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Le chemin, Pierre l’aurait parcouru les yeux fermés. De nombreuses fois, il avait sonné à la porte pour rencontrer Gérard à une époque où déjà malade celui-ci venait de plus en plus rarement au bureau. Il était dépressif comme l’était son père, disait-il. Assis dans un fauteuil, il l’écoutait Pierre lui détailler ses activités.
- C’est bien, c’est bien.
C’est dans le hall, avant qu’il ne quitte la maison que Julie se serrait contre lui pour l’embrasser, son ventre contre le sien. La proximité de Gérard l’effrayait mais l’excitait tout à la fois. Un jour Pierre et elle étaient amants depuis trois mois, c’est dans le coin reculé d’une église qu’elle se fit caresser. Rarement, elle n’avait joui autant. Le plaisir des caresses tient beaucoup à l’imagination des amants.
Deux ans auparavant, Gérard avait demandé à Pierre d’accompagner Julie à Francfort à l’occasion d’une foire alimentaire. Elle devait y rencontrer un fournisseur. Ce devait être le déplacement d’une journée mais le soir, elle lui avait téléphoné pour lui dire qu’ils ne rentreraient que le lendemain. Les échantillons ne seraient pas prêts le jour même.
- Il y a eu un retard. Il a promis que demain…
Gérard s’était énervé.
- Ce n’est pas possible…Les allemands sont des gens sérieux.
Il avait raccroché brutalement.
Il n’y avait plus aucune chambre de libre à l’hôtel Intercontinental.
- Il faut retenir comme la plupart des visiteurs de la foire. Aujourd’hui pour l’année prochaine.
Le concierge était désolé. Il téléphona à la réception d’un hôtel situé près de l’autoroute à vingt kilomètres de Francfort.
- Vous avez de la chance, il reste une chambre.
Julie était décontenancée.
- Ne vous en faites pas, Julie. Je trouverai une chambre. Il suffit d’un bon pourboire. Au pis des cas, je dormirai dans la salle de bain.
- Je vous retiens une chambre pour l’année prochaine ?
Elle regarda Pierre. Il voyait qu’elle hésitait.
- Il est plus facile d’annuler. Retenez-en deux.
Le lendemain après-midi, ils étaient rentrés. Ils étaient partis dès le matin après avoir reçus les échantillons attendus. Gérard les attendait derrière la porte de la maison, il était blême.
Ivre de jalousie, il avait passé une nuit épouvantable. Sa première réaction après le coup de téléphone de Julie avait été de téléphoner à son fournisseur. Il n’avait pas osé le faire. Si Julie n’avait pas menti ? Que le fournisseur, le lendemain, lui dise que son mari avait téléphoné ? Il avait rarement souffert autant de sa migraine. A un certain moment de la nuit, il avait pleuré comme il n’avait plus pleuré depuis son enfance.
Pourvu, avait-il pensé, qu’il n s’en serve pas, de la putain. Durant la nuit, il n’avait pensé qu’à Julie assise sur le corps de Pierre. Il projetait sur Pierre l’attitude qu’il imaginait tenir lui-même, Julie nue dans son lit. Il ne s’était endormi qu’aux premières lueurs du jour
Au bout d’un moment, il s’était repris. Il retint Pierre à dîner. Il voulait des détails.
- Le moindre d’entre eux a de l’importance. Vous ne connaissez pas les allemands, Pierre.
Le repas fut rapide. Il n’avait cessé de les regarder et s’était efforcé de deviner leurs pensées. Il souriait en hochant la tête.
Depuis, Pierre et lui étaient devenus des amis ou faisaient semblant de l’être. Pierre continua de le vouvoyer mais il l’appelait Gérard, et Gérard disait Pierre. Julie, Pierre désormais l’appela Julie. Jusque là, au bureau, il avait dit madame Julie lorsqu’il s’adressait à elle.
Lorsque Gérard le retenait à dîner, c’était pour montrer son amitié à quelqu’un qui n’était que son employé, disait-il à Julie. En réalité, il les surveillait, il était persuadé qu’ils étaient amants, et qu’ils se livraient à des attouchements qui étaient le cauchemar de ses nuits. Malade de jalousie, il avait pensé à le renvoyer. Mais sous quel prétexte ? Renvoyer le fils du président Halloy !
