Ce n'est pas une nouvelle que je vous propose cette fois mais les impressions d'une incurable journalisteDU METRO AUX GARES : UN MICRICOSME A SAISIR
Les transports en commun me fascinent. Ce fourmillement d'êtres humains inconnus excite mon imagination. La sympathie et l'antipathie jouent chacune leur partition. Certains êtres vous attirent, d'autres vous repoussent. Les plus beaux suscitent l'admiration, voire un désir fugace. Les plus disgraciés, quoi qu'on en ait, errent aux frontières de notre tolérance humaine ou plutôt inhumaine. A Bruxelles, dans le métro, c'est un patchwork de visages, de vêtures, d'attitudes relançant constamment l'intérêt, la curiosité. On navigue des tristes silhouettes musulmanes, tout de sombre empaquetées, à la chevelure strictement voilée, aux fringantes jeunes femmes noires, si élégantes, qu'elles soient vêtues à l'européenne ou entièrement vouées à l'exubérance multicolore de leurs boubous et de leurs foulards qui somment si coquettement leurs tête, en passant par les Indiennes enroulées dans des gazes brodées ou des soieries précieuses qui elles, privilégient les tons frais et acidulés.
Les hommes se fondraient facilement dans une masse assez indifférenciée de blousons, de baskets et de jeans, s'ils n'en émergeaient grâce à leur physique avantageux, leur touchante jeunesse, leur sex-appeal ou, au contraire, par leurs disgrâces. Dans la masse de ces tenues modestes et décontractées s’enchâssent de rares adeptes de la cravate et du complet anthracite, tristement soulignés par l'attaché case dont les plus fonctionnarisés ne parviennent pas à se défaire. Je me demande toujours comment ils peuvent se résoudre à revêtir chaque matin ce cilice qui oblige certains d’entre eux à prendre une figure de carême.
Quand je me trouve dans le métro, je me demande si, lorsque je serai définitivement seule, amputée de mon compagnon, cet opéra cosmopolite, ce bouillon de cultures, cette mixture sociale auront le pouvoir de me distraire un moment de ma solitude. Rien ne prouve d'ailleurs que "l'issue fatale", comme on dit si joliment, déboulera d'abord sur lui, mauvaise plaisanterie pour un homme si attaché à la vie.
Tous ces gens croisés dans les wagons ou sur les quais sont uniques. Aucun destin n'en duplique un autre. A chacun ses chagrins, ses bonheurs, ses manques, ses secrets. L'un respire l'opulence, l'autre ; une misère décente. On frôle des chagrins d'amour, des passions naissantes, des cancers en gestation, des conflits professionnels, des challenges réussis, des examens ratés.
Que dire des sans abri ou des sans papiers, de ceux qui sont les deux à la fois ? Qui sont-ils vraiment ? Le paysage est tellement brouillé qu’on ne sait plus qui est qui. Venus d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie, les exclus sont de plus en plus nombreux à arpenter nos trottoirs, à la recherche du droit de vivre, à côté des clochards nés ici. Les attitudes ne sont pas uniformes. Il y a le soulard jovial qui ne cache pas sa grande soif, la mater dolorosa berçant son enfant ou celui d’une autre, l’humilité feinte aux yeux baissés, la voix geignarde qui racole et, parfois, le visage farouche d’un seigneur de la pauvreté qui se contente d’être là, muet et immobile, comme un reproche vivant.
Ils sont nombreux dans le métro à traîner dans un grand sac en plastique ou dans un caddie déglingué tous leurs pauvres biens et à se transporter eux-mêmes de siège en siège, de station en station, tâchant de profiter au maximum d'un lieu qui les abrite des intempéries. Tout est fait d’ailleurs à présent pour qu’ils ne puissent prendre leurs aises. La plupart du temps les bancs où ils pouvaient s’allonger tout du long ont disparu, remplacés par des sièges fractionnés, dont les plus inconfortables se trouvent à mes yeux à la station Sainte Catherine. Mais après la fermeture du métro, que deviennent-ils ? Rejetés à la rue, comme des épaves vomies sur la plage de la solitude.
