Cauchemar
Delphine avait gratifié les parents de bébé trente d'un « je suis à vous dans un instant » poli mais sans appel, puis une fois arrivée au camp de base s'était elle emparée du téléphone.
— Cécile ? Maman Noémie a une pneumonie.
— Cécile est auprès d'elle.
C'était la voix de Bertrand.
— Que fais-tu là ?
— Je l'aide. Noémie est en arrêt cardiaque. Rapplique.
Non ! Merde, pas cette nuit !
Derrière elle, les parents de bébé trente s'encadraient dans la porte d'entrée du camp de base.
***
Delphine expliqua rapidement aux parents de bébé trente que le service de néonatologie ne pourrait pas les accueillir tout de suite. Une urgence. Un autre enfant. Pas le leur. Elle viendrait les chercher.
Elle se mit à courir dans le couloir, ignorant les propos scandalisés du couple.
Je vais me les faire avant la fin de la nuit, ces deux-là.
La chambre de maman Noémie était ouverte.
— Henri ?
— Je suis là.
— Tu peux venir un instant ?
Elle l'entendit murmurer un « je reviens » rassurant, puis le vit se présenter à l'entrée de la chambre. Sa tête changea lorsqu'il posa le regard sur elle. Elle mit deux doigts en forme de « V » sur son cœur. Il l'interrogea tout bas :
(– Arrêt ?)
Elle fit oui de la tête.
(– On monte. File devant.)
Elle courut vers les escaliers.
***
Delphine se demandait pourquoi Henri était si pressé de retourner en néonatologie. Après tout, seule Cécile avait autorité pour laisser maman Noémie voir sa fille. Elle pouvait renvoyer Henri et sa patiente indéfiniment.
C'est simple. Il a écouté les poumons de sa patiente de plus près, et s'est dit : si Noémie souffre de la même pathologie, elle est fichue. Et comme elle est en arrêt cardiaque... Merde, ressaisis-toi et vire-moi ces pensées à la con ! Elle ne peut pas mourir. Je ne veux pas !
Le fait qu'elle soit en arrêt cardiaque n'avait peut-être aucun rapport avec l'empressement d'Henri, mais Delphine n'y croyait pas. Elle savait très bien que les moyens de réanimation pour les prématurés sont infiniment limités si on les compare à ce que l'on peut faire pour ramener les adultes à la vie.
En arrivant à l'étage, une pensée la cloua sur place.
Je cours pour rien.
Elle faillit s'étaler tant cette idée la révolta. Elle courut encore plus vite vers la grande vitre de la néonat.
Si tu es capable de penser cela, ma fille, change de métier.
Elle ouvrit la porte.
Elle comprit au regard de Cécile qu'il était trop tard.
***
Delphine était assise. Elle avait senti les bras de Bertrand la saisir fermement quand ses jambes avaient cessé de la porter.
Tout cela s'était passé bien trop vite. Bien sûr, elle avait couru comme une folle. Bien sûr, elle venait d'entrevoir la petite Noémie au fond de sa couveuse. Et, bien sûr, elle avait compris que Noémie n'avait attendu personne.
Mais ce n'était pas cela qui avait provoqué son éblouissement.
Elle avait senti une présence dans son dos, et s'était retournée. Les parents de bébé trente l'avaient suivie. Ils avaient pris l'ascenseur. Ils étaient immobiles derrière la vitre. Ils ne cherchaient pas leur enfant : c'était Delphine qu'ils observaient d'un regard réprobateur.
Je leur ai dit que je viendrais les chercher, et ils s'en contrefichent. Et ils ne cherchent même pas leur bébé. C'est à moi qu'ils en ont. Ils vont vouloir se plaindre. Passer leurs nerfs d'emmerdeurs sur la petite infirmière débordée.
Delphine interrogea Bertrand du regard. C'est fini, n'est-ce pas ? Cécile gardait le dos tourné. Oui, c'est fini. L'expression de Bertrand ne laissait aucun doute. À ce moment, maman Noémie montait probablement, en compagnie d'Henri. Il faudrait lui dire. Il faudrait dire que sur deux bébés prématurés nés cette nuit, un seul verrait ses parents.
Des parents qui se sont bien reposés, et à qui maintenant il faut tout accorder, tout de suite. Des parents qui ne s'inquiètent pour leur petite fille que quand leur agenda le leur permet. Mais qui ne sont pas fichus de lui donner un prénom, parce qu'ils ne croient pas vraiment qu'elle va vivre.
