Des amours de province.
1
Pierre avait laissé sa voiture à cent mètres du cimetière pour remonter lentement l’allée principale, et il s’était dirigé vers un groupe d’hommes qui attendait au bord d’une tombe. La dernière fois qu’il avait assisté à des funérailles au Cimetière du Sud, c’était il y a quelques années aux funérailles de Gérard Leroy. Mais ni cinq ans ni quelques années de plus ne pouvaient changer la physionomie d’un homme jeune ou pour que s’oublient les circonstances de sa présence au cimetière ce jour là.
Personne ne fit semblant de ne pas le reconnaitre et personne ne détourna le regard. Il avait craint de rencontrer Liliane, celle qui avait été la meilleure amie de Julie. Elle n’avait rien oublié, il en était convaincu. Qui sait comment elle aurait réagi en le voyant. Parce que les morts qui surviennent sans raison apparente laissent des traces indélébiles.
- Le voilà !
La voiture mortuaire remontait l’allée suivie par un groupe d’hommes et de femmes qui avait attendu à l’entrée que la voiture pénètre dans le cimetière. D’autres groupes attendaient dans l’allée à mi chemin, hésitant à se mêler au gros des suiveurs au visage de circonstance ou à se diriger vers ceux qui au bord de la tombe apparaissaient comme des proches véritables. Ils avaient le visage contrarié de ceux qui s’inquiètent du temps perdu.
Tout le monde se découvrit. Béatrice, la mère d’Henriette, que Pierre avait connue du temps qu’il était étudiant, Béatrice qui avait été à la fois sa première conquête féminine et sa maîtresse durant un mois, Béatrice qu’il avait revue lors des funérailles de Gérard était parmi eux. Elle avait détourné la tête lorsque leurs regards s’étaient croisés. Elle n’était pas acrimonieuse. Leur rupture lui avait paru naturelle mais la rupture entre une femme plus âgée et son jeune amant crée des blessures qui durent longtemps. Jusqu’à ce qu’elle ne souvienne plus de la blessure mais des gestes d’amours échangés avec son jeune amant au corps ferme.
C’est à René Daumier que Pierre songeait, l’homme qu’on enterrait aujourd’hui. Il avait été de la génération de son père, il avait été le meilleur ami de sa mère, et Pierre soupçonnait que si elle n’avait pas épousé le président Halloy, un juge d’instruction à peine sorti de la faculté de Droit, c’est René qui aurait été son père. Qui sait ? Après tout, il l’était peut-être. L’amour à de curieux cheminements.
Un jour, une femme de plus de soixante ans lui avait dit que le premier des amoureux qu’elle avait eus, et qui venait de mourir, n’avait jamais aimé qu’elle de
toute sa vie. Elle, en revanche, ne l’avait pas aimé assez pour se lier pour toute la vie et il en avait épousé une autre. Il s’était passé trente-cinq ans depuis qu’il lui avait proposé de l’épouser.
C’était cette autre qu’il avait épousée qui le lui avait confié. L’autre avait dit :
- Il n’a jamais aimé que vous.
C’était rendre hommage à son mari que de le dire à une rivale qui avait ignoré qu’elle l’était. Elle avait ajouté : ces choses là au jour de sa mort n’avaient plus beaucoup d’importance. Qui peut jurer de la nature des unions maritales ?
Pierre était tenté de sourire.
A la fin de la cérémonie des funérailles, quelques assistants étaient partis sans attendre. Ils étaient restés à trois, Jacques Sturbois, Philippe Bécot et lui. Des amis d’enfance. De ces amis qu’on appelle des amis de toujours. Tous les trois, ils avaient rêvé d’une carrière musicale. Dans l’arrière-salle d’un café qu’ils avaient baptisé le Blue Note, la guitare à la main, ils tentaient d’imiter Django Reinhardt qui était le musicien à la mode chez les jeunes intellectuels. En jouant, ils imaginaient déjà la file de leurs futures admiratrices.
