DE LA NON COULEUR A’ LA LUMIERE : LA MÉMOIRE SELON SERGE TENEZE
Du 07-O2 au 20-02-20, l’ESPACE ART GALLERY (83 Rue de Laeken, 1000 Bruxelles) a exposé l’œuvre du peintre français, Monsieur SERGE TENEZE, intitulée : MEMOIRES : ABSTRAC ET LUMIERES NOIRES.
Peindre la Mémoire! Voilà un thème fascinant. Thème ancien, par surcroît, mais qui s’avère « contemporain » dans sa façon d’aborder le sujet. Si dans le passé, la Mémoire s’incorporait spécifiquement au sein de la figure humaine idéalisée avec souvent une connotation magico-religieuse (l’image de l’ancêtre dans la Rome antique privée de regard pour garder, à travers cette cécité imposée, une distance acceptable entre le monde des vivants et celui des morts), aujourd’hui, par le biais de l’abstraction, elle devient « magnétique ». Le personnage féminin, peint à maintes reprises par Dante Gabriele Rossetti au milieu du 19ème siècle, est censé portraiturer l’épouse de ce dernier qui s’efforce à la comparer à la Béatrice de Dante. Même peinte jusqu’à l’obsession, ce fantôme, issu de la Mémoire demeure une femme. Par conséquent, cette Mémoire s’incorpore dans un sujet : un corps féminin pétrifié dans la fleur de l’âge. SERGE TENEZE, lui, peint la Mémoire dans sa manifestation à la fois humaniste et cérébrale. La couleur-support qui la sous-tend est le noir, lequel renvoie la lumière vers le regard qui en saisit les contours, jusqu’à en chercher l’origine. Temps et Mémoire se conjuguent dans un réseau d’entrelacs pareils à des ondes magnétiques dont jamais l’on n’entrevoit le point de départ ni le point final. Et ce qui frappe au premier regard c’est précisément cette ondulation sur la surface qui ramène l’œuvre à sa vérité, sinon plastique, du moins cosmique. Car ce réseau d’ondes magnétiques rappelle l’écho des signaux laissés par un astre perdu. L’artiste produit des ondulations stimulant d’autres ondulations. Aux traits finement ciselés, évoquant les lignes de l’électroencéphalogramme, se forment des ondulations provoquant des déphasages en forme de courbes, créant ainsi l’idée d’une possible élasticité spatiale. Ces deux constantes (couleur noire et lumière) assurent l’élément déterminant à la viabilité de l’œuvre, à savoir le rythme. La lumière est littéralement « propulsée » par la couleur noire. Elle devient son émanation.
LUMIERES NOIRES SILLONS 1 (130 x 98 cm-huile sur panneau de bois)
L’artiste peint les effets produit par l’acte de la mémorisation. Les résultats sont la matière spectrale laissée par le souvenir s’imprimant sur la toile tel un négatif.
Il ne s’agit pas de la forme classique de l’électroencéphalogramme centré sur trois lignes horizontales continues. Mais bien de volutes enroulées sur elles-mêmes. Des semi-spirales fluctuantes où la Mémoire se renouvelle dans l’espace d’un éternel retour.
Peindre la Mémoire équivaut à peindre le vent. L’artiste explore les feuilles tombantes, ramassées à l’intérieur d’un tourbillon qui les rend aériennes et compactes à la fois. Forme et légèreté deviennent l’essence même du mouvement.
Concernant les lumières noires, l’exposition présente deux écritures plastiques de l’artiste :
- le tableau conçu comme nous venons de l’évoquer
- le tableau « incisé »
Ce dernier, évoquant la sculpture, présente des marques et des entailles que l’on pourrait imaginer avoir été réalisées au burin sur la toile.
LUMIERES NOIRES LAC 2 (120 x 120 cm – huile sur toile) est une œuvre où le trait se définit par des incisions au couteau, donnant vie à un cinétisme d’une géométrie inconnue où chaque forme est délimitée dans son espace sans empiéter pas sur l’autre.