Les jambes de Delphine perdaient peu à peu de leur consistance. Le papa de bébé trente s'apprêtait à frapper à la porte.
— Bertrand, il y a les parents de bébé trente qui se croient chez l'épicier. Je leur ai dit de ne pas venir, mais...
La pensée qui vint ensuite balaya Delphine comme un fétu de paille.
Noémie, elle, a un nom. Mais elle s'est envolée.
Et je m'envole aussi. Je flotte. Non, je coule. La colère et l'injustice m'emportent.
Alors Marc lui parla.
***
Delphine, tu vas te faire mal.
Un soir où ils avaient fait l'amour, il y a très longtemps, elle s'était endormie du côté gauche du lit, où Marc dormait habituellement.
Dans un demi-sommeil, elle avait entendu son homme lui dire la même chose, alors que son corps glissait lentement en-dehors de la couette chaude.
Tu es en train de tomber, mon amour, tu vas te faire mal.
***
Bertrand la saisit par-dessous les épaules. Delphine se ressaisit juste assez pour tituber avec lui jusqu'à une chaise.
— Hé-là, tu ne vas pas nous abandonner, toi ?
— C'est bon, dit l'infirmière d'une voix agacée. Laisse-moi juste une minute, ça va aller.
Cécile demanda d'un ton absent :
— Bertrand, tu peux faire comprendre aux parents...
— J'y vais. Paramètres stables pour bébé trente ?
Cécile ne répondit pas. Bertrand reprit :
— Oui. Bon. On va dire que tout va bien.
Il sortit.
***
Delphine entendait Bertrand s'expliquer. Les parents lui parlaient sur un ton où se mêlaient condescendance et nervosité.
C'est peut-être ça qui m'empêche de tourner de l'œil.
— Que dis-tu ? demanda Cécile.
— J'ai pensé tout haut ?
— On dirait bien, oui.
— Je disais que c'est ça qui me maintient. Qui m'empêche de tourner de l'œil.
— Quoi donc ?
— L'envie de leur voler dans les plumes.
— Tu as d'autres choses à penser.
C'est vrai. Maman Noémie sera là dans un instant. C'est à moi de la prendre en charge.
Bien entendu, Cécile serait là pour expliquer. Mais c'était à Delphine de rester auprès de maman Noémie jusqu'à la fin de son service. Henri resterait peut-être, mais il n'y était aucunement contraint.
Elle se reprenait. Son corps se refroidissait, mais elle n'avait pas froid. Elle avait déjà eu cette sensation.
C'est le froid de quand maman est morte.
Delphine n'avait pas pleuré un mois durant. Puis ses yeux gelés avaient fini par relâcher des larmes silencieuses, à donner des frissons. Au fil des nuits, elles s'étaient réchauffées, jusqu'à ce qu'un soir, elle s'entende enfin être triste. Elle avait fait autant de bruit que la première fois où, avec Marc, elle avait fait l'amour à en perdre la tête. Ensuite tout s'était calmé.
Et voici que ce soir, alors que Cécile achevait de détacher les capteurs placés sur le petit corps de Noémie, Delphine sombrait à nouveau dans l'âge de glace.
Ce n'est pas plus mal.
Elle se leva. Le ton montait entre Bertrand et les parents de bébé trente : ils étaient à deux doigts d'entrer en force.
— Ne les tue pas, dit Cécile.
— Pas tout de suite.
Elle sortit.
***
Comme elle l'avait prévu, maman Noémie arrivait, poussée par Henri. Delphine n'entendait presque rien de l'altercation entre les parents de bébé trente et Bertrand. Le papa prenait conscience que l'infirmier les empêcherait d'entrer quoi qu'il arrive, alors il passait à la vitesse supérieure. Les menaces. Parler en haut lieu, droit des parents, scandaleux, blablabla, tout y passait. Elle ne voyait que maman Noémie et son visage d'une incroyable beauté, ses yeux vides qui cherchaient sa fille. Elle entendait sa respiration de maman, contrariée par la douleur. Les battements de son cœur qui couvrait les paroles véhémentes des autres, là, loin, aux prises avec Bertrand.
— Noémie ne vous a pas attendue, madame, je suis désolée.
Le plus dur est fait, normalement. Alors pourquoi ne suis-je pas soulagée ?
Maman Noémie encaissa la nouvelle comme une évidence. Après un long silence, elle dit :
— J'ai besoin de la toucher. Je peux ?
