La Sophia dans la théologie orthodoxe russe
Vladimir GOLOVANOW
La Sophiologie est au cœur de la réflexion théologique du père Serge Boulgakov dans les années 1930, fait toujours débat: elle a été condamnée des deux cotés opposés à l'époque, par Mgr Serge, locus tenens du trône patriarcal de Moscou, et par le Synode Hors Frontières, mais unanimement défendue par la commission éparchiale, créée par le métropolite Euloge pour répondre aux accusations de l'Eglise rouge et de l'Eglise blanche, et par l'ensemble des professeurs de l'Institut Saint Serge (1). Cette réflexion devient ainsi la pierre de touche des orientations théologique de "l'Ecole de Paris" et le débat ressurgit périodiquement (2). Pourtant bien peu de fidèles savent de quoi il s'agit et j'ai pensé intéressant d'en tenter une présentation synthétique en me fondant sur une présentation générale faite par P. Jean-Paul Maisonneuve dont j'abrège légèrement le texte.
La Sagesse divine (en latin Sapientia, en grec Sophia, en hébreu Hokma) tient une grande place dans la Bible et les sophiologues russes ont trouvé matière à nourrir leur réflexion, leur piété, leur dévotion envers le Saint-Esprit et envers la Mère de Dieu, leur foi en l’Église dans une méditation contemplative du mystère de la Sagesse.
La sophiologie russe est ainsi directement biblique et liturgique et c’est à la lumière de cette tradition propre que
Vladimir Soloviev, que l’on peut considérer comme le fondateur de la sophiologie russe, tracera sa route, au long d’un discernement qui peu à peu le conduira à une ecclésiologie qui se veut « orthodoxe », c’est-à-dire « catholique », et qui de ce fait s’expose à paraître d’une « orthodoxie » douteuse et « pas très catholique ».
La Sophie, à qui l’empereur Constantin fit élever une basilique, sur le modèle de laquelle furent construites celles de Novgorod et de Kiev, jouit d’une telle vénération dans l’orthodoxie russe qu’elle ne peut être ramenée purement et simplement à une abstraction, vaguement syncrétiste, permettant un passage en douceur des cultes païens de l’antiquité et des philosophies d’allure gnostique à une théologie épurée. Les choses ne sont pas aussi simples. La relation entre la tradition platonicienne découverte et appropriée dans l’exil ou dans l’occupation et la Révélation inspirée, relation que mettent en évidence les livres sapientiaux eux-mêmes, ne saurait être ni passée sous silence ni suspectée dès lors qu’elle jouit de cette canonisation vétéro-testamentaire. De plus, la Sagesse trouve dans l’Évangile et dans saint Paul ses lettres de noblesse néo-testamentaires. Désormais il faudra bien faire avec elle !
Le père Paul Florensky s’est attaché à relever les attributs de la Sophia dans l’iconographie [3]. En fait, elle est présentée comme l’Église elle-même, ou bien, en rapport avec Jean-Baptiste et la Mère de Dieu, comme la Virginité. Cet aspect est particulièrement important : la chasteté-virginité se dit en russe tsélomoudrie (graphie à l’usage des francophones, autre graphie : tselomudrost’), c’est-à-dire « sagesse de l’intégrité ». Or, la Sophia, vue d’un point de vue ascétique ou phénoménologique, c’est précisément cela : l’intégrité et l’intégralité de l’être tel que le conçoit la pensée divine. D’un point de vue ontologique, la Sophia, c’est la substance divine même. Du point de vue de sa réalisation, c’est l’Église en tant qu’humanité du Christ « répandue et communiquée », pour emprunter dans un sens spécifique l’heureuse et fameuse formule de Bossuet. Ainsi la Sagesse n’est pas ce qu’une lecture superficielle et toute littéraire pourrait faire croire : une abstraction, l’occasion d’une personnification ou de toute autre figure de rhétorique. Mais elle n’est pas non plus à proprement parler une Quatrième Personne par rapport à la Sainte Trinité.
Il faut bien reconnaître que les Idées platoniciennes nous aident à comprendre de quoi il est question ici. La pureté de l’Être intelligible, incorruptible, principe de tout ordre, de toute lumière, de toute vérité, dont tout ce que nous voyons nous donne le souvenir et la nostalgie, et auquel nous sommes appelés à nous élever dans un amour ascendant, ressemble beaucoup au Bien platonicien. Mais il y a plus. Ce principe, dans un amour descendant, vient pénétrer le réceptacle du monde (de matière, dans quelque sens qu’on l’entende, et d’âme) pour le transformer et le rendre capable de s’unir à Dieu.
La substance divine qui est présente dans le Père, exprimée dans le Fils, ressentie dans l’Esprit:
Dans La Russie et l’histoire universelle [4], ouvrage qui nous fournit de la sophiologie de Soloviev un état clairement dégagé et explicité, la Sagesse apparaît comme la substance divine qui est présente dans le Père, exprimée dans le Fils, ressentie dans l’Esprit. Dans le Père, elle est pure lumière ; dans le Fils-Logos elle est archétype plénier, en tant que disponibilité passive, de toutes les idées-informatrices possibles tournées vers le Père ; dans l’Esprit, ces Intelligences deviennent des personnalités dotées de liberté, les hiérarchies angéliques.