C’était devenu une véritable fixation. Gérard se voulait le maître de Julie. En réalité, il n’avait jamais eu conscience des charmes réels de son épouse. Jamais il n’avait eu un geste qui aurait pu passer pour une caresse. La main qu’on tend vers le visage, une certaine façon de prendre le bras. Ou le baiser qu’on échange pour dire au-revoir. Mais le mariage en avait fait sa propriété.
Des rapports physiques entre Julie et lui, il n’y en avait eu que rarement. Ils avaient toujours été désastreux. Il manquait d’audace, pensait-il. Il avait trop de respect pour les femmes. Il fallait les prendre pour ce qu’elles étaient : des putains qui ne pensent qu’au sexe.
Un jour, c’était encore au temps de son père, il avait dix-sept ans, il était resté seul avec madame Belain, qu’il appelait madame Germaine. Elle avait le dos tourné. Il lui empoigna les fesses en disant :
- Tu en veux, hein ?
Elle s’était écartée brusquement. Il était resté pétrifié. Puis, elle s’était assise à son bureau et avait ouvert un livre de comptes. Plus jamais, il ne s’était passé quelque chose mais il s’était mis à la haïr.
- Un jour, je lui mettrai le pied au cul.
Lorsque monsieur Leroy père, en mourant, lui eut laissé les clés de l’entreprise et l’autorité qu’il exerçait sur le personnel, peut-être même qu’il se payait madame Germaine de temps en temps, Gérard avait pris la décision de la renvoyer avec mépris. Mais elle connaissait tant de choses que c’eut été une bêtise.
Cependant pour marquer la différence, il cessa de l’appeler : madame Germaine. Il dit : Germaine, et à voir la politesse dont elle faisait preuve, il avait compris qu’elle savait que les rapports, les rapports de force, s’étaient modifiés du tout au tout. Si elle voulait continuer de toucher son salaire, elle devrait apprendre à obéir. Il était le chef. Et le propriétaire de Julie.
Julie venait régulièrement au bureau. Elle aidait madame Belain, inspectait l’entrepôt ou répondait à des appels téléphoniques. Tous les mois cependant, elle accompagnait Pierre pour visiter un client important.
L’idée en était venue à Gérard qui la lui avait suggérée.
- Tu comprends, les clients doivent savoir que Pierre n’est qu’un employé, un employé important mais rien qu’un employé.
C’était la raison pour laquelle Julie l’accompagnait. La patronne c’était elle parce qu’elle était la femme du patron.
Pierre passait prendre Julie chez elle, Gérard était déjà parti au bureau, et ils prenaient la voiture de Pierre, un cabriolet dont on pouvait relever la capote en été. La voiture type du célibataire. Un coup d’accélérateur les projetait vers l’arrière et Julie se mettait à rire.
- Vous roulez comme un fou, Pierre. Vous n’êtes pas seul.
Il avait recommencé quelques fois puis s’était rendu compte que c’était une attitude puérile.
- Je suis bête, non ?
Julie se sentait bien à ses côtés. Il avait des réactions d’adolescent attardé mais ces réactions la détendaient. Elle en oubliait le visage austère de son mari. Elle se reprochait d’ailleurs de penser que Pierre aurait pu être son mari si leurs destins s’étaient croisés différemment mais elle y pensait souvent.
A midi, ils déjeunaient dans la ville où ils se trouvaient après avoir rendu visite à un client important. Dans la mesure du possible, ils choisissaient un restaurant à l’aspect ancien, aux tables éloignées les unes des autres et parfois séparées par une paroi. Ils y étaient plus à l’aise.
Julie l’interrogeait comme l’aurait fait une sœur ainée. Au sujet de sa vie hors du bureau. Sur ce qu’il faisait de ses soirées. Après un ou deux verres de vin, la conversation déviait. Elle essayait de se rendre complice de ses aventures féminines en lui demandant des noms. Elle disait qu’elle espérait acquérir grâce à lui de l’expérience.
- Est-ce qu’un homme peut conquérir une femme seulement avec des mots ? Sans avoir de personnalité ? Uniquement avec des mots ou des gestes ?
