J’ai appris très tôt à ne pas draguer la femme d’un boxeur. J’avais quinze ans et Anne de Valois en avait près de trente. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’elle n’appartenait pas à la noblesse mais que Valois était son nom de guerre. Bien qu’elle n’ait jamais fait de résistance, comme d’autres de ses consœurs elle s’était choisi un nom qui séduisait ses pratiques tout autant que ses charmes qui étaient bien à elle, ceux-là.
J’avais fait sa connaissance alors que nous étions couchés, côte à côte, sur un talus, à proximité des usines Michelin que des avions bombardaient. C’était durant la guerre. Mes parents et moi étions des refugiés installés depuis peu à Montferrand. Sous de faux noms parce-que nous étions juifs.
Comme la plupart des gens du voisinage, ils avaient abandonné leur logement pour se réfugier sur un terrain vague et, couchés sur le sol, les mains sur les oreilles, ils s’efforçaient de ne pas entendre le sifflement des bombes et le fracas des explosions. J’imagine que ceux qui priaient étaient nombreux.
- Blottis-toi contre moi, Anne.
Elle se rapprocha tout en gardant la tête plongée dans l’herbe. C’était bon.
- Serre-moi fort.
Je lui avais entouré le cou et je sentais son sein gauche contre ma poitrine, de la main droite je tentais de toucher le second.
Les bombardements ne cessaient pas. Ils n’étaient pas dangereux. Tant qu’on les entendait m’avait-on dit, les bombes ne vous étaient pas destinées. De toute manière je m’en moquais, j’étais atteint d’une érection exceptionnelle et je me serrais contre Anne en geignant comme si la peur me poussait à me fondre en elle. Anne geignait elle aussi, elle devait avoir peur.
Les bombardements cessèrent et il y eut ce silence d’après les bombardements. L’usine Michelin n’avait pas été touchée et il y avait du feu plus loin dans la ville. Les gens s’étaient levés mais ils restaient encore muets. Anne me regardait comme si c’était la première fois qu’elle me voyait. Elle me dit : ça va ?, et elle toucha ma joue. Tu sais, ajouta-t-elle, mon ami c’est un boxeur.
Anne de Valois n’était pas une amie de mes parents. En fait, mes parents lui cédaient leur chambre contre un avantage financier, réfugiés nous n’étions pas riches, lorsqu’Anne devait rencontrer une fois par semaine un haut fonctionnaire de la Banque de France qui craignait l’indiscrétion des gérants d’hôtels.
Après le départ de Monsieur Pierre, vers trois heures de l’après-midi, Anne tenait compagnie à ma mère pour bavarder entre femmes. Mon père était au travail, et parce que depuis peu c’était mon après-midi de congé, ma mère me demandait de ne pas rentrer avant trois heures et demi, quatre heures. Je prenais le café, ou ce qui en tenait lieu, avec elles.
Avant de partir, Anne nous embrassait ma mère et moi. Moi, je rêvais que je bougeais la tête pour que ses lèvres touchent les miennes plutôt que ma joue, et je rêvais qu’elle s’en rendait parfaitement compte et qu’elles les appuyaient plus longuement que si ça avait été sur ma joue. Je rêvais.
C’était mon après-midi de congé parce que j’avais demandé à mon employeur que ce soit cet après-midi là. Naturellement, je ne l’avais pas dit à ma mère, elle aurait fait le rapprochement avec la présence hebdomadaire d’Anne de Valois.
Anne de Valois était apparue dans ma vie à un moment que je qualifierais d’historique si en même temps, hélas, des évènements plus importants n’étaient en train de bouleverser la vie et l’histoire de peuples entiers. Notre histoire d’amour se déroulait dans un cadre de tragédie.
Anne de Valois, je ne connais pas son véritable nom et je ne suis même pas sûr de son prénom, était une jolie femme, et ce que j’imaginais de ce qui se passait entre elle et Monsieur Pierre, la rendait encore plus séduisante aux yeux du jeune homme que j’étais.
Un jour, c’était après la nuit du bombardement, je lui ai demandé si je pouvais l’accompagner jusqu’à son domicile
- Cela me fera une promenade, tu veux bien ?
Elle voulait bien.
- Mais ne te fais pas d’illusions. Ami, ami, tu promets ? J’aurais promis n’importe quoi pour la ramener chez elle. Chez elle, après une bataille de pure forme, elle m’avait laissé me serrer contre elle en répétant:
- Tu avais promis, tu avais promis.
J’étais à ce point excité que je ne l’écoutais même pas. Soudain, cela arrive aux jeunes gens de quinze ans, j’avais perdu tous mes moyens. J’étais honteux et je n’avais plus qu’à me suicider.
- Cela arrive, m’a dit Anne, en souriant, elle avait mon visage contre sa poitrine.
- Ne t’en fais pas, est-ce que c’est la première fois que tu aurais fait l’amour ? Tu sais, cela vaut mieux. S’il l’avait appris, mon ami ne nous l’aurait pas pardonné. C’est un boxeur, je te l’ai dit. Il est jaloux, et il tape dur. Soyons amis, tu veux bien.
J’ai fait connaissance de son ami le mercredi suivant.
