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"Emile ou De l'éducation" est un traité de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), publié à Paris chez Duchesne ["A La Haye et Amsterdam chez Jean Néaulme"] en 1762.
C'est en mai 1762 que l'Émile est mis en vente à Paris; l'ouvrage est confisqué par la police quelques jours plus tard. En juin, condamnation du texte par la Sorbonne et le Parlement: l'Émile est brûlé. Ce même mois, l'Émile et Du contrat social sont brûlés à Genève où Rousseau est décrété de "prise de corps". Les années 1761 et 1762 sont pour Jean-Jacques des années si terribles qu'il a pu lui-même confesser qu'elles l'avaient conduit au bord de la folie. Il s'est persuadé en 1761 que le manuscrit de l'Émile a été intercepté par les jésuites afin de le "corriger". Rousseau se défend contre tant d'attaques: la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres écrites de la montagne ne feront qu'aggraver son cas.
Le texte de l'Émile est le complexe résultat de plusieurs années de méditations au sujet de l'éducation. Dès 1740 Rousseau a écrit le Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie. Pourtant l'Émile ne saurait être réduit à un traité pédagogique. L'éducation est inséparable d'une conception de l'enfant, de l'homme, d'une théorie du développement du corps et des facultés de l'esprit; elle implique aussi un système sociopolitique et la considération fondamentale de l'existence de Dieu. En ce sens l'Émile est comme la somme de la philosophie de Rousseau.
L'ouvrage comporte cinq livres sans qu'aucun sous-titre n'explicite leur contenu à l'exception du livre V: "Sophie ou la Femme". Le livre I considère que si la première éducation de l'enfant doit revenir à la mère, il n'y a plus de femmes qui acceptent aujourd'hui d'assumer ce rôle naturel. Il faudra donc suivre la voix de la nature que sait entendre le précepteur en l'absence des parents naturels. Dans la première époque de sa vie, l'enfant apprend à parler, à manger, à marcher. Réduit à quelques sensations, il n'a pas de conscience de lui-même. Le livre II expose le lent développement des sens de l'enfant, de cette raison sensitive ou puérile qui accède aux idées simples par combinaison de sensations. Parvenu à la maturité de l'enfance, l'élève est libre et heureux. Le livre III expose comment Émile, l'élève, parvient aux premières idées abstraites, non point par l'usage des livres mais par des comparaisons d'expériences. Au terme de sa quinzième année, il est prêt à comprendre les relations avec autrui. Le livre IV retrace l'accès de l'élève à la sociabilité, à la conscience de la différence des sexes, au sentiment de l'existence de Dieu ("Profession de foi du vicaire savoyard"), à la rationalité, à la citoyenneté. Le livre V traite de l'éducation qu'a dû recevoir Sophie, la compagne promise. L'ouvrage s'achève sur l'annonce de la naissance d'un enfant. En fait, il y a une suite: "Émile et Sophie ou les Solitaires", deux lettres au précepteur qui témoignent de la fin catastrophique d'un si beau rêve éducatif.
Au XVIIIe siècle se développent des conceptions sur l'éducation qui relient la formation de l'homme à celle du citoyen vertueux; la fermeture en avril 1762 des collèges jésuites rend urgente une réflexion sur le caractère public que doit prendre la pédagogie. Rousseau admet bien cette finalité, mais avant de former un citoyen, il faut se préoccuper de former un homme à partir d'un enfant qui, précisément, n'est ni l'un ni l'autre.
Le but de l'éducation consiste donc moins à former l'homme qu'à le transformer. "Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses: tout dégénère entre les mains de l'homme" (livre I). L'état civil humanise la bête bipède mais en même temps la dénature. L'éducation est à l'homme ce que la culture est aux plantes; elle doit "suppléer" à la perte du bon naturel, restaurer sous une autre forme l'harmonie, le bonheur perdus. La finalité de l'éducation de l'individu est en parfait accord avec celle que poursuit le corps politique dans Du contrat social. Mais dans l'Émile, Rousseau tente de souligner que cet accord repose sur un héroïque exploit. Car l'homme naturel est autosuffisant, unité absolue, présence à soi; l'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire, il n'existe que relativement au corps social; les institutions publiques dénaturent complètement l'individu, alors qu'il s'agit dans le cas de l'enfant Émile de retrouver, si faire se peut, les traces enfouies du naturel. Rousseau construit le modèle fictif d'un enfant mâle, orphelin, qui n'a de relations qu'avec un seul précepteur. La théorie éducative ne pourra manifester sa cohérence que si l'élève est considéré comme "l'homme abstrait", sans attaches familiales (la famille est bien naturelle mais elle ne remplit pas ses devoirs, les mères n'allaitent plus, et les pères, qui devraient élever leurs enfants sous peine de perdre le droit de procréer, ont perdu toute autorité). C'est sur cet enfant imaginaire que va s'exercer une éducation d'abord purement négative, dont le principe est non de gagner du temps mais d'en perdre, de soumettre la volonté anarchique et impérieuse de l'élève, non point à la volonté pour lui incompréhensible d'autrui, mais à la nécessité des choses qui est la meilleure des "disciplines".
Éduquer sera donc laisser se développer, selon les mouvements de notre nature, des facultés qui sont à l'état virtuel. En ce sens la théorie de Rousseau est génétique. Dans le style courant alors de l'empirisme sensualiste, Rousseau admet que l'homme est d'abord un être sensible: il entre en contact avec les objets extérieurs par la sensation, qui est à la fois affection intérieure et signe de l'existence des choses hors de soi. La combinaison des sensations, de plus en plus complexe, engendre la possibilité de la comparaison, source des premiers jugements, des premières idées. L'accès à l'abstraction, qui est un résultat, est tardif: le précipiter par une instruction livresque que l'enfant ne peut comprendre, c'est ruiner le développement harmonieux des facultés, c'est vicier l'ordre. Ce n'est que progressivement que l'enfant pourra accéder aux valeurs morales, à la distinction du bien et du mal, au juste sentiment de la propriété (la terre appartient à celui qui la travaille). Élevé à la campagne, habillé en paysan, l'enfant pratique le travail manuel (vertu évangélique de la menuiserie et de la charpenterie!) et comprend peu à peu la résistance des lois de la matière. Éduquer, c'est toujours mettre l'enfant à l'école des faits: parce qu'ils ne dépendent pas de la volonté, ils permettent précisément de prendre conscience de l'existence de la volonté, de ses pouvoirs et de ses limites. Se mettre à la portée des facultés de l'enfant c'est aussi ne lui donner à lire que ce qu'il peut comprendre. Le premier livre d'Émile, sorte de résumé - fictif encore - de ses propres expériences, est Robinson Crusoé. Toutes les lectures qu'il pourra ensuite faire devront obéir au même principe: ne rien apprendre dans les livres que ce que l'expérience peut enseigner.
