Chaos
Delphine poussait la chaise roulante de maman Noémie vers l'ascenseur. Elle pensait à son lit à elle.
Cela s'était mal passé. Évidemment, pensait-elle.
Pourtant Delphine avait déjà géré de telles situations. Maya avait déjà eu l'occasion de la féliciter pour son tact.
Et ce soir, rien. Et ce n'est même pas à cause de la réflexion que Henri m'a balancée avant d'entrer dans la chambre.
Delphine était entrée la première – Henri lui avait ouvert la porte mais pas vraiment par galanterie – et s'était immédiatement empêtrée dans ses explications. En un mot comme en cent : Noémie avait un grave problème d'origine inconnue qu'on essayait de contrer en la bourrant de médicaments sans savoir vraiment où on allait.
Le visage de maman Noémie s'était tourné vers Henri. Il avait remis de l'ordre dans les explications de Delphine pendant qu'elle s'installait dans la chaise roulante : il n'en savait pas plus, mais de toute évidence, lui, elle l'écoutait.
Delphine ne se reconnaissait pas. Jamais elle ne s'était pris les pieds dans le tapis en pareille circonstance. Que Henri ait redressé la situation ne l'avait pas gênée. Après tout, les patients ont souvent tendance à faire confiance en priorité à leur médecin.
Et voici qu'il accompagnait les deux femmes en néonatologie.
Qu'est-ce qui le retient ici ? Il en a terminé avec ses opérations, rien ne l'oblige à rester. Je suis prête à parier que sa soi-disant inquiétude pour moi est un prétexte.
Maman Noémie fermait les yeux depuis qu'elle avait quitté la chambre.
Elle prie, pensa Delphine.
Ils sortirent de l'ascenseur.
— Je n'ai pas un bon sentiment, dit maman Noémie en étouffant une petite toux sèche.
Ni le médecin ni l'infirmière ne dirent mot.
— J'ai tellement voulu ma petite fille que je l'ai fait venir trop tôt.
— Vous n'avez pas à vous culpabiliser, madame, dit Delphine d'un ton plus assuré qu'elle ne l'aurait imaginé. Nous allons d'abord prendre des nouvelles de Noémie. Ensuite vous pourrez la voir.
Lorsqu'ils arrivèrent devant la grande vitre de la néonatologie, ils virent Cécile s'affairer. Delphine accrocha le regard d'Henri, qui s'arrêta : l'infirmière avait pâli.
Cécile était de dos, et elle cachait la couveuse stérile de Noémie.
— Delphine, tu vas voir où on en est ? Je vais rester ici avec ma patiente.
Elle poussa la porte. Henri avait choisi ses mots : il donnait l'impression que tout était sous contrôle, alors que ni lui ni elle ne savait ce que Cécile faisait avec Noémie à ce moment précis.
Cécile ne se retourna pas.
— Viens m'aider. Noémie vient de régurgiter à nouveau.
— Je suis avec sa maman. Elle attend derrière la vitre...
— Ce n'est pas le moment.
— ...avec Henri.
— Avec Henri ? Pourquoi ?
La guerre des territoires. Obstétricien contre pédiatre. Il ne manquait plus que ça.
— Il voulait connaître les antécédents de maman Noémie. Il est allé la voir dans sa chambre, et m'a accompagnée ici.
— Et ?
— Rien.
— Merde. Nous en sommes réduits à une guerre aveugle. Je n'aime pas ça.
— Que puis-je faire ?
— Tu peux terminer de la nettoyer. Je la nourris par perfusion ombilicale. On ne doit pas s'attendre à ce qu'elle puisse digérer quoi que ce soit avant un bout de temps. Je vais parler à la maman.
— D'accord. J'espère que tu pourras te faire une idée.
— Je ne me fais pas d'illusions.
— Tu crois qu'elle pourrait te cacher quelque chose ?
— Je n'en sais rien. Mais pour sa fille la pente devient glissante, et je dois le lui dire. Si elle a quelque chose à balancer, c'est maintenant ou jamais.
Cécile avait prononcé ces mots au moment même où Delphine posait ses mains sur la petite poitrine de Noémie. La petite fille était bouillante. L'infirmière détesta les images qui lui traversèrent l'esprit à cet instant.
Je suis ici pour la vie, merde ! Pour la vie, et pour rien d'autre !
Cécile murmura :
— Et en plus sa maman est belle.
Delphine se retourna : cela ne l'avait pas marquée jusqu'alors, mais la maman de Noémie était en effet d'une grande beauté. Même dans l'inquiétude – ou la douleur auparavant – son visage était harmonieux, ses traits réguliers et doux.
Maman pète la classe, et sa fille est chaude comme un petit pain. Ça y est je mélange tout à nouveau. Termine la toilette de mademoiselle Noémie et ne pense à rien d'autre.
La petite fille avait perdu le peu de tonus musculaire qu'elle avait encore quelques heures plus tôt. Si la température ne pouvait être diminuée, elle aurait raison du nourrisson. Delphine se dit que c'était justement cela que la pédiatre était en train d'expliquer à sa maman. Elle entendait la voix d'Henri. Tantôt ses intonations étaient interrogatives, tantôt elles étaient apaisantes, selon qu'il s'adressait au médecin ou à la patiente. La femme, elle, demeurait muette.
La porte s'ouvrit.
— Alors ?
— Rien.
Cécile était contrariée. Elle enchaîna :
— Merde. Regarde.
Delphine jeta un regard sur l'indicateur de température. Elle avait diminué.
— Attends, dit Delphine.
Le capteur s'était détaché de la peau du bébé durant les soins. Elle le replaça. Les chiffres revinrent à la même valeur.