Comme la plupart des jeunes gens ils avaient achevé leurs études sans bouleverser quoi que ce soit à leur destin. Un destin tracé par des parents qui disaient : il faut que jeunesse se passe. Les révolutions sont souvent plus verbales que véritables.
- On va prendre un verre ?
Jacques Sturbois avait saisi le bras de Pierre. Philippe Bécot avait compris que Jacques souhaitait rester seul avec lui. Il s’excusa en faisant une moue de regret :
- Il faut que je rentre.
Jacques Sturbois entraîna Pierre.
- C’est bien que tu sois venu.
Ils s’étaient attablés « A l’attente des familles », le café qui se trouvait en face du cimetière.
Sous ses paupières tombantes, Jacques Sturbois avait le regard inquisiteur. Celui du juge d’instruction qu’il avait été avant de devenir Substitut du procureur. Il détaillait Pierre comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant.
- Il demanda :
- Tu as des nouvelles de Julie ?
- Elle est mariée ?
- Donc, tu n’as pas de nouvelles. Non, elle ne s’est pas remariée.
- Je ne l’ai plus vue depuis… Je suppose qu’elle a quelqu’un, c’est tout naturel.
Parce qu’il pensait qu’il ne répondait qu’à des questions posées par politesse, Pierre tentait de paraitre détaché mais il avait envie de pleurer. En réalité il pensait : pourvu qu’il me pose encore des questions, que je puisse continuer de parler d’elle à haute voix.
Il était revenu en ville pour René, son parrain, cinq ans après l’avoir quittée, mais c’est de Julie qu’il avait envie de parler. Peut être que c’est Julie qu’il souhaitait revoir. Et cette ville parce qu’elle était la sienne.
- A ce qu’on sait, elle n’a personne. Il y a quelqu’un qui dirige la boutique. Elle y va le matin.
- C’est tout ? Ce n’est pas une nonne, tout de même.
- Je ne tiens pas la chandelle, Pierre. En tout cas, elle n’a personne d’officiel. Liliane passe la voir régulièrement; dit-on. Si elle avait quelqu’un, ça se saurait. Et toi, tu as quelqu’un ?
Après tant d’années, il avait le sentiment de n’avoir personne. Clotilde ne comptait pas. Il en avait soudain conscience, c’est de Julie qu’il avait besoin. Et envie.
- Je travaille beaucoup.
- Mais tu es venu, c’est bien. Je m’en doutais.
Depuis plus d’un mois Pierre s’était inquiété de René dont la santé se dégradait. Il l’appelait presque tous les jours. Son père aussi lui donnait de ses nouvelles. Une sorte de routine s’était installée. Et soudain Pierre avait appris le jour de ses funérailles.
Il avait voulu l’appeler dans sa chambre comme il le faisait depuis que René était malade mais c’est l’infirmière cette fois qui lui avait répondu. René était mort depuis deux jours.
- Mort ?
- Il sera enterré demain. Au cimetière du Sud.
2
Pierre Halloy avait quitté la ville cinq ans auparavant mais pour tous ceux qui étaient venus aux funérailles de René Daumier rien ne s’était passé de particulier il y a cinq ans qui aurait pu motiver son départ. Il y a toujours quelqu’un qui vient ou qui s’en va.
Pourtant il y avait eu du monde aux funérailles de Gérard Leroy. C’était quelqu’un de connu. Mais il n’y avait pas eu un mot, sinon l’annonce de sa mort dans la presse locale. Ni de racontars qui se murmurent de bouche à oreille. Il ne s’était donc rien passé. Une simple césure dans le déroulement d’évènements anodins. Ce dont on ne parle pas n’existe pas.
Les gens qui comptent dans la ville, René Daumier son parrain, son père qui était le président du tribunal dont on ne parlait qu’en disant : le président Halloy ou le Président tout court mais avec une majuscule dans la bouche, et certains de leurs proches, avaient voulu effacer les circonstances du drame et le drame lui-même. Sans esclandre. Pour la réputation de leur ville, avaient-ils dit.