Mais alors, si l'expérience sensible est la source de toutes nos connaissances, comment l'enfant devenu jeune homme pourra-t-il accéder à la notion du créateur de la nature? C'est dans le livre IV de l'Émile que Rousseau expose sa théorie de l'existence de Dieu et de la religion naturelle. Il relate la méditation d'un vicaire savoyard, pauvre et honnête, mal vu par son Église. Ce discours - la "Profession de foi" - aurait été tenu à Jean-Jacques, donc au précepteur, en Italie. Ce texte fondateur (parmi d'autres à l'époque) de la notion de religion naturelle valut à Rousseau critiques et condamnations officielles, tout particulièrement parce qu'il nie la nécessité de la Révélation et réduit la religion à son usage éthique. L'homme ne peut se passer de croire, l'état de doute le plonge dans le désespoir. C'est par l'examen de soi-même que chacun peut trouver des preuves de l'existence de Dieu. La première vérité que chacun rencontre est le sentiment de sa propre existence: "J'existe et j'ai des sens." Il y a hors de moi une matière qui cause mes sensations. Mais, à l'évidence je suis doué d'une force active, je suis capable de jugement. La matière morte ne peut rendre compte de cette activité, pas plus que de ses propres mouvements. Est donc requise une cause pour rendre intelligible la motion du monde. Cette cause est une volonté (le premier article de foi). La matière possède des lois qui ont été établies nécessairement par une intelligence (le deuxième article de foi). Un être doué de volonté et d'intelligence qui organise et maintient l'univers s'appelle Dieu qui se manifeste dans ses oeuvres et en sa créature. En méditant sur lui-même, l'homme découvre qu'il est constitué de deux principes, incompatibles et cependant unis: son corps est matériel, ce principe passif l'entraîne dans la pesanteur des passions. Mais l'homme est aussi composé d'une autre substance qui se manifeste par la volonté dans son essence: la liberté. Or la liberté est inconcevable (et elle existe, mes actes délibérés le prouvent) sans une âme immatérielle (le troisième article de foi). Rousseau, fidèle ici à la tradition du dualisme cartésien, récuse tout matérialisme. La portée de l'empirisme sensualiste achoppe devant l'évidence intérieure de la spiritualité de mon âme. En fait, le matérialiste est un mauvais sensualiste qui ne sait pas entendre l'évidence: il est sourd. C'est à la liberté qui est de l'ordre de l'esprit que Rousseau impute l'existence du mal: en ce point encore, il reste cartésien et malebranchiste. Le mal moral est de même nature que le mal social et politique: "Ôtez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, et tout est bien."
Choisir entre le bien et le mal est la puissance de la conscience intime, principe inné, en droit incorruptible, s'il est vrai qu'elle est un "instinct divin". Mais elle peut être étouffée: c'est pourquoi il faut la retrouver dans sa pureté première et faire alors appel à une raison bien éduquée. Les religions révélées sont inutiles, voire néfastes. Mais l'athéisme (Robespierre dira qu'il est aristocratique) nuit au peuple: les athées "ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions".
Il reste à Émile, en possession de solides vertus et d'un métier honorable, à entrer dans la vie sociale: il faut le marier et en faire un digne citoyen. Le livre V de l'Émile a pour titre "Sophie ou la Femme". Sophie est le paradigme sage de toute femme telle que Rousseau la rêve et le précepteur l'accomplit. La femme, Rousseau n'en doute pas, est inférieure par nature à l'homme et doit être formée entièrement pour lui et pour son rôle d'épouse et de mère. Le système d'éducation de la fille doit être contraire à celui du garçon. La femme est du côté de la naturalité, mais elle en est tellement proche qu'elle ne peut accéder à la culture; elle est trop habitée par son sexe, d'où sa passivité, sa faiblesse, mais aussi ses excès passionnels. Il faut lui imposer la pudeur. La femme, toujours par nature, est l'être du masque, de l'apparence: perpétuellement dans l'enfance, elle n'atteint jamais vraiment l'âge de la raison qui est viril. Point donc besoin de l'éduquer à quelque activité conceptuelle: l'exercice de la vertu et la soumission aux volontés du mari lui suffisent. Sophie, comme ses consours, échappe à la longue formation génétique des facultés de l'esprit, apanage masculin. La "moitié du genre humain", curieusement, n'est pas digne de la théorie empiriste-sensualiste censée pourtant rendre compte de l'évolution de toute l'espèce. Sophie ne relève que d'une histoire domestique. En matière de foi, Sophie n'a pas droit à la "Profession de foi" du vicaire. Elle doit avoir la religion de sa mère, puis celle de son mari. On ne lui enseigne qu'un catéchisme élémentaire qui fonde son obéissance. Bien entendu, Sophie n'a aucun rôle politique à jouer, et ne porte le titre de citoyenne que dans la mesure où Émile est citoyen.
Émile devenu homme entre dans l'état civil. Rousseau rappelle alors les thèses fondamentales du Contrat social: le corps politique ne peut être fondé sur la force, qui ne fait pas le droit; l'esclavage sous toutes ses formes est injustifiable. La liberté est l'être même de l'homme, elle ne peut être aliénée comme une chose. Le vrai contrat constitutif d'un peuple est l'acte par lequel chacun "met en commun ses biens, sa personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale" (livre V). Par la volonté générale qui exprime la raison en chacun, le citoyen contribue librement à constituer les lois auxquelles il se soumet comme sujet. Contre l'existence de représentants (la volonté générale ne se délègue pas), Rousseau prend le parti de la démocratie directe qui ne peut fonctionner que dans des petits pays où règne l'égalité de propriétés médiocres. Les différences trop grandes entre les richesses sont le pire ennemi de la liberté.
