8
Pierre trainait encore en pyjama lorsque le docteur Meurisse avait téléphoné pour lui dire que la santé de son père s’était brutalement dégradée durant la nuit. Il avait peur que ce ne soit la fin. Julie était déjà partie. Pierre s’habilla rapidement. Lorsqu’il arriva, son père était en train de mourir, il paraissait déjà inconscient. Il lui avait serré le poignet, il lui avait semblé qu’il avait souri. Il n’y avait auprès de lui que le docteur Meurisse et une infirmière. Son père, vraisemblablement, était mort en paix.
Les morts sont plus nombreux que les vivants mais la mort a-t-elle une logique ? Chacun d’entre eux, de son vivant, a crée quelque chose ou n’a rien crée du tout. Cela les distingue-t-il au delà de la mort ? Ou est-ce l’amour qu’ils ont éprouvé qui les distingue ? Il voulait le croire quel que soit le prix de l’amour.
Quelques jours plus tard, Pierre retournait au Cimetière du Sud. Le président Halloy devait être enseveli dans le caveau de famille, une construction ancienne avec une grille de fer forgé en façade. Elle disposait encore de quatre emplacements. Ses ancêtres avaient été prévoyants.
Le caveau n’était pas très éloigné de celui qui abritait la tombe de son ami René. Peut-être que cette proximité fait que les morts demeurent amis plus longtemps que les vivants ?
Il y avait des représentants des tribunaux de l’arrondissement, un représentant du ministre qui avait dit quelques mots, des édiles communaux, le commissaire de police accompagné de Jean Cormier, quelques avocats et de nombreux amis qui n’étaient pas liés à la magistrature. Pierre ne savait pas que son père en avait autant.
C’est toujours pareil à ce qu’on entendait dire. Les enfants connaissent mal leur père. Un écrivain français du siècle dernier reconnaissait un père accompagné de son fils lorsqu’il voyait déambuler un couple d’hommes, un homme jeune et un homme plus âgé, qui ne se disait rien.
Un de ses amis avait dit dans son allocation d’adieux :
- Il était fier d’avoir refusé un titre de noblesse qui n’aurait compté que pour ses pairs, et dont la plupart de ses concitoyens ne l’auraient appris qu’à la lecture de sa notice nécrologique.
Pierre avait envie de pleurer. Julie était là, elle aussi. Elle était restée au dernier rang parmi les curieux habituels des funérailles.
Jacques Sturbois, le procureur du roi, était là lui aussi, le visage grave par habitude.
- René, ton père, décidemment, nous ne nous voyons plus qu’à l’occasion de funérailles. Peut être avons-nous tort.
La lecture du testament s’était faite chez maître Marget, un notaire de la génération de son père. Il avait conclu en disant :
- Tu es devenu assez fortuné, Pierre. Je suppose que tu t’en doutes. Tu devrais songer à te marier. Ton père m’en a souvent parlé.
- Avec qui ?
Le notaire avait rangé ses papiers.
- Toujours aussi moqueur.
Il n’avait pas évoqué Julie. Tous les amis de son père, à les en croire, avaient souvent parlé de lui et de sa future épouse. Une fille de notable qui formerait avec lui une de ces familles qui comptent dans la ville. De Julie aussi, ils auront parlé vraisemblablement.
Maître Marget, comme d’autres l’auraient fait, lui conseillait de se marier, de se ranger pour tout dire. Mais pas avec Julie. Un fantôme vieux de nombreuses années flottait encore autour d’elle. Qu’est-ce qu’ils savaient de l’amour, ces donneurs de leçons ? Se marier ? Il allait le faire. Il aspirait de retourner se coucher cette nuit dans le lit de Julie. Et de lui dire qu’il voulait se marier. Avec elle.
Julie était dans la cuisine, elle essuyait la vaisselle. Il avait pris une serviette pour l’aider.
- Marions-nous, Julie.
- Ce n’est pas possible, Pierre. Je te l’ai dit, j’ai rencontré quelqu’un.
- C’est ton amant ? Cela m’est égal pourvu que je reste avec toi.
- Ce n’est pas possible, Pierre.
Sa voix s’était faite tendre. Elle parlait sans le regarder. L’assiette qu’il avait entre les mains, il la jeta contre le mur. Il sortit de la maison en claquant la porte d’entrée. Il n’était revenu que très tard dans la soirée.
Julie lui dit qu’ils devaient parler sérieusement. Il avait répondu : demain !
Le lendemain, après le petit déjeuner qu’ils avaient pris en silence, ils avaient parlé. Comme des gens raisonnables. Beaucoup. Chacun d’entre eux répétait les mêmes phrases sans écouter celles de l’autre. Celles que sans doute ils avaient répétées durant la nuit. Julie disait :
- Ce n’est pas possible, Pierre.
Et lui :
- Nous sommes liés, tu le sais. Jusqu’à la mort. Tu ne peux pas m’abandonner. J’ai besoin de toi. C’est trop tard.
Rien ne lui apparaissait plus convaincant que de dire qu’il avait besoin d’elle. A force de le répéter, elle comprendrait qu’il avait raison. Mais les mots ne lui sortaient plus de la bouche.
Heureusement, la sonnette de la porte d’entrée avait retenti. C’était Liliane. Elle les avait regardé l’un et l’autre.
