instant, j'en viens à souhaiter que vous me trahissiez, car alors je me sentirais délivré de cette estime pour vous et pour tout ce que vous représentez à mes yeux, qui si souvent m'arrête et me gêne". Claudel ayant demandé à Gide de supprimer le passage incriminé, celui-ci s'y refuse: "Ne me demandez ni maquillage ni compromis ou c'est moi qui vous estimerai moins". Le livre paraîtra non expurgé et le silence grandira entre les
deux amis. Dix ans plus tard, à l'occasion de la parution de "Numquid et tu", Claudel écrit longuement à Gide: "Il me semble qu'en ces dix années votre chemin s'est tout de même rapproché de l'humble grande route que je suis". Alors qu'il doit le rencontrer lors de son passage à Paris en mai 1925, Gide ne peut s'empêcher de lui écrire: "Je souhaite de vous
revoir... Et j'ai peur de vous, Claudel". Après cet entretien, Claudel écrira au bas de la dernière lettre reçue de Gide: "Longue et solennelle conversation. Il me dit que son inquiétude religieuse est finie. Le côté goethien de son caractère l'a emporté sur le côté chrétien". Avec une certaine ironie, Gide raconte cette entrevue dans son "Journal". Il trouve à Claudel l'allure d'Ubu et termine en disant: "Devant Claudel, je n'ai sentiment que de mes manques; il me domine, il me surplombe; il a plus de bases et de surface, plus de santé, d'argent, de génie, de puissance, de
foi, etc., que moi. Je ne songe qu'à filer doux".
Dans sa dernière lettre à Gide (25-7-1926), Claudel affirme: "Vous êtes l'enjeu, l'acteur et le théâtre d'une grande lutte dont il m'est impossible de prévoir la conclusion". Quelques années plus tard, Gide écrira dans son "Journal" (décembre 1931) à propos de Claudel: Je l'aime et je le veux ainsi, faisant la leçon aux catholiques transigeants, tièdes et qui cherchent à pactiser. Nous pouvons l'admettre, l'admirer; il se doit de nous vomir. Quand à moi, je préfère être vomi que de vomir."
Cette "Correspondance"

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Hommage de Norge

 

 

Elskamp de bois

 

« J’ai triste d’une ville en bois,

J’ai mal à mes sabots de bois »

(Max Elskamp)

 

 

Le petit bonhomme de bois

Dans sa chair taille un poème

Et sa chair est aux abois,

Cet arbre doux, ce bon chêne,

Ce lisse pommier, donneur

De rondes pommes amènes

Est une pulpe souffrante.

Ah, le bois taillé de main

Ferme saigne quand il chante !

Une sève de carmin

Colore toute l’image

Où le monde est engravé.

Et le savent à douleur

Ceux de dur et franc lignage,

Sans Pater et sans Ave,

Que rouge est couleur du cœur.

Et lors, grands âges qui vibrent :

Un petit homme benoît

Pénètre d’amour pour toi,

Pour moi,

Tant la rime que la fibre.

O petit homme de bois

De foi,

O petit homme de croix

De bois.

 

Norge

 

 

 

Hommage de Marie Gevers :

 

Max Elskamp

Naissance : 5 mai 1862. Mort : 10 décembre 1931 .

Centenaire : 5 Mai 1962.

 

 

Le jour de la naissance.

 

Max Elskamp pensait-il au jour de son centenaire en publiant l’un de ses principaux recueils de poèmes : « Enluminures » ? Il n’avait alors que trente-six ans… Les premiers vers sont émouvants à citer aujourd’hui :

 

Ici, c’est un vieil homme de cent ans

Qui dit, selon la chair, Flandre et le sang :

Souvenez-vous en, souvenez-vous en,

En ouvrant son cœur de ses doigts tremblants.

 

Toujours, nous retrouverons son cœur dans ses poèmes à la fois tendres, discrets, intenses, réservés, douloureux et d’une valeur poétique et littéraire absolue.

S’il parle de ses cent ans dès 1898, i chantera sa naissance bien plus tard, en 1922, déjà touché alors par la maladie qui devait peu à peu l’étreindre, puis l’éteindre. Néanmoins, dans « La Chanson de la Rue Saint-Paul », il s’écrie qu’il est né à la marée haute, sur le ton joyeux dont on dirait : « Je suis né coiffé ! »

 

C’est ta rue Saint-Paul

Celle où tu es né

Un matin de mai

A la marée haute !

 

Pour pouvoir évoquer avec précision, aujourd’hui, en souvenir du poète, son jour de naissance, je me suis adressée au savant météorologue « Star », qui a bien voulu me donner les indications nécessaires :

La marée haute natale de Max Elskamp, le 5 mai 1862, eut lieu à 8.06h. Les gens qui n’ont jamais vécu au bord d’un fleuve soumis à la marée ignorent ce que signifient ces mots « Marée haute ! ». Certes, il y a de l’inquiétude, les jours de gros temps où la poussée de l’eau menace, mais que d’allégresse par les jours ensoleillés d’azur !. Le ciel se berce largement à fleur des rives, le clapotis anime les pierres des quais et une activité règne au port. A la marée haute, les sirènes mugissent ou sifflent, car les bateaux chargés se confient au courant qui les entraînera vers l’estuaire, tandis que les navires amenés par le flot attachent les amarres et jettent l’ancre.

Or, en 1862, le mois de mai fut l’un des plus beaux du siècle et, les 5 et 6 mai, les plus chauds du mois. Toute l’œuvre du poète sera sillonnée de navires, de matelots, de nostalgie maritime, et soulevée par le désir de la mer.

M. Louis, Jean, François Elskamp, propriétaire d’un brick nommé l’Ortélius et d’un trois-mâts carré baptisé « Le Louis », fut le père de Max et l’un des notables de la rue Saint-Paul. Nous aimons à croire que l’un de ses deux vaisseaux, quittant le quai, vogua vers sa destination maritime au moment om l’enfant commençait son voyage sur l’océan des jours.

Le voisinage apprit vite que la jeune dame Elskamp venait de mettre au monde un fils, mais nul ne se doutait que l’enfant serait poète. Cependant, Elskamp lui-même pensait que –peut-être- la poésie s’était emparée de lui dès avant sa naissance. Il nous suggère cette idée dans l’une de ses chansons :

 

Un pauvre homme est entré chez moi

Pour des chansons qu’il venait vendredi Comme Pâques chantait en Flandre

Et mille oiseaux doux à entendre,

Un pauvre homme a chanté chez moi.

 

Si humblement, que c’était moi

Pour les refrains et les paroles

A tous et toutes bénévoles,

Si humblement que c’était moi,

Selon mon cœur, comme ma foi.

 

Ainsi Elskamp s’identifiait-il à l’Homme aux Chansons, venu dès Pâques, célébré le 20 Avril de celle année-là. Son poème « A ma mère » confirme qu’il croit devoir sa plus intime sensibilité et ses dons poétiques à l’amour de sa mère :

 

O Claire, Suzanne, Adolphine,

Ma mère qui m’étiez divine

 

Comme les Maries et qu’enfant,

J’adorais dès le matin blanc…

 

 

C’est ta rue Saint-Paul

Blanche comme un pôle…

 

Le soleil reluisait à toutes les façades repeintes à neuf dès le début du printemps, comme il se devait dans une rue « Dévote, marchande –Trafiquante et gaie, Blanche de servantes- Dès le jour monté. » Cette rue, orientée du sud-est au nord-ouest, court droit sur le fleuve. Les matinées y sont donc triomphantes de lumière et nous devinons ce que fut le premier baiser de la jeune mère à son nouveau-né, en ce beau matin clair :

 

« O ma mère, avec vos yeux bleus,

Que je regardais comme cieux,

Penchés sur moi tout de tendresse… »

 

Le soleil monta, évoluant dans le plus merveilleux des azurs : celui du printemps, près d’une grande eau mouvante.

Ce jour-là, le vent venait du côté du fleuve. Il entrait librement et caressait d’une souple haleine les maisons de la rue Saint-Paul. Elskamp s’est toujours souvenu de l’air que l’on y respirait, aux temps de son enfance :

« Maritime en tout – L’air qu’on y boit – Sent avec la mer – Le poisson sauré… »

Ensuite, le soleil fléchit en direction des polders de la rive d’en face. Les transbordeurs allaient, venaient, sans cesse, battant des aubes pour faire passer le fleuve aux gens qui, journée finie, rentraient au logis. La nouvelle marée monta. Elle fut haute à 20.15 h. Ramenait-elle au port l’Ortélius ou Le Louis ? Qui le dira ? Mais nous savons que la première nuit du poète se glissa doucement dans « sa rue bien-aimée ». Il dormait, dans son berceau fanfreluché, près de sa mère. « O ma mère, dans mon enfance, - J’étais en vous et vous en moi ».

Dans son recueil : « Dominical » Max Elskamp se présente « avec les enfants du dimanche ». Sans doute eût-il préféré naître « un dimanche à midi », comme Mélisande ? Mais c’était un lundi –jour de la lune- et la lune est bonne aux poètes. Celle du 5 mai 1862 (premier quartier le 6) ne se couchera qu’après minuit. Elle entrera du côté du fleuve, comme le vent et le parfum de l’eau, elle aura eu tout le temps de baigner de rêve la maison de la rue Saint-Paul. C’est à elle sans doute que Max Elskamp doit d’avoir connu l’illusion, Maya :

 

Maya, l’illusion,

Vous ai-je assez aimée ?

 

 

La lettre à Van Bever

 

L’influence de la rue Saint-Paul occupe vraiment toute l’œuvre de Max Elskamp. Il le sait. Il l’écrit dans une lettre très importante pour lui, puisqu’elle est destinée à préciser son travail et son inspiration en vue de la fameuse Anthologie de Van Bever et Léautaud.

 

(Date de la poste : 20 juin 1907)

« Je crois que j’ai été très influencé par ces choses qui datent de ma petite enfance. Après la vie m’a pris, plus neutre, me semble-t-il, et à part la pratique des métiers, et ce qui touche à l’âme traditionnelle du peuple, peu de choses ont réagi sur moi. »

Sa mère tant aimée n’a pu lui donner l’âme traditionnelle du peuple de la rue Saint_paul, car elle venait d’ailleurs :

O Claire, Suzanne Adolphine – O ma mère des Ecaussines, mais il lui doit la sensibilité nécessaire à l’avoir ressentie, comprise, assimilée. Il a pu en nourrir sa poésie, au point d’être parvenu à lui donner une langue différente de celle que lui offrait la rue Saint-Paul. Je crois d’ailleurs qu’une telle métamorphose fut favorable à la magie si particulière à l’œuvre de Max Elskamp.

L’âme traditionnelle du peuple, le poète ne peut l’avoir reçue que des servantes. A cette époque, et dans toute la bourgeoisie, les enfants étaient, presque totalement, élevés par les servantes. Elskamp s’en souvient : « Bonne nuit, les hommes, les femmes  -bras en croix sur le cœur ou l’âme  - et rêve aux doigts en bleu et blanc – les servantes près des enfants ».

Retrouver comptines, proverbes, locutions originaires de la rue Saint-Paul, dans les poèmes d’Elskamp formerait l’élément d’une étude bien intéressante. De la nourrice de Juliette aux servantes, qui scandaient pour Max Elskamp l’histoire d’Anna-la-lune, en passant par celles dont Chateaubriand nous donne le souvenir dans les « M »moires d’Outre-tombe », que de vigueur, que de poésie leur ont dû nombre de grands écrivains !

Elskamp a reçu du petit peuple de son enfance le goût du folklore, et sa magnifique collection d’objets patiemment rassemblés forme le fonds du Musée d’Anvers. Sa naissance ensoleillée ? Nous aimons à supposer qu’elle soit au départ de sa passion pour les cadrans solaires… Et là, sa sensibilité l’y portant, il fit don, en souvenir de sa mère des Ecaussines, des merveilles qu’il avait rassemblées, au Musée de la Vie Wallonne, à Liège.

 

Le Calvaire

 

« Notre maison, écrit-il encore à Van Bever, se trouvait pour ainsi dire  enclavée dans l’église Saint-Paul, et mon enfance s’est passée sous les cloches, au milieu des corneilles et tout contre un horrifique calvaire en grès et cendrée. » On voudrait citer ici tout le poème consacré au Calvaire

 

Mon Dieu qui mourez à Saint-Paul,

Un peu autrement que les autres…

Mon Dieu qui savez les étoiles

Qui fixent à chacun son lot…

 

Elskamp m’a écrit un jour : « Je crois aux étoiles ». Il croyait aussi à la mer, et le bonheur avait pour lui, comme symbole, un matelot : « Et c’est Lui, comme un matelot – c’est lui qu’on n’attendait plus, - et c’est lui, comme un matelot – qui s’en revient les bras tendus… »

Un matelot ne reste jamais longtemps au logis, si chaud si doux qu’il y fasse. Pour Max Elskamp, il l’a quitté, peu après qu’il eût lui-même quitté la chère rue Saint-Paul. Une grande douleur, une grande déception d’amour l’a emporté :

 

Un jour où j’avais cru trouver

Celle qui eût orné ma vie,

A qui je m’étais tout donné,

Mais qui, las ! ne m’a pas suivi…

 

Le père du poète a tenté de le consoler en lui offrant les vastes espaces maritimes : Elskamp, alors, a navigué :

 

Va, mon fils, je suis avec toi

Tu ne seras seul sous les voiles,

Va, pars et surtout garde foi,

Dans la vie et dans ton étoile !

 

Elskamp s’est attaché à corps perdu à ses parents, à sa sœur Marie. La mort les lui a enlevées :

 

C’est vous, mon Père bien aimé,

Qui m’avez dit adieu tout bas,

Vos yeux dans les miens comme entrés

Qui êtes mort entre mes bras.

 

A sa mère, il a dit :

 

Et lorsque vous êtes partie,

J’ai su que j’avais tout perdu.

 

Alors, le poète est entré en maladie.

J’ai dit ailleurs les circonstances de la mort de Max Elskamp, comment je l’appris, et quelles étaient les personnes rassemblées à la table de François Franck ce 10 décembre 1931. On soupait là, après la représentation à Anvers de l’Œdipe d’André Gide : pour cette première, Gide était présent, les Pitoeff, et quelques écrivains d’Anvers. En remémorant, aujourd’hui encore, après tant d’années, l’instant où Willy Konincks, en retard, entra en disant : « Max Elskamp est mort », je puis mesurer la puissance d’émotion soulevée par ces mots. Cependant, le poète en lui se taisait depuis des années… et ses voisins l’entendaient souvent crier dans ses délires… L’émotion fut si profonde, ce soir là, chez Franck, que le regard de Gide fit lentement le tour de la table, en la cueillant à chaque visage comme s’il avait voulu rassembler un herbier du souvenir d’un poète qu’il savait grand.

Je veux citer ici quelques lignes d’un article nécrologique que je possède, auquel manque la signature, mais que je crois dû à André Salmon : « S’exténuant à combattre le désespoir, il passe des années avec Bouddha, mais cette culture de l’idée du néant ne pouvait combler un tel poète. Il traversa le monde d’un pas tremblant – il nous quittait- il s’avançait seul dans la nuit. »

Aux fleurs d’émotion cueillies lors de la mort du poète, par André Gide, et puisque Max Elskamp aimait le folklore, les saints et les fleurs, je veux, à l’occasion de ce centenaire, ajouter deux fleurs qui le concernent particulièrement, il les doit à deux folkloristes : le Baron de Rheinsberg, et Isidore Teirlinck.

La fleur-marraine, offerte par son saint-patron, Maxime, est la « primula véris » ou primevère du printemps, et les servantes de son enfance lui auront dit qu’elle est une clef du Paradis, et vient droit de Saint-Pierre, grâce à qui elle germa dans l’humus des polders… Le 10 décembre, par quelle étrange coïncidence est voué au cyprès. Il figure au jour où le poète sombra dans la mort.

 

Marie Gevers, Mai 1962, in « Le Thyrse » revue d’art et de littérature, numéro consacré au centenaire de Max Elskamp.

 

 

 

 

Hommage de Robert Guiette

 

La Ville en Ex-voto

 

Sa « petite ville », Max Elskamp la chante dès « Dominical, « la ville de mes mille âmes ». Cette ville en bois, douce ville à bâtir, la ville en rond comme une bague, les bonnes madones aux coins des ruelles. Ce port marchand, cette ville très port-de-mer, il y montre des barques et des grands vaisseaux, et les bâtiments à voiles, les chapelles et les tours et les cloches, c’est toute sa longue litanie qu’il faudrait redire. Poésie frêle, à la voix fêlée. « Mes dimanches morts en Flandre » et « dans la paix bonne d’un pays tendre », avec les petites gens des beaux métiers, la mer à l’horizon.

C’est plus qu’un décor, cette ville, c’est un personnage avec lequel on cause gentiment, à voix basse, retenue, comme pour soi.

Max Elskamp était demeuré très attaché à son vieux quartier de la rue Saint Paul bien qu’il n’y habitât plus. Ecolier, il y retournait passer ses jeudis après midi. Avec son ami, Henri van de Velde, il allait, près de la grande écluse du Kattendyk, à marée haute, voir entrer les bateaux. Les deux amis se mêlaient à une foule affairée d’employés de la douane, de commis, d’affréteurs, de curieux et de femmes aux toilettes extravagantes. C’était parfois « un voilier gigantesque, fatigué et souillé, dont l’équipage composé de nègres agités ou d’hindous lents, n’attendait que d’avoir accosté pour offrir en vente : perroquets, singes, plumes de couleurs éclatantes, peaux d’animaux inconnus, os d’albatros ; ou au départ de pitoyables émigrants polonais ou russes qu’on descendait à fond de cale sans ménagement, avec enfants et bagages ! Spectacles qui fouettaient nos imagination en entraînaient nos pensées si loin, si loin… »

Plus tard, les travaux de rectification des quais entamèrent le plus ancien quartier de la ville, cette « ville en rond » dont il ne reste qu’un morceau. L’ancien pittoresque ne demeurait plus que dans le cœur et la pensée du poète : l’ancien « werf », les quais plantés d’arbres, la population même de ces rues étroites, besogneuses et joyeuses.

Lorsque le lecteur d’aujourd’hui découvre cette image dans les petits poèmes de Max Elskamp, il la compare à ce qu’il voit : la rive droite, tracée au cordeau, les entrepôts et les construction aujourd’hui démodés qui attestaient, vers 1910, la grandeur récente des firmes allemandes fixées à Anvers. Le poète écrivait : « les Rietdijk, les Frascati, toutes les belles prostitution d’antan sont abolies… » ; et depuis, le joli village de Tête-de-Flandre rasé, surgirent les tours, les tunnels et les buildings. Le lecteur se demande alors si, dans les poèmes, ce n’est pas une petite ville ou un village de la Flandre zélandaise que le poète aurait chantée, et non Anvers, cette actuelle grande ville moderne où les anciens monuments et même la cathédrale se trouvent dépaysés. La beauté du spectacle –beauté très réelle encore- est différente de ce qu’a dit le poète. Le fleuve seul, malgré la métamorphose de ses rives, est resté sans doute semblable à lui-même.