L'Émile ne dissimule aucune des apories, voire des contradictions qui peuplent l'oeuvre de Rousseau. Au problème du bon législateur (comment le former alors même qu'il fait les lois?) correspond celui du bon précepteur: où le trouver? L'éducation de l'individu Émile n'entre-t-elle pas en conflit avec les exigences de la fonction de citoyen? Peut-on à la fois être homme et citoyen? Lorsque Émile quitte son pays, ne déclare-t-il pas qu'en cessant d'être citoyen, il devient de plus en plus homme? Rousseau radicalise d'autre part la théorie courante, alors, de l'infériorité de la femme, être second au service de l'homme. Mais en radicalisant cette conception il la fait exploser. Sophie n'a pas appris qu'il y a une nécessité qui dépasse la volonté humaine; elle ne se résigne pas à la mort de ses parents et de sa fille. Émile l'amène alors, pour la distraire, à Paris, lieu d'une perdition à laquelle Sophie n'a pas non plus appris à résister. Dans le texte qui fait suite à l'Émile, intitulé "Émile et Sophie ou les Solitaires", on assiste au renversement du destin que le précepteur avait prévu pour son élève. Émile quitte Sophie infidèle, quitte sa patrie, devient esclave à Alger où il fait l'expérience du travail forcé, organise la grève des esclaves et parvient à faire accéder aux Lumières son gardien tyrannique. Étrange odyssée de la conscience d'un homme qui découvre la cruauté du monde. Il n'aurait pu atteindre à cette lucidité sans la trahison bien involontaire de sa femme, victime d'une fallacieuse éducation.
L'Émile est tenu pour un traité d'éducation qui a inspiré des théories pédagogiques "non directives" soucieuses de la nature et du développement spécifiques de l'enfant. Son influence philosophique fut considérable et contestée: Kant, d'abord adepte de Rousseau, finit par douter de la bonne nature enfantine et proposera une théorie de l'éducation fondée sur le dressage et la discipline, seuls susceptibles de redresser la nature tordue; Hegel a vu dans la contradiction de l'homme privé et du citoyen la caractéristique de la tension insurmontable qui mine la société civile bourgeoise.
Morhange sortit du Centre vers midi et monta immédiatement dans son véhicule. Le stress lui donnait toujours faim, et ce jour-là, il était prêt à dévorer la terre entière. Il avait pris un risque en accompagnant Sabrina jusqu'à l'entrée, deux heures plus tôt : il était grand temps de savoir s'il avait eu raison ou non. Une fois le téléphone portable branché sur les haut-parleurs de la chaîne stéréo, la voix résonna dans l'habitacle :
— Nous l'avons.
Morhange serra doucement les poings. Deux sentiments contradictoires s'affrontaient dans son cerveau. Il avait soupçonné Sabrina de posséder l'image du disque dur de Milos au moment où, ce matin-même, elle lui avait demandé un délai de quelques jours. C'est pour cela qu'il l'avait accompagnée à la sortie du Centre, donnant ainsi l'ordre silencieux de démarrer la filature.
— Donnez-moi les détails.
L'instinct de Morhange ne l'avait pas trompé, et cela le mit en colère : cette petite garce lui avait menti, les yeux dans les yeux.
— Nous avons été repérés très rapidement. Elle a tenté de nous perdre en courant. Elle a d'ailleurs failli réussir. C'est vrai qu'elle est très rapide. Nous l'avons eue dans le métro. Elle avait la caméra sur elle.
— Combien de temps vous faudra-t-il ?
— Difficile à déterminer pour l'instant. J'en saurai plus d'ici une heure.
— Et Sabrina ?
— Comme prévu. Je suis allé chercher de l'aide pour ma pauvre femme enceinte et inconsciente, je ne suis jamais revenu. Le point est réglé.
— Bien. Gardez Milos sous contrôle. Il risque d'être plutôt méfiant. Pas de contact visuel dans les prochaines heures.
Il interrompit la communication et s'arrêta à cent mètres environ du restaurant, juste le temps de composer un message.
Je suis désolée, Morhange m'a confié le suivi de notre coup d'essai sur Émosson. Apparemment ça remue sur place, je dois m'y rendre sans délai. Je reviens dans quelques jours. Tu peux me laisser des messages sur ce portable-ci, mais je risque de ne pas pouvoir te répondre avant mon retour. Ne t'inquiète pas, je ne serai pas longue, je te rejoindrai chez toi. Sabrina.
Tout en émettant le texte vers le portable de Milos, Morhange sentit la faim se rappeler à son bon souvenir. Une partie de son stress avait disparu, mais il lui tardait d'être à table. Il coupa le téléphone, le glissa dans la boîte à gants, sous les papiers de la voiture, et démarra.
Au bout de cent mètres, il confia son véhicule au voiturier, puis fut accueilli par le maître d'hôtel. Une fois à table, face à son Bombay Saphire tonic, il se surprit à sourire encore. Avec un peu de chance, Milos ne serait pas trop turbulent : le message qu'il lui avait envoyé était dans la droite ligne de ceux que Sabrina lui avait adressés précédemment. Depuis un mois, toutes les communications passées via le portable de la jeune femme avaient été systématiquement archivées et mises à la disposition de Morhange.
Ce message endormirait peut-être la méfiance de Milos durant quelques heures, mais il ne fallait pas l'imaginer sans réaction. Ce type était vraiment très intelligent. Lors de leur premier rendez-vous, tous les responsables du Centre avaient été bluffés, même s'ils n'en avaient rien laissé paraître. Il y avait bien eu cet exaspérant préambule, durant lequel il avait laissé Sabrina lui donner quelques répliques convenues. Mais ensuite, Milos avait tracé sa route :
— Vous savez bien que depuis quelques années, la mode est à la virtualisation. Nombre de serveurs d'entreprise sont en fait subdivisés en plusieurs machines virtuelles, auxquelles on donne des fonctions précises. Les entreprises qui ont misé sur cette technologie ont rapidement bénéficié de nombre d'avantages : un système en apparence décentralisé peut se gérer de manière centralisée, le temps de maintenance est réduit à zéro – du point de vue de l'utilisateur, en tout cas – j'en passe et des meilleures. Mais cette technologie peut aussi être détournée à des fins moins honnêtes.
— Vous n'êtes pas le premier pirate à utiliser une machine virtuelle, avait observé Sabrina.
— Je sais. Mais dans la majorité des cas, les machines virtuelles d'un hacker ne sont là que pour son confort personnel, ou pour le disculper s'il est repéré : une machine virtuelle peut être détruite en une seule opération logicielle. Sans arme du crime, l'accusation est affaiblie. Pour un « vrai » ordinateur, c'est beaucoup plus compliqué, il faut s'en débarrasser physiquement.
Milos avait marqué une pause, puis avait tendu une clé USB à Sabrina.
— Il n'y a aucun « malware » dessus. Je vous le garantis.
Sabrina avait jeté un regard à Morhange, qui avait émis un signe d'approbation discret. Elle avait introduit la clé dans son portable, qu'elle avait ensuite relié au projecteur de la salle de réunion.
— La présentation est en PDF1. Elle va démarrer automatiquement.
Une carte du monde était venue s'afficher sur l'écran.