C’était une ville de près de soixante mille habitants, calme et prospère. Entourée de boulevards qui rappelaient les murs d’enceinte du moyen-âge. Peut être qu’elle regrettait le temps où l’étranger était contrôlé avant de pouvoir franchir le pont qui menait au centre de la ville. Aujourd’hui encore, les étrangers n’étaient reçus chez les citoyens de la ville qu’après un long purgatoire.
C’était une ville aux multiples visages comme le sont la plupart des villes de province. Comme dans la plupart des villes de province une hiérarchie y existait depuis toujours selon des critères acceptés par tous et sans que d’autres que leurs élites en connaissent les règles. Et alors même que les édiles de la ville aux pouvoirs formels faisaient l’objet d’élections régulières.
Le père de Pierre Halloy et René Daumier étaient des membres discrets mais influents de la communauté.
Il ne l’avouait pas mais au moment des évènements qui avaient bouleversé sa vie, Pierre en avait joui. René avait été la dernière personne qu’il avait rencontrée avant de partir. C’est dans sa boite aux lettres, tard dans la nuit, qu’il avait déposé un mot qui disait :
- Je pars.
René était un homme respecté comme l’était le président Halloy. Lorsque le président revêtait sa robe, elle était toujours d’une propreté immaculée. Noblesse de robe. Immaculée comme devait l’être la justice aux yeux du citoyen, disait-il. Premier président du tribunal, c’était un notable dont les avis étaient toujours suivis alors même qu’ils n’étaient pas de nature juridique.
Pierre, son fils unique, à l’inverse d’une longue tradition, avait fait des études de nature commerciale. Passe encore pour l’industrie, disait-on dans son milieu, mais faire du commerce avait de quoi heurter. Cependant il fallait bien qu’un fils de famille sans vocation affirmée fît des études supérieures. Sans nécessairement qu’elles aboutissent à l’exercice d’une profession lucrative.
René lui-même n’avait jamais travaillé à la manière dont on l’entendait généralement. Il collectionnait les livres rares aux enluminures précieuses, des originaux qu’il s’efforçait de préserver et des manuscrits qui n’avaient jamais été édités. Le nom de l’auteur, s’il figurait sur la page de garde, était souvent un pseudonyme.
Il avait une passion mais pas de profession bien définie. Il était fortuné, il gérait ses biens. Cela lui faisait une occupation pour plusieurs journées a l’exception de celle où, s’il disparaissait sans donner d’explications à se amis, c’était pour retrouver une maîtresse à l’hôtel du « Soleil Radieux » : l’épouse insuffisamment comblée d’une relation commune.
Le docteur Meurisse, l’ami commun du président Halloy et de René Daumier disait en souriant mais sa plaisanterie ne faisait plus rire personne :
- Il évite les veuves ou les femmes divorcées toujours prêtes à se remarier.
Des études de droit auraient convenu à Pierre, à son père et à son parrain. Hélas, l’épaisseur des livres de droit le rebutait, se lamentait son père. En revanche, les études commerciales étaient parfaitement abordables pour un jeune homme intelligent même peu intéressé par les arcanes de la gestion des entreprises.
Après les cours, il passait plus de temps à taper sur un piano dans une boite de jazz que de compulser sérieusement ses livres. René disait :
- Il est trop intelligent, c’est son malheur. Il suffit qu’il lise un texte une seule fois, et il le connait par cœur. Inutile de le relire.
Malheureusement, le jour des examens il avait complètement oublié la matière même s’il n’avait pas oublié les filles rencontrées la semaine durant. La mémoire des étudiants est sélective.
Lorsque Béatrice l’avait croisé, elle avait fait semblant de ne pas le voir. Déjà aux funérailles de Gérard, elle l’avait toisé. Elle voulait sans doute lui transmettre un message : elle lui reprochait de ne pas se souvenir d’elle ou de ne pas le lui manifester. Les hommes qui ont été aimés par des femmes plus âgées n’ont pas les mêmes souvenirs qu’elles quant à ce que furent leurs amours.