Comment imaginer que le poète pourrait encore dans le bruit et le mouvement que nous connaissons, aller bavarder avec les bateliers et les artisans, vanniers et cordiers pour lesquels il avait tant de sympathie ? Les vieux quartiers le voyaient passer, chaque jour, par leurs rues souvent solitaires comme des rues de béguinages, des rues où ne se rencontraient de loin en loin que des vieilles femmes sous leur mante. Elskamp ne se lassait pas d’errer par les vieilles impasses, les cours intérieures, voyant aux murs les madones entourées de guirlandes… Son petit chapeau rond et son macfarlane ne détonnaient pas dans les ruelles grises et mornes. Le poète y poursuivait sa longue méditation.

Que de fois je l’ai vu, vieillard, aller vers les quartiers de son enfance, comme enveloppé de solitude ! Une femme discrète et qui avait dû être très belle, l’accompagnait. Ils ne se parlaient pas. Ils allaient côte à côte, d’un pas sans hâte. Etait-ce « sa » rue Saint-Paul qui l’attirait ? Pensait-il à son poème, à l’église et au calvaire, à ses morts et à son passé ? Voyait-il revivre ses chers fantômes ? Ou bien poursuivait-il sa longue recherche de la Voie ? Refaisait-il la longue route des saints naïfs et des processions, celles des philosophes qu’il avait étudiés, celle de la souffrance et de l’inconnaissable, de cette longue vie qui serait une vie manquée s’il n’y avait les poèmes. Par tout cela, il avançait dans la Voie de la perfection bouddhique, celle qu’il s’était choisie et qui lui était propre.

Le décor désormais n’importait peut-être plus. Le poète avait magnifié sa ville natale, et l’avait réduite en son cœur, en son œuvre, immuable. Comme les vieux marins, du temps des grands voiliers, construisaient des trois-mâts qu’ils enfermaient dans des bouteilles, tout gréés.. Le site, pour jamais à l’image de son cœur, demeurait comme une sorte d’ex-voto de reconnaissance à la vie, tandis que sa pensée plongeait dans d’autres contemplations, hors du temps.

 

Robert Guiette.

 

 

 

 

Hommage de Jean Cocteau

 

 

1er Avril 1962

 

Il est de toute évidence que Guillaume Apollinaire, s’il doit aux « Serres chaudes » doit surtout à Max Elskamp. Il n’y a là rien qui le diminue, au contraire. Et si un grand poète fraternise avec un autre grand poète pour connaître ses œuvres, je m’en émerveille encore davantage. Mais il me semble que notre Apollinaire aimait Elskamp et que, de ces amours, naissent les monstres délicieux de la Poésie.

Ma découverte du poète anversois me laisse le souvenir d’un coup au cœur. Entre chaque page de l’herbier les belles plantes se mettaient à revivre et à embaumer ma chambre.

Je vous exprime toute ma reconnaissance de vous être adressé à moi, le presque belge.

Votre poète Jean Cocteau.

 

 

 

 

Hommage de Paul Neuhuys

 

Je me souviens de Max Elskamp

 

Je me souviens de Max Elskamp comme d’un causeur charmant. Il me parlait de la Chine, de la poésie… Je l’ai connu pendant la guerre 1914-1918. J’allais le voir dans sa paisible maison du boulevard Léopold (aujourd’hui avenue de Belgique) dans la bonne maison qui, dit-il, l’attend sous les arbres « en la blanche façon d’un très gauche évêché ».

Max Elskamp était alors à l’apogée de son activité poétique. J’étais un écolier des lettres, et il y avait dans son accueil quelque chose d’ineffablement bon, mais aussi de cruellement désabusé.

Max Elskamp, né à Anvers en 1862, y est mort en 1931. Toute sa vie il est demeuré attaché à sa ville natale, la ville « très port de mer » où il reçut un jour, en 1893 exactement, Paul Verlaine.

« Il y a là une certitude pour moi, me disait-il, un point sur lequel j’attire votre attention, c’est que malgré toute liberté, le poème est « musique » par nature ». Et il me citait à ce propos le « Pantoum négligé » de « Jadis et naguère » :

 

Trois petits pâtés, ma chemise brûle.

Monsieur le curé n’aime pas les os.

Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule,

Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux ?

 

-Le sens en est exquis à cause du son.

Elskamp parlait volontiers de la rime diminuée par l’assonance, de sa bémolisation (âne et âme) et de sa diézation (Anne et lame). Il m’ouvrait toute grandes les portes de sa bibliothèque, me

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Prototype d’Atelier pédagogique artistique

« À Fleurs de Mots et  Voix au Chapitre »

 

Initiation à « La Flore dans l’Art et l’Histoire »

 

Par Valériane d’Alizée,

 

Créateur-Passeur de Verbes et d’Arts

 

Rencontres naturalistes déclinées au rythme du calendrier :

 

(Écrit et Oralité

Vers et Prose)

 

Animations pour de « jeunes graines en germination »

(Enfants de 8 à 10 ans)

 

Canevas du déroulement d’un cours

(adapté sur mesure, selon le potentiel, la réceptivité des élèves[1])

 

Modèle de Cycle :

 

Hommage à l’Arbre

ce « géant » majestueux dont la cime se plait « à tutoyer l’azur »

 et qui survit à l’Homme :

 

« Peinture » effectuée à l’aide de « la plume et du pinceau »

(Palette d’artistes faisant partie du patrimoine d’antan et vivant, pictural et littéraire)

 

I)            « Portrait » du Chêne :

de sa pleine efflorescence à sa disparition naturelle voire tourment programmé…

  • ou

 

L’Arbre de Jupiter sous la saison automnale

 

 

 

En Prologue :

 

  • Identification visuelle de l’essence botanique élue, ce feuillu à la verdoyante feuillaison caduque : courte présentation du « Quercus » notamment l’un des plus répandus sur le continent européen : le Chêne commun dit pédonculé, dénommé en latin, la langue des végétaux que l’humoriste Alphonse Karr disait « barbare »[2], Quercus pedunculata ou Quercus robur
  • Résumé sur son appartenance « généalogique » (famille botanique des Fagacées), son étymologie et origine, odyssée historique incluant également ses légendes et traditions mythologiques ainsi que chrétiennes, son apport fondamental pour l’équilibre de la biodiversité, sa présence au sein des beaux arts, de la littérature, sans omettre sa place au cœur de la chanson…

Acte I

a)

  • Mise en bouche vocale à voix haute des œuvres au programme (soit sous forme de poème, soit de prose) « autrement dites » par l’intervenante, soit, de manière artistique, commentées en un second temps à son auditoire de manière vivante.
  • Mise en relief de la beauté des sonorités des mots, de la musicalité et de la cadence des vers ou d’une prose poétique, éclairage sur le sens du vocable ainsi que la stylistique des poésies appréhendées, leurs métaphores devenant images parlantes, dans le dessein de les rendre intelligibles et donc de « colorer », de nourrir de l’intérieur ce langage, expressions usitées caractéristiques d’une époque mais aussi propres à l’auteur, ce « Poémier » véritable « Arbre à Poèmes » suivant une formule de Paul Fort[3]
  • Éveil à l’interprétation grâce à la technique vocale, respiration, articulation, rythme, inflexion, ré-accentuation et autres principes de diction favorisant le « jeu-je » appropriation de la pièce présentée :

b)

  • En ouverture, travail de base fondé sur le Chêne et le Roseau de Jean de la Fontaine, (Fable XXII du Livre Premier), ses correspondances antiques et modernes : filiation et legs, d’Ésope et Aphtonius à Isaac de Benserade puis à Jean Anouilh, sans omettre le texte signé de Georges Brassens nommé « Le grand chêne » faisant référence à la source de La Fontaine.
  • Toujours après avoir donné en audition la fable précitée, accompagnée des textes en lien, échange avec quelques apprenants en toute équité, qui, à tour de rôle s’exerceront au « bien dire », au plaisir de restituer par la parole, la saveur des mots-émaux issus des vers du maitre des Eaux et Forêts de Château-Thierry, tout en étant à l’écoute de leur propre sensation, sinon émotion de sensitif en germination…

Pratique que ces derniers réitéreront en deuxième partie de l’Atelier, concernant le texte principal exploré…

 

 

Le Chêne et le Roseau de  Jules Louis Philippe Coignet,

(milieu XIXème Siècle)

 

(Pause de dix minutes environ, proposée aux Enfants)

 

Acte II

Intermède enluminé :

 

  • Précédant l’étude du motif central, l’instant de la reprise est à une respiration picturale proposant un échantillon de tableaux de Maitres tels que ceux de Gustave Courbet, Odilon Redon, Vincent Van Gogh, Egon Schiele, René Magritte ayant immortalisé notre géant pour la postérité, et de temps à autre, mise en miroir de la création d’un poète avec celle d’un peintre, parfois ami ; exemple d’ « Affinités électives » : la relation entre Émile Verhaeren et Henri Edmond Charles Cross, Charles Baudelaire critique d’art, inconditionnel « supportant » la production d’Eugène Delacroix, Camille Corot …
  • Dialogue autour du ressenti des enfants, vision laissant parler leurs perceptions sensorielles, privilégiant l’Affect, et non exclusivement l’Intellect…

 

Métamorphose automnale :

  • ou quand le protagoniste de l’histoire se défait de son habit émeraude

 

  • Après avoir revêtu une chaude parure mordorée, rougeoyé de mille feux pour le plaisir des prunelles humaines qui savent le contempler et ne pas passer à côté de lui en indifférent, le « regardant » sans le « voir », le Chêne doté d’une feuillée non persistante,

est voué de façon immuable à perdre sa toison, puis à s’endormir afin de se ressourcer, jouant en cela à la « belle au bois dormant », dans le dessein de rejaillir, gorgé de sève, soit, de reverdir à la saison nouvelle…

 

 

Paysage d'Automne de Vincent Van Gogh

(1853-1890)

 

  • Correspondance allégorique des quatre saisons, fille de Natura, elle-même engendrée par Gaïa, la Terre, notre mère nourricière, avec les quatre âges de l’existence humaine, l’Automne équivalent au troisième moment clé de son cheminement, c'est-à-dire sa pleine maturation annonciatrice des rigueurs de l’hiver-vieillesse …
  • Lecture à voix haute sur un mode majeur proche du récital chargée de mettre en valeur le sujet principal de cette rencontre naturaliste par l’animatrice artistique, semblable à la pièce poétique « Matin d’Octobre [4]» de François Coppée (1842-1908) dont le principal enjeu représente la restitution de l’atmosphère du tableau dépeinte grâce à l’imagier-poète par le biais de son sonnet.

 

Modèle servant d’inspiration, de sensibilisation à nos frais bourgeons en germination qui s’empareront tour à tour de la voix orphique, via l’œuvre dévoilée, au vu et au su de leurs camarades de l’assemblée, cependant que chacun d’entre-eux aura le loisir, cela va sans dire, de s’interroger en verbalisant librement leur réflexion.

 

Acte III

 

  • Pour clore en beauté ce cours porteur d’un thème inédit, incitation faite aux enfants afin de recueillir leurs impressions de la thématique naturaliste déployée au sein de cet atelier, les conviant à transcrire au moyen de l’écriture sous forme de prose, les sentiments qui les traversent, du moins l’empreinte que la « substantifique moelle » émanant de la langue « entendue » au sens littéral du terme, leur laisse, confiant au papier le fruit de leur perception, également teintée de leur imaginaire, en « apprivoisant » non plus l’élocution mais l’expression écrite propre à leur tempérament…

 

Notes :

 

Nous nous permettons d’attirer l’attention sur le fait que cet atelier n’a pas pour vocation de se montrer contraignant envers des enfants qui sont déjà fort sollicités au quotidien dans leur vie et apprentissage scolaire, mais a, autant que faire se peut, pour objectif premier, de délivrer un message artistique avec entrain, afin que prédomine une atmosphère où le plaisir serait roi, avec en filigrane, et ce, in fine, l’ambition de les sensibiliser à l’univers créatif lié au règne de la Nature, participant de ce fait, à la pleine effloraison de leur personnalité en construction, en faisant montre à leur égard de Sapientia, selon le précepte philosophique de Roland Barthes[5] :

« Nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir, et le plus de saveur possible. »

Concourir à susciter de l’émotion, sollicitant « les jeunes pousses » dans le dessein qu’ils coopèrent pour être davantage à l’écoute de leurs sens, plus qu’en faveur d’un esprit purement cérébral, voilà une discrimination positive vers laquelle nous tendons…

En tant que « Passeur de Verbes et d’Arts », nous formulons donc nos vœux les plus florissants afin que notre intervention revête l’une des significations que nous lui attribuons en toute humilité, soit, la valeur d’un apport  « thérapeutique »…

 Hymne à une noble essence à « la Multiple splendeur » :

l'Arbre,

Témoin séculaire de la courte existence des hommes

 

« Le vent se lève !...

Il faut tenter de vivre !... »

Paul Valéry

 

Arbre, mon modèle, arbre mon ami, tandis que la destinée éphémère de l'espèce humaine s'effeuille jour après jour et que cette dernière, arrogante, oublieuse de son statut précaire, joue à l'invincible, s'ingéniant à retarder le moment où elle s'éclipsera, tu perdures à imposer ta « force souveraine aux plaines »[6], enluminant coteaux et vallées, monts et bois, taillis et tertres mûrissants ronsardisants ...

Alors que nous autres Hominiens, appartenant à une race soi disant supérieure, dirigeons nos pas, dès notre naissance, tel un sablier, vers l'inéluctable proche, cheminement auquel nous ne pouvons nous soustraire… impassible, faisant montre d'un stoïcisme exemplaire hors du commun, même au cœur de la tempête la plus redoutable, dont tu ne ressors pas toujours indemne, hélas, puisque en ces instants de tragédie, nous pouvons t’entendre gémir, tu perdures dans ta mission d'élévation, indifférent à notre sort de fragiles créatures lilliputiennes.

Mais qui oserait t'en blâmer ?

Ainsi, ne pouvant comparer le moins du monde ton histoire à celle de l'homme, ce mortel au court séjour terrestre se berçant parfois d'illusions, homme, la tragique incarnation de ton prédateur le plus redoutable, tu persévères au cours d'une lente croissance, de tes nervures, à étoffer ta « vie ardente »[7], pour que certains bourreaux dictateurs s'arrogent, sans autre forme de procès, leur sentence de vie ou de mort sur les quatre règnes, végétal, minéral, animal et humain, jugeant opportun de l'interrompre, et ce, n'écoutant que leur bon plaisir !

Or, ne sembles tu pas, incomparable allié du genre « bipède », vouloir nous délivrer un message essentiel, celui de l'opiniâtreté, nous incitant à relever les défis, quelque en soit la complexité ? Et de ta « multiple splendeur » selon une formule du poète te célébrant avec la flamme lyrique de sa plume incandescente, soit de tes ramures caduques, verdoyant à nouveau, tel le Phénix renaissant de ses cendres, sous l’égide de Primavera, qui, en Avril daigne te couvrir

de plusieurs fils,  soit de tes ramées persistantes chlorophylliennes, puisant leur énergie substantielle fertile, bref, de ta souche enracinée dans des profondeurs abyssales de Gaïa, notre mère nourricière à tous, ne nous parles tu pas cette langue imagée, aux antipodes de la langue de bois[8], un blasphème à l’endroit  de ceux qui sont entrés en religion pour toi, si l’on adhère à l’idéologie nougaresque et néanmoins fort prisée de nombre de politiciens ?

Ne nous traces-tu point la voie de la sagesse, éminent philosophe, que nous ne percevons guère, de ta cime cherchant à s'évader des contingences bassement prosaïques pour aller courtiser la nue, comme si tu songeais à conter fleurette, toi le Magnifique, au firmament peuplé d’étoiles ?

 

 

Paysage de Louis Janmot

(1814-1892)

 

Quête d'altitude, de sommets que nous ne pourrons jamais prétendre atteindre, nous, autres terriens dépourvus d’ailes, d’élancement, qui sommes ancrés dans ce monde trivial, si fréquemment violent et cruel, cependant que nous ne cesserons ad vitam aeternam d'aspirer à nous en échapper, spirituellement s’entend,  afin de « tutoyer l'azur » à la manière de la palette de ce peintre annonciateur de l'Impressionnisme, épris de traduire en précurseur, les accordailles des éléments, «simples beautés de la nature »[9], et dont Camille Corot devait faire l’éloge, décernant à son cadet pour la postérité, la charge de « seigneur de la voûte céleste » [10], tandis que son coreligionnaire, Gustave Courbet, l’adoubait du titre de « Séraphin »[11] !

 « L'arbre, c'est la puissance qui, lentement, épouse le ciel » professait le Père de « Terre des hommes »[12].

Figure riche d'idéaux, aimant à gagner les hauteurs afin de fendre les airs et de repousser, sinon de transcender ses propres limites, qui avait lui aussi, conscience de ta valeur, de ton rôle appelé à nouer un sublime trait d'union avec Ouranos, « souverain roi» du « Règne végétal », revêtu d’une parure émeraude, lorsque, à l’acmé de ton rayonnement, tu fais chanter tes frondaisons au son de la harpe du Dieu Éole !

Certes, à condition que nous t’en offrions le loisir, qu'une pléthore de profiteurs inconséquents, nuisibles d’entre les nuisibles, relevant d'une humanité inhumaine exploitant à l'infini tes ressources, qu'ils s'imaginent inépuisables, cher confident, à l’écoute des complaintes de «Monsieur le Vent et Madame la Pluie »[13], modifient radicalement leurs conduites suicidaires, qui plus est, comportements de drôles, de fieffés coquins, synonymes de massacres criminels !!!