— Vous savez aussi que bon nombre d'organismes publics ou d'entreprises privées gardent leurs données et leurs logiciels sous haute surveillance, laissant à certaines sociétés spécialisées le soin d'entretenir leur matériel, leurs salles des machines, réseaux, etc. La virtualisation des machines a révolutionné les méthodes de travail : le confort que propose une telle technologie permet de multiplier les tests de nouveaux logiciels avant leur mise à disposition, d'augmenter leur fiabilité... Bref personne n'a hésité à multiplier la création de machines virtuelles à des fins diverses. On crée, on exploite, on élimine. Qui leur jetterait la pierre après tout ? Une fois les investissements de base consentis, cette technologie ne coûte quasi rien, et en cas d'incident, il suffit de remplacer une machine virtuelle par une autre, ou par une copie de cette même machine, prise juste avant la panne.
Sur la carte, quelques centaines de points de couleurs diverses s'étaient affichés.
— Chaque couleur correspond à un logiciel de virtualisation. Vous savez comme moi qu'il n'y en a pas beaucoup sur le marché : le monde de la virtualisation se limite à moins de dix couleurs.
— Et ce que nous voyons, avait demandé Sabrina, c'est le nombre d'entreprises qui exploitent des machines virtuelles dans le monde ?
Milos répondit par un signe de dénégation bien calculé, prenant son temps :
— Non, mademoiselle Bassalah. Ce que vous voyez, ce sont toutes les machines virtuelles que j'ai pu créer à ce jour, au sein d'autant d'entreprises différentes, sans être repéré.
Tous avaient sursauté à ce moment. L'écran montrait des centaines de points. Dans les dix minutes qui avaient suivi, plus personne n'avait interrompu Milos.
En achevant son apéritif, Morhange se souvint d'avoir pensé précisément : un hacker n'est d'habitude ni patient, ni méticuleux. Ce type est extrêmement dangereux.
Heureusement, se dit Morhange, que Milos vivait probablement ses derniers jours
*
Dominique enchaînait les longueurs sous l'eau, et semblait y prendre un plaisir immense. Judith, quant à elle, avait voulu se sécher au soleil, sur une des chaises longues bordant la piscine, mais elle s'était sentie un peu mal à l'aise. Elle se trouvait encore trop étrangère à cet endroit pour y rester toute nue en attendant que son mari ne sorte de l'eau.
Judith remit son chemisier sur ses épaules, enfila sa petite culotte, roula le reste de ses vêtements avec son pantalon et glissa le tout sous son bras.
Dominique fit surface, juste le temps de demander :
— Tu vas te changer ?
— Je vais t'attendre dans notre chambre.
Dominique nagea jusqu'aux pieds de sa femme.
— Je te laisse cinq minutes d'avance ? demanda-t-il.
— Six. Juste le temps de prendre une douche, de me faire douce et parfumée. Si tu me cherches, je crois que tu pourras me trouver au centre d'un lit tout rond.
— Hmm.. Délicieuse idée. Six minutes, ça fait combien de longueurs ?
— Cela dépendra de ton empressement à venir me retrouver... Ne te fatigue pas trop à la nage, j'ai envie de ta force.
— N'aie crainte, dit Dominique en embrassant sa femme.
Judith ramassa ses chaussures, abandonnées près de la chaise longue, et se dirigea vers la petite pinède, qui lui parut plus sombre encore qu'à l'aller. Elle faillit trébucher à deux reprises en descendant le petit chemin. À peine ses yeux s'étaient-ils habitués à la pénombre qu'elle débarqua sur la terrasse ensoleillée, et la traversa d'un pas empressé, les paupières plissées pour éviter l'éblouissement.
À l'intérieur, les espaces étaient dégagés et la lumière discrète : la bastide protégeait naturellement ses hôtes contre la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. Les meubles dans le style provençal étaient choisis avec goût, et une multitude de photos – toutes prises par leur hôte, avait précisé Dominique en lui faisant visiter le bâtiment – ornaient les murs.
L'escalier en bois sombre contrastait agréablement avec les dalles roses du sol. Judith grimpa rapidement les marches. Au premier étage, le style était plus moderne. Les volets fermés avaient préservé une atmosphère calme et fraîche, qui fit glisser plusieurs vagues de frissons sur la peau encore humide de la jeune mariée. Elle se dirigea rapidement vers la porte de la chambre, en se disant vaguement que le bruit étrange qu'elle avait entendu avec Dominique depuis la piscine semblait s'approcher à nouveau.
La chambre était magnifique. Le lit était blanc, haut. Il siégeait au beau milieu de la pièce circulaire : elle avait été aménagée dans la tour de l'imposant édifice. En son centre, trois oreillers étaient dressés l'un contre l'autre, en pyramide. Judith se saisit de son beauty-case et d'une grande serviette de bain avant de se diriger vers la petite porte menant à la salle de bain attenante.
En passant devant la fenêtre donnant sur la petite départementale, son regard fut attiré par une perturbation dans l'image des oliviers alignés sous le ciel bleu, juste en face de la bastide. Quelque chose de vibrant, comme des petites taches mouvantes. Mais les frissons qui parcouraient son dos et ses avant-bras ramenèrent Judith au plus urgent : prendre une douche bien chaude. Elle ouvrit largement la porte, et comprit immédiatement qu'elle avait commis une monstrueuse erreur.
Judith commença à hurler lorsque le bourdonnement se mua en une vibration rageuse. Elle recula et se mit à agiter les bras, mais il était déjà trop tard. La douleur fut instantanée, foudroyante. Les yeux fermés, Judith tituba en direction du lit, encerclée d'une aura sombre et mouvante, qui semblait ne vouloir qu'une seule chose : la réduire à l'immobilité et au silence.
Les mains raides, à la limite de la paralysie, Judith agrippa le couvre-lit, en espérant que la couette trouvée juste en-dessous serait suffisamment épaisse. Elle tira le tout vers elle et se couvrit entièrement, la tête prête à éclater sous l'effet combiné de ses propres hurlements, de la douleur, et du venin qui pénétrait lentement mais sûrement son corps.
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Ce matin-là, je reçus une lettre d'un genre nouveau.*
Elle était en étoile, une de celles à cinq branches brillant de mille feux.
Le facteur étonné d’avoir une telle missive au sein de sa sacoche, a sonné à la cloche. Avec un grand sourire, il m’a tendu l’enveloppe. Dans les multiples paillettes qui collaient à sa paume, la lueur de ses yeux se mirait en silence. Il avait l’air tout autre.
« La journée commence fort ! », m’a-t-il dit en partant. Il a ouvert la porte de sa camionnette rouge, a déposé son sac sur le siège passager, s’est assis au volant.
