Je me souviens que lorsque mon père, que Dieu ait son âme, rencontrait un juif, il lui posait la question « d’où vient un juif ? ». Peut-être qu’il voulait dire « comment va un juif ? ». Je ne connais pas le yiddish, peut être que je déforme ce qu’il disait.
Et moi, d’où est-ce que je viens ? C’est une longue histoire qui comme beaucoup d’histoires juives, commence en Pologne.
Radomsko se situe, un peu à gauche, à environ quinze kilomètres de Czestochowa. Benjamin Warchawski y était propriétaire d’une ferme, il possédait trois vaches et une douzaine de poules, il ne manquait ni d’œufs ni de lait. De profession, si on peut dire, il était prêteur. Banquier? Non hélas! Il ne prêtait que de petites sommes, sans garantie, à des gens qui pour une raison ou une autre, un mariage par exemple ou des funérailles, on sait que l’un ou l’autre coûte cher et qu’on ne peut pas toujours reporter l’évènement, il prêtait donc à des gens qui en avaient besoin. Usurier? C’est vrai qu’il ne prêtait qu’à des taux importants. Mais où était le bénéfice puisqu’il ne recouvrait jamais le moindre centime de l’argent qu’il prêtait.
Son coffre était bourré de créances de sorte qu’il vivait dans la crainte de ce qu’un des habitants du village, un de ses voisins, ne mette le feu à la ferme pour effacer d’un seul coup ses dettes et celles de nombreux concitoyens de Benjamin. Ils ne seraient pas nombreux, il le savait aussi, ce n’était pas un homme qui se faisait beaucoup d’illusions sur la grandeur d’âme de ses frères humains, pour se passer les seaux d’eau destinés à éteindre l’incendie.
Tu vois, pensait-il, toi, tu leur prêtes de l’argent qu’ils n’ont pas l’intention de te rendre, et eux ils t’enverraient volontiers au diable. Par contre, ils saluent très bas le boucher, membre influent de la communauté, dont ils ne savent pas que c’est lui qui avance à l’usurier Warchawski l’argent que celui-ci leur prête. Ce boucher, mais qui le leur dirait, qui ne comprend pas la faiblesse de Benjamin envers ses débiteurs. Ou alors, qu’il inscrive les sommes prêtées sous la rubrique « œuvres de bienfaisance », disait-il avec ironie. Les hommes de justice, ça existe, non ? Et les règles doivent être respectées si on souhaite que la paix règne entre les hommes.
Benjamin, lui, ne faisait pas partie du comité de bienfaisance. Il n’était pas un notable au même titre que le boucher, le marchand de tissus, ou le meunier. Si les notables néanmoins le respectaient mais pas d’avantage que l’instituteur, c’est parce- qu’il savait écrire et qu’il y a des circonstances où un écrit est aussi important que la confiance procurée par une solennelle poignée de mains. En outre, il était discret et il ne demandait jamais rien à personne. Si bien que personne dans le village n’avait jamais dû lui refuser quelque chose, c’était un honnête homme.
Au plan matrimonial, il n’y avait rien à en dire non plus. Il en était à son second mariage parce que sa première épouse était morte peu après la naissance de leur fille. Sa première épouse et lui avaient vécu d’une façon très honorable et économe, on peut même dire qu’ils vivaient de rien. Les plus pauvres du village, aidés par la charité des gens biens de la communauté, mangeaient mieux qu’eux.
Il disait à sa femme: pense, ma petite colombe, les sacrifices que nous faisons aujourd’hui que nous sommes jeunes et en bonne santé, nous en retirerons les bénéfices quand nous seront vieux. Malheureusement, sa première épouse n’eut jamais la possibilité de juger si son raisonnement était juste ou non, elle mourût trop tôt.
En secondes noces, il avait épousé une jeune veuve qui lui donna une fille, elle aussi. Comme il craignait d’être incapable de procréer des garçons et que l’éducation des enfants coûte cher avant qu’ils ne soient en mesure de rembourser, ils décidèrent de s’en tenir à ces deux filles. Par contre, si le bon dieu voulait bien qu’elles soient belles, le montant de la dot serait négociable. En fait, il avait raison. On racontait même- ce sont les temps modernes, paraît-il- que des jeunes gens se mariaient par amour.