 

 

Le chêne aux corbeaux de David Caspard Friedrich

(1774-1840)

Gageons que nos civilisations dites modernes, ne semblant guère, pour lors, cultiver l’antique Sophia des Grecs, sauront se ressaisir avant l'inexorable : l'heure fatidique sonnant le glas de la disparition de tant d'essences botaniques, à l'instar de l’un des membres de ta fratrie d’envergure, aujourd’hui éteint, l'orme…

 

 

Texte de  Valériane d'Alizée,

« Hymne  à l’Arbre » dédié à Rebecca Terniak,

l’âme-fleur des Éditions « la Lyre d’Alyzé »

 Le 23 Janvier 2012,

Légèrement retouché le 11 Avril 2013

© Tous droits de reproduction et de diffusion réservés

 

 

 

L’Arbre (sans doute un Chêne)

de René Magritte

(1898-1967)



[1] : Intervention artistique s’adressant dans l’idéal pour un ensemble de 12 à 15 élèves, groupe pouvant être élargi dans le cadre du milieu scolaire avec si possible, aide à la clé et dont la durée est modulable, restant à définir selon les desiderata des lieux et structures…

 

[2] : Expression employée par Alphonse Karr au sujet de la langue latine servant à la classification des espèces botaniques, au sein de son introduction du fameux ouvrage « Les Fleurs Animées De J. J. Grandville », 1867, Garnier Frères, Libraires-Éditeurs, et dont la citation savoureuse dans son entièreté est la suivante : « Il y a plusieurs manières d'aimer les fleurs. Les savants les aplatissent, les dessèchent et les enterrent dans des cimetières nommés herbiers, puis ils mettent au-dessous de prétentieuses épitaphes en langage barbare. »

[3] : Citation empreinte de métaphore extraite d’une Ballade Française de Paul Fort dont l’intégralité du texte est lisible en suivant ce lien : http://versautomnal.over-blog.com/article-5626940.html

 

[4] : Voir lien pour la poésie : http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/matin-doctobre

 

[5] : Citation extraite de la «Leçon inaugurale au Collège de France » de Roland Barthes que nous restituons ici dans son intégralité : « Si je veux vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me jeter dans l'illusion que je suis contemporain des jeunes corps présents, et non de mon propre corps passé. Bref, périodiquement je dois renaître, me faire plus jeune que je ne suis. [...] J'entreprends de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l'oubli. Il est un âge où l'on enseigne ce que l'on sait; mais il en vient aussi un autre où l'on enseigne ce que l'on ne sait pas : cela s'appelle chercher. Vient peut-être maintenant l'âge d'une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l'oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l'on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j'oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia. Nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. »

 

[6] :Emprunt poétique d’un vers d’Émile Verhaeren intitulé tout simplement « l’Arb

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Une collection vivante et militante…

Le Musée du Livre Belge de Langue Française

Les collectionneurs se divisent en deux races particulières : ceux qui cachent leur collection et ceux qui la montrent. Le bibliophile nommé Robert Paul est de la deuxième, mais encore un peu plus rare : il est de ceux qui, non contents de montrer leur collection, désirent qu’elle soit utile au plus grand nombre.

Il a commencé par prêter de ses précieux livres. Par exemple ses Verhaeren à la Fondation  Brel. Puis, presque tous au Comité Littéraire Jeune Belgique de Michel Siraut pour une grande exposition de collections privées organisée sous le titre « Cent ans de littérature belge 1880-1980 au travers de belles et rares éditions », organisée au Pré aux Sources de Bernard Gilson.

Cela n’a pas suffi à notre collectionneur.

 

Une définition en forme d’art de vivre

Robert PAUL, sans préparation préalable, s’st senti attiré par les éditions rares et si souvent belles des écrivains classiques de notre pays. Ce n’était pas le créneau le plus facile. Il dut se plonger dans les poussières des arrière-boutiques, mais eut la chance de rencontrer des libraires éclairés comme De Greef, Ferraton ou Schwilden par exemple, vite devenus des amis. Il réunit des éditions de luxe, mais seulement les grands noms, les grandes œuvres et seulement si c’était possible les beaux papiers, les grands papiers, les dédicaces, les illustrations…

Et Robert PAUL découvrit quelque chose à quoi il ne s’attendait pas du tout, ou très peu : étant non seulement un collectionneur et un lecteur passionné, il découvrit ce que les histoires des lettres belges cachaient souvent sous des listes de noms anonymes : que notre littérature de langue française était une grande littérature et non un petit appendice des lettres françaises.

 

Naissance d’un Musée

Il voulut aller plus loin encore, n’étant jamais satisfait de l’étape parcourue. C’est un homme qui pense constamment aux étapes suivantes. Il vit, comme je dis souvent « un peu penché en avant ». Il ne lui suffisait plus que sa collection passive soit devenue vivante. Il pensa à une permanence. Il se mit à chercher un local où il pourrait montrer les livres ouverts, fermés, commentés, illustrations mises en valeur, rareté à découvrir toujours plus. Par exemple il avait un prodigieux coup de cœur pour Max ELSKAMP, grand poète, mais aussi artisan et illustrateur extraordinaire, qui avait produit de petits livres précieux, tirés à petit nombre d’exemplaires avec une souveraine qualité. Robert PAUL était malade à l’idée de ne les prêter que de loin en loin, et même avec la crainte de les voir revenir malgré tout abîmés. Car il est un collectionneur comme les autres malgré son désir de montrer ses pièces : précieux, maniaque dans le bon sens du terme, et de surcroît clairvoyant, conscient que rares sont les personnes aussi soigneuses que lui.

De là à songer à rendre sa collection permanente, il n’y avait qu’un pas vite franchi : un musée, ce serait un musée. Il chercha en ce sens et découvrit, au niveau -1 du Centre Manhattant, place Rogier, une longue vitine prête à accueillir des présentoirs et une galerie suffisante à l’arrière pour le reste  des collections. Il y avait meme, comme dit Robert PAUL, un autre espace, en face du premier, pour un éventuel musée… des lettres belges de langue néerlandaise !

On attendait, on attend encore les amateurs !

Pour le Musée francophone, aussitôt dit, aussitôt fait : création d’une asbl, travail en solitaire de mise en place et, comme l’habitude est prise, présence un peu partout et nouvelles recherches de livres qu’il n’aurait pas encore.

Très vite l’importance de ce petit et modeste musée n’échappa à personne. Les visites se firent de plus en plus nombreuses et parfois inattendues : un homme qui observe longuement les livres, visiblement attentif aux détails, une dame très chic passant, revenant puis se déclarant, le signataire de ce papier, animateur d’un Groupe de Réflexion et d’Information Littéraires, et une responsable de la très sélecte Société des Bibliophiles, cercle très fermé, très sévère, où Rober Paul se retrouva sans coup férir. Et l’action continue, Promotion des Lettres Belges, éditeurs de haute qualité tels que Jacques Antoine, le Daily Bul ou Roger Foulon, qui produisent du livre de beauté et aiment les lettres belges.

 

Une étape suivante

L’étape était à peine franchie que ces contacts dont je viens de parler orientent notre promoteur vers une idée nouvelle, qui n’est en fait qu’une extension de l’idée de départ.

Une grande littérature comme la littérature belge ne peut s’être arrêtée soudain à l’aube du XXe siècle. Il faut par conséquent voir plus avant, étendre la collection vers les livres et les auteurs qui seront plus tard, dans de nombreuses années, devenus eux-même des classiques. Ceux qui seront étudiés par les étudiants et les chercheurs du XXIe siècle.

A peine l’idée l’at-elle effleuré que Robert Paul est sur la brèche, il se répand parmi les éditeurs, la Foire du Livre lui done une occasion de plus de connaître, d’apprendre. Et de rendre son musée encore plus militant.

 

A la découverte de l’avenir

Un homme qui lit ne termine jamais d’apprendre. Il est un oeil et un esprit ouverts sur ce qui se passe et ce qui va se passer dans le monde… Et la littérature belge, dès à présent, doit déjà beaucoup à Robert PAUL. On se souvient du Musée du Livre, aujourd’hui disparu et qui avait été, sous la houlette de grands amateurs et écrivains de notre pays et avec le patronage du Roi Albert, une passionnante aventure dans ce que d’aucuns appellent une Béotie. La relève est aujourd’hui assurée et la preuve est faite que même sans moyens ni subventions au départ, un simple collectionneur privé peut faire beaucoup avec du dynamisme, de l’enthousiasme et une idée.

Reviendrons-nous au temps béni des hommes de bonne volonté ? Ou même de ces humanistes souvent pauvres, mais admirablement motivés, qui ont fait la grandeur de la culture européenne ?

Voir aussi: A propos de Robert Paul

Voir aussi article lié de La libre Belgique sur le Musée du livre belge

 

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La violence et le sacré de René Girard (1972)

Girard René. La violence et le sacré. ; 1972.

 

On a parfois reproché à cette oeuvre son caractère de Système; parfois, à l'inverse, on s'en est félicité. Elle fait reposer l'ensemble de la culture et de l'histoire des homme sur un socle unique.

Ce socle fondateur est celui de la "rivalité mimétique". Chacun imite l'autre, désire s'approprier ce qu'il a: quand le modèle est aussi, un obstacle, tout commence.

Par un phénomène d'emballement, la rivalité entre individus devient violence sociale, indéfinie, réciproque.

Les sociétés ne peuvent tenir qu'en résistant à cette violence, et à tous les processus d'indifférenciation qui la relancent. Deux procédés essentiels: le sacrifice religieux et la punition judiciaire, qui réconcilient la société divisée par l'expulsion d'un "bouc émissaire".

Freud et Lévi-Strauss, maîtres à penser modernes, sont à dépasser. Le premier s'est trompé sur la nature du désir (privilégiant la sexualité au détriment du désir mimétique), le second sur l'importance de l' interdit (la règle d' échange compte plus pour lui que l'interdiction de la violence).

Né en 1923 à Avignon, René Girard a fait ses études à l'Ecole des Chartres puis aux Etats-Unis (archiviste-paléographe de l' Université d' Indiana), où il enseigne dans plusieurs universités, actuellement à Standford en Californie.

Il semble poursuivre, de livre en livre, le même ambitieux projet: dévoiler, en recourant aux données de toutes les sciences de l'homme, mais aussi aux textes littéraires et, surtout, aux écrits religieux, l'origine méconnue, inconsciente, cachée des sociétés: ce secret enfoui "depuis la fondation du monde".

Trois ouvrages, parmi d'autres publications, fournissent les jalons de son itinéraire: "Mensonges romantiques et vérité romanesque" (Grasset, 1961), "La violence et le sacré", 1972, "Des choses cachées depuis la fondation du monde" (Grasset, 1978).

 

Désir et violence

 

Si la violence est si importante pour les collectivités humaines, ce n'est pas  seulement parce que son désordre menace leur Ordre que, par ailleurs, il rend possible, c'est aussi que le désir le porte en lui comme la nuée porte l'orage.

 

Modèle et rival

 

Chacun désire, en effet, d'abord ce que l'autre désire.

Sous son impulsion, chacun imite l'autre, par un mécanisme qui fait de l'autre, nécessairement, un modèle ou/et un rival, ou un modèle et un rival à la fois, parfois même "un exemple à ne pas suivre" (imitation négative).

On a comparé, non sans raison, l'édifice construit par Girard, pour y loger l'homme, à "une pyramide qui repose sur une pointe: l'hypothèse mimétique" (J-P. Dupuy, "Ordres et désordres", Seuil, 1982).

 

L'aspiration au mimétisme révélée par le roman

 

"Mensonge romantique et vérité romanesque" confiait aux romanciers la tâche -et leur reconnaissait le pouvoir- de révéler l'aspiration qui est au coeur de toute inclination: chacun règle, sans s'en rendre compte, son pas sur celui de l'autre; le désir d'un objet est déterminé par le désir des autres pour le même objet. De Cervantès à Dostoïevski, le roman réfute l'illusion romantique d'une autonomie ou d'une spontanéité qui permettrait aux hommes de choisir ce qui les attire.

Autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et l'objet de mon désir. D'où un triangle qui généralise ce dont Freud n'avait vu qu'un cas particulier -celui des attachements oedipiens:

 

                      Père                           Autrui

               (admiration-jalousie)             (modèle-rival)

               garçon       mère                 sujet    objet

 

Deux cas de figure possibles, deux espèces de médiations:

-La médiation externe. Le paradigme est ici Don Quichotte. L'enthousiasme pour la chevalerie est venu au héros de la lecture des exploits d' Amadis de Gaule. Le médiateur est donc, ici, imaginaire. Il ne saurait être qu'un modèle, jamais un rival à affronter.

-La médiation interne. Le médiateur est modèle et rival. Exemples littéraires: le snob proustien, l'homme du souterrain de Dostoïevski.

 

Variétés des stratégies

 

Entre ces deux cas de figure principaux, des organisations multiples du mimétisme sont possibles, les stratégies imitatives sont variées:

-La bouderie. Le boudeur tient à être seul et marginal à condition que les autres le sachent: il lui faut alors communiquer sa rupture de communication.

Ce paradoxe se résout parfois par un acte incompréhensible: négligemment l'enfant met le feu aux rideaux, avec détachement Merseault dans "L'étranger" de Camus, tire sur un Arabe (Girard, "Critique dans un souterrain: Dostoïevski, Camus, Dante, etc., 1976).

-La médiation double. Valenod et Julien Sorel, dans "Le rouge et le noir" de Stendhal, fourniraient un exemple précieux ("Mensonge romantique et vérité romanesque".

La configuration est la suivante: A et B s'imitent réciproquement. Chacun est pour l'autre un modèle. A croit deviner, à un signe fugitif, que le désir de B se porte sur le même objet que le sien. Il se précipite, il tient à devancer B. Celui-ci manifeste à son tour ce qui n'était encore qu'une visée intérieure: ce double mouvement a désigné l'enjeu, jusqu'alors caché ou rêvé de la rivalité.

-La coquetterie. "La coquette en sait plus long que Freud sur le désir. Elle n'ignore pas que le désir attire le désir. Pour se faire désirer donc, il faut convaincre les autres qu'on se désire soi-même." (Des choses cachées...).

Freud attribuait à la coquette une autosuffisance narcissique, mais il ne faut pas ignore que la coquette "a besoin de ces désirs masculins, dirigés contre elle, pourraient sa propre coquetterie".

Ainsi, dans "Le misanthrope" de Molière, Célimène "reconnaît le caractère stratégique de la coquetterie: elle affirme cyniquement à Arsinoé qu'elle pourrait bien se transformer en prude le jour où sa beauté serait perdue. La pruderie, elle aussi est une stratégie. Tout comme la misanthropie, d'ailleurs, qui lui ressemble énormément, est une espèce de pruderie intellectuelle (...), la stratégie défensive des perdants, de ceux qui parlent contre le désir, parce qu'ils n'arrivent pas à l'attirer et à la capitaliser."

Mais, pourquoi Célimène a-t-elle besoin d'une cour, un salon où "les admirateurs se pressent en foule, un véritable Versailles de la coquetterie"? Parce que "la coquetterie est d'autant plus excitante, sa séduction mimétique est d'autant plus forte que les désirs attirés par elle sont plus nombreux". La littérature, mieux que la philosophie, dit la vérité du désir, son caractère mimétique, les conflits qui en découlent quand le modèle est aussi un rival (cas de la médiation interne).

Dans celui de la médiation externe, le modèle est trop haut, trop inaccessible, pour qu'il y ait un affrontement du héros avec lui: ce qui explique l'aisance de Don Quichotte, sa facilité à se remettre de ses échecs, à courir en aventure, à chercher toujours fortune ailleurs.

Le désir mimétique: sur ce socle construit ou, plutôt, révélé par les écrivains, la culture humaine dans sa totalité s'est édifiée. "La violence et le sacré", ouvrage paru une dizaine d'années après "Mensonge romantique et vérité romanesque", s'est donné pour tâche de montrer comment.

 

Intrication du désir et de la violence

 

Le désir déchaîne la rivalité, est, ainsi, le moteur de la violence, et l'histoire des hommes n'est que l'interminable effort pour en éteindre le feu toujours couvant sous la cendre, prêt à renaître et s'agrandir.

"Rien n'est plus banal, en un sens que cette primauté de la violence dans le désir".

Mais il faut se garder de plusieurs contresens.

-Il ne faut, d'abord, pas croire qu'il s'agit d'un phénomène pathologique -sadisme, masochisme, etc,-, et qu'il existe un désir normal et naturel, purgé de toute relation à la violence. La violence est "toujours mêlée au désir". Elle est l'instrument, l'objet et le sujet universel de tous les désirs".

-Le désir mimétique, s'il est source des conflits indéfinis, ne doit pas être confondu avec ce que les psychologues, les éthologues, comme Lorenz, les philosophes (Hobbes: l'homme est un loup pour l'homme), ont appelé instinct d'agression, pulsion de destruction ou de mort (Freud).

"On sait aujourd'hui que les animaux sont individuellement pourvus de mécanismes régulateurs qui font que les combats ne vont presque jamais jusqu'à la mort du vaincu."

Lorenz (1903-1989), le célèbre zoologiste autrichien, l'a montré dans "L' agression" (1963), mais il a eu le tort de transposer à l'homme les résultats acquis sur l' animal:

"A propos de tels mécanismes qui favorisent la perpétuation de l' espèce, il est légitime, sans doute, d'utiliser le mot instinct. Mais il est absurde, alors, de recourir à ce même mot pour désigner le fait que l'homme, lui, est privé" de semblables mécanismes".

L' instinct de violence et la pusion de mort sont des positions mythiques qui servent aux hommes "à poser leur violence hors d'eux-mêmes, à en faire un dieu, un destin (...) dont ils ne sont plus responsables et qui les gouverne du dehors".

Un comble: nous verrons que les hommes ne se délivrent de leur violence qu'en expulsant un "bouc-émissaire", posé comme responsable, chargé de tout le mal, victime culpabilisée. Or l'instinct de violence sert de bouc-émissaire...à la violence!

 

-il importe, enfin, de bien distinguer l'analyse girardienne du désir et celle effectuée par Hegel dans "La phénoménologie de l' Esprit" (1807). Le désir, pour Hegel, porte en lui la violence, parce qu'il est le désir de s'approprier cette conscience étrangèe où il s'apparaît autre que soi et, donc, désir du désir de l'autre ou désir d'être reconnu par l'autre.

Il enclenche la "lutte pour la reconnaissance", lutte à mort qui est à l'origine de l'histoire et de la culture.

Mais, si la reconnaissance par autrui-quelle qu'en soit la forme (admiration, estime, respect, amour, etc.)-est la fin visée, celui qui pense l'avoir atteinte peut y trouver plénitude et jouisssance (ainsi le maître qui se satisfait du regard soumis de l' esclave).

Bien différent est de ce point de vue le désir mimétique: non plus désir du désir de l'autre, mais le désir selon l'autre et, donc, désir de s'approprier ce qui compte pour l'autre.

Il engage dans une compétition, qui ne saurait s'achever, une rivalité envieuse et jalouse, une concurrence frénétique pour les mêmes objets dont l'actuelle société de consommation ostentatoire fournit une bonne image historique.

Et il se contamine dans les foules fiévreuses où chacun suit l'autre sans se savoir lui-même suivi.