L’étoile dans la main, je l’ai suivi du regard tout en me demandant le sens de ses mots. Que pouvait-il savoir du contenu de cette lettre scellée par sceau de cire ?
Les oreilles baissées, le chien s’est écarté pour me laisser passer au lieu de tournoyer autour de mes jambes en aboyant gaiement.
Était-il bien prudent d’ouvrir cette missive qui semblait détenir le pouvoir de changer l’attitude du facteur et aussi celle du chien ?
Le sceau en cire rouge se trouvait juste au centre pour fermer chaque branche. Il était tellement dur que j’ai pris un couteau pour essayer en vain de l’avoir en entier. Il s’y refusait ferme, ne voulant libérer qu’une branche à la fois en respectant le sens de l’aiguille d’une horloge qui égraine l’air du temps.
Joséphine regrettait de n’avoir pu serrer son cher fils dans ses bras plus longuement que six jours. C’est la tuberculose qui l’avait emportée.
Gustave s’en voulait d’avoir soudain glissé avec sa grosse moto lui qui aurait aimé son rôle de grand-père. Il avait tant rêvé d’emmener à la pêche tous ses petits-enfants, de chanter avec eux des comptines paillardes.
Mélie veillait sur moi depuis ce Noël-là. Elle tenait sa promesse. Je n’avais rien à craindre.
Quant à ma Josépha, elle me remerciait d’avoir fait dire cette messe pour qu’elle repose en paix. Elle en avait assez de hanter le village.
Le dernier morceau de sceau refusant de céder, je n’ai pas insisté. J’ai déposé la lettre sur l’appui de fenêtre entre deux orchidées.
Une lettre de l’au-delà… Qui m’avait fait cette blague ?
En début de soirée, je suis allée m’asseoir sur la terrasse faisant face au jardin. Une multitude d’insectes voltigeait autour des fleurs semblant vouloir attendre la pluie d’étoiles filantes promise pour la nuit.
La bise légère et tiède soufflant dans mes cheveux a soudain laissé place à un coup de vent fort. C’est en tourbillonnant qu’il a ouvert la porte juste à côté de moi. Préférant que les moustiques dansent à l’extérieur, j’ai quitté mon fauteuil pour aller la refermer. Frissonnant malgré moi, je me suis dit qu’il était peut-être temps de rentrer.
Et c’est à ce moment que je l’ai vue sortir la lettre d’un genre nouveau. Étincelant la nuit noire, elle s’est envolée avec sa branche fermée. Montant comme une flèche, elle est allée rejoindre l’étoile de mes rêves, celle qui me fait des clins d’yeux quand je parle à papa.
*Première phrase du roman "Une Forme de vie" d'Amélie Nothomb
En écho au célèbre poème de Victor Hugo
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne
Je partirai… » errant comme ce bon vieil Hugo
Le coeur très en chagrin, comme un forçat en bagne
J’irai trouver la paix, entre bois et roseaux.
Là-bas j’ouïrai trisser la douce hirondelle
Raillant,le franc pierrot me comblera de joie
Heureux,le côtoierai les grives et les merles
Le vaste firmament me servira de toi.
J’irai comme un pinson, chantant la belle vie
Sauront mes yeux lécher cette lueur montante
Ivre par l’aromate, le vert sera mon lit
Ascète, dame nature, me sera l’amante
L’aigle, roi des hauteurs, sera mon compagnon
Et le sera aussi la mante religieuse
Finis tous les tourments, causant tant d’oppressions
Mes jours seront sereins, mes nuits toutes heureuses
Me laveront, les voiles pleureurs, des péchés
Et je me purifierai par les rosées fines
Comme ça, mon âme saura avoir la paix
Dans ce joli décor, à la beauté divine.
Recommencer dans tous ses détails, plus doucement.Serions-nous fait pour être ensemble ? Inévitablement.
Le créateur nous aurait-il façonné l'un pour l'autre ?Comme deux pièces mécaniques ? J'appuie sur pause.
Éléments positif et négatif qui s'adaptent à la perfection.Sans jeu ni erreur de fabrication, d’une extrême précision.
Nos corps entrelacés ressembleraient à un tableau moderne.D’un artiste encore inconnu mais qui de plus en plus émerveille.
Insouciances et légèretés où chacun retrouve paix et sérénité.Bien-être partagé ou tout est possible, les tabous sont accordés.
Pour une nuit non passive ne fermons pas les paupières.Nos corps s'entremêleront une nouvelle fois peut-être.
Pour ne former qu'un jusqu'au petit matin,Se donner une nouvelle fois de petits câlins.
Beaucoup plus romantique, moins mécanique.
Philippe Baudouin, Corps et âme
La photographie est un art qui encore aujourd’hui n’a pas toujours la place qu’elle mérite lorsque est évoquée la pluralité artistique.
C’est pourquoi j’avais envie de mettre en lumière le travail d’un photographe qui allie écriture corporelle et photographie, inscrivant ainsi l’acte graphique dans une forme pérenne et non éphémère.
Philippe Baudouin a beaucoup voyagé à travers le monde, appareil photos en bandoulière ; musicien, dessinateur, c’est un touche-à-tout de talent qui a trouvé dans son projet « Ecrits de corps » une manière de sublimer et l’écriture et le corps féminin.
Expérimentant tant les idéogrammes que les alphabets grec, russe, les formules mathématiques, les chiffres mais aussi les hiéroglyphes, Philippe Baudouin nous donne à approcher un autre versant du langage écrit…
La poésie est omniprésente dans sa création puisqu’il s’inspire des poèmes chinois de Li Bai, rappelant ainsi son attachement à l’Extrême-Orient (Chine, Japon)…
Nouant avec ses modèles une relation basée sur l’humain, l’échange, Philippe Baudouin pose un regard sans voyeurisme sur le corps calligraphié de la femme, jouant des effets de matière (peau, cheveux, tissu des vêtements…), travaillant les contrastes, les reliefs, sachant suggérer la pose qui mettra en valeur l’écrit et le corps, réinventant le mystère des êtres et du savoir.
Par le truchement du texte, Philippe Baudouin redessine le corps et illustre par le biais de la photographie un instant arrêté, soustrait à notre impermanence humaine…
Les photographies de Philippe Baudouin invoquent les origines du monde et nous entraînent dans une déambulation intime et universelle tout à la fois, diseuse de poésie, de paysage intérieur, de cheminement initiatique au cœur des arcanes de la vie… et c’est tout simplement beau et bouleversant.
Nathalie Lescop-Boeswillwald
Docteur en Histoire de l’Art
Agent d’art, critique, poète
Directrice de Espace NLB.
Toi le petit beau papillon
Peux –tu venir certains matins
Me visiter dans ma prison
Et m’informer sur mes copains ?