- Je vous dérange ? Je peux revenir.
- Ce n’est pas la peine, tu finiras par le savoir. Julie ne veut pas se marier avec moi.
Ils étaient dans le petit salon autour de la table sur laquelle Julie servait le thé ou le café, ou un verre de vin ou d’alcool, selon l’heure ou les invités. On eut dit une réunion mondaine ou de celles qui suivent les funérailles d’un proche.
- Vous n’avez pas l’air très drôle.
- Tu trouves ça drôle ?
- Tu devrais t’en aller pendant un moment, Pierre. Cela vous ferait du bien à tous les deux. L’absence met les choses en place.
- Tu parles de l’absence des cimetières ?
Il s’était levé.
-Julie n’a pas encore eu l’occasion de te dire que j’ai cassé une assiette. Voilà comment j’ai fait.
Il avait ouvert la commode, il avait saisi une assiette et il l’avait jetée sur le sol. Les deux femmes n’avaient rien dit. Il était sort du petit salon, il avait pris son manteau et il avait claqué une fois encore la porte derrière lui.
Liliane n’était qu’une garce, pensait-il. Il la haïssait. Son influence avait pesé sur la décision de Julie, il en était convaincu. Il y a des êtres qui ne méritent pas de vivre.
Il avait pris la décision de s’installer dans la maison qu’il continuait de nommer la maison de son père, cette maison qui était devenue la sienne en si peu de temps. Dans la chambre qu’il avait si longtemps occupée.
Désormais, lorsque quelqu’un dirait : monsieur Halloy, c’est de lui qu’il s’agirait.
Durant une semaine, il n’était pas sorti de la maison. A l’exception d’un soir. Alfred, plus tard, raconta qu’il était venu au Réjane peu de temps avant la fermeture, et qu’il n’avait cessé de répéter :
- C’est trop con, la vie. De toute manière, c’est pour mourir.
- Mot pour mot, je lui ai répondu : ne dites pas ça, monsieur Pierre. Rentrez chez vous. Il avait l’air transfiguré. Le whisky sans doute.
Germaine, la bonne de son père lui préparait ses repas. Elle avait quelques années de moins que son père. Est-ce que pour son père, elle n’avait été que la femme qui lui servait de gouvernante ? Il se disait : je ne vois partout que des histoires de sexe.
Il pensait à ce fameux vendredi où Julie était allée rejoindre des amis à la côte. Où cette garce de Liliane avait passé la nuit avec lui. C’est elle, il en était persuadé, qui avait été à la base du désamour de Julie. Il y a des êtres dont les propos sont un véritable poison qu’ils devraient avaler eux-mêmes afin que justice soit faite.
C’est quelques jours après qu’on ait découvert le corps sans vie de Liliane que Jean Cormier était venu le voir. On disait qu’il s’agissait d’un suicide. Ou de l’agression d’un de ces drogués qui venaient la voir à la tombée de la nuit. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Le suicide était l’hypothèse privilégiée.
Jean avait téléphoné un matin. Il voulait bavarder.
- Si cela ne t’ennuie pas, bien entendu.
Il était venu dans l’après-midi.
-Je suis venu à plusieurs reprises dans cette maison. Rien n’a changé. Quand ton père avait envie de parler de choses et d’autres.
Il avait conservé son imper. Pierre lui avait proposé de s’asseoir, il avait répondu que ce n’était pas nécessaire mais il s’était assis confortablement dans un fauteuil, près de la cheminée, là où le président s’asseyait pour lire les romans dont on citait les titres dans la page culturelle de son quotidien.
- Parfois, il faut nourrir cette bête que nous sommes, parfois il faut empêcher que certaines idées ne se répandent. Tu connais le proverbe. On sait comment les choses commencent, on ne sait jamais comment elles finissent.
- Je ne te comprends pas.
- Il y a quelques années, Pierre. Si la rumeur a été étouffée, ce n’est pas parce qu’elle visait Julie, c’est parce qu’elle risquait d’atteindre Pierre Halloy, le fils du président. D’après le docteur Meurisse, les médicaments ont été convenablement administrés à Gérard Leroy. Mais il est mort subitement comme si quelqu’un, personne ne songeait à Julie, lui avait fait absorber une substance particulière qui ne laisse pas de trace. Quelqu’un qui avait des notions de pharmacopée ? Ton père avait suggéré de ne pas trop touiller dans la marmite. Gérard était mort, et ceux qui l’entouraient étaient des gens honorables. Pas des délinquants.
Pour Marc-Antoine, c’est pareil, Pierre. Il ne s’agit peut être pas d’un suicide. Un témoin a vu des gens. Un homme, disait-il. On a trouvé des empreintes. Celles de Liliane et de Julie, c’est vrai. Mais pas seulement. Là aussi, ton père est intervenu. A quoi bon, avait-il dit. On lui a rendu service à Marc-Antoine. Je pense que cela à contribué à raccourcir la vie de ton père.
Jean Cormier s’était levé.
-Moi aussi, je vais quitter la ville, Pierre. Je ne sais pas pourquoi mais j’y suis moins attaché depuis que le président est mort. Le temps de boucler quelques dossiers. On parle d’une promotion. Pas mal, non ?