Il ne manquait pas de jolies filles à qui Pierre plaisait, et il lui arrivait de faire la cour à des femmes mariées lors de soirées dansantes données au profit d’œuvres charitables. Des femmes très convenables, Les élans du cœur sont souvent propices à ceux de la chair.
Lors d’une soirée de bienfaisance donnée à l’occasion du bal de l’Ecole des Textiles, un bal très couru, il se déroulait tous les ans à la mi-novembre, les jeunes gens y invitaient leur amie ou celle dont ils souhaitaient qu’elle le devienne. Parfois ces jeunes filles en âge de se marier étaient accompagnées de leur mère qui était censée leur servir de chaperon. C’est ainsi qu’il avait fait connaissance de Béatrice.
Cela peut faire rire aujourd’hui. On imagine mal les jeunes filles assistant au bal de Médecine ou à celui de Polytechnique être accompagnées de leur mère. Elles sont largement à même de choisir leur futur mari elles mêmes
Les jeunes filles revêtaient des toilettes qui mettaient leur silhouette en valeur. Leur mère, elles aussi, revêtaient des toilettes qui les mettaient en valeur même si le but poursuivi, pour ce qui concerne le mariage en tout cas, n’était pas le même.
Ce soir-là, il avait invité Henriette dont il avait fait connaissance peu de temps auparavant. Peut être que c’est Henriette qui avait fait sa connaissance ? Elle avait dit un jour en le désignant à sa mère :
- C’est celui-là qu’il me faut.
Henriette avait consenti à venir mais elle avait prévenu Pierre, elle était trop timide: elle serait accompagnée de sa mère.
Béatrice, la mère d’Henriette, était une femme divorcée âgée de quarante et quelques années. Il n’aurait pas pensé avant de la voir qu’elle était tellement attirante. On eut dit deux sœurs dont il était difficile de dire laquelle était l’ainée.
Béatrice avait une silhouette sexuellement triomphante que de nombreux étudiants invitaient à danser. Elle semblait y prendre beaucoup de plaisir. Ses pommettes étaient roses sans que l’alcool y fût pour rien mais ses yeux brillaient comme si l’alcool en avait avivé la brillance. Pierre pensait:
- Elle a les yeux qui disent oui.
Il avait retenu une table au bord de la piste.
Béatrice s’assit, elle vida son verre d’un trait, et elle regarda les danseurs la tête levée comme le ferait un oiseau de proie avant de fondre sur sa victime. Elle avait envie d’être heureuse et de s’amuser.
Le rythme des danses s’était modifié au fur et à mesure que la soirée s’avançait. Pierre venait de ramener Henriette, et s’apprêtait à s’asseoir. Un slow, une danse langoureuse, commençait.
- Vous ne m’avez pas fait danser une seule fois, Pierre. Allons, venez.
Elle se pencha vers sa fille.
- Vous permettez que je vous l’emprunte ?
Il s’était levé. Les seins de Béatrice étaient durs, elle pressait sa poitrine contre la sienne, la tête penchée sur son épaule. Il sentait l’odeur de son parfum. Son sexe, malgré lui, s’était dressé. Il s’écarta. C’est elle qui se resserra contre lui.
- Vous êtes toujours comme ça, Pierre. Ou c’est moi qui vous fais cet effet ?
Elle avait les lèvres contre son oreille.
- Vous êtes un garçon intéressant, Pierre. J’aimerais mieux vous connaître.
Ils dansaient au milieu de la piste sans beaucoup bouger parmi d’autres danseurs qui se mouvaient à peine eux aussi. La lumière au-dessus de la piste était pratiquement éteinte.
-Vous connaissez le café de la Gare. Je vous y attendrai demain à trois heures.
Le slow était sur le point de s’achever. Elle murmura en souriant :
- Ne te préoccupe de rien, j’aurai réservé la chambre.
Il lui tenait le bras tandis qu’ils se dirigeaient vers leur table. C’est avec Henriette qu’il dansa la danse suivante tandis que Béatrice s’excusait auprès d’un jeune homme qui lui demandait :
- On danse ?
Elle était fatiguée et se servait d’une serviette comme s’il s’agissait d’un éventail.