Toi le gentil beau papillon
Veux-tu le faire même quelques fois ?
Les saluer comme il se doit
Mes bons amis de tous les temps ?
Toi le gracieux doux papillon
Peux-tu le faire rien que pour moi,
Voler très bas frôlant les toits
Mettre un baiser sur tous les fronts ?
Toi le léger sage papillon
Peux –tu aller porter message ?
A mes amis de tous les âges
Leur dire combien ils sont très bons ?
Toi le charmant chic papillon
Peux –tu aller tout en douceur
Faire réveiller mes frères et soeurs
Leur dire bonjour tout en chansons ?
Toi le mignon beau papillon
Peux –tu aller dire aux amis
Je leur demande le pardon
Pour toutes les fautes de ma vie ?
Metlaoui,.Tunisie, le 17/12/ 1978
Sois calme et douce ou très rebelle
Sois comme tu es, farouche et belle
Sois un rocher raide, escarpé
Une auréole fort irisée
Une poussière flottant dans l’air
Des fois bien vue, sous la lumière
Sois un déluge, forte tempête
Très agitée, de grêle enceinte
Sois sombre nuit, ou belle lune
Ou si tu veux rose et épine
Sois un zéphyr ou chaude flamme
Sois tout et rien, et moi je t’aime
Toi l’horizon de tous mes rêves
Qui coulent en moi comme la sève
Dans tes prunelles je vois danser
Toute la nature très déchaînée
Une gazelle qui se pavane
Une hyène, dans la savane
La mer fâchée et les remous
Se comportant comme des fous
Toute la beauté de l’univers
Très bien décrite en prose et vers
Toute l’émotion d’un coeur épris
Par ton amour qui meurt et vit
Toi le soleil de la beauté
Rendant mes jours pleins de gaîté
J’écris je" t’aime" sur tous les toits
Je grave ton nom sur roche et bois
Sur toutes les brises, et tous les vents
Les grains de sable l’herbe des champs
J’écris ton nom sur cordes et notes
En le chantant sur vaux et côtes
Je peins ton nom sur toutes les ailes
Des beaux oiseaux, des hirondelles
Je vais dresser tous les langages
Pour bien décrire ta belle image
Tu es l’arôme du basilic
Rendant ma vie très magnifique
Gafsa .Tunisie 14/06/2006
Cet été vous pourrez voir les toiles
de
BENOIT-BASSET
à
KNOKKE-LE-ZOUTE
GALERIE DANIEL BESSEICHE
Dumortierlaan 111 - 8300 - Knokke
Belgique
http://www.dbesseiche.com/knokke-le-zoute.html
Ils étaient arrivés depuis quelques minutes seulement, et déjà Judith aimait cet endroit. Le jardin était ombragé, au calme, un peu fou aussi, juste comme elle aimait. Une énorme glycine couvrait la façade de la bastide. Au bout du jardin, les vignes s'alignaient sous un soleil vibrant, en pente douce vers un petit ravin qui marquait la limite du village.
Dominique connaissait déjà les lieux : la bastide appartenait à un de ses amis, qui avait proposé au couple d'en profiter au mieux.
Judith se réjouissait de séjourner dans un endroit aussi paisible. Ils étaient tombés d'accord presque immédiatement : tous deux avaient en horreur les voyages conventionnels « pour jeunes mariés ». Sept jours à s'appartenir, ici... Ce serait tout simplement la meilleure semaine de leur vie.
Elle adressa un signe à son mari, qui venait d'apparaître à la fenêtre ouest du bâtiment. Il lui lança :
— Notre lit est rond, mon amour. Cela te convient ?
— Parfaitement !
— Je finis de ranger nos vêtements et je te rejoins. Tu as déjà vu la piscine ?
— Non, où est-elle ?
— Tu dois suivre le sentier qui part sous les pins, juste à ta droite. Je t'y rejoins dans une minute.
Judith aperçut deux marches au bout de la terrasse : c'était probablement de là que le sentier partait vers la piscine. Une cigale s'était installée sur une branche et s'était mise à chanter.
Sous les pins, l'ombre était d'un noir anthracite. C'était certainement un excellent endroit pour faire la sieste en été. Tandis que les yeux de Judith s'habituaient à la faible luminosité de l'endroit, le chemin se dévoila peu à peu. Il serpentait en pente soutenue vers le haut, entre les rochers, jusqu'à un palier où Judith imaginait bien trouver la piscine.
Loin derrière elle, la jeune mariée entendit grincer la porte de la terrasse : Dominique arrivait. Elle acheva de traverser la petite pinède et se retrouva à nouveau face au soleil, au bord de la piscine. Éblouie, Judith plissa les yeux et s'approcha des chaises longues qui bordaient l'eau.
À peine allongée, elle entendit les pas de son mari.
— Alors, mon homme ? Content d'être à destination ?
— Absolument ravi. L'endroit est pareil à mon souvenir. Le soleil éclaire la piscine jusqu'après vingt heures en été. Il y a un barbecue sous le toit du petit bar.
— Mmmh... poisson grillé, salade, huile d'olive, miam...
— Tu me laisseras te faire la cuisine ?
— Si tu me laisses te faire l'amour.
— Marché conclu. On ne risque pas de déranger les voisins. À part un retraité des postes qui habite à environ deux cent mètres d'ici, il n'y a personne.
— Il est dur d'oreille, ton postier ?
— Tu comptes faire du bruit à ce point ?
Les mains de Dominique vinrent caresser le cou de sa femme.
— Qui sait ? murmura-t-elle, les yeux fermés.
Au frisson du désir vint lentement s'en substituer un autre. Derrière la pinède, un bruit continu et rauque se fit entendre. Quelque chose entre un ronronnement et le bruit d'un scooter.
— Je croyais l'endroit calme ? dit Judith.
— C'est le cas, d'habitude, répondit son mari en regardant autour de lui.
Le sourd ronronnement s'accompagnait d'une vibration qui emplit l'air, donnant la chair de poule à Judith.
— C'est quoi d'après toi ?
— Je n'en sais rien... peut-être un jeune du coin qui teste sa brêle dans les environs. La bastide nous isole de la route, les sons nous en parviennent probablement déformés.
Pendant que Dominique parlait, Judith pensa à quelque chose comme des vagues qui, au lieu de venir vers le rivage, s'en éloigneraient avec lenteur. Le bruit semblait contenir en lui-même une multitude d'ondes qui tantôt s'ordonnaient, tantôt se dispersaient.
— C'est bizarre, dit-elle, j'ai l'impression que cela ne vient pas d'un point précis.
— On dirait que cela diminue.
