On s’attend peut-être à un spectacle morbide, bourré de jérémiades convenues sur le temps qui passe. A 20h 15, on pénètre dans la salle des Voûtes, transformée en bonbonnière rose et bleu pastel. C’est l’immense lit, version impériale, installé au milieu du plateau qui a revêtu les couleurs pêche de l’aube. Les fauteuils de style sont assortis. Au fond, une lucarne dans les murs bleus, qui regarde le ciel ?
Extinction des feux puis le tableau s’éclaire sur trois femmes assises dans les fauteuils. L’une, magistrale, faisant salon, l’autre, divine, cousant une couverture en patchwork, l’autre, sérieuse à en mourir, s’affairant dans un dossier, genoux serrés. Trois âges bien mensurés : 90 /50/30. Trois perruques à boucles et crans, dignes des photos de National Geographic années 50. Toutes trois, savamment maquillées, teint clair, regard profond, le rouge à lèvre s’articulant autour des mots avec gourmandise. Une mise en bouche parfaite.
L’espace mis en scène par Véronique Dumont diffuse une tension extraordinaire. Il invite à la fois à la confrontation et à la confidence, il n’y a rien d’autre à faire pour ces dames que de causer en boucles dans ce huis-clos où fusent les absurdités. On apprend tout sur la vie glorieuse de l’irrésistible vieille et sur les tracas de sa vie présente. Toutes trois sont joyeusement cyniques – ah! quels beaux masques – sur ce que l’on devient, hommes ou femmes avec l’âge, cet intrus. La vielle dame, vêtue d’un déshabillé de satin bordé d’un voluptueux renard règne, despotique et lucide, malgré ses colères désespérées contre la nature qui défaille. Elle « nous » confiera tout sur ses moments de honte, de plaisir, de regret et satisfaction et sa relation avec les hommes. « Ils nous mentent tous ! » Un voile pudique referme la première partie.
Assez de l’imposture du théâtre de représentation! La deuxième partie fait magistralement voler le temps en éclats et découvre ce qui se passe dans l’âme de ces femmes. Il reste une seule femme, ou son double, - allez savoir- ligotée par l’espace de ce lit immense, démultipliée en trois âges façon Picasso. Voici la Force, faite Femme. C’est surréaliste, c’est intelligent, c’est d’une justesse psychologique surprenante. Les visages ont perdu leurs couleurs et leurs artifices, la vérité joue à cache-cache avec les grandes questions sur le bonheur. Les pronoms « je » lancinants du début ont fait place à un « nous », pluriel de majesté ou celui du « nous » qui rassemble toutes les femmes, ou simplement le « nous » du trio féminin. Les différents Visages ont trouvé une douce architecture qui révèle des vérités intérieures déchirantes.
Sans âge, elles virevoltent autour du lit, à dire leurs attentes, à retrouver leurs GRANDS moments de bonheur pour croiser enfin une vérité qui apaise. Le jeu de Jeanine GODINAS, comédienne que l'on admire, n’a pas pris une ride. Le personnage qu’elle interprète se sent invulnérable. A-t-elle trouvé le bonheur ? Elle a séduit, a été riche. Elle a tout vendu, même ses bijoux, mais elle regrette de ne se souvenir que de ses souvenirs. Elle laisse la parole à la plus jeune (Isabelle DEFOSSE), si inquiète de trouver le bonheur, si touchante dans ses souvenirs de l’innocente première communion. Telles des pythies bienveillantes les deux autres femmes expliquent à la plus jeune comment on change, inexorablement. Isabelle Defossé alors s’insurge avec une violence juvénile contre la perte d’innocence qu’elle entrevoit. Contre la méchanceté qui fait place à l’amour, contre l’incapacité de pardonner. Contre vents et marées: « Je ne deviendrai pas toi ! Je te renie. » Et moi donc! de renchérir la presque centenaire! « Je vous renie toutes autant que vous êtes !» Au temps que vous êtes... Quel écho! Une scène extraordinaire. Non moins que ces tirades passionnées, aussi houleuses que celles d’une chatte sur un toit brûlant, de Marie-Paule KUMPS, transfigurée par son rôle de femme conservatrice qui a renié son fils gay, parti de la maison à 18 ans.
Revenons à Janine Godinas, le socle absolu de la pièce. Très contradictoire, touchante, irritante, pathétique parfois, mais si digne et forte d’elle-même. Elle, une femme, aura le dernier mot. Trois femmes. Trois grandes femmes pour un seul lit. Le vaste lit du fleuve de la Vie qui s’enfuit.
Trois grandes comédiennes. On sort de là comme lavés...dans un bain de Jouvence.
TROIS GRANDES FEMMES
de EDWARD ALBEE* adaptation très réussie de Isabelle Anckaert
Mise en scène (géniale) : Véronique Dumont
Avec trois stars : Janine Godinas, Marie-Paule Kumps, Isabelle Defossé (et Simon Thomas).
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=324&type=1
DU 14/02/13 AU 06/04/13
*l'auteur de Qui a peur de Virginia Woolf ?
Sur le plan personnel et privé, c'est dans des circonstances bien différentes de celles que connut Genet qu'Albee s'assume comme figlio-di-nessuno (fils de personne). Il est connu qu'il fut adopté par une famille qui avait fait fortune dans le monde du spectacle, qu'il fut élevé dans le luxe des Rolls-Royce et des leçons particulières, et qu'il lui fallut bien du talent pour se retrouver malgré tout, à vingt-deux ans, sur le pavé de New York, à gagner sa vie comme garçon de courses, vendeur ou barman, dans la meilleure tradition du self-made man. Il faudra une crise dépressive, résultant de la cassure avec ce mode de vie, pour qu'Albee se mette à écrire une pièce, Zoo Story, montée à Berlin en 1959 avant de l'être off-Broadway, en 1960, par Alan Schneider. (la suite sur: http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-albee/1-l-introduction-de-l-absurde-aux-etats-unis/ )