"Le mimétisme, en effet, c'est la contagion dans les rapports humains" (Des choses cachées depuis la fondation du monde").

 

L'hypothèse fondamentale

 

"La violence et le sacré" peut se résumer ainsi: une hypothèse fondamentale est proposée: les conséquences en sont tirées; sa portée explicative confirme sa validité: à la manière d'une clef universelle elle ouvre toutes les portes, rend raison de la culture et de l'histoire des hommes sans rien laisser dans l'ombre; ce qui permet d'affirmer en conclusion sa validité scientifique.

Au passage, Freud, Lévi-Strauss sont réfutés, et les théories du contrat social sont récusées. Tous participent au processus généralisé de méconnaissance, par lequel les hommes se trompent sur ce qu'ils font et refont indéfiniment.

L'hypothèse fondamentale est, on s'en douterait, celle du mimétisme, qui rend compte à la fois de l'origine de la violence (le désir d' imitation), de sa nature (la vengeance répondant sans cesse à la vengeance), de ses remèdes ou pseudo-remèdes (la contre-violence des sacrifices puis du système judiciaire) et de l'échec répété de ces remèdes (crise sacrificielle):

"La violence a des effets mimétiques extraordinaires: tantôt directs et positifs, tantôt indirects et négatifs. Plus les hommes s'efforcent de la maîtriser, plus ils lui fournissent des aliments; elle transforme en moyens d'action les obstacles qu'on croit lui opposer; elle ressemble à une flamme qui dévore tout, qu'on peut jeter sur elle, dans l'intention de l'étouffer".

 

Origine de la violence

 

Les écrivains révèlent le lien de l' imitation et de la rivalité envieuse et jalouse. Mais celle-ci est une relation interindividuelle: Célimène et Arsinoé, Célimène et Alceste. Parfois des petits groupes se confrontent: le salon des Verdurin et le salon des Guermantes, chez Proust.

Comment en arrive-t-on à la violence sociale et politique qui met à feu et à sang des communautés entières? Par une sorte d'emballement: "La violence réciproque, c'est l'escalade de la rivalité mimétique" (Choses cachées).

Trois facteurs à ce "runaway", pour employer le terme anglais. D'abord il faut tenir compte de ce que l' imitation qui déchaîne la violence n'est point n'importe laquelle, car il y en a plusieurs formes très différentes: la copie des apparences, par laquelle l'autre est singé, l' imitation identificatrice des conduites d'autrui, que Gabriel de Tarde (1803-1904) considérait comme le fait social élémentaire et la condition de la cohésion du groupe, l'imitation fusionnelle des foules porteuse d'une agressivité occasionnelle (étudiée par Le Bon en 1895 dans sa "Psychologie des foules", puis par Freud dans "Essais de psychanalyse" en 1920 et Moscovici dans "L'âge des foules", en 1981); et la "mimésis d' appropriation": celle-ci provoque la rivalité pour l'objet entre le modèle qui en indique la valeur et suscite la concurrence à son propos.

Ainsi, l'imitation est "à la fois" "force de cohésion et force de dissolution". Elle peut mener au conformisme grégaire, par certains aspects, mais elle peut enclencher, par d'autres, la guerre de tous contre tous.

 

Le double bind

 

Ensuite, cette guerre va s'activer sous l'effet d'un phénomène mis en lumière par le psychiatre américain Bateson, le "double bind", ou double injonction contradictoire: "imite-moi, mais, surtout reste à ta place", ne prends pas la mienne, disent les parents aux enfants, les maîtres aux disciples, les modèles à leurs idolâtres:

"Chaque fois que le disciple croit trouver l'être devant lui, il s'efforce de l'atteindre en désirant ce que l'autre lui désigne; et il rencontre chaque fois la violence du désir adverse".

Les effets désastreux du "double bind" s'ajoutent à ceux de la convergence des désirs vers les mêmes objets.

 

Le caractère contagieux de la violence

 

Enfin, la violence s'étend alors de façon contagieuse. On dénonce parfois les épidémies nées du spectacle de la violence. Celle-ci, longtemps comprimée, se répand aux alentours, a même "tendance à se précipiter sur un objet de rechange à défaut de l'objet originairement visé".

Autrement dit, née de l' imitation par une sorte d'effet en retour (de feedback), la violence a, elle-même, des effets mimétiques. L'image du cercle revient souvent: au cercle vicieux de l' imitation par laquelle chacun suit l'autre -sans oser le montrer, car il craint qu'on lui reproche son manque de "personnalité" -succède celui de la violence répondant à la violence. Les choses se passent comme si les protagonistes étaient pris dans des tourniquets impossibles à arrêter. A quoi s'ajoute, celui de la contre-violence opposée, certes, à la violence, mais issue, aussi, de sa contamination.

 

Nature de la violence

 

Indifférenciée, réciproque, indéfinie: ainsi se présente la violence originelle, le chaos premier, menace pour la vie sociale, qui édifiera contre elle les digues fragiles de l' Ordre.

Elle le fera d'abord en instaurant entre les hommes des différencces (d'emploi, de statut), s'il est vrai que toute destruction fait de l'autre un double inquiétant ou un jumeau angoissant. Car contrairement à l'idée reçue, c'est la ressemblance qui fait peur.

Malinowski (18841942), le célèbre ethnologue, l'avait déjà noté: chez le Trobriandais de Mélanésie qu'il étudia, on se méfie comme de la peste de la ressemblance des frères. On se félicite, comme chez nous, dira-t-on, de la ressemblance des enfants avec le père. René Girard résout ainsi ce paradoxe:

"Le père est (...) forme et la mère matière. En apportant la forme, le père différencie les enfants de leur mère et ainsi les uns des autres".

 

La vengeance

 

Si la phobie de l' indifférenciation est si forte, c'est que celle-ci est le terreau sur lequel poussera la violence indéfinie et réciproque des représailles répondant aux représailles: la vengeance. Et ses risques pour l'existence même de la société:

"La vengeance constitue un processus infini, interminable. Chaque fois qu'elle surgit en un point quelconque d'une communauté elle tend à s'étendre et à gagner l'ensemble du corps social. Ses conséquences peuvent être fatales dans une société de dimensions réduites".

D'autant qu'il ne suffit pas pour l'arrêter de convaincre les hommes que la violence est odieuse: "C'est bien parce qu'ils en sont convaicus qu'ils se font un devoir de la venger". Un comble: on tue à son tour par horreur de la violence.

Cela peut surprendre, mais, s'il y a tant d'appels à propos des massacres perpétrés dans l'ex-Yougoslavie, pour qu'on "recoure enfin à la force", ces appels ne sont-ils pas motivés par l'effroi des tueries, la colère, l'indignation?

René Girard retrouve dans les mythes et les tragédies grecques le thème des frères ennemis: que celui qui n'a pas sa culture ouvre les journaux et lise ce qui se passe à Sarajevo.

"C'est la symétrie conflictuelle qui définit le rapport fraternel à cette symétrie n'est même plus limitée ici à un petit nombre de héros tragiques: elle perd tout caractère anecdotique; c'est la communauté elle-même qui passe au premier plan".

De ce processus symétrique et circulaire, peut-on sortir?

 

Les remèdes à la violence

 

L'institution religieuse du sacrifice dans les sociétés primitives, puis l'organisation d'un système judiciaire dans les sociétés modernes, ont été les deux moyens successivement employés pour tenter de mettre fin à la violence indéfinie, d'en arrêter le mouvement macabre, de mettre fin à la contagion.

Successivement: les sociétés primitives ignorent l'administration de la justice, même quand elles tentent de gérer par les diverses variétés de duel les reprises sans fin des vengences.

Malinowski, parmi d'autres, l'a établi. Le sacrifice est alors une mesure préventive qui ressoude l'unité de la communauté. Et il "dépérit là où s'installe un système judiciaire, en Grèce et à Rome notamment".

Certes, il se perpétue "mais à l'état de forme à peu près vide", ce qui nous donne l'illusion "que les institutions religieuses n'ont aucune fonction réelle".

Nous n'en avons plus besoin, dès lors que nous avons mis en place un système judicaire, un moyen autre, curatif cette fois, d'exercer "une violence sans risque de vengeance".

 

Le bouc émissaire

 

La succession des procédures n'empêche pas leur parenté profonde. Elles fonctionnent suivant le même principe: celui du bouc émissaire, dont l'expulsion, par le sacrifice, ou la condamnation à mort, permet au groupe de retrouver sa cohésion menacée et de se sentir purifié de ce qui le souillait.

"Là où quelques instants plus tôt il y avait mille conflits particuliers, mille couples de frères ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, tout entière unie dans la haine que lui inspire un de ses membres seulement".

Le même risque est couru, ensuite, par les sociétés les plus éloignées (celles qui se réconcilient par le sacrifice et celles qui connaissent un système pénal: celui de retomber à tout moment dans la violence indifférenciée, dans ces périodes dites de "crise sacrificielle" pendant lesquelles les distinctions paraissent se dissoudre et, donc, l'ordre social se décomposer dans une sorte de confusion.

 

La fête

 

Dans la fête "excès permis, voire ordonné" (Freud), se prépare le sacrifice ou se mime la crise, quand elle ne dégènera pas soit en anti-fête-bacchanale devenue carême- soit en "fête qui tourne mal", dégénère en violence.

Ce dernier cas de figure pourrait bien servir à caractériser les "temps modernes", comme l'a si génialement montré le cinéaste Fellini ("La dolce vita").

 

Le système judiciaire

 

Enfin, le système judiciaire est, comme le sacrifice, d'essence religieuse, car il faut bien assurer la transcendance de l'instance punitive, de la violence pure, légitime, si l'on ne veut pas qu'elle retombe dans le cercle maléfique de la vengeance ininterrompue.

Si violence sauve ce que la violence impure dissout: elle a l'ambiguïté de ce qui est sacré, est à la fois bénéfique et maléfique, sainte et abhorrée. Et le livre entier aurait pu s'intituler: la violence ou le sacré.

Jeu croisé des méconnaissances: les primitifs n'ont pas vu la fonction sociale de leurs rites religieux, et nous, les modernes, nous oublions la fondation religieuse de nos pratiques sociales.

Pire: tenant à fonder le système pénal sur un contrat social, nous expulsons le religieux et faisons de ses superstitions la cause de toutes les violences. Le religieux est devenu notre bouc émissaire.

Commence alors une crise sacrificielle sans précédent, un extrême désordre qui, pour une fois, n'est pas promesse d'un ordre supérieur: la rivalité mimétique a poussé à son comble la course aux armements. La recherche démocratique d' égalité a été confondue avec la dissolution des différences sociales. Les jeux de la compétition, du classement distinctif, de la consommation ostentatoire -qui n'est plus, comme dans la théorie de Veblen, réservée à une minorité privilégiée- se sont déchaînés sous l'effet de la publicité qui active le désir d' imitation.

On peut tenter d'éviter "les occasions de rivalité mimétique": dans les cérémonies de politesse chacun s'efface devant l'autre, dans la recherche individualiste et "post-moderne" de plaisir, chacun ne paraît se préoccuper que de soi.

Mais on n'y échappe pas vraiment. Le mimétisme "est un phénomène retors qui peut resurgir là où on pense avoir triomphé de lui". C'est ainsi que "le renoncement lui-même peut devenir rivalité; c'est un procédé comique bien connu..." ("Choses cachées).

"Nous n'échappons pas au cercle". D'autant que même le savoir de la violence en méconnaît l'origine: autour d'elle, il "trace un cercle" sans jamais atteindre le centre.

 

Les maîtres du soupçon soupçonnés

 

La méconnaissance généralisée se retrouve chez les théoriciens (psychanalystes, ethnologues) qui s'imaginent l'avoir surmontée. Leur prétendu savoir s'appuie sur elle. Trois chapitres (ch. VII, VIII, IX) de "La violence et le sacré" entendent opérer en ce sens la "déconstruction" démystificatrice de Freud et Lévi-Strauss.

Le désir mimétique, parce qu'il est la source de la violence, est l'objet des premiers interdits. Par un jeu de méconnaissances, ici encore croisées, Freud s'est trompé sur le désir, Lévi-Strauss sur l' interdit. Les deux ont mésestimé l'importance de la violence.

 

Freud

 

La conception mimétique n'est, certes, pas absente chez Freud. Ni le rôle médiateur qui désigne à ses enfants le désirable. Mais Freud n'a pas vu d'abord, que si les interdits frappent la sexualité, c'est que celle-ci est conductrice de violence: "La sexualité provoque d'innombrables querelles, jalousies, rancunes et batailles; elle est une occasion permanente de désordres".

Les tabous portent moins sur la sexualité que sur la violence. L' inceste même n'est prohibé que parce qu'il ouvre la porte à l'indifférenciation, les confusions, et donc, la crise sacrificielle.

C'est que le désir fondamental n'est pas, contrairement à ce que ne cesse d'affirmer Freud, attrait amoureux, mais recherche d' imitation. Même les identifications sont liées, chez Freud, à la demande d' amour, et elles préparent le complexe d' Oedipe, le penchant libidinal pour la mère ou le parent de sexe opposé.

Or le complexe d' Oedipe, outre qu'il enferme la rivalité mimétique dans le cadre étroit de la famille, alors qu'elle se retrouve dans l'ensemble du corps social ("familialisme" que la même année où parut "La violence et le sacré", en 1972, dénonçait "L'anti-Oedipe" de Deleuze et Guattari), n'est qu'une des manifestations parmi d'autres du double bind ("imite-moi", "ne m'imite pas").

Les psychanalystes n'ont perçu cette double injonction que dans la relation parents-enfants, négligeant d'autres liens comme celui de maître à disciple. Même dans le cas du lien parents-enfant, ils n'en ont saisi que les résonnances subjectives (l'ambivalence des sentiments à l'égard du père, à la fois vénéré et haï ou jalousé).

Les psychatres qui ont forgé le concept de "double bind" ont cru qu'il ne s'appliquait qu'aux cas pathologiques. En fait le double bind est "Le fondement de tous les rapports entre les hommes".

Entraîné dans cette impasse, le désir "se jette aveuglement sur l'obstacle d'un désir concurrent", engendre ainsi son propre échec "et cet échec va renforcer la tendance mimétique". Le processus, se nourrissant en quelque sorte de lui-même, "va toujours s'exaspérant". Et "la violence et le désir ont désormais partie liée".

 

Lévi-Strauss

 

Le structuralisme de Lévi-Strauss le conduit à lire toujours l'interdit en terme de règle qui ordonne l'ensemble social. C'est ainsi que la prohibition de l' inceste n'est pas, pour lui, un refus négatif de l'union avec le consanguin, mais l'acceptation positive de l'obligation première de toute culture: l'obligation de l' échange réciproque, valable aussi pour la communication linguistique et les marchandages économiques. La priorité donnée à la règle sur l'interdit vient de la méthode même du structuralisme: si la société, comme la langue, est un système, la règle, ou le code, dit la condition de son fonctionnement.

Freud avait mieux vu la priorité de l'interdit mais il l'avait réduit à une phobie.

"En attribuant les restrictions sexuelles exogamiques à des intentions législatrices, on ne s'explique pas pour quelles raisons ces institutions ont été créées. D'où vient, en dernière analyse, la phobie de l' inceste qui doit être considérée comme la racine de l' exogamie" ("Totem et tabou", cité par Girard, "La violence et le sacré").

Les deux méconnaissances croisées -de la nature du désir, de la priorité de l' interdit- tiennent à une méconnaissance commune du rôle de la violence. C'est ainsi que Freud ne voit pas que la menace de castration n'est qu'un cas particulier de la peur de l'indifférenciation violente. De même que Lévi-Strauss réduit les mythes à des "solutions originales" de problèmes logiques, alors que, déplaçant vers l'extérieur la violence, ils protègent "de cette violenc et du savoir de cette violence le groupe élémentaire au sein duquel la paix doit absolument régner". Les savants modernes ne font guère autre chose.

Et les "philosophes du soupçon", ainsi nommés par Paul Ricoeur parce qu'ils doutent de l'homme lui-même, suspectent chez lui des motivations cachées, inconscientes, ne font guère qu'imputer la violence aux représentants de l' interdit, dont ils font leur bouc émissaire: les capitalistes (Marx), le Père (Freud), les esclaves animés par le ressentiment (Nietzsche). La société est fondée sur une violence: l'expulsion d'une victime culpabilisée. La pensée qui se croit la plus éclairée en imite le geste inaugural.

 

Le christianisme, une religion non sacrificielle

 

Dans "Des choses cachées depuis la fondation du monde" (1978), Girard désigna l'issue pour échapper au cercle, au mouvement brownien dans lequel les hommes, tels des particules en suspension dans un liquide ou un gaz, sont entraînés. Le Nouveau Testament livre la clé du code universel des civilisations. Les Evangiles, que la science, depuis plusieurs siècles, réduit à l'expression de peurs ou d'ignorace, rendraient compte de toute l'histoire. Et feraient basculer celle-ci. Jésus: avec lui la victime n'est pas coupable, la logique du bouc émissaire est dénoncée et dépassée. Une autre voie est indiquée pour que les sociétés se constituent: non plus une violence fondatrice, baptisée contre-violence, mais, en fait, vrai meurtre, "lynchage originel", mais la non-violence de la réconciliation et de l' amour: "Je suis venu apporter la miséricorde et non le sacrifice."

Si la Révélation ne s'est pas  imposée, si la chasse aux boucs émissaires a continué pendant des siècles, débouché même sur le plus grand Sacrifice de l'histoire (l' Holocauste), c'est que les hommes résistaient à un message qui leur demandait de ne pas croire que la violence est sacrée, d'origine divine, mais qu'ils en sont responsables.

La Révélation empêche les hommes de dire "qu'ils n'y sont pour rien": "c'est la faute aux boucs émissaires" (victimes culpabilisées), c'est Dieu qui l'a voulu (victimes sacralisées). Elle lève le voile sur "ces choses cachées". Elle est une "empêcheuse de tourner en rond".

 

Controverses

 

Nous passerons sur les débats théologiques: la lecture sacrificielle des Evangiles, même si l'on admet que Jésus s'est auto-sacrifié pour mettre fin aux sacrifices, empêcherait de voir en elles une vraie rupture par rapport au passé. La messe, se demandait Manuel de Diéguez, dans "Esprit", en avril 1971, n'est-elle pas une offrande sacrificielle?

Plus importantes sont les controverses épistémologiques. On admettra sans peine que Proust en sache plus long sur le désir que Freud et que seule une religion peut défaire le noeud que d'autres religions ont serré.