Henri restait muet. L'infirmière ne put déterminer s'il y avait de la colère ou de la tristesse sur son visage fermé.
— Oui, madame. Elle a encore besoin de vous, si je puis dire cela.
— Je comprends.
Quelle noblesse.
Les parents de bébé trente s'étaient tus : ils avaient compris, ou Bertrand leur avait dit. C'était sans importance.
***
Ils entrèrent. Cécile se présenta. Henri dit tout bas :
— Le pédiatre et moi-même sommes là pour répondre à toutes vos questions.
Elle répondit :
— Je n'en aurai pas, je crois. Je vais dire au revoir.
***
Après avoir vérifié qu'aucun autre nourrisson n'aurait besoin de soins durant quelque temps, Henri, Delphine et Cécile se retirèrent près de la porte d'entrée. De l'autre côté de la vitre, Bertrand et les parents de bébé trente avaient disparu.
En passant derrière elle, l'infirmière entendit la maman murmurer :
— Châl tsenitek a benti o daba mchiti, radi n'bqaw dima mejmoïn.
Le poing serré et l'avant-bras de la petite fille disparaissaient intégralement sous la main de sa maman. Delphine sût tout de suite que jamais elle n'oublierait cette image.
***
Delphine entendait Cécile et Henri échanger quelques paroles à voix basse. Il était question de traitement urgent de maman Noémie. L'infirmière regardait la petite fille. Ses jambes allaient à nouveau l'abandonner.
— Vous voulez bien me raccompagner ?
C'était la maman de Noémie. Delphine sursauta.
— Pardon ?
— Je retourne dans ma chambre. Je voudrais être seule, maintenant.
— Oui bien entendu. Je vous ramène à votre chambre.
Si j'y arrive.
Henri intervint.
— Je vous accompagne aussi. Nous devons vous soigner.
***
Le chirurgien et l'infirmière se dirigeaient en silence vers l'ascenseur. Delphine savait qu'elle avait peu de temps pour parler à la maman de Noémie. Elle avait eu le courage de faire ses adieux à sa fille, le moment était venu de couper court à tout sentiment de culpabilité. C'était une obligation pour Delphine, mais elle avait du mal à briser le silence.
Elle prit la parole alors que l'ascenseur s'ouvrait :
— Madame ?
— Je m'appelle Sahar.
Ils pénétrèrent dans l'espace confiné.
— Sahar, vous n' y êtes pour rien. Votre maladie n'a pas été...
— Je sais cela, je le sais. Comment vous appelez-vous ?
— Delphine.
L'ascenseur refermait ses portes.
Il a rétréci. On s'y presse. On y respire mal. Pourvu qu'il ne soit pas plus lent que tout à l'heure.
Sahar prit la main de Delphine dans la sienne.
Elle a de la température.
— Delphine ?
Oh Mon Dieu faites que les portes s'ouvrent !
— Delphine, vous n'y êtes pour rien, vous non plus.
Elle avait prononcé ces mots d'une voix si douce que Delphine crut un instant qu'elle allait tomber endormie, là, comme hypnotisée en un éclair par ses paroles.
Mais ce fut tout le contraire. L'infirmière inspira profondément, et sans faillir, répondit.
— Choukran. Pardonnez-moi c'est le seul mot que je connaisse dans votre langue.
— Vous connaissez le principal.
La porte de l'ascenseur s'ouvrit. Au bout du couloir les parents de bébé trente poireautaient devant leur chambre. Ils ne souhaitaient visiblement plus y entrer. Derrière eux, elle vit Bertrand lui faire signe.
***
La perfusion était placée, Sahar fermait les yeux.
— Vous pouvez me laissez seule, s'il vous plait ?
— Vous êtes sûre ? demanda Delphine.
— Oui, je suis sûre.
Henri hésita :
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
La voix de Sahar se fit plus ferme.
— Je vais pleurer. Juste pleurer. Pas me suicider. Je vous appellerai plus tard, Delphine.
Le monde tourne à l'envers cette nuit. Je n'ai jamais vu une maman réagir d'une telle manière.
Delphine interrogea le chirurgien du regard. Dehors, dans le couloir, les parents de bébé trente attendaient. L'infirmière pouvait sentir leur contrariété et leur colère rougeoyer comme un feu qui couve.
Henri conclut :
— Nous restons à votre disposition jusqu'à ce que l'équipe de jour prenne le relais.
