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La Belgique ne tarda pas à reconnaître en Verhaeren son plus grand poète lyrique, suivie de l'Europe, par le canal du Mercure de France. On a dit de lui qu'il était un « grand Barbare doux », et le mot est aussi joli que juste.
On l'a appelé aussi « le Victor Hugo du Nord », et c'est déjà beaucoup moins acceptable. Le rattacher à un autre poète ou même à une école (il a traversé le symbolisme comme un bateau traverse un chenal) serait injuste et absurde.
En 1907 déjà, Bazalgette, qui fut le premier à écrire sur lui, disait : «Verhaeren ne procède de personne. » Et c'est vrai, il est seul, comme le vent, comme la mer, comme l'arbre, comme ces forces de la nature auxquelles il a pour toujours donné une voix. Il a une vue juste et profondément fraternelle des êtres et des choses, et en même temps comme agrandie, infiniment, par les effets harmoniques de ses adverbes sauvages.
Le poète fermé au monde
Émile Verhaeren est né à Saint-Amand, sur les bords de l'Escaut. C'est là que, jusqu'à l'âge de douze ans, « il joue avec le vent, cause avec le nuage », entre un père retiré des affaires (il était drapier à Bruxelles), une mère douce et attentive, et le frère de celle-ci, dont l'huilerie voisine crachait ses fumées sur l'Escaut. Après deux ans passés à l'institut Saint-Louis de Bruxelles, il entre, à quatorze ans, au collège Sainte-Barbe de Gand, cette pépinière de poètes flamands d'expression française. Ses études achevées, il vint partager pendant un an le bureau de l'oncle. Puis il partit pour l'université de Louvain et, en 1881, pour Bruxelles, où il s'inscrivit comme avocat stagiaire. Edmond Picard eut tôt fait de lui indiquer la voie de la poésie dans laquelle déjà Verhaeren ne demandait qu'à s'engager. De 1883, date de parution du premier recueil Les Flamandes , jusqu'à sa mort brutale, en gare de Rouen, Verhaeren publia une trentaine de recueils parmi lesquels, alternant l'épopée et le lyrisme, ouvrant le chemin du monde moderne aux hommes les plus déshérités, mais sachant aussi dire à voix basse l'humble amour du foyer (il avait épousé Marthe Massin en 1891), se retrouve, intact, généreux et naïf, un romantisme socialiste plus pur et plus profond qu'on ne l'a dit. Sa patrie l'appréciait et, académicien, il donna des conférences en Allemagne, en Suisse, même en Russie.
Tout avait commencé dans le malentendu. L'apparition des Flamandes , en 1883, fit scandale. Devant la levée de boucliers des bonnes âmes plus éprises de confort moral que de poésie, il ne se trouva que trois défenseurs : Edmond Picard, Albert Giraud, d'une manière plus réservée, et Camille Lemonnier, qui
venait de publier Un mâle , pour plaider la défense du jeune poète. Déjà, le naturalisme se disposait à fêter un nouveau disciple. Mais, dès 1886, Verhaeren publie Les Moines . A la sensibilité lourde succède le mysticisme le plus évident. Pour comprendre cette démarche, sans doute faut-il conjuguer la
connaissance des caractères les plus secrets de la poésie et de la Flandre.