J'ai souvent tenté d'imaginer le métro à deux ou trois heures du matin, dans le noir ou dans la pénombre, dans ce no man's land horaire où la vie active est réduite au minimum, où les rêves prennent le relais pour ceux qui dorment mais aussi pour ceux que le sommeil fuit. Peut-être y a-t-il, ça et là, des présences cachées, des clandestins de l'ombre qui s'assoupissent tant bien que mal. On peut se demander la même chose pour les salles d’attente des gares. Y a-t-il un espoir de se terrer dans ces abris inhumains mais où, malgré tout, il fait chaud ? Je m’estime privilégiée d’avoir un toit, une maison chauffée, et de quoi me nourrir sans problème. Même poser ses fesses en toute tranquillité sur une lunette de WC est un luxe. Que des êtres humains soient privés de ce bien-être élémentaire est un scandale.
Il nous est arrivé de tomber, vers 21 heures, gare Centrale, sur le repas servi par des scouts à des SDF, appellation froidement administrative, à laquelle je préfère substituer celle d’habitants des rues. Ces derniers mangeaient debout, parfois avec leur pauvre couvert en carton posé sur la saillie courant le long des murs du souterrain qui conduit au métro. C’est mieux que rien mais ça ne résout pas le problème de l’absence de toit, d’hygiène la plus élémentaire, de soins de santé. Où va l’Etat Providence quand il se décharge de ses devoirs sur la charité publique ?
C’est dans la salle d’attente de cette même gare centrale que nous avons pu entendre une conversation entre ce genre de paumés, scories de la société de consommation. Une femme, jeune encore, manifestement alcoolique, tenait la dragée haute à quelques hommes passablement abrutis. Cette « marquise des anges » a envoyé l’un de ses servants lui quérir une canette de Gordon, tandis qu’elle achevait d’écluser la précédente. Elle se disputait ferme avec un Maghrébin qu’elle accusait d’avoir liquidé son chien. Ils étaient aussi insultants l’un que l’autre. L’un de leurs compagnons habituels, à ce que j’ai compris, manquait à l’appel. « Il est parti faire l’amour », a commenté l’un d’eux. Voilà pourquoi peut-être tous ces mâles supportaient patiemment la mauvaise humeur de la femme dont le bagou contrastait avec leur propre pauvreté de discours. Quand elle était suffisamment soûle ou triste, elle redevenait sans doute gibier, l’espace de quelques minutes. Le sexe restait donc prégnant dans cet univers sordide.
Un des hommes se plaignait du fait que les agents du chemin de fer avaient découvert la cachette où il serrait ses quelques biens et confisqué cette richesse : un lainage ou deux, peut-être une paire de chaussures.
L’assemblée se préoccupait du sort d’un compagnon qui avait été embarqué la veille à l’hôpital, suite à une overdose. Et tout à coup voilà que l’intéressé apparaissait. Il avait déserté son lit bien propre avant le petit déjeuner. Cigarette aux lèvres, il comptait ses sous, pour s’offrir, lui aussi, une canette de bière. Monde désespéré et féroce dont j’étais gênée d’être la voyeuse.
De temps en temps, surtout l’hiver, on apprend qu’un habitant des rues a été retrouvé mort sur les marches d’une église ou dans une entrée de métro. Et c’est souvent une personne qui la veille a refusé de suivre les services de secours qui lui proposaient un abri. Fait divers navrant qui aggrave le malaise ressenti chaque fois que je croise un clochard ou un mendiant – et ils sont de plus en plus nombreux – image tant de fois multipliée de la solitude absolue que certains tentent d’exorciser en entraînant dans leur misère, un chien, voire deux ou un chat. Le sort de ces petits compagnons me préoccupe autant que celui de leur maître. Ils n’ont pas choisi d’errer dans les rues, pas plus que les chevaux n’ont choisi hier de mourir sur un champ de bataille ou de s’épuiser aujourd’hui dans un hippodrome. Nous traitons bien mal les animaux dont nous sous-estimons, j’en suis sûre, le degré de conscience. Je pense souvent à un homme jeune, croisé plus d’une fois aux environs de la Bourse, mendiant, toujours avec une canette de bière à la main. Près de lui, sur un coussin, son compagnon, un superbe chat tigré, attendait patiemment, parce que cet humain le nourrissait et le chérissait. De cela je suis sûre, car par temps de pluie, l’homme l’abritait tendrement à l’intérieur de son blouson. Que sont-ils devenus ? Morts l’un et l’autre ? Et si le chat a survécu, a-t-il trouvé un nouveau maître pour le chérir ?