On s'interrogera néanmoins sur la validité scientifique d'une hypothèse qui est proposée comme la cléf universelle d'une violence dont toutes les formes sont réduites à l'unité et dont les figures historiques successives sont l'indéfini recommencement d'un identique mécanisme (cf. Pierre Manent, "Contrepoint", juin 1974, n° 14).

Manent se demande, non sans malice, si Girard n'est pas le frère ennemi des philosophes du soupçon. Dans ce cas il n'échapperait pas lui-même à la rivalité mimétique.

On a loué Girard d'aider à comprendre certaines logiques de l' économie et de la société contemporaines: le marché, la publicité, le marketing, la concurrence (Dupuy et Dumouchel, "L'enfer des choses. René Girard et la logique de l' économie", 1979; Dupuy, "Ordres et désordres", 1982).

On s'est interrogé du même coup sur sa philosophie, et ses options politiques: Girard s'en prend au "libéralisme avancé", mais aussi aux utopies du désir libéré qui "travaillent au perfectionnement de l'univers au sein duquel elles étouffent" et méconnaissent le lien du désir et de la violence, parfois même aux "rites révolutionnaires qui (...) exigent plus de victimes que les rites antérieurs" ("Le Monde", 27-28 mai 1979), enfin aux théoriciens du contrat social (Hobbes, Rousseau, etc.). Ceux-ci sont explicitement attaqués dans "La violence et le Sacré".

 

La dénonciation du contrat social

 

Leur idéalisme philosophique les conduit à enraciner le contrat dans le bon sens, la raison, la bienveillance mutuelle, et à escamoter, ainsi, la violence, à méconnaître "la menace que celle-ci fait peser sur toute la société humaine".

Pierre Manent (dans l'article cité plus haut) réfute fermement une telle critique. "On comprend mal l'argument. A quel problème cherchent à répondre les diverses théories du contrat social? Précisément à celui que pose la menace de la réciprocité violente." De surcroît "la grande difficulté pour Girard est d'expliquer la longueur du "cycle sacrificiel" de l' Occident, en d'autres termes le fait que l'interminable dissolution des différences qui caractérise notre histoire n'ait pas encore débouché sur la violence absolue".

Il parle même à ce propos de notre "mystérieuse impunité". Or, la théorie du contrat social en fournit une bonne explication: l'impunité occidentale "s'enracine dans un savoir qui est un pouvoir: l'autorité politique qui décide souverainement du choix de la victime, qui distingue souverainement la violence légitime et la violence illégitime".

Dès lors, "faut-il reprocher à l' Occident d'ignorer la violence d'où il provient, puisqu'il a décidé qu'à l'avenir, il déciderait de la bonne violence, c'est-à-dire qu'au sens fort il la définirait, la limiterait?"

Ces discussions passionnées, même lorsqu'elles ont cette virulence et ce ton réquisitoire, témoignent de l'importance reconnue à l'oeuvre de René Girard.

 

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La revue littéraire "La Jeune Belgique"

« La jeune Belgique » et « l’Art moderne »


Des déclaration initiales de « La Jeune Belgique », le 1er décembre 1881, témoignent d’un peu plus d’assurance que celles de « La Jeune Revue littéraire » un an plus tôt. Mais on est loin encore d’un esprit révolutionnaire et même combatif. Le directeur et propriétaire Albert Grésil (c’est-à-dire Albert Bauwens), futur notaire, n’a rien d’un mousquetaire.
L’adhésion à l’Art pour l’Art et l’exclusion de la politique, ces deux points nouveaux du programme, ne sont affirmées qu’implicitement : « Nous faisons de la littérature et de l’Art avant tout. » Il faudra que Waller ait pris la direction de la revue pour qu’elle proclame une « neutralité complète ». Waller souhaite d’autre part qu’elle ne soit pas avant tout une revue de poètes, il se fait champion d’une langue correcte, d’un style original, d’une versification impeccable. Il est moderne, éclectique.
La Jeune Belgique formera un équipe, non une école. C’est voulu dès le départ : « La Jeune Belgique » ne sera d’aucune école. Nous estimons que tous les genres sont bons s’ils restent dans la modération nécessaire et s’ils ont de réels talents pour les interpréter. » On ne cache pas ses sympathies pour un naturalisme modéré : « Nous préférons le naturalisme de Daudet à celui de Zola ; celui-ci peut choquer parfois ; le premier jamais. » On invite les jeunes, « c’est-à-dire les vigoureux et les fidèles », à montrer « qu’il y a une Jeune Belgique comme il y a une Jeune France » et à prendre pour devise : « Soyons nous ».
Qu’est-ce à dire ? La Jeune Belgique rêve-t-elle d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et ayant ses caractères propres ? Ou veut-elle surtout qu’une littérature puisse se développer en Belgique comme en France et exprimer la personnalité, belge ou non, des jeunes écrivains « vigoureux » ? On verra plus loin qu’il faut adopter cette seconde interprétation d’une devise équivoque.
Les principaux collaborateurs belges de cette première année (vingt-quatre numéros de seize pages) sont : Waller, Bauwens, Eekhoud, Mettange, Rodenbach, Maubel, Hannon, Jules Destrée, Verhaeren, Vierset, Lemonnier, Nizet, Gilkin, Nautet. Ils seront joints, au tome II, par Khnopff, Sulzberger, Van Arenbergh, Demblon, Fontainas, Picard et (sous le pseudonyme M. Mater) Maeterlinck. Plusieurs d’entre eux sont encore étudiants.
Waller est le plus actif des rédacteurs. Mais il ronge son frein ; lorsqu’il veut jouer à l’iconoclaste, il doit s’en prendre à Goethe. Même sa « Lettre à M. Luis Hymans », si elle est ferme dans sa justification d’un naturalisme en quête du vrai, ne peut franchir les bornes de la « courtoisie ». On sent néanmoins son impatience. Il s’intéresse avec prédilection à la littérature de chez nous, il réagit contre tout dénigrement systématique de nos écrivains, il porte aux nues Lemonnier, « l’artiste qui travaille pour l’art, rien que pour l’art, sans souci du public banal ». Il encourage, en poésie, l’inspiration nationale de Georges Eekhoud, mais il n’en fait pas un principe de notre littérature ; il admire Rodenbach, il loue d’un ton espiègle et vif l’originalité de Théo Hannon. Le 15 août 1882, à propos d’un malentendu qui l’oppose à Nautet, il ose écrire : Nous nous battrons contre les eunuques qui envient notre virilité, contre les vieux genoux qui convoitent nos crinières, contre les cancres qui dénigrent les Belges… »


Invitation à la gavotte

Il y a loin de ces lignes, cependant, à la fugueuse « Invitation à la gavotte » lancée par Albert Giraud en tête du dernier numéro de cette première année, le 15 novembre 1882. Le prétexte en est Ferdinand Loise, professeur à Mons et collaborateur du « Journal des Beaux-Arts » dont le directeur, Adolphe Siret, a naguère accueilli, pour peu de temps, des Jeunes Belgique, amis de son fils, Giraud attaque en Loise le représentant de « ces retraités de la littérature », ces « catarrheux et pituiteux », académiciens ou non, « congestionnés d’orgueil, ballonnés de vanité », qui font autour des jeunes « la conspiration de la grimace », au moment où « un mouvement artistique se prépare ». Il les avertit : « S’ils veulent se jeter en travers de l’effort actuel, (…) nos phrases seront un orchestre de lanières et de cravaches et nous cinglerons, cinglerons, cinglerons, si vite, si fort et si large, que dans une suprême gavotte, on les verra danser… ». La couverture annonçait en lettres grasses un changement complet de direction. Waller, avec les deniers de son père, venait de racheter la revue à Bauwens. Sans plus attendre, l’impatient Giraud, journaliste dans l’âme autant que poète, montait à l’assaut. Pendant plus de quinze ans, chaque fois que la revue devra définir sa doctrine, on retrouvera cet excellent critique dans son rôle de polémiste.
La Jeune Belgique est rajeunie, dans son équipe et sa typographie. Elle est plus copieuse et paraît désormais en fascicules mensuels de quarante pages, où la critique tient une place plus importante. A propos d’un ouvrage de Potvin, Waller, au nom des « crinières » qui sont l’avenir, lance un défi aux « perruques » de l’Académie royale. Il dénonce les écrivains qui font de la politique, « cette lèpre de la littérature ». Il inaugure des « Dialogues des morts », qui lui permettent d’aiguiser davantage une critique joyeuse, insolente et fantaisiste.
La Jeune Belgique peut désormais brandir sa nouvelle devise : Ne crains. A chaque occasion, elle va manifester un esprit jeune, celui de son directeur, espiègle, impertinent et agressif, éminemment constructif cependant.
On vit une aventure exaltante ; on se réunit chez Lemonnier, chez Picard et au café ; on a le bonheur de suivre une vocation, d’attaquer les bonzes de la littérature, de porter crinière et costumes extravagants, de scandaliser le public, de conspirer, de s’affirmer chaque jour davantage.
Ce foudroyant succès, Picard l’enregistre avec une joie étonnée, des conseils dédaigneux, de mars à juin 1883, dans « L’Art moderne » : les œuvres de ces jeunes gens ne lui paraissent pas supérieures à celles des aînés ; toutefois ils retiennent l’attention de tous, ils ont « une presse », favorable ou hostile, comme on n’en a guère vu jusqu’ici et cela au moment même où, « dans d’autres domaines, il y a un véritable affaissement ».
C’est que le zèle des jeunes est infatigable : ils ne se contentent pas de leur revue, ils commencent à lancer des volumes, ils s’introduisent dans d’autres périodiques et même dans la presse quotidienne (Lemonnier leur a ouvert notamment « L’Europe du dimanche », ils organisent des conférences à travers tout le pays. Ils s’intéressent d’ailleurs pas seulement à la littérature, ils font écho, de plus en plus, aux expositions et au mouvement musical.
En avril 1883, ils saisissent avec opportunité une occasion exceptionnelle de s’affirmer davantage encore, de se faire les champions de « notre renouveau littéraire ». Le jury officiel chargé d’attribuer le prix quinquennal de littérature s’est trouvé tellement divisé qu’aucune majorité n’a pu ses faire sur un nom, même sur celui de Lemonnier. Le prix n’a donc pas été décerné.
La Jeune Belgique interprète cette décision comme une insulte à la littérature. Elle proclame son attachement au « maréchal des lettres » et annonce bruyamment un banquet de protestation. Plus de deux cents convives, écrivains, peintres, musiciens, avocats, éditeurs, journalistes, étudiants et même députés, répondent à son appel, le 27 mai. C’est une « veillée d’armes », c’est « la Pâque publique de notre renaissante littérature ».


Conflits avec « L’Art moderne »

Ce triomphe de « La Jeune Belgique », Picard y contribue, mais il ne peut supporter que l’Art pour l’Art éloigne de la politique et de l’art social cette jeunesse vigoureuse et pleine de talent.
Edmond Picard était alors un personnage déjà considérable. Né en 1836, il avait plus de quarante-cinq ans ; réputé comme juriste, avocat et mécène, il tentait depuis peu de se faire un nom dans le monde littéraire. Il avait fondé avec Octave Maus, en mars 1881, « L’Art moderne ».
Ce journal hebdomadaire n’avait pas d’a bord un programme bien défini, sauf son modernisme. Entièrement consacré à la critique, il s’intéressait à tous les arts, littérature, peinture, sculpture, architecture, musique, etc. Picard, militant socialiste, laissa entendre dès le début qu’il rêvait de voir la littérature belge s’orienter vers une inspiration nationale et une action politique et sociale. Mais il ne déclencha qu’en 1883 l’offensive qui devait, sur ces deux points, l’opposer à « La Jeune Belgique ».
Avant cela, en décembre 1882, séduit par le talent de Waller et de ses amis, flatté par leur déférence, il patronne, avec Camille Lemonnier, Victor Arnould, Léon Cladel et Edmond de Goncourt, la fondation de « La Revue Moderne », confiée à Max Waller. On y retrouve, dans un climat plus tempéré, les principaux collaborateurs de « La Jeune Belgique ». Le jeune rédacteur en chef, après avoir fait écho à « une tendance à sortir du provincialisme, de la littérature de clocher, de la vulgarité des livres terre-à-terre », définit ce qui lui paraît essentiel : l’épanouissement de la personnalité, « l’effort du vrai » et « le désir d’approfondir la pensée en ciselant la forme ». La revue s’intéresse aussi à la science, à la peinture et surtout à la musique et à Wagner. Picard, dès le second numéro, y fait de la politique. Mais en tête du tome II, en juillet 1883, il ne se contente plus de parler en son nom : au moment où « La Jeune Belgique » refuse de s’engager dans la littérature politique et l’art social, il annonce que « La Revue moderne » devient « l’organe mensuel de la politique avancée ».
On ne s’étonne pas qu’elle perde dès lors beaucoup de son intérêt et qu’elle ne vive plus que deux mois, le temps nécessaire à la liquidation !
Nous n’allons pas retracer dans ses détails l’histoire des polémiques entre « La Jeune Belgique » et « L’Art Moderne ». L’initiative en est imputable à Picard, dont les maladresses égalent la sincérité. En 1883, il bataille pour l’art social contre l’Art pour l’Art : cette jeunesse qui se déclare, avec Rodenbach, « écoeurée des platitudes politiques », il veut qu’elle renonce à un art de distraction et qu’elle se porte au secours des « réformes que la politique doit réaliser », qu’elle prépare le raz de marée qui submergera la bourgeoisie sous le peuple. Cet appel s’accompagne de réflexions extrêmement désobligeantes sur la sévérité des jeunes à l’égard de Potvin, sur leur excessive préoccupation de la forme, sur les « contorsions » de leur style, sur leur vanité, leur soif de réclame, leur publicité tapageuse.
La Jeune Belgique se raidit, repousse « l’art social, « vulgaire nécessairement », « la négation même de l’art » ; elle tâche toutefois d’éviter la rupture avec ce grand aîné, dont elle supporte les brimades avec une patience exceptionnelle. L’année 1884 est assez clame apparemment ; l’armistice se prolonge, rompu par quelques coups de feu ; l’équipe de « La Jeune Belgique » perd un peu de sa cohésion ; la « dictature » de Waller agace quelques-uns de ses collaborateurs. Une nouvelle maladresse de Picard, en novembre 1884, va rapprocher les chefs de file du jeune mouvement.
Picard met cette fois l’accent sur un autre idéal, associé d’ailleurs à celui de l’art social. De nouveau, il mêle à ses objurgations des jugements déplaisants : les Jeunes Belgique manquent d’originalité, ils ne sont que les pasticheurs des Jeunes France et des Parnassiens ; s’ils veulent faire œuvre originale, leur art doit être non seulement social, mais national ; la littérature belge doit chercher dans le pays toutes les inspirations, « voir le milieu belge, penser en Belge ».
Picard rejoignait ainsi par un biais l’art social, inspiré par l’actualité, par la vie nationale : mais il rejoignait aussi l’idéal qui n’avait cessé de s’affirmer depuis plus d’un demi-siècle : celui d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et vivifiée par l’inspiration nationale ou le régionalisme.


Littérature nationale ?