Sa seconde épouse, elle se prénommait Fêla, était issue d’un bourg proche du village. Elle était la fille unique d’un relieur de livres aux doigts d’or dont la clientèle allait des membres de la synagogue aux autorités civiles de sa région, tant son talent était reconnu. De plus, il passait pour une sorte de sage que tout naturellement, tout le monde appelait : rabbi. Il ne disait jamais grand-chose mais il écoutait avec tant d’intérêt tandis que ses doigts lissaient la couverture d’un livre, que ses interlocuteurs, au bout d’un moment, avaient le sentiment d’avoir reçu une solution à leur problème.
Un jour, aux approches de Noël, un charroi considérable s’est arrêté à la porte de rabbi Jung. C’était le comte Potocki en personne qui venait lui demander son avis quant à un livre ancien qu’il se proposait d’offrir à l’Université de Cracovie. Personne n’a jamais su ce que le comte et le rabbi s’étaient dit mais l’entretien avait duré plus de trois heures, et le village entier s’était interrogé de nombreux jours. Est-ce qu’il faut trois heures pour parler d’un livre ? Quoique il en soit, les rues étaient restées illuminées jusque tard dans la nuit. On eut dit un tableau de Chagall, oui Monsieur !
Fêla était ma grand-mère maternelle, et la fille sans dot qu’elle eut de Benjamin Warschawski, Sarah, était ma mère. Il nous aurait été difficile de nier notre état de juif selon les critères allemands, trois générations. Il nous désignait autant que d’autres qui ne se posaient pas la question éminemment théologique quant à savoir qui a le droit de se dire juif, pour porter, durant la dernière guerre, l’étoile jaune bien en vue sur la poitrine, et du côté du cœur. Pourquoi du côté du cœur ? Personne ne me l’avait expliqué mais j’avais dû faire comme si je le savais ou que d’autres plus savants le savaient et que c’était bien suffisant.
Et mon père, direz-vous ? Tout le monde a un père, personne ne peut le nier. Et il avait un père lui aussi, qui était mon grand-père à moi, tandis que le père de son père était son grand-père à lui, et ainsi de grand-père à grand-père, je m’arrête là pour ne pas compliquer les choses, on pourrait retracer toute l’histoire de ma famille jusqu’à celui qui, sur le Mont de Sion paraît-il, a transmis les Tables de la Loi au chef du peuple élu.
C’est certain que s’il les avait transmises directement à son peuple, chacun de ses membres se les seraient arrachées en pensant qu’elles devaient avoir de la valeur, plus en tout cas qu’elles n’en avaient en réalité.
Le nom de mon grand père était Salomon. Je connais son visage parce que j’ai longtemps conservé dans mon portefeuille une photo de lui. A l’époque de la photo, il était âgé, à vue de nez, si on peut parler de nez devant un juif, de soixante ans. Le visage rougeaud, une grosse moustache déjà blanche, barrait son visage. Mon père m’avait dit un jour que mon grand-père portait une casquette de cuir, chaussait des bottes de feutre comme la plupart des paysans du voisinage, et qu’il vendait, sur sa charrette à bras, des légumes et des fruits. Le commerce, pensait-il probablement, était la façon la plus certaine de s’enrichir, au moins de nourrir sa famille, hors le vol ou la loterie.
Il fréquentait la synagogue le samedi comme tout bon juif à l’époque mais pas plus souvent, c’était un libre penseur. Quant à son frère, l’oncle de mon père, il avait quitté la maison, s’était fâché avec sa mère pour pouvoir épouser la femme qu’il aimait. Ce qui n’était pas un crime, c’est vrai, mais cette femme, ma grand-mère se refusait de prononcer son nom, cette femme n’était pas juive. C’est dire que si on excepte ma grand-mère et son chignon, le milieu dans lequel mon père s’était développé n’était pas très orthodoxe. Et qu’il ne fallait pas s’étonner dès lors s’il portait une casquette de jeune voyou, et s’il n’allait pas à la synagogue du tout.
En 1917, il avait vingt-deux ans. C’était un homme de taille moyenne, à la corpulence maigre, au visage émacié. Les yeux profondément enfoncés dans les orbites donnaient à son regard une sévérité qu’il ne recherchait pas, mais par un phénomène assez courant, ceux qui l’écoutaient en le regardant étaient sensibles à ses arguments. Ils lui faisaient confiance malgré son jeune âge. Membre du syndicat des cordonniers, il intervenait si souvent en séance qu’on le considérait comme un de ses dirigeants. De plus, comme si l’activité syndicale ne lui suffisait pas, il s’était affilié au parti communiste. C’est dire, je le dis avec ironie, qu’il avait tout pour plaire à la communauté juive de Czestochowa qui ne manquait pas de partis politiques au point que chacun de ses membres pouvait, j’exagère un peu, se prétendre un leader politique et justifier aux yeux d’une femme pleine d’admiration ses absences du foyer.