D'ailleurs, tout s'explique mieux si l'on sait que Verhaeren enfant se rendait souvent au cloître des Bernardins de Bornhem, aux portes de Saint-Amand, et qu'au moment d'écrire ses Moines il se retira pendant trois semaines au monastère de Forges, près de Chimay. Que se passa-t-il ensuite ? Le poète se ferme au monde et publie coup sur coup ses trois livres les plus noirs : Les Soirs (1887), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1890). La mort rôde au long de ces recueils, et il semble que la folie, née d'un désespoir aussi vaste que vrai, veuille trouver en Verhaeren un chantre lucide. Les dates aussi jouent un rôle. L'époque moins spectaculairement révolutionnaire que la fin du XVIIIe siècle est d'une importance historique énorme. Une certaine idée de l'homme change véritablement de sens au profit d'une certaine idée de masse. Ce n'est certes pas un hasard si des hommes aussi différents que Louis II, le premier Wittelsbach régnant, et Nietzsche, et Van Gogh furent, pour ainsi dire ensemble, touchés de l'aile de la folie, et tous trois si tragiquement. Poète plus sensible que d'autres aux souffles du dehors, Verhaeren fut alors soumis à ce grand vent fou de l'époque. S'il fut préservé, c'est sans doute parce que, n'étant pas encore allé au fond de lui-même, il ne pouvait céder à ce vertige sans se trahir.
Le poète ouvert au monde
Verhaeren s'ouvre alors au monde. Il assume les changements, voit mourir les campagnes et naître non plus la cité mais la Ville. Il fait alors ce que les poètes ont fait de tout temps : il va aimer ce monde qui se forge devant lui, et il va l'aimer assez pour en extraire une beauté, redoutable sans doute mais réelle, qu'il exaltera. C'est la longue suite des grandes oeuvres : Les Apparus dans mes chemins (1891), Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villages illusoires (1894), Les Villes tentaculaires (1895).
Il parvient même un peu plus tard à traduire ce monde nouveau devant lequel il a d'abord tremblé avec un accent de plénitude qu'il ne connaissait pas encore : Les Visages de la vie (1899), Les Forces tumultueuses (1902), Toute la Flandre (1904), La Multiple Splendeur (1906). Entre-temps, comme un repos entre deux tâches gigantesques, il a su donner à l'amour intime quelques-uns de ses plus beaux chants : Les Heures claires (1896) et Les Heures d'après-midi (1905). Il poursuit dans la voie ainsi tracée, et Les Rythmes souverains (1910) seront séparés des Blés mouvants (1912) par l'admirable musique de chambre des Heures du soir (1911). C'est curieusement dans le théâtre, un théâtre très poétique, qu'il lui arrive de traquer encore ses démons personnels : Le Cloître en 1900, Philippe II en 1904 et Hélène de Sparte en 1908. On y retrouve le climat et comme l'écho des peurs d'autrefois. Partout ailleurs, le poète, en s'ouvrant au monde, a dominé son angoisse, dit son amour et peint, en Flamand qu'il était, cet univers mouvant, changeant et volontaire.
Verhaeren, certes, fut souvent loué, parfois même compris, et quelquefois injustement méprisé. Du « grand Barbare doux » certains n'ont voulu retenir que le « Barbare ». Il n'appartient à aucune école. Enfin, ce romantisme socialiste auquel généreusement il rêvait a fait place à des réalités plus rudes. Verhaeren est l'un des rares grands poètes d'expression française à ne survivre que dans les anthologies. Les oeuvres elles-mêmes, aujourd'hui dispersées dans les bibliothèques et les greniers, ne sont plus accessibles.
De sorte que l'on assiste à l'évolution d'un monde que le poète vit naître et dont il traduisit la naissance avec une fougue et un talent comparables à ceux d'un Walt Whitman sans pouvoir s'y référer.