L’œuvre de l’artiste se divise en toiles de grandes et de petites dimensions. Si le noir est la note principale, le bleu n’est nullement délaissé. Il se fond dans l’arrière-plan contribuant à faire émerger la teinte noire définitive.
LUMIERES NOIRES LAC 14 (65 x 50 cm)
Quatre variations sur le gris enchantent l’exposition. La finesse du trait que nous remarquons sur les toiles noires, se perpétue dans un dédale magique d’entrelacs noirs et blancs, donnant par le biais du fond blanc de la toile, naissance à un gris, comme surgi de l’hypnose. Ces petits formats sont des travaux sur verre, Ils sont « activés » par une petite lampe située derrière chaque tableau que l’on allume pour les illuminer. La note grise se révèle comme l’apparition d’une fumée faisant, au gré du mouvement, apparaître et disparaître sa forme. Il s’agit, là encore d’une variation sur la Mémoire à la fois dans sa persistance et son absence.
LUMIERES DE VERRE 5 (50 x 50 cm)
Ce travail sur le verre, l'artiste l'a également réalisé à partir d'une dominante bleue. Ce sont des variations à la fois personnelles et contemporaines sur des vitraux d'église où nous retrouvons la même dialectique sur la Mémoire.
LUMIERES DE VERRE 7 (50 x 24 cm)
Depuis une quinzaine d’années, l’artiste ne travaille que sur la Mémoire, à la recherche d’états d’être oubliés, conçus comme des corps vivants. Pour cela, il utilise la terminologie freudienne en parlant de « Mémoire-peau ». Ce derme mnémonique trouve sa nourriture dans l’expérience à la fois sensuelle et mystique de la sensation, à la façon d’un Proust savourant sa madeleine. L’artiste nous donne l’exemple d’un rabot appartenant à son père décédé. Dans une toile peinte dans le passé (ne faisant pas partie de l’exposition), il décide de « portraiturer » feu son père, non pas en se référant à sa présence physique mais bien à ce qui, selon la Mémoire du peintre, le caractérisait par- dessus tout, à savoir son rabot, non pas dans sa matérialité pleine et plastique mais bien dans la forme vaporeuse du souvenir, évidée de son contenu. Forme que le regardant appréhende sans la moindre explication extérieure.
Cette Mémoire, l’artiste ne l’approche que par le biais de l’abstraction. Abstraction qui n’existe que comme simplification à son travail. Il n’hésite pas à se référer à Monnet dans sa quête vers l’essentiel. Son désir consiste à savoir comment son travail sera ressenti. En cela, il n’hésite pas à demander au regardant de toucher la toile pour qu’il en ait déjà un contact sensoriel, renforçant ainsi la possibilité d’une Mémoire tactile chez ce dernier. Car la « Mémoire-peau » se nourrit des sens. Et cette Mémoire porte en elle une couleur : le noir. Son travail est une quête qui le place dans la peau d’un archéologue à la recherche de l’idée première. Remonter le temps. Les sillons acquièrent une importance capitale car, tels les anneaux d’un arbre, ils remontent vers la surface. Ils symbolisent également l’image de l’empreinte digitale. C'est-à-dire d’une trace laissée sur la toile du temps. Mais ils symbolisent aussi une plénitude, une enveloppe, une peau. Le noir, c’est aussi la recherche de son Moi, qu’une transparence bleue, issue de la couleur maîtresse, affleure à la surface du regard, lorsque celui-ci s’efforce à la trouver.
L’empreinte de la Mémoire se manifeste également dans les titres que l’artiste donne à ses œuvres. Concernant ses petits formats, le mot « Lac » apparaît fréquemment, voulant exprimer par là l’étendue d’eau enfouissant les sentiments et que l’artiste-archéologue cherche à exhumer.
Mais l’eau c’est également, au sein de la pensée humaine, le terrain à partir duquel se fertilise l’univers cosmique, à partir de la dichotomie entre le « différencié » et l’ « indifférencié », dans bien des civilisations, notamment dans la cosmologie mésopotamienne. L’image du lac devient celle d’un bouillon de cultures fertilisant et créateur.