Des amours de province.
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Pierre avait laissé sa voiture à cent mètres du cimetière pour remonter lentement l’allée principale, et il s’était dirigé vers un groupe d’hommes qui attendait au bord d’une tombe. La dernière fois qu’il avait assisté à des funérailles au Cimetière du Sud, c’était il y a quelques années aux funérailles de Gérard Leroy. Mais ni cinq ans ni quelques années de plus ne pouvaient changer la physionomie d’un homme jeune ou pour que s’oublient les circonstances de sa présence au cimetière ce jour là.
Personne ne fit semblant de ne pas le reconnaitre et personne ne détourna le regard. Il avait craint de rencontrer Liliane, celle qui avait été la meilleure amie de Julie. Elle n’avait rien oublié, il en était convaincu. Qui sait comment elle aurait réagi en le voyant. Parce que les morts qui surviennent sans raison apparente laissent des traces indélébiles.
- Le voilà !
La voiture mortuaire remontait l’allée suivie par un groupe d’hommes et de femmes qui avait attendu à l’entrée que la voiture pénètre dans le cimetière. D’autres groupes attendaient dans l’allée à mi chemin, hésitant à se mêler au gros des suiveurs au visage de circonstance ou à se diriger vers ceux qui au bord de la tombe apparaissaient comme des proches véritables. Ils avaient le visage contrarié de ceux qui s’inquiètent du temps perdu.
Tout le monde se découvrit. Béatrice, la mère d’Henriette, que Pierre avait connue du temps qu’il était étudiant, Béatrice qui avait été à la fois sa première conquête féminine et sa maîtresse durant un mois, Béatrice qu’il avait revue lors des funérailles de Gérard était parmi eux. Elle avait détourné la tête lorsque leurs regards s’étaient croisés. Elle n’était pas acrimonieuse. Leur rupture lui avait paru naturelle mais la rupture entre une femme plus âgée et son jeune amant crée des blessures qui durent longtemps. Jusqu’à ce qu’elle ne souvienne plus de la blessure mais des gestes d’amours échangés avec son jeune amant au corps ferme.
C’est à René Daumier que Pierre songeait, l’homme qu’on enterrait aujourd’hui. Il avait été de la génération de son père, il avait été le meilleur ami de sa mère, et Pierre soupçonnait que si elle n’avait pas épousé le président Halloy, un juge d’instruction à peine sorti de la faculté de Droit, c’est René qui aurait été son père. Qui sait ? Après tout, il l’était peut-être. L’amour à de curieux cheminements.
Un jour, une femme de plus de soixante ans lui avait dit que le premier des amoureux qu’elle avait eus, et qui venait de mourir, n’avait jamais aimé qu’elle de
toute sa vie. Elle, en revanche, ne l’avait pas aimé assez pour se lier pour toute la vie et il en avait épousé une autre. Il s’était passé trente-cinq ans depuis qu’il lui avait proposé de l’épouser.
C’était cette autre qu’il avait épousée qui le lui avait confié. L’autre avait dit :
- Il n’a jamais aimé que vous.
C’était rendre hommage à son mari que de le dire à une rivale qui avait ignoré qu’elle l’était. Elle avait ajouté : ces choses là au jour de sa mort n’avaient plus beaucoup d’importance. Qui peut jurer de la nature des unions maritales ?
Pierre était tenté de sourire.
A la fin de la cérémonie des funérailles, quelques assistants étaient partis sans attendre. Ils étaient restés à trois, Jacques Sturbois, Philippe Bécot et lui. Des amis d’enfance. De ces amis qu’on appelle des amis de toujours. Tous les trois, ils avaient rêvé d’une carrière musicale. Dans l’arrière-salle d’un café qu’ils avaient baptisé le Blue Note, la guitare à la main, ils tentaient d’imiter Django Reinhardt qui était le musicien à la mode chez les jeunes intellectuels. En jouant, ils imaginaient déjà la file de leurs futures admiratrices.