Ils tendirent l'oreille. Le ronronnement perdait en effet de sa consistance.
— Apparemment, l'apprenti motard rentre au bercail.
Le couple attendit encore. Quelques instants plus tard, le chant de la cigale reprit le dessus.
Comme s'il s'agissait d'un signal, Dominique et Judith se remirent en mouvement : il ôta la bâche de la piscine, elle s'assit au bord et plongea ses pieds dans l'eau.
— Elle est délicieuse.
— J'imagine. Il fait beau depuis quelques jours, ici.
— On a mérité un bain, non ?
— Bien sûr. Je vais chercher nos maillots.
— Tu en as besoin ?
Dominique hésita juste un instant avant de se rendre à l'évidence : sa femme avait déjà bien noté qu'ils n'étaient exposés à aucun regard indiscret. Ils se déshabillèrent avec hâte et plongèrent ensemble l'un vers l'autre.
Daniel écoutait patiemment les explications du médecin. Il lui était difficile de se concentrer, mais l'essentiel lui permettait d'être optimiste, et c'était déjà bien. Il avait eu la trouille de sa vie.
— Nous pensons que le virus H1N1 qui a provoqué les fortes poussées de fièvre a pu, durant quelques heures, perturber le fonctionnement de votre thalamus. Plusieurs autres dysfonctionnements mineurs ont été mesurés au niveau de votre système nerveux, mais il semble que le seul symptôme majeur jusqu'ici soit votre cécité. Laquelle s'arrange, d'ailleurs, n'est-ce pas ?
Daniel acquiesça. Le médecin continua :
— Vos propos quelque peu « décalés » de tout-à-l'heure sont simplement causés par la température. Nous allons faire en sorte qu'elle diminue, mais ce virus est coriace, on en a suffisamment parlé dans les média. Vous avez dit ne pas avoir été vacciné lorsque vous vous êtes présenté aux urgences ?
— C'est exact, dit Faustine.
— Dommage. Nous allons tester votre vue dans le courant de l'après-midi. Nous devrions confirmer un retour à la normale. D'ici là nous allons vous demander de vous reposer. Je suppose que vous n'aurez rien contre une bonne sieste après toutes ces émotions ?
— Non, en effet, soupira Daniel.
— Parfait. Voilà pour les bonnes nouvelles. Je suis désolé, mais j'en ai de mauvaises, aussi.
— À propos de Valérie ? demanda Faustine.
— Non, non, rassurez-vous, elle se bat très bien contre le virus. Cela l'épuise, et c'est pour cela qu'elle dormira probablement vingt heures sur vingt-quatre durant quelques jours. Nous devrons la garder chez nous tant que son appétit ne sera pas revenu.
— Si ce ne sont pas là les mauvaises nouvelles, insista Faustine, quelles sont-elles ?
— Généralement, la grippe « A », tout comme la grippe saisonnière, se limite aux symptômes classiques : courbatures, fortes fièvres. Certaines personnes présentant des pathologies préexistantes, ou des faiblesses particulières, développent des complications.
— Je ne me connais pas de faiblesse particulière, docteur.
— Ce n'est hélas pas là où je veux en venir. Dans la majorité des cas, ces complications ne surviennent que plus tard. Quelques jours après les premiers symptômes, rarement plus tôt. Mais dans votre cas, c'est différent. Vous avez perdu la vue quelques dizaines de minutes seulement après l'apparition des premiers signes de fièvre.
— Vous voulez dire que ma vue présente une fragilité quelconque ?
— Non. Je veux dire que nous avons affaire à une variante du virus H1N1.
— Il y a des variantes ?
— Oui. Nous n'avons pas le moyen ici de l'isoler, mais un échantillon de votre sang a déjà été envoyé à Lyon. Nous aurons des résultats très rapidement.
— Et que pourrez-vous en déduire ? demanda Daniel.
— Pas grand chose hélas, car les cas sont très rares, et très dispersés à travers le monde. Mais il y a eu un cas similaire à Montpellier, il y a trois semaines. Un homme de vingt-deux ans. Lui aussi est arrivé aveugle à l'hôpital.
— Et ?
— Et il a fait une attaque cardiaque le lendemain de son admission.
Le silence s'installa dans la petite chambre. Faustine, qui était restée debout durant l'entretien, chercha urgemment une chaise. Elle la trouva juste à temps.
Alvéoles est disponible en texte intégral ici...
Restée naïve, elle a vieilli dans l'innocence,
Certainement longtemps, sans s'en apercevoir,
Joyeuse, entretenant un enfantin espoir:
Retrouver la saveur d'une tendresse intense.
...
Elle aime à réciter de célèbres poèmes,
Jaillissements d'émois et de riches pensées.
Ne se berce jamais de phrases insensées,
S'émeut à voir pousser les graines qu'elle sème.
...
Depuis un temps lointain, elle existe sans larmes.
Or, en ce bel été, impuissante, blessée,
Ses efforts restants vains, elles insiste, et essaie
Un sourire des yeux. Ô visage sans charme!
...
Renoncer à jamais, s'impose au cours des ans.
Le besoin d'être aimé pousse au souci de plaire.
Elle était embellie, pouvant le satisfaire.
Des photos en témoignent, occultant le présent.
...
Elle recourt au chant pour calmer une peine.
L'harmonie a sur elle un effet apaisant.
En des pauses, elle vit d'indicibles instants.
Son désir essentiel est de rester sereine.
...
12 août 2012
Le coquelicot est aussi appelé " coq ", " ponceau ", " pavot des champs ", " pavot rouge ".
Son nom viendrait de "coquelicoq" (1545), variante de l’ancien français " coquerico " désignant le coq par onomatopée. On écrit maintenant : "cocorico".
La crête du coq est rouge aussi, en effet, mais plus sombre, plus opaque, plus charnue. Le rouge du coquelicot est intense et translucide et quasiment sans support.
Brasier végétal.
Une fleur presque immatérielle. De la couleur à l'état pur, suspendue comme par miracle.
Stridents coquelicots ; on ne sait à quelle forge ils attisent leur incandescence.
Une mauvaise herbe, mais jolie et inoffensive : « Gentil coquelicot, Mesdames, gentil coquelicot, Messieurs.»
Son fruit est une capsule verte qui ressemble à une salière. Mais c'est plutôt du poivre qui en sort. Prenez-en de la graine pour les gâteaux.
Il a des vertus dormitives, comme son cousin, le pavot, mais dans les limites du raisonnable. Ce n’est pas une « Fleur du Mal ».
Entre herbe et fleur, un mutant. Il dépasse les herbes, mais sans orgueil. On le voit de loin. Un solitaire qui fait nappe. Il invite à déjeuner sur l’herbe. Très prisé des Impressionnistes.