Le noir est depuis des décades une couleur remise à l’honneur. Cela nous le devons au centenaire PIERRE SOULAGES qui, un beau jour de 1979 la recréa au point de la faire accoucher d’une lumière jusqu’alors inconnue (« l’outrenoir »). SERGE TENEZE, quoi qu’admiratif du peintre, se sert de la lumière émise par la couleur noire mais en la contournant pour trouver sa propre vérité. En effet, essayer de comparer son travail avec celui de Soulages reviendrait à constater qu’absolument rien ne les relie. Ce qui n’est rien de plus normal puisque de tout temps l’histoire de l’Art est avant tout une histoire d’influences. De plus, l’artiste, traitant le thème de la Mémoire, vise les hauteurs mystiques, en ce sens qu’il veut transcender la couleur noir pour la recréer en une « non-couleur » comme il se plaît à le souligner, de laquelle s’exhale la lumière.
Et d’insister en déclarant que pour lui : « la « non couleur » devient le « médium » idéal. Il ne me faut plus compter qu’avec la matière et la lumière. Abandonnant les artifices de la couleur au profit de ce noir dense et dépouillé, sérieux, honnête et fort. Travailler cette matière pour la faire mâte ou brillante, fine ou épaisse, lisse ou accidentée. La charger d’émotion, lui donner mes impressions, mes sensations, y laisser mes traces ».
SERGE TENEZE a fréquenté les Beaux Arts de Bordeaux, à la suite de quoi il a suivi les cours du Professeur Claude Yvel qui lui a révélé les secrets des techniques anciennes ainsi que la valeur de son travail. Ce qui a fait de lui un artiste qui perpétue des techniques ancestrales en les adaptant à un langage contemporain.
Certaines de ces techniques remontent à la Grèce antique, telles que le traitement à « l’huile noire » provenant de l’île grecque de Chios dont il se sert pour fabriquer la base de son medium, à savoir une résine appelée le « mastic en larmes ». Ces techniques, il les ressuscite pour consolider un lien non seulement technologique mais aussi humaniste et culturel avec un passé qui a vu fleurir les grandes heures de l’histoire de l’Art. En effet, le temps passé dans les ateliers de Claude Yvel et de J.P. Braz fut un complément considérable à son passage aux Beaux Arts. Ne perdons jamais de vue que l’Académie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, remonte (du moins en France) au 19ème siècle. Autrefois et plus précisément au cours de la Renaissance, l’artiste se formait à l’intérieur même de l’atelier, sous la supervision du Maître. La formation de SERGE TENEZE porte en elle l’empreinte de cette époque.
Epoque qu’il perpétue par la grande culture de son métier qu’il témoigne à chaque œuvre créée. Tel le chef d’orchestre qui compose dans le but de diriger ses propres partitions, l’artiste à l’instar de l’alchimiste, crée pour expérimenter ses matériaux dans le processus de sa création. Œuvre et matériau ne font plus qu’un et lorsqu’il évoque sa science, il devient intarissable. Ainsi, parlant de la réalisation du tracé laissé par les sillons de la série consacrée à la Mémoire, il indique qu’il effectue un premier passage au couteau « en 8 » (c'est-à-dire que l’on passe l’outil – en l’occurrence le couteau – comme si l’on dessinait la forme d’un 8 horizontal, en suivant sa ligne tout en déplaçant le couteau sur la toile. C’est là la meilleure façon, affirme-t-il, de l’imprégner sur la totalité de son espace), afin que le support puisse accueillir les pigments noirs d’ivoire, l’essence de térébenthine bi rectifiée, mélangée à de la résine de mastic en larmes provenant de l'île de Chios ainsi qu’une petite quantité d’huile.