Comme la plupart des jeunes gens ils avaient achevé leurs études sans bouleverser quoi que ce soit à leur destin. Un destin tracé par des parents qui disaient : il faut que jeunesse se passe. Les révolutions sont souvent plus verbales que véritables.
- On va prendre un verre ?
Jacques Sturbois avait saisi le bras de Pierre. Philippe Bécot avait compris que Jacques souhaitait rester seul avec lui. Il s’excusa en faisant une moue de regret :
- Il faut que je rentre.
Jacques Sturbois entraîna Pierre.
- C’est bien que tu sois venu.
Ils s’étaient attablés « A l’attente des familles », le café qui se trouvait en face du cimetière.
Sous ses paupières tombantes, Jacques Sturbois avait le regard inquisiteur. Celui du juge d’instruction qu’il avait été avant de devenir Substitut du procureur. Il détaillait Pierre comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant.
- Il demanda :
- Tu as des nouvelles de Julie ?
- Elle est mariée ?
- Donc, tu n’as pas de nouvelles. Non, elle ne s’est pas remariée.
- Je ne l’ai plus vue depuis… Je suppose qu’elle a quelqu’un, c’est tout naturel.
Parce qu’il pensait qu’il ne répondait qu’à des questions posées par politesse, Pierre tentait de paraitre détaché mais il avait envie de pleurer. En réalité il pensait : pourvu qu’il me pose encore des questions, que je puisse continuer de parler d’elle à haute voix.
Il était revenu en ville pour René, son parrain, cinq ans après l’avoir quittée, mais c’est de Julie qu’il avait envie de parler. Peut être que c’est Julie qu’il souhaitait revoir. Et cette ville parce qu’elle était la sienne.
- A ce qu’on sait, elle n’a personne. Il y a quelqu’un qui dirige la boutique. Elle y va le matin.
- C’est tout ? Ce n’est pas une nonne, tout de même.
- Je ne tiens pas la chandelle, Pierre. En tout cas, elle n’a personne d’officiel. Liliane passe la voir régulièrement; dit-on. Si elle avait quelqu’un, ça se saurait. Et toi, tu as quelqu’un ?
Après tant d’années, il avait le sentiment de n’avoir personne. Clotilde ne comptait pas. Il en avait soudain conscience, c’est de Julie qu’il avait besoin. Et envie.
- Je travaille beaucoup.
- Mais tu es venu, c’est bien. Je m’en doutais.
Depuis plus d’un mois Pierre s’était inquiété de René dont la santé se dégradait. Il l’appelait presque tous les jours. Son père aussi lui donnait de ses nouvelles. Une sorte de routine s’était installée. Et soudain Pierre avait appris le jour de ses funérailles.
Il avait voulu l’appeler dans sa chambre comme il le faisait depuis que René était malade mais c’est l’infirmière cette fois qui lui avait répondu. René était mort depuis deux jours.
- Mort ?
- Il sera enterré demain. Au cimetière du Sud.
2
Pierre Halloy avait quitté la ville cinq ans auparavant mais pour tous ceux qui étaient venus aux funérailles de René Daumier rien ne s’était passé de particulier il y a cinq ans qui aurait pu motiver son départ. Il y a toujours quelqu’un qui vient ou qui s’en va.
Pourtant il y avait eu du monde aux funérailles de Gérard Leroy. C’était quelqu’un de connu. Mais il n’y avait pas eu un mot, sinon l’annonce de sa mort dans la presse locale. Ni de racontars qui se murmurent de bouche à oreille. Il ne s’était donc rien passé. Une simple césure dans le déroulement d’évènements anodins. Ce dont on ne parle pas n’existe pas.
Les gens qui comptent dans la ville, René Daumier son parrain, son père qui était le président du tribunal dont on ne parlait qu’en disant : le président Halloy ou le Président tout court mais avec une majuscule dans la bouche, et certains de leurs proches, avaient voulu effacer les circonstances du drame et le drame lui-même. Sans esclandre. Pour la réputation de leur ville, avaient-ils dit.