Une ivraie en robe de soie qu'on laisse volontiers croître parmi les blés en compagnie de son petit frère, le bleuet, plus rare et plus discret.
Le rouge aux joues de la campagne.
Sur les talus aussi, ça en jette.
Fleur prolétarienne, rouge comme le sang des canuts, de Gavroche. "Je suis tombé par terre, c'est la faute à Voltaire..."
Une ardeur fragile et tenace, comme la colère des pauvres.
C’est aussi la fleur des soldats : il fleurit sur les champs de bataille. Mais son sang à lui n’est pas rouge. Sa tige, fine et velue, laisse échapper un suc laiteux quand on la coupe.
Transparent coquelicot qui tremble sous le vent.
Il a le cœur en deuil, mais on n'y regarde pas de près.
Il est impossible de parler de Federico Garcia Lorca sans évoquer le Cante Jondo, le chant profond issu des Gitans d'Andalousie, dont le thème central est la personnification de la mort et l'évocation des "pays lointains de la peine".
Garcia Lorca et son ami et père spirituel Manuel de Falla, étaient fascinés par les chants des Gitans et ont essayé dans leurs œuvres, de traduire cette authenticité populaire inspirée et profonde.
Cela les a conduits à organiser en 1922 un grand concours de Cante Jondo où purent se produire les meilleurs "cantaores". Pour la petite histoire, Don Manuel aurait voulu inviter Igor Stravinski et Maurice Ravel, tous deux très intéressés par ce concours, mais la municipalité de Grenade s'y opposa pour des raisons financières.
Les meilleurs chanteurs sont ceux qui interprètent les chants gitans avec duende, cette sorte d'inspiration toujours liée à l'angoisse et au mystère, à la souffrance et à la mort, qui s'empare de l'artiste, musicien, chanteur ou poète, lorsqu'il se livre physiquement au public. C'est au café de Chinitas (chinitas veut dire "babioles", "bibelots") à Grenade que l'on pouvait trouver les vrais "cantaores".
Lorca a harmonisé des chansons populaires espagnoles. Ces chansons sont liées à l'enfance et à l'adolescence du poète à Fuente Vaqueros ; il les a entendues dans la cuisine de la maison, dans les rues, dans la campagne environnante ; elles sont l'expression de l'âme populaire espagnole que Lorca aimait tant.
Par la suite, au contact de Manuel de Falla, il a cherché à les transcrire et il a ajouté beaucoup de lui-même. Jorge Guillen a dit, dans sa préface aux oeuvres complètes de Lorca, que sa passion pour la peinture, pour la musique et pour le théâtre provenait de la même impulsion poétique. Lorca a inséré ces chansons dans son oeuvre théâtrale ; elles témoignent d'une autre facette de son génie créateur : le Lorca compositeur et musicien.
Par une nuit de lune, racontera Miguel Ceron, Federico et moi nous montions à la Silla del Moro (La chaise du Maure) derrière l'Alhambra de Grenade, par un sentier qui serpentait dans une oliveraie. La brise agitait les branches des arbres à travers lesquelles filtraient les rayons de lune. Federico s'immobilisa soudain, comme s'il avait vu quelque chose d'étrange. "Les oliviers s'ouvrent et se referment comme des éventails", s'exclama-t-il. L'image se retrouve dans les premiers vers du poème de la Siguiriya gitane : Paisaje, extrait du Cante Jondo :
El campo
De olivos
Se abre y se cierra
Como un abanico.
Sobre el olivar
Hay un ciel hundido
Y una lluvia oscura
De luceros frios.
Tiembla junco y penumbra
A la orilla del rio.
Se riza le aire gris.
Los olivos,
Estan cargados
De gritos
Una bandada
De parjaros cautivos,
Que mueven sus larguissimas
Colas en lo sombrio.
Le champ
D'oliviers
S'ouvre et se referme
Comme un éventail.
Sur l'oliveraie
Un ciel plombé
Et une pluie obscurcie
D'astres morts.
Tremblent les joncs dans la pénombre
Du bord de la rivière.
L'air gris se froisse.
Les oliviers
Sont chargés
De cris
Une volée
D'oiseaux captifs
Qui meuvent leurs immenses
Traînes dans l'obscurité.
Une chanson populaire espagnole très connue, transcrite et harmonisée par F.G. Lorca, De los quatros muleros :
Pianiste, guitariste, conférencier, dessinateur, homme de théâtre, conteur, mime, Lorca fut également capable de chanter et d'harmoniser des chansons populaires avec une grande sensibilité...Il avait tous les dons. Son humour contagieux et ses crises de rire légendaires le rendaient irrésistible.
Révélatrice à cet égard est la nostalgie du critique américain Hershel Brickell qui reçut Lorca chez lui à Manhattan en 1929. Dix ans après l'assassinat du poète, il déclara : "Au cours d'une vie assez longue, j'ai côtoyé toutes sortes d'artistes, mais je n'ai jamais rencontré plus proche du génie à l'état pur que Lorca."
Cependant, derrière l'exubérance andalouse, peu de gens ont soupçonné la face mystérieuse, nocturne et lunaire de l'artiste dont les angoisses et les tourments secrets s'expriment dans les thèmes de la mort et de l'amour frustré. "Lorca était capable du plus grand bonheur du monde, mais comme tous les grands poètes, il n'était pas heureux. Ceux qui l'ont pris pour un oiseau chatoyant qui évoluait avec insouciance dans la vie le connaissaient bien mal", a dit de lui son ami Vincente Alexandre dans une émouvante évocation écrite en 1937.
Pour Lorca, la poésie n'est pas un jeu de l'esprit, mais une quête existentielle. "Le mystère seul nous permet de vivre, le mystère seul." a écrit le poète au bas de l'un de ses énigmatiques dessins. Sa poésie nous fait pénétrer dans un univers "pré-logique" où la lune est souvent présente et où l'homme, qui n'est qu'un fil dans le tissu de la vie universelle, recherche désespérément la lumière du soleil.
A un ami qui lui demandait un jour de définir la poésie, Federico Garcia Lorca répondit : "Que dirais-je de la poésie ? Que dirais-je de ces nuages, de ce ciel ? Les voir, les voir, les voir...et rien de plus. Tu comprendras qu'un poète ne peut rien dire de la poésie. Laissons cette tâche aux critiques et aux professeurs. Mais ni toi, ni moi, ni aucun poète ne savons ce qu'est la poésie. La voici ; regarde : je porte le feu dans mes mains. Je comprends et je travaille avec lui, mais je ne peux pas en parler."