Ah, c’est donc toi, dit-il ? Il avait embrassé Anne en lui entourant la croupe. J’ai une faim de loup. Il m’a regardé : Cela t’intéresse la boxe ? J’ai une faim de loup, répétât-il, et pas seulement de manger. Si tu veux, je t’emmènerai avec moi. D’accord ? Et il me tendit la main. J’étais à peine à la porte qu’il avait glissé sa main entre les seins de son amie visiblement consentante.
Il se nommait Henri Petitjean mais dans le milieu, on le connaissait sous le nom de Petit Riri. Il était poids léger et, entre les matches pour le titre, il gagnait sa vie en se produisant dans des salles spécialisées, souvent des arrière-salles de café, devant des amateurs et leurs amies qui appréciaient son jeu de jambes et son sens de l’esquive. Un véritable danseur, disait-on. La preuve, son visage indemne de marques de coups. Il haussait les épaules avec modestie et il me montrait, les deux poings l’un derrière l’autre devant son visage de biais, comment il fallait se tenir.
J’aimais beaucoup petit Riri. Moi aussi désormais, je l’appelais par son nom de guerre. A croire que personne n’était heureux de celui dont la nature l’avait doté. J’avais le sentiment inavoué que de la sorte je devenais plus âgé et que je partageais avec lui une partie des relations qu’il entretenait avec Anne. En moins réel peut-être mais pour un garçon de quinze ans, c’était très confortable et sans danger.
En revanche, à mesure que l’amitié que me portait Petit Riri se développait, avec des tapes dans le dos, des clins d’œil complices de je ne savais quelles aventures clandestines, j’avais le sentiment que le regard d’Anne se modifiait à mon égard. Quand elle me regardait désormais, ce n’était plus avec une curiosité amusée mais, le dirais-je, elle me regardait avec ce que je devinais être de l’intérêt. Dieu, que j’en étais fier.
Peu à peu, ils s’habituèrent à moi et je devins un intime. Je leur racontais des anecdotes de travail et Petit Riri me parlait de ses matches et de l’admiration qu’il suscitait. Et il arrivait qu’à force de parler et, surtout d’écouter, l’heure du couvre-feu nous surprenait.
Petit Riri me retenait et faisait de la baignoire un lit improvisé. Je ne m’endormais pas facilement, la salle de bains était près de leur chambre à coucher et Petit Riri était comme un gosse qui détaille à haute voix tout ce qu’il contemple à la vitrine d’un magasin de jouets.
Un jour, tous les trois, Anne, Petit Riri et moi, nous avons assisté à un match de boxe où se confrontaient ceux qu’on appelait des espoirs. Cela tapait ferme et la salle, elle n’était pas très grande, s’excitait comme devant un match de championnat.
Lorsqu’un des garçons, il devait être âgé de dix-sept ans environ, se fît ouvrir l’arcade sourcilière par son adversaire soudain plus hargneux, ce fût du délire. Les femmes s’accrochaient au bras de leurs compagnons vraisemblablement pour les protéger tandis que leurs compagnons s’arrachaient de leurs bras pour se pencher vers le ring et crier plus fort.
- Ce n’est rien, tu dois les voir quand c’est un vrai match. Elles font dans leur culotte.
Puis en se levant, il ajouta :
- Tu vas ramener Anne, moi, je dois parler aux organisateurs.
Il se tourna vers Anne pour lui dire :
- Je ne rentrerai pas très tôt, tu les connais, et avec le couvre-feu …. Mais je te laisse en de bonnes mains.
Il avait raison. Je lui promettais intérieurement que je veillerais sur Anne comme sur ma sœur.
Je ne sais comment l’expliquer: j’avais envie de rentrer avec Anne au plus tôt et, en même temps, de ne pas le faire immédiatement. Rentrer, soit ! Pour faire quoi ? Ou plutôt pour ne pas faire quoi.
C’est terrible d’avoir quinze ans et de se trouver face à une telle alternative. Je me souviens que bien plus tard dans le cours de ma vie professionnelle, j’ai pris plus rapidement des décisions qui me paraissaient plus importantes.
Nous sommes rentrés. Je lui tenais le bras, sa cuisse parfois frôlait la mienne, j’avais le sentiment qu’elle s’abandonnait. Chez elle, elle a fermé la porte, elle s’est retournée, elle m’a souri, elle a dit :
- Tu n’as pas envie de m’embrasser ?
Je me suis approché. Quand elle a touché mon sexe, elle s’est mise à rire.
- Ce n’est pas vrai, tu es toujours come ça ?
C’est au moment où elle a ouvert la braguette de mon pantalon que petit-Riri a frappé à la porte. C’est moi a-t-il crié. Et Anne lui a ouvert la porte.
Il a dit : j’ai pu me dégager et en me regardant, il a ajouté : Tu vas dormir ici, c’est plus prudent à cause du couvre-feu.
Anne a placé un oreiller dans la baignoire, elle a ajouté une couverture, elle m’a dit : tu n’auras pas trop froid ?, et elle est allée rejoindre petit-Riri qui ôtait son pull.
C’est ainsi que je n’ai pas été déniaisé par une femme de boxeur et que j’ai cessé de m’intéresser à un sport dont finalement, je ne sais pas ce que les femmes lui trouvent.