1917, en Russie, après les sept jours qui ébranlèrent le monde, un groupe d’hommes probablement surpris de sa victoire avait pris le pouvoir, et prétendait le changer. Mon père, dans la mesure de ses moyens, voulait y contribuer.
C’est ce qu’ils faisaient à quelques-uns dans une arrière-salle de café où se tenaient les réunions syndicales et les meetings des autres partis juifs. Et parmi ces quelques uns, c’était prévisible, l’un d’eux était un indicateur de police.
Le pauvre devait enjoliver ses comptes-rendus pour mériter son salaire parce que les jeunes révolutionnaires dont mon père faisait partie ne risquaient pas de renverser le pouvoir. Comme on dit, les paroles s’envolent.
Et puis, après une certaine heure, qu’il pleuve ou qu’il vente, mon père prenait congé de tout le monde pour se rendre, devinez où ? Vous avez gagné. A Radomsko pour embrasser sa future fiancée.
Elle était belle, ma mère. Elle avait la taille de mon père, elle se tenait droite, la poitrine en avant. Elle avait des yeux noirs bordés de longs cils rehaussés de mascara, une bouche pulpeuse qu’elle soulignait de rouge, et elle portait des bottes qui n’étaient pas des bottes de paysan. Chemisier masculin et jupe qui s’arrêtait en-dessous du genou comme c’était la mode à Varsovie, elle devait plaire davantage qu’il n’est permis à une jeune fille de bonne famille dans une petite ville de province.
Elle avait été séduite par ce garçon qui parlait d’égal à égal avec des notables plus âgés que lui, et qui faisait quinze kilomètres à pieds, plus tard à vélo, pour venir lui parler de tout et de rien, au début en tout cas, et pour l’emmener danser lorsque Benjamin Warshawski y consentit. Rabbi Cohen consulté par Benjamin avait estimé que ce garçon de la ville, s’il ne faisait pas un bon juif dans le sens où l’entendaient certains, ferait probablement un bon époux. Hosannah ! Ils se marièrent le 15 novembre 1925.
Il est de tradition chez les juifs de donner au premier fils d’un couple le nom de son grand-père, s’il est mort, pour perpétuer sa mémoire. C’est la raison pour laquelle je m’appelle Salomon. En effet, Benjamin était le nom de mon grand-père maternel. Salomon, était celui de mon grand-père paternel, l’homme qui portait des bottes de paysan, une casquette de cuir que j’imagine, il n’ôtait que pour dormir, tant elle était enfoncée sur le front, et dont le visage tout ridé était barré d’une grosse moustache qu’il lissait soigneusement. Ma grand-mère maternelle, Léa, devait apprécier les hommes à l’aspect viril.
Salomon était marchand forain. Avec sa charrette à bras, il sillonnait les marchés de la ville pour vendre des légumes qu’il allait chercher la veille chez des fermiers de la campagne environnante. Et, chez chacun d’eux, c’était la coutume, il vidait un verre de vodka. Pas étonnant qu’il eut le nez si rouge. Ma grand-mère Léa l’avait épousé parce qu’il était bel homme vraisemblablement mais aussi parce que sa situation professionnelle en faisait un commerçant dont les affaires, en prospérant, pouvaient les aider à gravir les échelons de l’échelle sociale, et devenir des notables dont la place est réservée à la synagogue où elle se rendait régulièrement. Salomon aussi s’y rendait, mais aux grandes fêtes seulement.
Le frère de Salomon, l’oncle de mon père, Alexandre, n’y allait pas du tout.
Mon grand-père ne ressemblait pas au juif tel que certains l’imaginent. Il ressemblait aux hommes du voisinage avec lesquels il avait joué au ballon dans la rue lorsqu’il était enfant, et avec lesquels il recommençait de le faire après que, c’étaient des choses qui arrivaient, après qu’un accès de folie soudain avait dressé les goys contre les juifs de certains quartiers. Il fallait les excuser, c’était des polonais ! Mais il était fondamentalement juif. De ces juifs qui ne se posent pas de questions de nature métaphysique qui en auraient fait des rabbins ou des déracinés.