On croit trop communément que « le premier point du programme » de « La Jeune Belgique » était une « littérature originale et indépendante », « essentiellement autochtone », affranchie du « joug étranger », « une littérature qui veut se donner une physionomie propre ». J’emprunte ces termes à cinq bons travaux d’histoire littéraire ; je pourrais en choisir d’autres, exprimant la même conviction, la même erreur.
D’où provient cette méprise ? Le nom même de « La Jeune Belgique » dont on a vu l’origine, est trompeur à distance. Ambiguë aussi l’expression « littérature nationale ». Quand Rodenbach s’écrie, dans son toast à Lemonnier : « Nous tous qui travaillons pour créer une littérature nationale », il veut dire : Jusqu’à ce jour, la littérature belge a été inexistante, parce qu’elle a été surtout l’œuvre d’amateurs et de trop rares écrivains dignes de ce nom, que ne soutenait aucune solidarité dans l’effort, aucune sympathie du public. Nous voulons créer cette cohésion et cet intérêt, susciter des vocations et une large mouvement littéraire qui, par son ampleur et son écho, méritera enfin le nom de « national ».
Si telle était d’abord la pensée des Jeunes Belgique, on comprend, toutefois que, dans la suite, l’expression « littérature nationale » ait pris un autre sens, pour plusieurs raisons : la consécration officielle du mouvement et de son nom, la conscience d’une solidarité effective, l’existence de tendances communes à un certain nombre d’écrivains, l’adhésion incontestable d’une partie d’entre eux à l’idée d’une littérature autochtone et surtout à un régionalisme qui fera bientôt fureur mais qui, répétons-le, est étranger aux intentions du début. L’histoire littéraire elle-même n’a pas manqué d’accréditer cette interprétation en cherchant à mettre en évidence tout ce qui semblait traduire, dans les lettres comme dans l’art pictural, une originalité flamande ou belge.
Autre équivoque : la première devise, « Soyons nous », de « La Jeune Belgique ». Elle ne signifie pas : « Soyons Belges, systématiquement, dans notre inspiration ou notre écriture », comme on le pense généralement aujourd’hui. On y voit l’écho d’une déclaration mise par Lemonnier en tête de « Nos Flamands », avant 1870, à une époque où l’on était d’accord pour rêver d’une littérature belge libérée de l’imitation des Français : « La pire annexion n’est pas celle d’un coin de terre. C’est celle des esprits. Nous-mêmes ou périr. »
Mais « Soyons nous » n’a ni cette origine ni ce sens. Cette devise répond à l’invitation lancée par Georges Eekhoud, en Mai 1880, dans la « Revue Artistique » d’Anvers, au terme d’une série d’études sur Zola. Eekhoud a pris la défense du romancier naturaliste, mais il s’inquiète de son influence et de l’engouement et des « calques » qu’il suscite. Imiter est signe d’impuissance ; imiter Zola n’est pas littérairement plus défendable qu’imiter Boileau, Lamartine, Musset ou Victor Hugo. « Etre soi-même » (c’est lui qui le souligne) : telle devrait être la devise de quiconque veut entrer dans la carrière artistique et surtout y demeurer. »
En répondant à l’invitation de son aîné, devenu son collaborateur, « La Jeune Belgique » proclame : Ne soyons d’aucune école ; ne nous mettons à la remorque de personne ; soyons personnels.
Son adhésion au Parnasse est nuancée, réservée, hostile aux formules toutes faites. Elle se refuse à le considérer comme impersonnel et impassible. Elle est loin de renier le romantisme, qui lui paraît se prolonger jusque dans le vrai naturalisme, dans celui qui ne fait pas disparaître l’écrivain et son émotion « derrière l’action qu’il raconte ».
L’exégèse de « Soyons nous », Waller la donne sans détour en tête de « La Revue moderne », au moment où il devient directeur de « La Jeune Belgique » : « Celui qui dans une forme originale s’incarne « lui-même », celui-là est « l’écrivain » et l’on peut dire qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’une école : celle de la personnalité. »
C’est bien ainsi que Bauwens, en évoquant ces années, interprète également la devise de la revue qu’il a fondée : « Soyons nous », pour lui, marquait le refus d’adhérer à une école, à une formule littéraire : « Soyons nous » et ne soyons d’aucune école ».
Lemonnier, dans la préface qu’il donne à « La Vie bête » de Waller, en 1883, ne se trompe point sur le sens de cette devise ; il félicite son jeune ami d’avoir écouté son cœur et exprimé ses propres émotions : « Votre livre est bien vous-même, avec la nostalgie des bonheurs impossibles (…). Mettons le plus possible de nous-mêmes dans nos ouvrages, sans se soucier des formules et des canons. »
C’est aussi l’interprétation d’un adversaire des Jeunes Belgique, Charles Tilman, qui avait été à l’Athénée de Louvain le professeur d’Albert Giraud. Dans la quatrième de ses « Lettres sur la Jeune Belgique » (1887), on peut voir que « Soyons nous » lui paraît exprimer la volonté de livrer sa personnalité, de « faire tomber les poncifs, les banalités », comme l’a dit Rodenbach au banquet Lemonnier. « Livrer au public ses entrailles pantelantes : tel est le rêve des Jeunes », écrit Tilman. Il exagère, mais le sens même de son exagération est significatif.
Il se méprend toutefois sur les ambitions patriotiques de la Jeune Belgique. Il prétend qu’elle veut « donner naissance à une littérature nationale, faire éclore une langue belge et une littérature belge, penser en belge et écrire en belge », « secouer les langues dans lesquels aime à nous emmailloter un pays voisin ».
Que ce critique à la fois incompréhensif et consciencieux, qui fait le procès des Jeunes Belgique et de leur réalisme en accumulant des milliers de citations, ait pu se tromper sur un point aussi important, c’est une preuve, après d’autres, que l’erreur s’était bientôt répandue. On imputait à « La Jeune Belgique » une des revendication de « L’Art moderne ». Mais il est remarquable que l’exposé de Tilman, ailleurs truffé d’expressions empruntées à « La Jeune Belgique », n’en renferme pas une seule dans cette partie. Sans doute Tilman note le caractère national de l’inspiration de Camille Lemonnier, d’Emile Verhaeren, de Georges Eekhoud, mais il ne reproduit aucune déclaration de principe. Bien plus, il doit reconnaître que tous ces « Jeunes » sont « infectés » de l’influence parisienne et il déclare : « Il n’est point de littérature nationale possible en Belgique ». Aussi, lorsqu’il fonde, en 1888, « La revue belge », se garde-t-il, en définissant son programme, de parler de littérature belge.
Sur ce point, on peut dire qu’il était d’accord avec « La Jeune Belgique ». Max Waller et ses amis n’ont aucune envie de s’opposer aux Français, de « secouer un joug » dont ils ne sentent pas le poids, ils sont heureux et fiers d’accueillir des collaborateurs français de se chercher des maîtres en France plus encore qu’en Belgique. Ils veulent que leur patrie ait une vie littéraire, soit fière de ses écrivains ; ils bataillent pour que ceux-ci trouvent dans leur pays une critique et des lectures qui permettent l’épanouissement des personnalités ; si quelques-uns d’entre eux, par une inclinaison naturelle, exploitent des thèmes nationaux, c’est fort bien ; mais il ne faut pas ériger « l’exception » en règle et assigner un tel choix à nos prosateurs et à nos poètes.
Cette doctrine, « La Jeune Belgique » l’énonce en 1883, puis en 1884, et surtout en 1885. A aucun moment elle n’a été hostile à l’inspiration nationale, ou plutôt flamande ; elle y a même été favorable, mais elle n’en a pas fait une loi ou un point de son programme.
Elle s’en serait tenue, je pense, à cette attitude réservée, si Picard ne l’avait mise en cause brutalement. Giraud, mandaté ou approuvé par Waller, va préciser la position de la revue.
Ce qu’elle rejette et rejettera toujours, c’est « l’absurdité où l’Art moderne a été conduit, les yeux fermés, par sa manie généralisante. Il nous fait penser à un jardinier qui, se promenant dans une plantureux verger, reprocherait avec véhémence au pommier de ne pas porter des poires, au poirier de ne pas porter des pommes, qui chercherait des melons sur une vigne et des pommes de terre sur un rosier ! »
Pour le reste, les idées de Giraud seront moins constantes. En 1885, il croit à un esprit wallon ou flamand, mais non belge. Il concède d’ailleurs qu’on exprime nécessairement cet esprit : « Il est aussi impossible de ne pas être de son pays ou de son temps qu’il est impossible de se soustraire à l’atmosphère ambiante. Elle nous enveloppe, nous pénètre. Elle est en nous. » Inutile donc de la chercher.
En octobre 1891, dans « La Société nouvelle », il affirme que notre mouvement littéraire, sans être français, n’est pas « un mouvement étroitement national, c’est-à-dire belge » ; mais il n’est pas non plus ni flamand ni wallon. Il est, même en ce qui concerne les écrivains français qui ressentent le plus les sympathies flamandes, inscrit dans le courant littéraire français, mais avec des caractères propres, communs aux Wallons et aux Flamands et dus à une influence « de l’imagination et de la culture septentrionales ».
Mockel, dans un article de « La Wallonie » (juillet-août 1892), rejette cette thèse, bien proche de « l’hypothèse d’un art belge » : « Je ne pense pas, comme M. Giraud, qu’il y ait des différences plus tangibles entre la littérature française pure et la littérature éclose en terre wallonne, qu’entre celle-ci et la littérature française des Flamands ; bien au contraire… » Sur quoi Giraud, dans une lettre que publie le dernier fascicule de « La Wallonie », précise sa pensée : « Pas plus que vous, je ne crois à une littérature belge. je pense que nous avons un
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La littérature belge d'expression française.

Comment se présente le problème même d'une littérature française en Belgique?
Si des éléments comme l'appartenance régionale, le peuple, le climat ou le décor de la vie ont leur importance dans la formation de l'esprit des écrivains et, par là, dans l'aspect de leurs produits, il n'en reste pas moins que ce qui les crée écrivains, ce qui les fait entrer en littérature, c'est le fait que cet esprit se donne un moule de langage. En se coulant dans ce moule l'esprit s'achève, et surtout il cesse de n'être qu'une chose intérieure pour devenir esprit formulé, exprimé, et naît ainsi à l'existence littéraire. Voilà pourquoi, au-delà de l'infinie diversité individuelle, il existe des patries d'esprits en tant que manifestés par le langage. L'une de ces patries est la littérature française, et le Belge qui use du français, sa langue naturelle, en fait encore plus irrécusablement partie qu'un Panaït Istrati ou un Julien Green par exemple, puisque le français est pour lui cette chose qu'on n'a pas eu à choisir, chose profonde, portée en soi dès l'enfance, qui est vous-même et par quoi l'on se projette hors de soi pour les autres - et d'abord pour d'autres qui pratiquent le même idiome. Même des Flamands de souche - un Maeterlinck ou un Hellens - s'ils sont venus à la patrie littéraire française, c'est parce que la langue française, parlée par eux dès l'enfance, était celle qui leur permettait de se dire le plus véridiquement: eux non plus n'ont pas choisi. Cette littérature - qu'on l'appelle «connexe et marginale» (G. Picon) ou «seconde» (G. Charlier) - est et ne peut être (par nature et non par choix, mais ayant été forcée à cause de sa situation périphérique de confirmer cette nature par la constance d'une volonté) qu'une littérature française.
C'est bien là son identité. Mais une fiche d'identité ne dit pas le caractère. Ces oeuvres, littérairement françaises mais qui ont germé et pris visage dans le milieu particulier des anciens Pays-Bas ou de la principauté de Liège, n'y aurait-il pas certains traits de sensibilité, d'orientation mentale ou de style que l'on pourrait déceler à des degrés divers, sinon dans toutes, du moins dans un grand nombre d'entre elles? Il ne faut pas oublier qu'en dépit du voisinage de la France ce milieu continue à vivre un peu à sa manière et selon des habitudes et une conscience de soi qui sont assez différentes de celles de Paris et, à plus forte raison, de la Suisse, du Québec ou du Liban. La littérature belge, c'est la sorte de littérature française qui pouvait naître dans un pays comme la Belgique, et elle aura tout de même plus de particularité qu'une littérature de Provence ou de Bretagne, parce que l'existence d'une frontière politique signale et entraîne bien des raisons d'être sui generis.


1. La vie littéraire en petit pays

Dans une première phase d'éclat de la littérature francophone de Belgique, vers 1890, les projecteurs se sont braqués sur Rodenbach, Verhaeren et Maeterlinck, moins déjà sur Lemonnier, et ont encore beaucoup moins touché des auteurs comme Van Lerberghe, Elskamp ou Mockel. Assurément, la phase plus récente n'est pas demeurée tout à fait dans l'obscurité: l'on n'ignore ni un Simenon, ni un Henri Michaux ni un Ghelderode. Cependant, beaucoup de leurs concitoyens qui paraissent les valoir n'ont aucunement éveillé l'attention de Paris. C'est là le drame de la plupart des écrivains belges d'aujourd'hui: pour eux, pas d'audience française veut dire pas d'audience du tout - et même, jusqu'à un certain point, pas d'audience chez eux.
Or, vers 1890, certains facteurs permirent à quelques Belges d'être découverts par la France, dont l'évolution littéraire du moment privilégiait des traits propres à ces écrivains: «Il y avait eu dans le symbolisme un génie qui correspondait à celui de nos marches nordiques» (M. Thiry). Répondant à cet appel, une Belgique un peu embrumée de germanisme a eu son «tour de chant» sur la scène française: l'enfant Septentrion dansa et plut. La raison principale de ce succès fut donc la rencontre d'une demande et d'une offre, mais il ne faudrait pas négliger certaines circonstances d'un ordre plus personnel. Quelques années auparavant, des écrivains parisiens d'avant-garde avaient été accueillis en Belgique par des revues, des cercles de conférences, des groupes de jeunes poètes: le reflux fut la gratitude efficace de ces écrivains devenus influents.
Ensuite, la marche du Nord n'eut plus de produits de choc à présenter. Or, c'était de plus en plus cela qu'il fallait: on voulait du poète maudit! Ce n'est pas que la Belgique en manquât tout à fait, mais l'expérience montre que pour qu'un Corbière ou un Rimbaud sorte de la coulisse, il est bon qu'il soit déjà connu de quelqu'un qui appartient à la littérature en vue. Et, d'ailleurs, les valeurs littéraires belges de ce siècle-ci sont en général de l'ordre du sage, du sensible, de l'intime. Après 1918, les Vikings ont disparu et l'on assiste en Belgique à la «relève wallonne». Tout change alors, et peut-être ce qui commence est-il un temps de vérité. Dangereuse la vérité, dans un monde de plus en plus amoureux du spectacle... Et, sans doute, cette Flandre si avantageusement déployée avait dû beaucoup de son succès au fait de n'être en grande partie que phantasme. Même chez les conteurs ou les poètes (on songera au Thyl Ulenspiegel, à la Bruges de Georges Rodenbach, au Verhaeren de Toute la Flandre, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires), et à plus forte raison chez Maeterlinck, Crommelynck ou Ghelderode, l'on a affaire à du théâtre.
C'est finalement sur les tréteaux que l'exotisme belge a le mieux révélé sa nature irréaliste. Moins historique et paysagère que dans le pittoresque de De Coster ou dans le lyrisme épique de Verhaeren, pas du tout idyllique et naïve comme dans les vers de Max Elskamp, la Flandre (pas toujours nommée d'ailleurs) du premier théâtre de Maeterlinck, du Cocu magnifique ou de Hop signor est évidemment toute imaginée à partir des données, déjà elles-mêmes fort élaborées, des peintres des XVIe et XVIIe siècles. De cette Flandre des musées qu'interprétait un délire, Michel De Ghelderode a pu dire dans un moment de sincérité bien éclairante: «De nos jours, Flandre n'est plus rien qu'un songe.» Songe très «littéraire», et qui ne se rencontre d'ailleurs guère chez les auteurs de langue flamande: la Flandre de Guido Gezelle ou de Stijn Streuvels est beaucoup plus modérée, plus authentique. Le fait qu'un Verhaeren ou un Ghelderode parlaient d'elle en français leur accordait beaucoup de liberté, le décalage linguistique permettait le mirage. Flandre étant un mot talisman qui donnait le départ à la fantaisie créatrice. Aussi y a-t-il une Flandre personnelle de chacun de ceux qui l'ont évoquée et n'est-ce à coup sûr pas dans leurs oeuvres qu'il conviendrait de chercher une image de la Belgique d'aujourd'hui, ni même de ce que purent être la Flandre des comtes et des communes, ou la Lotharingie des ducs de Bourgogne, ou même les Pays-Bas de Charles Quint et de PhilippeII. Mais, de l'histoire littéraire les mythes des poètes font légitimement partie. Ce fut indubitablement un rêve esthétique valable que ce curieux forçage de couleurs et son exploitation aux fins de l'expression à demi factice de tempéraments et de sentiments eux-mêmes un peu sollicités. Pièce importante à conserver dans le dossier «écrivains français de Belgique», et, après tout, dans le dossier d'ensemble de la littérature française. Les comparatistes pourront y observer une floraison un peu folle et tardive du vieil arbre d'illusion dont Herder et Walter Scott sont les racines, et dont le tronc porta notamment certaines pages de Michelet et Notre-Dame de Paris.
Avec la relève wallonne, on sort indubitablement de ce romantisme symbolico-expressionniste si bien fait pour attirer l'attention. Quelles qu'en soient les raisons, les Wallons s'étaient peu montrés jusque-là (à peine pourrait-on citer un Octave Pirmez, ce sous-Amiel), ou bien ils se confinaient dans le lyrisme intime et l'étude régionaliste. Après 1918 ils se manifesteront davantage, en même temps que l'évolution politique détournera de plus en plus les écrivains de naissance flamande de s'exprimer en français. Qu'apportent les Wallons? Plus de mesure assurément, une introspection plus exacte et partant moins dramatique, le goût des réalités quotidiennes, la sobriété du style, en poésie le retour fréquent au mètre classique et à un vocabulaire moins excessif, un lyrisme d'écoute et de notation plutôt que de proclamation et de grands décors. Une telle littérature a certes les moyens de retenir, encore faut-il qu'on veuille bien lui porter attention. De tels écrivains ne vont pas vers le public, mais l'attendent. En partie parce que leur situation effacée par rapport à la littérature venant de Paris les décourage de rivaliser avec elle, ils créent de plus en plus pour eux-mêmes et pour quelques amis. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans ce milieu de siècle, la littérature française de Belgique s'est vouée surtout à une poésie qui reste assez loin des hermétismes nouveaux, ou à un genre de narration qui a peu de rapports avec les formes sur lesquelles se porte aujourd'hui en France la dilection de la critique. Comment s'étonner que reste dans sa pénombre un peu déçue une littérature qui se fait selon son goût à elle et ses nécessités internes sans se mouler sur l'attente qu'on pourrait avoir d'elle et sans fournir de matière facile à la publicité, cette reine contemporaine? Tout cela maintient certes une particularité belge, mais une particularité qui peut être perçue comme celle du démodé.
Provinciale donc, cette littérature? Il convient de voir dans la Belgique actuelle une réserve plutôt qu'une province.


2. Une littérature sans écoles

Le «Thyl Ulenspiegel» de Charles De Coster

La première oeuvre qui ait vraiment compté est le roman-poème de Charles De Coster (1827-1879). Curieuse épopée en prose qui, dans le troisième quart du XIXe siècle, a tenté une synthèse tout à fait personnelle du réalisme et du romantisme. Énergique et frais, le «rêve flamand», coulé en un français savoureux, y a plutôt couleur que truculence. La gravité et la vigueur y restent pures, et le tragique y alterne avec l'humour dans un contrepoint équilibré. Il n'est peut-être pas inutile d'indiquer que l'ascendance de l'écrivain était mi-flamande, mi-wallonne, et qu'il ne vécut jamais en Flandre. Ami des peintres, grand lecteur de Rabelais, il s'était intéressé au folklore flamand, qui lui avait donné la matière d'un recueil de style réaliste et archaïsant, les Légendes flamandes (1858). Dans les années qui suivirent il écrivit ses Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs. Le livre parut en 1867, puis fut de nouveau publié deux ans plus tard avec une préface fantaisiste, la «préface du hibou».
Le sujet est double: cela démarre comme l'histoire anecdotique d'un joyeux drille, mais bientôt, sans quitter celui-ci, on bifurque vers les bûchers et les combats d'un siècle tragique et Walter Scott se tresse à Rabelais sans que cela fasse tort à une complexe et attachante unité de ton, de coloris et de sentiment.
D'où venait ce Thyl Ulenspiegel (dont De Coster a quelque peu euphonisé le patronyme)? Au début du XVIe siècle, la traduction flamande d'une compilation d'origine rhénane avait introduit et popularisé dans les Pays-Bas le type et le caractère de ce farceur allemand. On lui invente un tombeau à Damme, près de Bruges, et c'est là que De Coster fera naître son héros, dont il placera l'existence au temps des persécutions religieuses et de la révolte des «gueux» contre le pouvoir espagnol. Car il y a dans le récit tout un aspect historique que passionne d'ailleurs une perspective d'anticléricalisme moderne, et le germe fécond de l'ouvrage a été la rencontre de ces deux sources: un recueil de farces populaires et les ouvrages des historiens. Greffer ainsi l'histoire et la passion politique, choses tragiques, sur un fond de facétie et de vitalité rustique, et envelopper le tout dans la poésie d'un paysage et d'un climat, voilà qui ne pouvait être le fait que d'un écrivain doué d'une imagination extrêmement vivante et d'un remarquable doigté d'artiste. Une de ses réussites a été de servir son plat flamand à la sauce d'un français du vieux temps, poivré çà et là de quelque terme germanique qui donne l'exotisme.
Ulenspiegel est un ouvrage que la sympathie inspire mais qui mise de toute évidence sur un style. Style très consciemment conçu et travaillé, qui fait reluire sans la trahir la simplicité populaire, et qui sera assez souple pour passer sans accroc, quand le sujet le demandera, d'un verset de ballade à une prose plus abondante et plus dramatique, quitte à revenir ensuite au verset bref et serré qui reste la trame rythmique, le pas de route du récit-poème. Le mouvement des aventures s'entrelace à la succession tranquille des saisons, car ce livre est une image de la vie humaine dans ce qu'elle a d'instable à cause des hommes, de stable à cause de la nature. Contrepoint aussi de la vie quotidienne et de l'histoire, puisque les personnages s'appellent aussi bien PhilippeII et le Taciturne que Lamme, Nele ou Katheline. De Coster a fait de ce Thyl emprunté une véritable création, unissant en lui l'espiègle tricheur au héros généreux et conscient, en en faisant aussi un amoureux et un poète. Bien qu'il ne soit à aucun degré un don Quichotte, il voyagera accompagné d'un Sancho, ce bon Lamme Goedzak qui est la figure replète et douillette du peuple de Flandre, alors que Thyl en est la figure aiguë, enthousiaste et sarcastique.