Au cours d'un trajet dans le métro, il arrive qu'un voyageur vous adresse la parole. Pour vous offrir son siège par exemple, ce qui fait toujours plaisir, tout en nous rappelant notre "grand" âge. D'autres fois parce qu'il a saisi une de vos phrases et ne peut résister à l'envie d'y mettre son grain de sel. Récemment, c'était à propos d'une affiche annonçant un forum sur l'énergie nucléaire, dont j'estimais que, pour une fois, il ne s'agissait pas d'une publicité idiote. "Oui mais, s'insurgea notre vis-à-vis, avez-vous réfléchi au fait que les centrales nucléaires sont amorties et que nous continuons à payer l'énergie toujours aussi cher ?" Comme nous allions bientôt descendre, je n'ai pas eu le temps de répondre à cet interlocuteur que si j'approuvais la formulation de l'affiche, ça n'impliquait pas que j'étais une inconditionnelle du nucléaire.
Plus gênant les confidences de ce "bon gros", les genoux encombrés de divers sacs en plastique, qui obligea un petit garçon qui l'accompagnait à me céder sa place. Une autre place se libérant, le gosse demanda timidement s'il pouvait se rasseoir. "Non, non, gronda l'adulte en désignant Jean, cette place est pour Monsieur. Il faut apprendre le respect."
Me voyant sourire, Jean me demanda pourquoi. Je répliquai que le fils de ce Monsieur aurait voulu s'asseoir. Aussitôt le robinet d'une sorte de monologue se mit à couler. "Ce n'est pas mon fils. C'est mon propriétaire. Oui, son papa est décédé récemment et je suis son locataire ! Il collectionne les sacs en plastique de différentes provenances. Je lui en ai rapporté toute une collection du Salon de l'Auto. Il en a déjà 700 ! Je vais bientôt lui ouvrir un site, pour en trouver d'autres et pour en échanger.
Le petit garçon restait muet, timide et pâle, subjugué sans doute par cette espèce d'ogre bienveillant. Je me demandai tout à coup jusqu'où allait la soumission de l'enfant car, tout à trac, par la vertu d'une transition que j'ai oubliée, le bavard nous déclara qu'il avait 55 ans, que sa vie était finie et son avenir derrière lui et que, depuis douze ans, il n'avait plus touché une femme. "J'ai été battu pendant dix ans par mon père et ma mère. Donc ce n'est pas d'eux que j'ai eu de l'amour et de la tendresse. Ensuite je me suis engagé à l'armée. Pas d'amour et de tendresse, là non plus. Ma première femme m'a trompée sans arrêt. Pas d'amour et de tendresse, une fois de plus. Ma deuxième femme ne songeait qu'à sortir avec ses copines. Encore un divorce. J'ai trois enfants qui ne se manifestent presque jamais ».
Avant de quitter cet inquiétant personnage, nous avons encore le temps d'apprendre qu'il avait "fait des bêtises". Deux accrochages avec sa voiture en un mois et un séjour à l'hôpital… Pour cause de blessure ou de désintoxication ? Il ne l'a pas précisé. Et comme nous ne sommes pas des fonctionnaires de police, nous l'avons laissé parler. Quant à moi j'avais pourtant une foule de questions à l'esprit.
Dutroux me hante-t-il à ce point ? J'ai eu peur pour l'enfant sans père, confronté à l'adulte autoritaire, apparemment bien intentionné mais traînant son fardeau de coups reçus dès l'enfance et sa chasteté délibérée ou non. Mon appréhension noircit peut-être le tableau mais il manque des pièces au puzzle dans lequel l'homme s'est dévoilé. De quoi est mort le père de l'enfant ? Que fait sa mère ? Vit-il avec elle ? Est-elle également sous la coupe du bonhomme ? Nous n'aurons jamais de réponses à ces questions.