- Des gestes ?
- Vous êtes irritant, Pierre. Pas les gestes auxquels vous pensez.
- Dites-moi, Julie. N’est-ce pas vous qui êtes en train d’y penser ?
Ils parlaient d’une voix légère de situations qui l’étaient moins. Julie en avait conscience davantage que lui. C’est l’heure qui les contraignait à cesser. Elle avait chaud. Lorsque le temps était beau, elle lui demandait de rabattre la capote. Au retour, elle posait la tête en arrière comme si elle somnolait et poussait les jambes en avant, la jupe remontée. Il lui arrivait d’imaginer que Pierre arrêtait la voiture sur un parking et, en se penchant sur elle, il posait la main sur son ventre.
Ce qui au début apparaissait comme une marque de méfiance était devenu l’agrément d’une journée attendue.
Julie songeait à ses rapports amoureux avec Gérard. L’inconsistance de leur nuit de noce. Le ratage des autres nuits. Celui qui était son mari, le propriétaire de son corps, dormait dans la chambre qui se trouvait à droite de l’escalier, au bout du couloir. Celle qu’ils nommaient la grande chambre, la chambre du père de Gérard. Julie dormait à l’autre extrémité du couloir dans celle qui avait été celle de Gérard adolescent. Lorsque Gérard se sentait sexuellement en appétit, il s’y aidait dans sa chambre en improvisant des scènes érotiques, elle l’entendait crier de la sienne. Il venait et poussait la porte en disant, c’étaient toujours les mêmes mots :
- Tu en veux, hein ?
Puis il perdait ses moyens d’un seul coup, et il gémissait pendant qu’elle s’efforçait de le ranimer. Lorsqu’il quittait la chambre, elle continuait de se caresser.
L’année suivante, à l’époque de la foire de Francfort, c’est ensemble qu’ils étaient partis. Gérard avait insisté.
- Ne revenez que le lendemain, c’est plus prudent. Tout n’est pas important. Mais quand on est trop pressé, on risque de manquer quelque chose qui peut le devenir.
- Tu es certain que tu ne veux pas y aller à ma place ?
- Non, Julie. Tu fais ça très bien. Et pour le reste, je fais confiance à Pierre.
Il y avait dans sa voix une pointe d’amertume.
Il n’avait jamais aimé la Foire qu’il avait visitée avec son père. Ses pieds l’y avaient torturé. C’est l’électricité statique des tapis, avait dit monsieur Leroy. L’odeur de choucroute, un jour, entre deux halls, l’avait fait vomir sous le regard de visiteurs qui s’étaient écartés en riant.
Autant l’année précédente ils avaient bavardé durant tout le trajet, autant aujourd’hui, alors que leurs liens s’étaient resserrés, le voyage leur parut long. Julie était vêtue d’un chemisier léger et d’un pantalon en coton comme c’était la mode. Pierre regardait fixement devant lui mais il avait conscience qu’il n’aurait qu’à tendre la main pour la poser sur la cuisse de Julie.
Après la foire, Ils se promenèrent avant de se rendre à l’hôtel. Le temps était doux. Ils étaient fatigués d’avoir déambulé dans les allées si bien que par inadvertance, il arrivait que leurs corps se frôlent en marchant. La première fois, Pierre avait dit pardon, excusez-moi Julie.
Durant le repas, ils avaient bu une bouteille de vin toute entière. Elle en avait eu envie autant que lui. Puis ils étaient montés se coucher. Pierre l’accompagna jusqu’à la porte de sa chambre, et ils entrèrent ensemble.
Durant le trajet du retour, elle posa la tête sur l’épaule de Pierre et la main sur sa jambe. Ils arrivèrent à la fin de la journée.
Commentaires
Ce mari qui se croit le possesseur de tout et est incapable d'aimer méritait bien son sort.
Jamais il n'avait eu un geste qui aurait pu passer pour une caresse.....propriété = et tout est dit pour la suite de cette histoire. Comme son attitude inqualifiable envers Germaine et son mépris pour les "petits".
Il faut parfois savoir lire entre les lignes. Bonne soirée.