Le groupe de la Jeune Belgique

De Coster mourra sans avoir connu le mouvement d'éveil littéraire des années quatre-vingt, représenté principalement par le groupe et la revue La Jeune Belgique. Les manuels belges ne tarissent pas sur cette glorieuse épiphanie, et surtout sur Georges Rodenbach (1855-1898) et Albert Giraud (1860-1929). On connaît la grâce élégiaque du premier. Son roman Bruges-la-Morte fut célèbre, et l'on retrouvera des échos de sa mélancolie aussi bien chez les crépusculaires italiens que chez les symbolistes russes ou chez un postsymboliste de France comme Samain. Vaporeux comme Verlaine, il a dans ses meilleures pièces une lucidité cristalline qui doit quelque chose à Mallarmé, et en cela, il annonce les Clartés un peu mystérieuses du Wallon Albert Mockel. Quant à Albert Giraud, très admiré en son temps, ce fut un parnassien solide et le chef de file du groupe. On peut rapprocher de lui Fernand Severin, plus sensible cependant, touche de préraphaélisme, et dont le vers musical et pur a la fermeté des stances de Moréas. Mais l'époque avait été envahie par deux grandes oeuvres et deux grands noms: Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck. Serres chaudes et les recueils de la première phase verhaerénienne ont opposé au parnassisme de Giraud et de ses amis l'apparition d'un symbolisme belge qui ne manquait ni de suggestivité ni de vie. Or le symbolisme belge est fort riche, et les noms moins connus d'Albert Mockel, de Charles Van Lerberghe et de Max Elskamp méritent qu'on s'arrête à eux.

Albert Mockel

Avec Mockel (1866-1945) apparaît Liège, et avec Liège l'Ardenne, les bois, la sensibilité musicale du Wallon. Wallonie est le nom qu'il donna à une revue où collaborèrent tous les symbolistes de Paris et qui est devenu aujourd'hui celui de la Belgique francophone. Lui-même, Rhénan aéré par l'Ardenne et tenté par le Midi, se situe à une limite très délicate, et c'est sans doute cette délicatesse qui, le rendant compréhensif aux nuances diverses de la nouvelle école, l'ouvrant à ses courants et l'invitant à fixer les points communs de son effervescence, a assuré le succès assez extraordinaire de ces cahiers du Nord dont la place reste marquée dans l'histoire de la grande mutation moderne du lyrisme.
Le symbolisme, à certains égards, est né d'une analyse du fait poétique. Mockel en a pris sa part dans ses Propos de littérature où il parle de Régnier et de Vielé-Griffin, dans ses études sur Mallarmé et sur Van Lerbergh. À le lire, le symbolisme devient une chose presque précise, en tout cas soigneusement fondée sur une méditation dont on dira qu'elle était philosophie esthétisante plutôt qu'esthétique de philosophe. Dans la pratique de sa propre poésie il a suivi sa spontanéité sensible, et en cela il se révélait bien wallon. Sa sonorité ne cherche pas à être imitative des choses mais suggestive des climats intérieurs. Voulant traduire le flux de l'âme, il a fait confiance aux frémissantes souplesses du vers libre. Après Chantefable un peu naïve et Clartés, il a évolué vers une technique qui, sans abandonner la finesse sonore et l'émotivité du rythme, se rapprochait peu à peu des régularités traditionnelles. Dans La Flamme immortelle (1924), cette intelligente symphonie dédiée à l'amour, l'ancien animateur de la Wallonie était presque entièrement sorti du symbolisme.

Charles Van Lerberghe

C'est aussi dans le pays wallon que le Gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907), après avoir fait le tour de l'Europe, rencontra le décor prédestiné de son lyrisme: sa Chanson d'Ève, qui fut en son temps un événement de la poésie française, avait été achevée en 1904 dans la vallée de la Semois. Avant cela Van Lerberghe avait ouvert la voie au théâtre symboliste par son acte Les Flaireurs et publié en 1898 un volume de poèmes diaphanes et tremblants qui porte le titre significatif d'Entrevisions. Un poème, disait-il, «ne me plaît tout à fait que lorsqu'il est à la fois d'une beauté pure, intense et mystérieuse», et il ajoutait avec sa merveilleuse modestie: «C'est dans ce domaine que je tâtonne.» C'est que la vie, pour la sensibilité de ce poète, est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui à demi-mot lui répond, tangence effleurante du moi plein de ferveur timide et d'un dehors prêt à perdre sa nature étrangère. Le recueil des Entrevisions contient quelques merveilles de poésie toute pure, à peine palpable. On y voit poindre plus d'un des thèmes que rassemblera l'oeuvre de maturité. En même temps le vers lerberghien y avait fait ses gammes, et le poète pouvait déjà se définir à lui-même sa poésie: «un brouillard de lumière». Mais ce qui permettra la cristallisation en un seul symbole de toute la sensible spéculation en suspens sera une certaine image de femme. Cette image, il en a cherché longtemps le modèle chez telles jeunes filles rencontrées au fil de ses voyages, mais le critique Henri Davignon a pu dire: «À la fin, il fait de méprises successives la gloire de la seule Ève à laquelle il a cru, pour l'avoir inventée.» Quant à son paradis, nous avons vu que c'est un val d'Ardenne qui lui en a donné, non assurément le détail, mais le vaporeux rayonnement: «Souvent, dit-il, il me faut coudre avec du fil blanc un peu d'eau à un bout d'aube ou une flamme à un pan de vent.» Car Van Lerberghe est un Ariel.
La Chanson d'Ève, c'est musical, chatoyant d'une richesse d'images dont chacune reste sobre, le monologue de l'âme humaine devant le monde. À travers l'émerveillement un peu perdu du faune mallarméen y passent les questions et les alarmes, la dialectique dedans-dehors de la Jeune Parque; mais dans cette modulation qui va de l'émerveillement au désespoir, rien n'est violent et le pessimisme même a sa grâce de joie. En vérité c'est là un poème philosophique qui en même temps exprimerait la tonalité sensible d'un être. Et la symphonie aux mouvements admirablement conduits se résoudra en une cadence des plus classiques dans le miraculeux diminuendo de la mort d'Ève.

Max Elskamp

L'âme de Max Elskamp (1862-1931) ressemblait certes un peu à celle de Van Lerberghe, elle aussi était fraîche et sensible, mais la nature artistique du poète anversois le poussait plutôt à s'exprimer non en pureté mais en naïveté. Il n'a pas la profondeur spéculative du penseur de La Chanson d'Ève, mais il a vécu un drame intérieur qui se révélera surtout dans sa deuxième période de création. Sa poésie est une longue chanson à petite voix, et chez lui plus que chez tout autre on peut dire que c'est le ton qui fait la chanson. Dès Dominical (1890), le poète dit la couleur de ce qui peut le rendre heureux: les dimanches, les cloches, les joies humbles, l'amour; c'est un Francis Jammes plus nerveux, subtil dans sa simplicité apparente, et qui demanderait à l'ellipse, au rythme populaire, à une oralité délicieusement archaïsante la transposition de l'aveu en une poésie. Pourtant la mélancolie s'insinue bientôt dans l'élan joyeux. Elskamp voit la vie comme une suite de jours, de semaines et de saisons, pans de joie et de peine commençant, finissant et recommençant sans trêve. Le temps, le lieu, la bonté, voilà des thèmes de ce «moi» qui tout naturellement s'identifie au «nous» pour chanter l'almanach intime des gens de son pays. Verhaeren a dit, de En symbole vers l'apostolat, que c'était un livre que François d'Assise aurait oublié d'écrire. Tout cela donnera son ultime et tendre flambée dans La Chanson de la rue Saint-Paul. Cette première phase évoquait un monde en rond, «un pays comme Dieu le veut», et en même temps faisait à petites touches le portrait d'une âme. Mais que va-t-il arriver à cette âme? Dans la seconde suite de ses recueils, le poète ne dira plus ce qu'il souhaitait de la vie, mais ce que la vie a fait de lui. Elle en a fait d'abord en 1914 un exilé, dont la plainte amère et douce, encore liée à l'aventure de son peuple, inspire Sous les tentes de l'exode (1921). Ensuite, Chansons désabusées et Aegri somnia (posthume, 1933), d'autres recueils encore, feront entendre l'élégie d'un destin personnel fait de déréliction, de tête-à-tête avec soi-même et d'une longue nostalgie. La confiance a été trompée, mais le désabusement va se chanter sur les mêmes rythmes et selon le même intimisme sincère que jadis la foi ingénue. Dépouillement, nudité, jaillissement direct continuent à donner un son très humain à ces récapitulations désolées, à cette comptabilité de l'âme, à ces «regrets Villon» qui n'en finissent plus. Il y a sans doute dans la littérature universelle des poésies plus serrées, plus ornées, plus riches de sens comme de son, mais sans doute n'existe-t-il pas une oeuvre où l'auteur soit plus présent à chaque mot, entre les mots, dans la lancée même du rythme.

Poètes et prosateurs d'aujourd'hui

Le courant lyrique

Parmi les poètes apparus dans l'entre-deux-guerres, il faudrait distinguer d'Odilon-Jean Périer (1901-1928), mais aussi de René Verboom, Pierre Nothomb, Roger Bodart, Maurice Carême, Géo Norge, Jean Tordeur... Mais il ne s'agit pas de glisser au palmarès, et nous nous limiterons à deux figures, fort différentes l'une de l'autre mais que recommande également leur valeur d'authenticité: Armand Bernier et Marcel Thiry.
Le charme de l'oeuvre d'Armand Bernier, dont l'essentiel a été réuni sous le titre Le Monde transparent (1956), réside dans la continuité et la cohérence sensible de sa coulée. Une émotion méditante n'a cessé de la conduire dans une nudité d'expression tout à fait remarquable. «Je ne puis lire une oeuvre d'Armand Bernier, a dit Marcel Arland, sans être frappé tout ensemble par la pureté harmonieuse de sa voix et par sa ferveur.» Jules Supervielle lui aussi a beaucoup aimé ce poète en qui il pouvait reconnaître quelque chose de fraternel. À travers de multiples étapes, une âme a cherché l'équilibre et s'est construit peu à peu une vue d'univers. Aux «quatre songes pour détruire le monde» succèdent et répondent «les vergers de Dieu» puis «la famille humaine», et enfin tout se c
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1. Le choc de la guerre

Le 4 août 1914, les Allemands envahissent la Belgique pour atteindre plus sûrement la France. Ils ne réussiront jamais à forcer la capitulation de l’armée belge, qui tient quatre longues années dans les tranchées de l’Yser. Dès la libération, la reconstruction du pays recommence, inaugurant paradoxalement une décennie de prospérité économique (les « années folles ») que vient interrompre la crise mondiale de 1929. La réduction de l’activité industrielle engendre alors un chômage qui s’accroît de façon inquiétante jusqu’en 1934. C’est l’année suivante seulement que l’économie du pays commence à se redresser, ce que symbolise l’Exposition de Bruxelles de 1935. Entre-temps, l’Europe assiste impuissante à la montée des fascismes : l’Allemagne quitte la Société des Nations en 1933, la Belgique elle-même connaît l’inquiétant succès d’un Léon Degrelle. Redoutée ou déniée, l’approche d’une nouvelle guerre est de plus en plus inéluctable.
La Belgique de l’entre-deux guerres se retrouve devant plusieurs problèmes non résolus en 1914. Le suffrage universel sans restriction (sauf pour les femmes) est instauré en 1919. Grâce à une égalité politique enfin complète, les socialistes envoient à la Chambre de nombreux députés, et participent à plusieurs gouvernements, ce qui permet d’améliorer considérablement le sort du prolétariat. Quant à la question linguistique, elle entre dans une phase décisive, grâce à la majorité flamande du Parlement : ainsi la flamandisation de l’université de Gand est-elle votée en 1930.

Sur le plan culturel, le choc moral provoqué par la guerre ébranle les modèles et les convictions qui dominaient l’avant-guerre. Deux phénomènes se sont produits durant le conflit : le pacifisme internationaliste (avec en France Romain Rolland, René Arcos, etc. Et en Belgique Clément Pansaers, Frans Masereel, etc.) qui contrarie le patriotisme officiel ; et surtout le communisme, victorieux en Russie avec la Révolution d’Octobre 1917. C’est pourquoi, de 1918 à 1939, deux grands tendances intellectuelles dominent :

-le rejet du monde d’avant-guerre et de ses valeurs, puisque c’est lui qui a « produit » le conflit et son cortège d’horreurs. La volonté d’instaurer une culture nouvelle prend deux directions distinctes, qui parfois se combinent entre elles :
a) esthétique (modernisme et surréalisme inspirent des formes radicalement neuves) ;
b) b) idéologique et politique (développement de la littérature engagée, du courant prolétarien).
-la reprise de formules « traditionnelles » (surtout dans le roman), mais au service de thèmes qui manifestent une profonde inquiétude quant à l’homme, à son identité, à son avenir : hantise de l’enfance, expérience de la folie, etc.


2. Esprit Dada et modernisme

De décembre 1917 à mai 1918 (soit encore en pleine guerre), à La Hulpe, Clément Pansaers édite un mensuel appelé « Résurrection », à teneur à la fois expressionniste, antimilitariste et internationaliste. On y trouve mêlés des textes d’écrivains allemands, belges et français, une étude de Pansaers sur « la littérature jeune allemande », etc. Après le n° 6, l’occupant interdit d’ailleurs la revue, tandis qu’à l’Armistice, son animateur est inquiété par des compatriotes zélés. Bien que son audience soit restée très limitée, « Résurrection » inaugure en Belgique la profonde mutation littéraire et artistique des années 20. Dès 1919, Pansaers écrit à Tristan Tzara pour lu signifier son adhésion au mouvement Dada.

La guerre finie, se développe à Anvers une intense activité intellectuelle qui se concrétise en 1920 par la naissance des revues « Lumière » (Roger Avermaete) et surtout « Ca ira » (sous l’impulsion de Paul Neuhuys). Sous ce titre « révolutionnaire » s’affaire une avant-garde quelque peu disparate, unie davantage par ce qu’elle rejette que par ce qu’elle poursuit. Le n° 16 (novembre 1921) est resté le plus célèbre : mené par Pansaers, intitulé « Dada - Sa naissance -sa Vie – sa mort », il fait le bilan du mouvement. « A plusieurs dadaïstes manquait certainement un critérium clair et net. Ne sachant pas très bien ce qu’ils voulaient, ils étaient entraînés dans le courant, qui essaya de rétablir l’ancien équilibre de 1914. Ils proclamaient la négation et passant à l’affirmation pour eux-mêmes, ils le faisaient à la remorque de Gide ou vaguement de Stéphane Mallarmé. Dada n’était plus, en dernière analyse, que Tam-Tam-Réclame » (p. 15).
Au même moment, Franz Hellens lance à Bruxelles les « Signaux de France et de Belgique », qui en 1925 prend le titre célèbre « Le Disque vert ». De tendance moins subversive que les prédécesseurs, ce périodique d’un excellent niveau se montre attentif à des phénomènes typiquement modernes, consacrant par exemple des numéros spéciaux à Charlot, à Freud, au suicide. Il constitue d’autre part un important trait d’union entre la France et la Belgique (on y trouve les noms d’André Malraux, de Jean Paulhan, de Jean Cocteau, de Blaise Cendrars, etc.), activant ainsi les indispensables échanges entre écrivains également soucieux de renouvellement. En 1923, Michaux en devient co-directeur.
Plusieurs autres publication littéraires et/ou artistiques voient le jour en cette période, lui assurant un dynamisme qui rappelle –le contenu excepté- celui des années 1880-1890. Toujours en 1921, Paul Vanderborght lance « La Lanterne sourde ». De 1922 à 1929, les frères Bourgeois dirigent avec Pierre-Louis Flouquet « 7 Arts », d’inspiration constructiviste, mais dépourvu de toute volonté d’engagement. Son titre le suggère, la revue milite seulement pour l’interpénétration des différentes pratiques artistiques et littéraires, et défend une conception de la poésie qui allie la rigueur et la sensibilité.
Bien entendu, les revues ne sont pas les seules en ces années 20 à proclamer le désir de renouveau né de la guerre. Il y a des récits provocants de Clément Pansaers « Pan Pan au Cul Nu du Nègre » (1920), « Bar Nicanor » et « Apologie de la paresse » (1921), le recueil « Salopes » et les collages de Paul Jostens, fortement marqué par le dadaïsme. Il y a d’autre part une série de plaquettes poétiques qui ne relèvent pas d’un courant particulier, mais témoignent d’une volonté commune de modernité –et qui, pour ce motif, peuvent se regrouper sous le terme générique de « Modernisme ». Ainsi « Le canari et la cerise » (1921° et « Le Zèbre handicapé » (1923) de Paul Neuhuys. « Des fragments du monde vivement colorés s’y trouvent (…) évoqués au gré de la fantaisie de l’écrivain, de même que des personnages aimés ou moqués, ou encore des bribes qui semblent toujours prêtes à dériver on ne sait quel inattendu » (Paul Emond) ». Plus classiques de facture, les poèmes de Norge ou d’Odilon-Jean Perier reflètent bien l’esprit du temps : poursuite vaine d’un idéal de pureté, rejet de ce qui est vil, étriqué, hypocrite. Mais là où Périer chante le décor citadin, avec ses toits et sa luie (« Notre Mère la ville », Norge évoque un désir d’évasion et de vérité inextinguible (27 poèmes incertains », 1923 ; « Plusieurs Malentendus », 1926.
Autre recueil caractéristique de l’époque : « Jazz-band », de Robert Goffin (1922), où perce nettement l’influence d’Apollinaire, de Cendrars.

Je me souvins jadis de chants d’église
Et ce soir j’écoute le jazz-band
Qui est le plus beau Te Deum du monde
Des nègres hurlent de tous leurs instruments
Et le jazz-drummer derrière son tambour
Est simple ainsi que Diogène.