Dieu-Trinité dans l’éternité de Sa perfection, qu’Il Se donne à Lui-même et dont Il a la jouissance, fait triompher la Sagesse de fait, et ainsi les infinies possibilités d’opposition à Sa Bonté infinie sont tenues en respect, mais pour que la Justice et la Bonté de Dieu triomphent totalement, il faut aussi qu’elles le fassent de droit, qu’elles prouvent en quelque sorte leur supériorité par elles-mêmes et non par la force, et donc il s’agit pour la Sagesse de pénétrer le chaos et de le remplir de la Lumière de l’Amour divin.
Pour cela, le chaos doit avoir lieu. Et c’est ici, dans cette lutte-information du chaos - tohu-bohu, chôrè (ce concept-limite de la pensée grecque représente le principe métaphysique d’étendue antérieure à toute forme), vide réel, néant concret, révolte - que se situe la mission de l’ange (faire apparaître, à l’appel de Dieu, les formes organiques) et celle de l’homme (être le prêtre de la Création, placé entre Dieu et elle, pour l’élever vers Dieu). La suite est connue ( !)... La Sagesse va s’incarner au terme d’une longue préparation qui parvient à son accomplissement dans l’Immaculée pour que, dans l’union hypostatique (Jésus, vrai Dieu et vrai homme), s’étendant par l’Église à tout le créé, soit consommée l’union humano-divine qui couronne le processus mondial et soient célébrées les Noces de la Sagesse.
La Sophia est l’objet d’un véritable culte dans la tradition orthodoxe, culte qui n’est pas le fait d’un néo-platonisme rentré mais du peuple croyant. Quels sont donc les traits qui nourrissent cette dévotion ?
- Tout d’abord, la féminité idéale. La Sophie est la beauté du monde, sa grâce, sa parure, sa pureté, sa lumière. La couleur qui lui est propre, c’est le bleu, dans toute son étendue qui va du pourpre au bleu-vert. La toute-pure et toute-sainte Mère de Dieu peut donc être appelée la Sagesse, car en Elle se trouve parfaitement accomplie la condition virginale de la Création, sortie des mains de Dieu, intacte, et toujours jeune au contact de l’Esprit qui l’épouse, de sorte qu’en elle fécondité et virginité, loin de s’exclure, s’appellent et se renforcent. Elle s’identifie à la Nature devenue réceptacle cristallin de la Flamme divine, Temple d’une infinie sainteté.
- Deuxièmement, la Sophie est l’Épouse du Christ aimée par lui comme son propre corps, son Corps mystique, chaque jour rajeunie par lui comme une fiancée idéalement belle, dans sa fleur, sans tache ni rides, heureuse mère de nombreux enfants : c’est l’Église.
- Troisièmement, la Sophie est le rayonnement du Saint-Esprit dans la chair très sainte du Sauveur issue de la Vierge Marie.
- Quatrièmement, elle est l’essence de la Bonté du Père pénétrant tout et vivifiant tout.
- Cinquièmement, elle est la beauté du monde quand il est pénétré des énergies divines dispensées par le Saint-Esprit (monde visible - matériel - et invisible - angélique - réunis en une seule Création) : Nouvelle Jérusalem, Temple définitif.
Tels sont les traits essentiels de la sophiologie russe, dont tous les autres découlent. En ce qui concerne le Saint-Esprit, la Sagesse est bien le Saint-Esprit en tant qu’Il est « créateur » dans le processus sophianique, d’abord dans le ministère des anges, puis dans la création de l’homme, ensuite dans la révélation, dans l’inspiration prophétique, enfin dans la conception virginale, dans l’onction messianique de Jésus, dans l’animation de l’Église.
La Sophie, c’est la manifestation à la surface des choses de la présence de l’Esprit par la beauté, c’est le Cosmos entièrement pénétré par Lui, resplendissant de l’éclat - investi du poids - de la Gloire, c’est la Nouvelle Jérusalem, c’est l’Esprit et l’Épouse, qui est Marie et l’Église.
Pour conclure et pour mettre en évidence la relation de la Sagesse et de l’Esprit, nous pouvons dire que la Sophia est le Verbe incarné en tant que fruit de l’Immaculée par l’opération de l’Esprit, c’est l’Immaculée en tant que transparente à l’Esprit, et à ce titre en tant que Prédestinée vivant éternellement dans la « Mémoire de Dieu » comme Splendeur originelle et définitive de la Création, c’est l’Esprit Lui-même en tant que Beauté inaltérable et vivifiante et que « Trésor » de tous les biens.
Notes
(1) ICI - Arjakovsky p. 4
(2) ICI et ICI
(3) Moscou, 1914. Traduction française par Constantin Andronikof : La Colonne et les Fondements de la Vérité, 1975, « L’Age d’Homme », Lausanne. Chapitres XI, XXIV. 2.1889. In La Sophia et les autres écrits français, édités par le P. François Rouleau, même maison, 1978.
[4] p. 51. Remarque de VG: je n'ai pas trouvé de références concernant cet ouvrage…
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"PO" - V.BELIAEV : Mosaïques à l'intérieur de la Cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé de Saint-Pétersbourg
Прот. Георгий Флоровский О ПОЧИТАНИИ СОФИИ, ПРЕМУДРОСТИ БОЖИЕЙ, В ВИЗАНТИИ И НА РУСИ
Le lien avec l'article original du P. Jean-Paul Maisonneuve je le redonne. Le P. Jean-Paul Maisonneuve, né en 1951. Jésuite. Travaille en lien avec les communautés russes et gréco-catholiques. Traducteur de Silouane de l’Athos. .
Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 2 Mars 2012 à 12:45