Il effectue ensuite, un deuxième passage au couteau à peindre (d’une trentaine de centimètres environ) dans le but d’étaler en épaisseur ce même mélange, enrichi d’huile cuite en plus de l’adjonction d’un médium, tel que par exemple, l’essence de térébenthine bi rectifiée, mélangée à la résine de mastic en larmes de l'île de Chios. Tandis que les sillons, en tant que tels, sont créés avec différents outils, comme la large brosse plate que le pinceau reprend par la suite pour mettre en exergue la fluidité du mouvement, créant ainsi la naissance de la lumière. L’importance qu’il accorde à l’apport de couches successives est dicté par le besoin les rendre, comme il le dit, « amoureuses ». Et cette succession de couches n’existe que pour assurer à l’œuvre, par le biais de la matière épaisse, la possibilité de traverser les siècles. La création s’accorde avec le passage du temps.
Le travail sur le noir est en réalité la suite d’un travail initial ayant pour attribut la couleur dans lequel était déjà présente la nécessité d’appropriation de la Mémoire.
ORANGE DE NOEL (64 x 54 cm – huile sur toile) est l’expression plastique d’un souvenir d’enfance appartenant à la fois à l’artiste ainsi qu’à sa mère. Petit, celle-ci lui relatait le souvenir qu’au jour de Noël, celle-ci recevait une orange. Emu par la maigreur du cadeau, cet épisode avait marqué la mémoire de l’artiste. Des ersatz de chromatisme orange parcourent, de haut en bas, l’ensemble du fond bleu, parsemé ça et là, de quelques vagues notes blanches. La couleur orange, striant la surface de la toile brille, incandescente et le souvenir se révèle de façon épidermique.
Dans l’œuvre précitée, l’artiste nous a conviés à la manifestation d’un épisode remontant à sa petite enfance, avec MON AUTOMNE (95 x 130 cm- huile sur toile) il aborde l’intimité d’un sujet existentiel, à savoir l’automne de la vie. Toujours dans l’abstraction, ses strates chromatiques sont considérées par lui comme des « signifiants », témoignant sous la forme de « traces », des différentes phases de sa vie. Si des ersatz de couleur jaune parsèment de haut en bas, l’œuvre précédente du peintre, MON AUTOMNE en revanche, présente une continuité linéaire, carrément progressive dans l’évolution humaine de l’artiste. Trois phases en superposition axées sur trois notes différentes (le vert à l’avant-plan, le bleu entrecoupé de noir dans la zone médiane et le rouge également entrecoupé de noir) sont clairement délimitées, face auxquelles le regardant pourra se risquer à une tentative d’interprétation subjective. Notons que cette différence organisationnelle dans la disposition chromatique concernant ces deux œuvres est d’un intérêt qui interpelle. Surtout si nous observons que le sujet de ces deux toiles se situe à la charnière de deux phases de la vie.
Et c’est précisément ce que nous avons souligné, plus haut, en insistant sur le fait que le rendu pictural de la Mémoire rendu par l’artiste est à la fois humaniste et cérébral. Humaniste, parce qu’il fait appel à tout un héritage culturel séculaire. Cérébral, parce qu’il s’efforce à retranscrire tel un scribe, les signes plastiques, les « signifiants » semés par le cerveau humain.
L’artiste a pour projet de continuer son exploration de la couleur noire. Toujours sur le thème de la Mémoire, il compte réaliser un assemblage de neuf toiles sur fond noir avec cette fois, le jaillissement d’un trait de fulgurance symbolisant l’émergence de la pensée, soit sous une forme colorée, soit par une suite de plusieurs couches de noir.
Abstraction et Mémoire se conjuguent dans un discours qui rejoint la mythologie du Temps dans l’image expansive du sillon proche de la spirale, symbolisant l’infini. Or, l’infini annihile le temps.
Sur la toile cosmique, SERGE TENEZE nous en laisse l’empreinte.
François L. Speranza.
Une publication
Arts Lettres
Collection "Belles signatures" © 2019 Robert Paul
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Robert Paul, éditeur responsable
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Focus sur les précieux billets d'Art de François Speranza
L'artiste SERGE TENEZE et François L. Speranza : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles.
Photos de l'exposition de SERGE TENAIZE à l'ESPACE ART GALLERY