C’était une ville de près de soixante mille habitants, calme et prospère. Entourée de boulevards qui rappelaient les murs d’enceinte du moyen-âge. Peut être qu’elle regrettait le temps où l’étranger était contrôlé avant de pouvoir franchir le pont qui menait au centre de la ville. Aujourd’hui encore, les étrangers n’étaient reçus chez les citoyens de la ville qu’après un long purgatoire.
C’était une ville aux multiples visages comme le sont la plupart des villes de province. Comme dans la plupart des villes de province une hiérarchie y existait depuis toujours selon des critères acceptés par tous et sans que d’autres que leurs élites en connaissent les règles. Et alors même que les édiles de la ville aux pouvoirs formels faisaient l’objet d’élections régulières.
Le père de Pierre Halloy et René Daumier étaient des membres discrets mais influents de la communauté.
Il ne l’avouait pas mais au moment des évènements qui avaient bouleversé sa vie, Pierre en avait joui. René avait été la dernière personne qu’il avait rencontrée avant de partir. C’est dans sa boite aux lettres, tard dans la nuit, qu’il avait déposé un mot qui disait :
- Je pars.
René était un homme respecté comme l’était le président Halloy. Lorsque le président revêtait sa robe, elle était toujours d’une propreté immaculée. Noblesse de robe. Immaculée comme devait l’être la justice aux yeux du citoyen, disait-il. Premier président du tribunal, c’était un notable dont les avis étaient toujours suivis alors même qu’ils n’étaient pas de nature juridique.
Pierre, son fils unique, à l’inverse d’une longue tradition, avait fait des études de nature commerciale. Passe encore pour l’industrie, disait-on dans son milieu, mais faire du commerce avait de quoi heurter. Cependant il fallait bien qu’un fils de famille sans vocation affirmée fît des études supérieures. Sans nécessairement qu’elles aboutissent à l’exercice d’une profession lucrative.
René lui-même n’avait jamais travaillé à la manière dont on l’entendait généralement. Il collectionnait les livres rares aux enluminures précieuses, des originaux qu’il s’efforçait de préserver et des manuscrits qui n’avaient jamais été édités. Le nom de l’auteur, s’il figurait sur la page de garde, était souvent un pseudonyme.
Il avait une passion mais pas de profession bien définie. Il était fortuné, il gérait ses biens. Cela lui faisait une occupation pour plusieurs journées a l’exception de celle où, s’il disparaissait sans donner d’explications à se amis, c’était pour retrouver une maîtresse à l’hôtel du « Soleil Radieux » : l’épouse insuffisamment comblée d’une relation commune.
Le docteur Meurisse, l’ami commun du président Halloy et de René Daumier disait en souriant mais sa plaisanterie ne faisait plus rire personne :
- Il évite les veuves ou les femmes divorcées toujours prêtes à se remarier.
Des études de droit auraient convenu à Pierre, à son père et à son parrain. Hélas, l’épaisseur des livres de droit le rebutait, se lamentait son père. En revanche, les études commerciales étaient parfaitement abordables pour un jeune homme intelligent même peu intéressé par les arcanes de la gestion des entreprises.
Après les cours, il passait plus de temps à taper sur un piano dans une boite de jazz que de compulser sérieusement ses livres. René disait :
- Il est trop intelligent, c’est son malheur. Il suffit qu’il lise un texte une seule fois, et il le connait par cœur. Inutile de le relire.
Malheureusement, le jour des examens il avait complètement oublié la matière même s’il n’avait pas oublié les filles rencontrées la semaine durant. La mémoire des étudiants est sélective.
Lorsque Béatrice l’avait croisé, elle avait fait semblant de ne pas le voir. Déjà aux funérailles de Gérard, elle l’avait toisé. Elle voulait sans doute lui transmettre un message : elle lui reprochait de ne pas se souvenir d’elle ou de ne pas le lui manifester. Les hommes qui ont été aimés par des femmes plus âgées n’ont pas les mêmes souvenirs qu’elles quant à ce que furent leurs amours.