— C'était trop beau, dit Cécile.
Delphine demanda :
— À ton avis, combien de temps faut-il pour que sa température commence à diminuer ?
— Cela devrait déjà diminuer.
L'infirmière ne put s'empêcher de regarder maman Noémie à travers la vitre. Elle vit aussi Henri, qui lui renvoya un regard courroucé, qui signifiait : ne regarde pas ma patiente ainsi, idiote, tu veux la faire paniquer ou quoi ?
— Tu dois la ramener dans sa chambre.
— On lui a dit le contraire il y a à peine une demi-heure, Cécile.
— Je sais. C'était avant que Noémie ne régurgite le lait de sa maman.
D'accord, se dit Delphine. On vient de passer en alerte rouge.
Elle sortit de la salle sans mot dire.
***
— Les nouvelles ne sont pas bonnes, n'est-ce pas ?
Les yeux noirs de maman Noémie étaient brillants, mais ils semblaient prêts à encaisser les mauvaises nouvelles.
Henri ouvrit la bouche pour prendre la parole, mais Delphine fut plus rapide. Elle expliqua les choses posément. Maman Noémie écouta sans rien dire.
C'est vrai qu'elle est belle. Merveilleusement belle.
Delphine se reprenait. Ses mots étaient apaisants là où ceux d'Henri avaient été rassurants, ses explications claires et objectives.
Cette maîtrise retrouvée ne compensait en aucune manière l'angoisse qu'elle voyait peu à peu s'installer sur le visage de maman Noémie, mais il fallait bien s'accrocher à quelque chose.
Henri, lui, ne disait rien. Il semblait en colère.
— … et c'est pour cela que nous ne pouvons pas vous laisser voir Noémie pour l'instant. Tant que nous n'en savons pas plus, le calme et les médicaments sont les meilleurs alliés de votre petite fille.
Maman Noémie regardait dans le vide.
— Je vous fais confiance, soupira-t-elle.
Elle eut un frisson, ou un sursaut. Puis :
— Et si cela s'aggrave ?
Henri prit la parole.
— Nous aviserons.
Delphine lui lança un regard noir.
— Je reviendrai vous chercher, dit-elle d'un ton destiné à couvrir les propos du médecin.
***
Delphine et Henri quittèrent la chambre de maman Noémie en silence. Une fois la porte fermée leurs yeux se croisèrent et ce fut le début des hostilités, à mi-voix.
— C'est quoi ce « nous aviserons », Henri ? Tu veux la faire mourir d'inquiétude ou quoi ?
— Je te trouve très mal placée pour critiquer ma communication, Delphine. Tu t'es emmêlé les pinceaux comme ce n'est pas permis en venant la chercher, et cela n'a été guère mieux depuis.
— Tu t'es amusé à me déstabiliser juste au moment d'entrer dans sa chambre et tu le sais très bien.
— Cela n'excuse rien. Tu aurais dû voir ta tête juste avant de sortir de néonat. On ne t'a jamais appris à maîtriser ton expression non-verbale, Delphine ?
— Laisse tomber. Ce n'est pas parce que nous avons travaillé en salle d'op ensemble que tu peux me faire la leçon ici et maintenant. Je suis infirmière en post-partum maintenant, alors tes leçons, tu les donnes à mes ex-collègues. Pas à moi.
— Non mais tu t'entends, Delphine ? Tu pars en vrille toute seule comme une grande, et tout ce que tu trouves à faire, c'est m'envoyer paître ? Cela suffit. Si je suis encore ici cette nuit, c'est parce que je ne te fais pas confiance. Je dois développer ?
Delphine s'était arrêtée net. Ses yeux semblaient chercher quelque chose. Henri aurait pu croire qu'il avait poussé le bouchon verbal un peu loin, mais ce n'était pas cela.
Elle donna l'impression à Henri de regarder à travers lui.
Marc revint une fois encore à la surface de ses pensées, mais ce n'était pas le Marc qu'elle imaginait au volant de sa voiture, quelque part entre l'Allemagne et son lit.
C'était Marc lors d'une cérémonie.
Un mariage, un an plus tôt. Marc devait tousser, mais il se retenait pour ne pas troubler l'assemblée. Cela faisait comme un petit hoquet.
Henri s'impatientait.
— Allô ? Il y a quelqu'un ?
— Henri...
— Quoi ?
— Maman Noémie. Elle réprime des quintes de toux depuis sa sortie de salle d'op.
Henri fronça les sourcils.
— Je vais écouter. Tu restes ici.
Delphine espérait ne pas s'être trompée. Maman Noémie avait toussoté une ou deux fois, et il avait semblé à Delphine qu'à plusieurs reprises un petit sursaut avait soulevé les épaules de la patiente.
Henri entra dans la chambre. Il en sortit trente secondes plus tard.
— Tu peux avertir Cécile.
— Je lui dis quoi ?
— Que maman Noémie a une pneumonie.
Delphine se dirigea vers le camp de base. Henri n'avait détecté aucune pathologie plus tôt, mais avait-il écouté la respiration de sa patiente à ce moment ? L'infirmière savait que certains cas de pneumonie pouvaient être asymptomatiques. Le patient n'avait aucune température, ne ressentait aucune douleur, mais en écoutant attentivement ses poumons, on entendait le feu couver ; l'enfer se répandait après, subitement.
La chambre des parents de bébé trente s'ouvrit. Ils étaient tous deux réveillés : lui debout, elle assise dans une chaise roulante. Le papa désigna Delphine du doigt :
— Nous voulons voir notre fille, mademoiselle.
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