Sans doute beaucoup d’autres titres pourraient-ils encore être cités, tels « La Courbe ardente », de René Verboom (1922). Il en est au moins un dont il faut souligner l’importance, notamment parce qu’il inaugure une carrière littéraire exceptionnelle : « Les rêves et la jambe », d’Henri Michaux (1923). Beaucoup des œuvres que nous avons qualifiées de « modernistes », il faut le souligner, sont éditées par « Ca Ira » ou « Le Disque vert », qui ne se contentent pas d’être des revues, mais construisent des foyers d’intense activité, où les rencontres et les discussions contribuent à former ce qui a manqué si souvent en Belgique : un milieu littéraire.



3. A l’enseigne du surréalisme

C’est dans le mouvement surréaliste que va, comme en France, se manifester de la manière la plus « organisée » le rejet de la culture et de l’esthétique traditionnelles. Il apporte sur la scène artistique et littéraire une cohérence théorique, une « logique » que les autres tendances novatrices, plus anarchiques, ne possèdent pas ou ne souhaitent pas. En 1919, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault créent la revue « Littérature » où paraît le premier texte surréaliste, « Les Champs magnétiques ». Quant à la Belgique, il faut mettre en évidence une œuvre de Frans Hellens qui paraît en 1921 : « Mélusine ».

Sans être véritablement surréaliste, ce roman surprenant (seul antécédent peut-être qu’on puisse lui donner : « Impressions d’Afrique », publié en 1910 par Raymond Roussel) introduit dans le récit des éléments prémonitoires : le discontinu, la prédominance du rêve, l’image incongrue. Ainsi le tableau célèbre :

Après quelques heures de marche, nous aperçûmes une chose inattendue dans le vide accoutumé du désert. Devant nous se dressait une imposante cathédrale à deux tours carrées, sombres, presque noires. de loin, on pouvait la croire toute entière en bronze massif. Les rayons du soleil africain, avant de disparaître, embrasèrent un moment l’édifice.

Il faut attendre 1924-1925 pour qu’apparaissent les premières (et discrètes) manifestations surréalistes : une série de tracts intitulés « Correspondance », œuvre conjointe de Paul Nougé, de Camille Goemans et de Marcel Lecomte. Ce trio bruxellois est dominé par la forte personnalité de Nougé, communiste de la première heure, ami de René Magritte, esprit d’une rigueur et d’une profondeur remarquables, et dont le style à la fois lapidaire et légèrement énigmatique donne à ses textes polémiques un intérêt littéraire quasi supérieur à ses autres écrits.

Regarder jouer aux échecs, à la balle, aux sept arts nous amuse quelque peu, mais l’avènement d’un art nouveau ne nous préoccupe guère.
L’art est démobilisé par ailleurs, il s’agit de vivre. Plutôt la vie, dit la voix d’en face.
Nous poursuivions notre promenade, au passage délivrant de nos propres pièges quelques différences.
(« Correspondance », 22 novembre 1924).

Dispersés dans des publications confidentielles et devenus introuvables, les textes de P. Nougé sont restés longtemps inaccessibles. Grâce à Marcel Marien, ils ont été rassemblés et publiés, principalement dans deux volumes intitulés « L’expérience continue » et « Histoire de ne pas rire », où se traduisent les grandes préoccupations de l’écrivain : volonté de l’effacement de l’auteur, attention extrêmement perspicace au langage et à ses pouvoirs, refus de faire œuvre de « littérature », goût pour les aphorismes et les jeux de mots.
De telles options le montrent, les surréalistes bruxellois gardent leurs distances à l’égard de leurs homologues parisiens. Jamais ils n’adopteront les dogmes « bretonniens » de l’écriture automatique ou des hasards objectifs. Ainsi Camille Goemans, dont le recueil « Périples » paraît au Disque Vert en 1924, « La Lecture élémentaire » en 1929, etc.

Paysage fuyant
mobile comme l’eau
un arbre sous un arbre a fait un bond d’écume
les feuilles ont découvert les barques
et l’abîme l’abîme.
(La lecture élémentaire ».

Ainsi encore Marcel Lecteur, écrivain plus marginal qui ne se considère pas vraiment comme surréaliste, et dont les récits insolites en effet ne relèvent pas de cette école : « Applications » (1925), « L’homme au complet gris clair » (1931, « Les minutes insolites » (1936), « Le vertige du réel » (1936). Dans toutes ces nouvelles se joue un scénario privilégié : à force d’une attention extrêmement minutieuse aux détails les plus infimes de son environnement, le héros en arrive à découvrir une face cachée de la réalité ordinaire et bascule irrésistiblement dans cet « autre monde ».

C’est en 1932, au moment où des grèves violentes agitent la région de Mons et de Charleroi, que se constitue à La Louvière un deuxième foyer surréaliste : le groupe « Rupture », mené par Achille Chavée, et dont l’engagement politique est le souci principal. Il connaît en 1935 une année particulièrement féconde : premier recueil d’Achille Chavée (« Pour cause déterminée ), premier (et unique) numéro de la revue « Mauvais temps », où l’on trouve parmi d’autres les noms d’André Lorent, De Fernand Dumont, de Constant Malva. L’année suivante, Chavée s’engage dans les Brigades Rouges Internationales, tandis que deux recueils de lui paraissent aux éditions « Rupture » : « Le Cendrier de chair » et « Une fois pour toutes » (1937). Bien que moins connu, F. Dumont reste l’écrivain le plus attachant du surréalisme hennuyer, avec notamment « La région du cœur » (ensemble de tris contes paru en 1939). Il est en tous cas celui qui a le mieux assimilé et appliqué le « programme » littéraire défini par Breton, sans abdiquer toutefois sa sensibilité personnelle.


4. L’engagement de gauche

On l’a vu, l’engagement politique préoccupe beaucoup des écrivains qui se rattachent au dadaïsme, au modernisme et au surréalisme; pour être complet, il faut signaler dans les années 30 un certain nombre de groupes, de revues et d’œuvres qui, sans s’intégrer à l’un des courants précités, témoignent de l’aspiration à une littérature engagée, d’inspiration prolétarienne. C’est le cas pour la revue « Prospections », fondée en 1929 par Charles Plisnier et Albert Ayguesparse ; pour le « Front Littéraire de Gauche », instauré à Bruxelles le 24 juin 1934, où figurent les mêmes, Constant Malva, etc. Bien que relativement éphémères, ces créations manifestent une inquiétude partagée, qui sans doute doit être mise en relation avec la montée du fascisme dans l’Europe de l’époque.
Les œuvres les plus durables de ce courant sont sans conteste les romans de Charles Plisnier. Et d’abord « Mariages » (1936), tableau d’une société bourgeoise où la loi du profit aboutit à écraser les aspirations profondes de l’individu. Maus aussi « Faux passeports » (1937, recueil de nouvelles où sont évoquées diverses figures de révolutionnaires, et pour lequel la presse est encore plus élogieuse que pour « Mariages ». Plisnier reçoit à cette occasion le prix Goncourt.

Dans le même ordre de préoccupations, mais avec beaucoup moins de netteté idéologique, «Ma nuit au jour le jour », de Constant Malva (1938). Saisissant dans sa simplicité, ce « journal » décrit le travail au fond de la mine –accompli dans des conditions telles que, même dépeintes sans acrimonie particulière, elles constituent une sévère dénonciation de l’exploitation capitaliste.

En politique, parut en 1933 l'important ouvrage de Henri de Man "L'idée socialiste", un exposé sur la philosophie de l'histoire et du socialisme.



5. L’avant-garde dans l’isolement

De même qu’ Emile Verhaeren fut un « inclassable » pour son époque, l’entre-deux guerres voit s’accomplir une œuvre qui ne peut être rattachée à aucune autre : celle d’Henri Michaux. Ecrivain d’une originalité irréductible, comme en témoignent « Fable des origines » (1923), et surtout les premiers grands recueils édités à Paris : « Qui je fus » (1927), « Ecuador » (1929), « Mes propriétés » (1929), « Un barbare en Asie » (1933).

Sous-titré « Journal de voyage », « Ecuador » témoigne tout particulièrement des choix qui caractérisent, dès ce moment, le travail de Michaux : une exigence d’absolu, poursuivie au travers des aventures les plus risquées (en l’occurrence, une épuisante traversée de l’Amérique du Sud, des Andes à l’embouchure de l’Amazone) ; un mépris pour l’indigente « réalité » des choses, à quoi le narrateur préfère les pouvoirs mal explorés de l’univers mental ; l’image inquiétante du corps morcelé ; la diversité des registres stylistiques, qui alternent dans le texte, le poétique prenant le relais du narratif.

Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme les tourbillons.



6. Le populisme et alentour

Le populisme, qui cherche à décrire de façon réaliste la vie quotidienne des gens du peuple, est un courant littéraire et artistique sans frontières très nettes. Pour nous en tenir à la Belgique, il est certain qu’il a partie liée avec le régionalisme et avec la littérature prolétarienne, auquel on l’assimile quelquefois. Ce qui caractérise les récits populistes, c’est bien entendu l’évocation des humbles et même de la misère (son expression extrême : le « misérabilisme »), mais en l’absence de tout réquisitoire, de toute revendication. Là où le courant prolétarien implique l’insertion dans un combat essentiellement collectif, le populisme n’envisage que des destinées individuelles, et se complaît souvent dans un fatalisme qu’éclairent quelquefois l’une ou l’autre lueur d’espoir.
En premier lieu, il faut citer les livres attachants de Neel Doff, romancière dont l’enfance s’est déroulée à Amsterdam dans une misère noire ; dès avant la guerre, elle l’avait racontée dans « Jours de famine et de détresse » (1911). « Keetje » paraît en 1919, « Keetje trottin » en 1921- sans doute ses meilleures œuvres, scandées par les images de la faim, de la prostitution, de la cruelle dureté des nantis à l’égard des miséreux, mais aussi par une indomptable confiance dans la vie. Paru en 1926, « Campine » évoque la période où, ayant trouvé l’aisance, elle vient en aide aux frustes paysans d’une Campine arriérée.

Bien que le ton y soit plus caustique et l’univers plus égocentrique, ce sont un peu les mêmes thèmes que l’on découvre dans deux romans d’André Baillon : « Histoire d’une Marie » (1921) et « En sabots » (1922). Largement autobiographiques, ces deux récits évoquent la vie de la prostituée un peu naïve mais généreuse que Baillon épouse en 1902 ; puis leur existence campagnarde en Campine, où l’écrivain s’était passagèrement essayé à l’élevage des poules. Ce qui retient particulièrement l’attention, c’est le mélange d’extrême simplicité et d’humour parfois grinçant avec lesquels sont relatés les péripéties les plus quotidiennes, comme si l’auteur se tenait constamment à distance de sa propre histoire.

Plus dur est « La Bêtise », de Constant Burniaux (1925), où sont mis en scène avec un vérisme quelque peu expressionniste les enfants des quartiers misérables d’une grande ville –souvenir de l’époque où l’écrivain était instituteur dans les Marolles bruxelloises. On retrouve dans « Une petite vie » (1929) l’alternance imprévisible du narrateur entre une ironie cruelle et une compassion attendrie pour les déshérités, dont tout l’universel moral se ramène en une sentimentalité « bête ».

Mais le monde de la ville (le côté pauvre et âpre de la ville), s’il est en effet le thème préféré des romans populistes, cède parfois la place à celui du travail manuel. Témoin « Le village gris » de Jean Tousseul (1927), croquis de la vie campagnarde au pays des carrières, avec ses bonheurs et ses petits drames, mais qui frôle souvent la sensiblerie. Ce défaut est absent des deux livres de Constant Malva « Histoire de ma mère et de mon oncle Fernand » (1932), et « Borins » (1935), témoignages d’un ton sobre et d’autant plus saisissant sur les conditions d’existence dans le Borinage.

Beaucoup d’autres titres pourraient trouver place dans cette rubrique. Mais il faut bien reconnaître que, comme pour le régionalisme, il s’agit d’un genre dont les potentialités littéraires ne sont pas renouvelables à l’infini. Et qui, lui aussi, offre une fâcheuse propension au pitoyable et au larmoyant. Comme les chansons de la même eau, les récits populistes se contentent souvent d’émouvoir à peu de frais, et seules méritent d’être retenues les œuvres qui comportent autre chose que des clichés factices. A cet égard, il faut mentionner les premiers romans de Georges Simenon, tels « Pietr-le-letton » (1929, première apparitions du commissaire Maigret, ou « Le testament Donadieu » (1936). Certes, l’intrigue est ici pour l’essentiel de nature « policière ». Mais les décors et les personnages de Simenon sont le plus souvent tirés des quartiers et des milieux populaires imprégnés de grisaille et de malchance.

En 1933, Robert Vivier publie « Folle qui s’ennuie », où il chante la vie modeste et tranquille des petites gens, mais sans atteindre la force des romans de Marie Gevers « La ligne de vie » (1937) et « Paix sur les champs » (1941. Ces récits dépeignent avec finesse et exactitude la fruste existence des paysans campinois au début du siècle, avec leur âpreté au travail et au gains, les mœurs brutales sinon primitives, l’importance des superstitions ; mais aussi, en dépit des obstacles, la victoire de l’amour et de la vie sur le passé maudit.


7. Naissance d’un théâtre

L’entre-deux guerres est aussi une période qui voit apparaître en Belgique un théâtre nouveau. Au début des années 20, pourtant, la situation n’est guère propice : divertissement mondain réservé à la bourgeoisie aisée d’une part, salles subventionnées pour les pièces à vocation « littéraire » d’autre part. Ce divorce se double d’un problème de création : les œuvres symbolistes d’un Maurice Maeterlinck sont déjà loin, le renouvellement de l’imaginaire et de l’écriture dramatiques paraît malaisé.

C’est dans cette ambiance que surgissent deux des plus grands dramaturges belges : Fernand Cromelynck et Michel de Ghelderode. Le premier se fait connaître avec « Le cocu magnifique », farce grinçante créée à Paris en 1920 : torturé par la jalousie, le héros préfère tout plutôt que l’incertitude, et offre sa femme à qui la veut, ce qui bien entendu a pour effet d’accroître son désespoir. Viendront ensuite « Les amants puérils » (créé en 1921), « Tripes d’or » (1925), « Une femme qu’a le cœur trop petit » (1934), etc. Ce qui caractérise le théâtre de Crommelynck, outre un sens aigu de la scène et du dialogue qui lui donne une vivacité hors-pair, c’est le mélange intime de comique et de gravité : les ressorts les plus secrets de l’âme humaine s’y révèlent d’une façon d’autant plus frappante au « sérieux » encombrant du drame psychologique –ce qui justifie la comparaison souvent faite avec Molière.

Tout autre est l’atmosphère qui se dégage des pièces de Michel De Ghelderode, dont les premières « grandes » apparaissent à la fin des années 20 : « Escurial » (publié en 1928, créé en 1929), « Barabbas » (créé en 1929, publié en 1931). S’y trouvent déjà les caractères spécifiques de l’univers ghelderodien : irréalisme carnavalesque, figures grotesques ou masquées qui sont autant de « types » et non de « personnages », présence constante de la mort allié à la bouffonnerie, mise en relief des instincts les plus élémentaires. La démesure est ici plus accentuée encore que chez Crommelynck, et rappelle quelquefois la farce moyenâgeuse. La faconde s’accroît encore dans ces chefs-d’œuvre que sont « Sire Halewyn » (1934), « Pantagleize » (1934), « La ballade du grand macabre » (1934), « Magie rouge » (1935), pièces qui feront scandale à Paris après 1945.

D’autres dramaturges, bien que d’une puissance et d’une originalité moindres, méritent d’être mentionnés : Henri Soumagne, avec notamment « L’autre Messie » (1924) et « Bas-Noyard », pièces à coloration étonnamment expressionniste. Et Herman Closson, dont le « Godefroid de Bouillon » (1933), au-delà de l’argument « historique, s’attache à dévoiler les motivations les plus secrètes des personnages.


8. A la recherche du « moi »

Cette période littéraire se constitue aussi, et à un titre nullement accessoire, d’une série de romans « psychologiques » : récits à base le plus souvent autobiographique, où le narrateur se livre à une difficile investigation autour de son « moi », et plus généralement à une quête de l’identité personnelle. De facture généralement plus traditionnelle, ces œuvres insistent notamment sur le rôle primordial et subconscient de l’enfance dans la formation de la personnalité, explicitant avec plus ou moins de netteté ce que les psychologues appellent le « roman familial ».

A cette tendance se rattachent plusieurs romans de Franz Hellens, surtout « Le Naïf » (1926), « Frédéric » (1935), « Les filles du désir » (1930). Ils manifestent plusieurs constantes caractéristiques de l’écrivain : la volonté de reconstituer les peurs, les rêveries, les fantasmes dont se nourrit et se construit l’imaginaire enfantin ; l’importance donnée à l’image (bienveillante ou non) de la mère, qu’il s’agira de retrouver en d’autres femmes, ; l’élargissement de la « réalité » pure et simple par le rêve, qui ouvre à la vie mentale son territoire illimité, à la fois exaltant et inquiétant.

Une place un peu latérale doit être faite à certaines œuvres d’André Baillon. Non tant aux écrits franchement autobiographiques de la fin de sa vie, comme « Le neveu de Mademoiselle Autorité » (1930) ou « Roseau » (1932), où la relation anecdotique nuit souvent au drame de l’aventure intérieure. Mais surtout aux œuvres qu’on pourrait dire « de la folie » : « Un homme si simple » (1925), « Délires » (1927), « Le perce-oreille du Luxembourg » (1928) : ici se révèle de la façon la plus nue l’intransigeance névrotique d’un héros pour qui le simple fait de vivre constitue une épreuve quasi insurmontable, et dont la seule défense réside dans cet humour grinçant qu’il dirige autant vers lui-même que vers on entourage.

Figure un peu comparable, Jean de Bosschère publie « Marthe et l’enragé » en 1927, « Satan l’Obscur » en 1933 : thèmes de l’adolescence révoltée dans une petite ville de province, du rejet dont souffre la jeunes infirme, de l’individualisme forcené qui répugne à toute forme d’hypocrisie sociale… Certes, il n’y a rien d’aussi amer dans « Madame Orpha », publié par Marie Gevers en 1933. Mais ce roman n’est pas aussi innocent qu’on le croit généralement. L’idylle entre Orpha (par ailleurs épouse d’un respectable fonctionnaire) et le jardinier Louis est vue par les yeux d’une fillette au seuil de l’adolescence : de par la personnalité du témoin, cette aventure banale est revêtue d’une dimension discrètement initiatique, la découverte par l’enfant de la réalité terrible et douce de la passion amoureuse.


Histoire de la littérature belge

I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.

III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude

IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire

V. 1960-1985 : Entre hier et demain

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