Alexandre, lui, ne frayait pas avec ses voisins polonais. Il ne frayait pas non plus avec les juifs de son quartier. Vêtu comme un bourgeois de Varsovie, tout ce qu’il gagnait était consacré à sa garde-robe. Il portait la cravate et le chapeau de feutre, et plutôt qu’une canadienne matelassée, il était vêtu d’un pardessus droit de couleur marine. Un vrai bourgeois. Plus encore : un de ces aristocrates polonais qui s’expriment en français et baisent la main des dames. Il paraît, mais personne ne parlait plus de lui après qu’il ait quitté la maison, il paraît qu’il était devenu courtier en assurances à Varsovie, et qu’il faisait des affaires jusqu’en Russie.
Mon grand père et lui s’étaient rencontrés à de nombreuses reprises, à l’insu de leurs parents. Alexandre voulait avoir des nouvelles de sa famille. Elles étaient mauvaises, sa mère qui ne supportait pas qu’on prononçât son nom, se dépérissait de ne plus le voir. Et plus encore après qu’un ami bien intentionné lui ait raconté qu’il avait épousé une jeune femme qui n’était pas juive. Et qu’ils avaient un fils. Un fils, vous entendez !
Qui devait-elle chérir le plus, la mère de mon grand père, son petit fils Louis, mon père, ou le fils de son fils Alexandre ? Il n’y a que dans les mélos du 19eme siècle, et dans l’Ancien Testament que le fils prodigue revient au chevet de sa mère à l’heure où elle s’éteint. Imaginez la joie qui illumine son visage, ce visage qui, un instant plus tard, sera son visa lorsqu’elle rencontrera le Très Haut ! La grand-mère de mon père n’a jamais revu Alexandre ni Bogdan, son petit-fils, qui à l’âge de trente ans, poursuivait déjà ce qui était censé devenir une belle carrière au sein de l’épiscopat polonais. Je dois être un des rares juifs dont la famille aurait pu s’honorer à la fois d’un rabbin et d’un futur archevêque.
Bogdan, je l’ai revu longtemps après la guerre. Il avait abandonné l’Eglise et, devenu médecin radiologue, il participait à Bruxelles à un colloque de radiologistes. C’était du temps où la Pologne était encore communiste. Aujourd’hui on peut le dire, il s’était arrangé pour emmener sa femme et son fils Martin parce qu’il avait l’intention de demander l’asile en Belgique, et de ne plus retourner en Pologne.
C’est à l’hôpital, mon père y séjournait parce qu’il avait un cancer, qu’il avait appris avec surprise qu’un des malades portait le même nom que le sien.
Mon père, lorsqu’il s’était présenté à lui, avait posé la question :
- Docteur, vous dites que votre père était de Czestochowa, dites-moi la vérité, vous êtes juif ? Quel est le nom de votre père ?
- Alexandre. Mais je ne suis pas juif.
- Alexandre, c’est le nom de mon oncle, c’est mon père qui me l’a dit. Vous êtes sûr que vous n’êtes pas juif ?
Pour en revenir à mon père, c’était arrivé quelques années après qu’il se soit marié. En 1927, un des membres du groupe dont il faisait partie, un indicateur de la police, avait été retrouvé pratiquement mort tant il avait été battu. Les soupçons tombèrent tout naturellement sur mon père et un de ses proches.
Un de ses amis d’enfance qui était devenu inspecteur de police, vint l’avertir.
- On sait bien que ce n’est pas toi. Mais tu ennuies beaucoup de gens, Louis. Si j’étais toi, je ne dormirais plus ici ce soir. Pareil pour ton copain.
Il haussa les épaules.
- Le monde est grand, Louis.
Le soir même, Louis prenait le train qui à travers l’Allemagne le conduirait en France, le pays des Droits de l’homme et de la Révolution tandis que son ami Léon prenait celui de la Russie des Soviets. Personne de sa famille n’eut jamais plus de nouvelles de Léon.
Mon père avait une sœur cadette, elle se nommait Ida. Il lui dit :
- En attendant qu’elle me rejoigne, prends soin de ma femme et de mon fils. Je les ferai venir dès que je pourrai.