Une autre fois une femme encore jeune vient s'asseoir à côté de moi. Elle s'informe si le métro va bien dans la direction "Roi Baudouin". Sur ma réponse affirmative, elle se détend un peu et commence à bavarder. Ce soir elle est invitée chez des amis. Dans le temps elle se déplaçait en voiture mais, à présent, il est très difficile de trouver à se garer à Bruxelles, alors elle est venue en train. Mais, arrivée à la gare du Midi, elle a paniqué car elle était serrée de près par deux bronzés qui lui murmuraient dans la nuque qu'elle avait un beau cul. Elle aurait voulu se retourner pour les gifler mais elle n'a pas osé. Elle a simplement hâté le pas, comme si elle n'avait rien entendu, en serrant son sac contre elle car, comment savoir à quoi ils en voulaient exactement ? Que fait donc la police ? On n'est vraiment pas protégé !
Que répondre ? Que la grande ville, c'est comme ça ! Lui dire que peut-être, bientôt, les seules femmes respectées seront celles qui portent le foulard. Lui raconter que dans un ascenseur d'hôpital, deux garnements de douze, treize ans ont laissé traîner leurs mains sur mes fesses et que, lorsque je me suis retournée, ils se sont accusés mutuellement en riant, si bien que je me suis sentie désarmée et prête à rire moi aussi. Ce qui m'a le plus choqué dans l'aventure, c'est qu'un homme d'une trentaine d'années a cru bon de me faire la morale à moi, m'exhortant à excuser deux gamins sans repères et sans avenir. Je n'avais aucun besoin de ce prêchi-prêcha pour me faire ma religion. Je le savais que c'était moi la coupable, avec mon gros cul de bourgeoise bien nourrie, belge depuis des générations.
Revenons aux saynètes du métro. Il est tard. Nous sommes, Jean et moi, face à un jeune couple, flirtant avec le quart monde. Le garçon est maigre et hâve, en jeans crasseux, une casquette à devise vissée au ras des sourcils, il ne dit mot. Il semble indifférent à tout, plongé dans une méditation morose… ou une absence de pensée. La fille, la figure trouée de piercings, tient dans des mains pas très nettes au vernis écaillé une "mitraillette". Je la regarde, fascinée et admirative car elle parvient à manger avec appétit, sans salir sa veste, ce qui déborde de cette chose extraordinaire, véritable corne d'abondance de la mal bouffe dont l’odeur forte a envahi tout le compartiment et où je distingue des bouts de viande, des frites, du ketchup, une feuille de salade fripée, des rognures d’oignon. Le garçon ne mange pas. Peut-être que de voir du coin de l'œil ce qu'engouffre sa compagne, il a déjà soupé ?
Récemment, de passage en métro par la gare du Midi, j’ai aperçu, couché de tout son long, devant une rangée de sièges, un homme aux cheveux tout blancs. Quelques malabars avec au dos de la veste la mention : contrôle des tickets, se sont approchés de lui. L’un d’eux a shooté dans ses chaussures et tous de crier : allez, ouste, debout ! Mais l’homme restait plongé dans son sommeil alcoolique ou dans son coma, comment le savoir. Alors l’un des intervenants a tapé dans ses mains, comme on fait pour chasser une bête malfaisante, un rat peut-être. Puis le train a démarré, emportant sa cargaison de voyageurs, pour la plupart indifférents à la scène.
Pour ma part, cela m’a rappelé une autre scène, surprise un jour, boulevard Anspach, lorsque deux agents de police ont houspillé une mendiante, lui ordonnant d’aller faire ça ailleurs, de préférence dans son pays. Pour en revenir au malheureux prostré sur le sol, gare du Midi, il pouvait être un des ces alcoolos qui s’écroulent n’importe où quand ils ont fait le plein. Les préposés de la STIB ont l’habitude d’en trouver, cuvant ici ou là et ils s’emploient à les chasser. C’est vrai qu’on se tronche dans le métro et il m’est arrivé de rester pantoise devant un homme âgé lampant l’oubli au goulot d’une bouteille de vin rouge de deux litres. Quoi qu’il en soit, cette vision à la fois de déchéance et de brutalité, surprise au passage, était dure à supporter.
MARCELLE DUMONT