***
Lorsqu'ils sortirent de la chambre, Henri s'adressa rapidement à Delphine :
— Ne dis rien aux parents de bébé trente. Je m'en occupe avec Bertrand.
— Compris.
Ils se dirigèrent d'un bon pas en direction du couple. Toujours derrière eux, à l'entrée du camp de base, Bertrand attendait.
Comme le papa venait à leur rencontre, ce fut Henri qui prit la parole.
— Monsieur, votre femme ne peut pas rester trop longtemps dans une chaise roulante. Il faut immédiatement la ramener dans sa chambre.
Bertrand s'était rapproché :
— Delphine, il faut que je te parle tout de suite.
Merveilleux. Deux hommes à mon secours. L'un occupe les parents et l'autre me donne un prétexte pour traverser le mur de feu.
Mais c'était compter sans la véhémence du père de bébé trente.
— Mademoiselle, vous n'allez pas vous enfuir une fois de plus. Nous passons notre temps à courir derrière vous. Nous voulons voir notre fille !
Delphine ne dit mot en passant devant eux. Elle se sentait encore plus froide que jamais.
Ne me touche pas, pauvre idiot. Ta main serait gelée. Tes doigts tomberaient.
Bertrand intervint :
— Je vous ai déjà expliqué deux fois pourquoi cela n'était pas possible maintenant. Ma collègue a respecté les consignes que je lui avais données.
Delphine atteignait la porte du camp de base. Elle pensa fugitivement à consulter sa messagerie vocale.
Elle aurait donné cher pour que les paroles du papa de bébé trente s'étouffent, comme avant, lorsqu'elle s'était portée à la rencontre de Sahar. Mais malheureusement, cette nuit-là n'était pas vraiment sa nuit. Elle entendit distinctement :
— Je demande à ce que l'on m'amène ma fille. Nous allons quitter cet hôpital et faire suivre notre enfant ailleurs. Ici, je ne suis pas sûr qu'on fasse tout ce qu'il faut.
Delphine s'arrêta net.
Bertrand lança un « non » dans sa direction mais il était déjà trop tard. Delphine s'était transformée en une figurine d'azote liquide.
Mon Dieu qu'ai-je pu faire pour avoir affaire à de tels égoïstes ?
D'après la tête de Bertrand – et celle des parents – une fois de plus Delphine pensait tout haut. Elle imaginait sa voix, très basse, mais ne l'entendait pas vraiment. Eux, si.
Vous vous croyez au marché ? Vous avez commandé un bébé ? Il n'a pas encore de nom, mais vous voulez l'emmener ? Mais comment donc... Bien entendu ! Et surtout excusez-nous pour ce petit délai de livraison.
Henri prononça son prénom pour la faire taire, mais elle ne pouvait s'arrêter en si bon chemin.
Oui évidemment il y a parfois quelques anomalies – elles sont inévitables, pensez-vous – mais en ce qui concerne votre petite prématurée de trente semaines, tout va bien. Il va pouvoir grandir et devenir suffisant comme son papa.
Elle vit Bertrand se placer devant elle.
Oui Bertrand ton regard veut dire « demi-tour » mais tu n'es pas plus grand que moi et Monsieur de la Méprisante m'entend très distinctement alors laisse-moi lui dire ce que je pense. Je pense que c'est injuste que Noémie soit morte alors que sa maman l'a tant espérée, tout comme il est injuste qu'un prématuré de trente semaines n'ait pas de prénom et hérite de parents aussi peu à la hauteur.
Cette fois-ci Bertrand la força à reculer. Elle se cogna au chambranle de la porte du camp de base.
Je pense aussi que vos menaces ne servent à rien.
C'est vrai que le papa de bébé trente venait à nouveau de dire qu'ils ne perdaient rien pour attendre. Henri en profita pour conduire la maman dans sa chambre.
La nuit touche à sa fin, mon cher Monsieur-qui-ira-se-plaindre, mais vous resterez ici, et moi, je m'en irai. Parce que si vous croyez que votre petit bébé va pouvoir quitter l'hôpital demain, je vous conseille de mettre un cierge à Sainte Couveuse.
Bertrand parlait de limites. Enfin, de quelque chose comme ça.
C'est bon, je laisse tomber. Qu'ils aillent au Diable.
Elle regarda Bertrand.
— La tempête est passée.
La voix du papa de bébé trente perdait de la consistance au fur et à mesure que Delphine s'éloignait.