Le mari d’Ida rêvait d’émigrer en Argentine. Elle aussi, du coup, rêvait de l’Amérique. C’est drôle, on dirait que tous les juifs, de gré ou de force, ne peuvent pas rester en place, ils rêvent toujours d’émigrer quelque part. Joseph, son mari, avait un oncle qui avait émigré de nombreuses années auparavant. En Pologne, il était tailleur et travaillait pour un entrepreneur de vêtements féminins. Aux Etats-Unis, il était devenu au bout d’un certain nombre d’années costumier de théâtre. On avait dit à Joseph que son oncle avait toujours été une sorte d’artiste. N’empêche, désormais il était un pur américain au même titre que des millions d’américains qui avaient émigré avant lui.
Joseph, c’est de l’Argentine qu’il rêvait, il y faisait toujours beau temps. Argentine, Etats-Unis, c’est toujours l’Amérique, non ? En tout cas, c’était loin de la Pologne, et des fièvres antisémites, ça c’est sûr. Mais les rêves ne se réalisent pas aussi rapidement qu’on le souhaiterait. Serait-ce encore des rêves, sinon ? Tout au plus des projets comme on s’en propose tous les jours que Dieu fait.
Alors qu’ils étaient mentalement préparés à partir, ils en avaient parlé à tous les membres de la famille au point que lorsqu’on parlait d’eux, on disait : « les américains », et qu’on s’adressait à eux comme à des experts dès il s’agissait de parler du continent éclairé par la Statue de la Liberté, Ida était tombée enceinte. Le départ naturellement fût reporté.
Elle eut une fille, Rachel, dont Joseph devint littéralement fou d’amour. Il n’aurait pas osé affronter les rigueurs de l’émigration avec ce bébé. Il fallait d’abord gagner de l’argent en suffisance pour payer un voyage convenable et, au début, faire face à des frais d’installation dont un homme seul peut se passer mais pas le père d’une petite fille. Bah, se disait Joseph, qu’est-ce que c’est que quelques années au début d’une longue vie. Dans sa famille on vivait vieux.
Tout compte fait, pensa mon père, je n’ai pas de chance, ceux qui veulent partir le feront tôt ou tard mais moi qui veux rester, je dois partir, peut-être pour toujours.
C’était une époque singulière. Déjà en 1933, et plus encore quelques années plus tard, les gens étaient inquiets, les juifs en particulier. Heureusement, disaient parfois les juifs de gauche, sans beaucoup de conviction, et les optimistes de nature, souvent c’était les mêmes, que l’Union Soviétique est notre voisine. Jamais, elle ne laisserait Hitler prendre une place trop importante en Europe. Sans parler de la France dont l’amour pour la Pologne remontait à Marie Walewska. D’ailleurs, tous les gens cultivés le répétaient, tout homme a deux patries : la sienne et la France. Fermez les bans.
Peut-être eût-il mieux valu qu’ils partent tous. Imaginez qu’un tapis volant les eût emmenés tous à la fois. Ou qu’ils fussent nés ailleurs. Beaucoup de juifs sont nés ailleurs qu’en Pologne, où est le mal ? Partir ? Partir où, et pourquoi ? Il eut fallu que le Très Haut leur eût susurré quelque secret à l’oreille. Ou que les juifs fussent aussi méfiants, aussi intelligents que leur réputation le proclamait. Et tout abandonner ? C’est facile pour des gens riches de tout abandonner, mais quand on n’a pas grand-chose, on y tient. Tout le monde sait ça.
Et puis, à l’étranger, comment étaient les gens ? Il est parfois difficile de recevoir des étrangers chez soi, alors chez eux, pensez donc !
Plus jamais, nous n’avons eu de leurs nouvelles. Leurs cendres devaient s’être répandues sur les campagnes autour d’Auschwitz.
J’ai appris, il n’y a pas si longtemps, que d’autres personnes portent le même nom que le mien. Et qu’elles ne sont pas juives. Est-ce que par hasard, l’oncle de mon père, celui qui avait quitté le toit paternel pour épouser une non-juive aurait eu des descendants ? Qui ignorent qu’en réalité ils sont juifs ?
Ou, au contraire, est-ce nous qui ne sommes juifs que parce que un de nos ancêtres, le maudit !, tombé amoureux d’une Rebecca, s’est converti au judaïsme sans se soucier de ses descendants ?
Commentaires
Que de "hasards" et de brassages divers au sein des familles qu'elles soient juives ou non.
Ce qui prouve que, finalement, nous sommes tous nés du même limon universel.
Alors .... pourquoi toutes ces divisions ? toutes ces haines ? tous ces conflits ? Pour le peu de temps que nous passons ici-bas ?
C'est, entre nous, tomber bien bas ! ....ou de "bien haut". Au choix.