Il ne manquait pas de jolies filles à qui Pierre plaisait, et il lui arrivait de faire la cour à des femmes mariées lors de soirées dansantes données au profit d’œuvres charitables. Des femmes très convenables, Les élans du cœur sont souvent propices à ceux de la chair.
Lors d’une soirée de bienfaisance donnée à l’occasion du bal de l’Ecole des Textiles, un bal très couru, il se déroulait tous les ans à la mi-novembre, les jeunes gens y invitaient leur amie ou celle dont ils souhaitaient qu’elle le devienne. Parfois ces jeunes filles en âge de se marier étaient accompagnées de leur mère qui était censée leur servir de chaperon. C’est ainsi qu’il avait fait connaissance de Béatrice.
Cela peut faire rire aujourd’hui. On imagine mal les jeunes filles assistant au bal de Médecine ou à celui de Polytechnique être accompagnées de leur mère. Elles sont largement à même de choisir leur futur mari elles mêmes
Les jeunes filles revêtaient des toilettes qui mettaient leur silhouette en valeur. Leur mère, elles aussi, revêtaient des toilettes qui les mettaient en valeur même si le but poursuivi, pour ce qui concerne le mariage en tout cas, n’était pas le même.
Ce soir-là, il avait invité Henriette dont il avait fait connaissance peu de temps auparavant. Peut être que c’est Henriette qui avait fait sa connaissance ? Elle avait dit un jour en le désignant à sa mère :
- C’est celui-là qu’il me faut.
Henriette avait consenti à venir mais elle avait prévenu Pierre, elle était trop timide: elle serait accompagnée de sa mère.
Béatrice, la mère d’Henriette, était une femme divorcée âgée de quarante et quelques années. Il n’aurait pas pensé avant de la voir qu’elle était tellement attirante. On eut dit deux sœurs dont il était difficile de dire laquelle était l’ainée.
Béatrice avait une silhouette sexuellement triomphante que de nombreux étudiants invitaient à danser. Elle semblait y prendre beaucoup de plaisir. Ses pommettes étaient roses sans que l’alcool y fût pour rien mais ses yeux brillaient comme si l’alcool en avait avivé la brillance. Pierre pensait:
- Elle a les yeux qui disent oui.
Il avait retenu une table au bord de la piste.
Béatrice s’assit, elle vida son verre d’un trait, et elle regarda les danseurs la tête levée comme le ferait un oiseau de proie avant de fondre sur sa victime. Elle avait envie d’être heureuse et de s’amuser.
Le rythme des danses s’était modifié au fur et à mesure que la soirée s’avançait. Pierre venait de ramener Henriette, et s’apprêtait à s’asseoir. Un slow, une danse langoureuse, commençait.
- Vous ne m’avez pas fait danser une seule fois, Pierre. Allons, venez.
Elle se pencha vers sa fille.
- Vous permettez que je vous l’emprunte ?
Il s’était levé. Les seins de Béatrice étaient durs, elle pressait sa poitrine contre la sienne, la tête penchée sur son épaule. Il sentait l’odeur de son parfum. Son sexe, malgré lui, s’était dressé. Il s’écarta. C’est elle qui se resserra contre lui.
- Vous êtes toujours comme ça, Pierre. Ou c’est moi qui vous fais cet effet ?
Elle avait les lèvres contre son oreille.
- Vous êtes un garçon intéressant, Pierre. J’aimerais mieux vous connaître.
Ils dansaient au milieu de la piste sans beaucoup bouger parmi d’autres danseurs qui se mouvaient à peine eux aussi. La lumière au-dessus de la piste était pratiquement éteinte.
-Vous connaissez le café de la Gare. Je vous y attendrai demain à trois heures.
Le slow était sur le point de s’achever. Elle murmura en souriant :
- Ne te préoccupe de rien, j’aurai réservé la chambre.
Il lui tenait le bras tandis qu’ils se dirigeaient vers leur table. C’est avec Henriette qu’il dansa la danse suivante tandis que Béatrice s’excusait auprès d’un jeune homme qui lui demandait :
- On danse ?
Elle était fatiguée et se servait d’une serviette comme s’il s’agissait d’un éventail.