Dans son essai « Art et scolastique » (1920), Jacques Maritain, lié avec de nombreux peintres modernes, en particulier Rouault et Chagall, Maritain essaya très tôt d'édifier une philosophie de l' art sur les principes du thomisme. Exposées ici dans un style savant et ardu, très "scolastique", ces théories restent néanmoins étroitement liées aux débats particuliers de l'époque; elles veulent avant tout dénoncer mais aussi comprendre cette recherche de la "gratuité", du "désintéressement", qui était la grande revendication de nombreux milieux artistiques des années vingt. Avec "Art et scolastique", l'auteur ne donne pas, au sens propre du mot, une esthétique, mais plutôt une "poétique". Son point de départ n'est pas le sentiment du Beau, mais la notion de l' Agir, qui à la fois procède de l' intelligence et se distingue du pur connaître, et aussi la réalité de l' art, qui se distingue du pur Agir comme une vertu dont la fin est de bien faire son oeuvre. Ici, l'art est surtout envisagé comme une activité spécifique, possédant ses lois propres, dans ses conflits possibles avec les règles de la moralité, dans ses analogies aussi avec l'ordre spirituel. Mais Maritain défend résolument l' art de toute soumission intrinsèque à la morale et aux fins spirituelles: "L' art, dit-il, apparaît comme quelque chose d'étranger en lui-même à la ligne du bien humain, presque comme quelque chose d'inhumain, et dont les exigences cependant sont absolues". Il n'en reste pas moins que la marque humaine, celle des mains mais aussi celle de l' âme, est imprégnée sur l'oeuvre d' art. "L'oeuvre chrétienne veut l' artiste saint, en tant qu'homme".
Dans "Frontières de la poésie", Maritain devait poursuivre sa recherche à la fois dans un sens plus métaphysique (comparaison entre l'idée créatrice chez l'homme et chez Dieu) et avec plus d'attention pour les problèmes esthétiques concrets. Il fait d'abord une distinction importante entre Poésie et Art. Apparentée à la métaphysique et à la mystique, la poésie est comme une saisie imparfaite, au coeur même des apparences, de la marque divine empreinte sur toutes choses. L' art, au contraire, est essentiellement création et n'obéit qu'aux lois de sa création même. C'est ainsi qu'il a été conduit à revendiquer une liberté totale; il ne veut être attentif qu'à ses règles propres; il ne tient plus compte de l'homme. Mais il se refuse ainsi à la poésie, il devient stérile et inhumain. S'il est sans doute absurde de vouloir subordonner l' esthétique à l' éthique, il reste cependant que l'homme artiste relève pareillement de l'une et de l'autre. Son oeuvre n'a rien à voir avec la morale mais lui-même est sujet de la morale. D'une certaine manière l'artiste vaudra ce que vaut l'homme: si la "pointe active de l' âme", l' instinct supérieur, n'est pas ému par les réalités les plus hautes, la mesure même de la raison reste mesquine. Elle est exclue des profondeurs d'en haut et d'en bas et elle préfère bientôt les méconnaître. L'ouvrage contient également une série remarquable de notes brèves, sous le titre de "Dialogues" (en particulier sur Dostoïevski et Gide), trois études sur Rouault, Severini et Chagall et "La clef des chants", essai sur la musique moderne à propos de Stravinsky, Satie et Lourié. Maritain est encore revenu sur le problème du rapport entre le spirituel et le poétique dans sa "Réponse à Jean Cocteau".
Des conditions dans lesquelles furent publiées ces sept sections de l'oeuvre définitive, retenons essentiellement le souci manifesté très tôt par Proust que le roman formât une unité bien structurée et close, ainsi que les difficultés qu'il éprouva à concevoir les ruptures que supposait cette partition en sept volumes. Difficultés dues au fait que Proust souhaitait que chacun d'eux présentât une certaine autonomie. Ce qui frappe d'autre part c'est le considérable élargissement de la perspective entre la conception initiale du roman (soumise essentiellement à l'opposition temps perdu / temps retrouvé) et le résultat final. Dans l'intervalle se seront produits de multiples remaniements et de considérables ajouts qui auront eu pour conséquence d'enrichir toujours davantage cette immense fresque, sans que Proust abandonne jamais l'idée d'un achèvement de l'oeuvre, que la mort seule ne lui a pas permis de mener à terme.
Ce roman se présente sous la forme d'une autobiographie fictive où le narrateur évoque les différentes étapes, parfois analysées dans le plus grand détail, de ce que fut sa formation, envisagée essentiellement comme le chemin, entrecoupé de multiples voies de traverse, d'une vie qui l'a finalement mené à l'écriture sans qu'il prît vraiment conscience, dans les moments où il la vivait, de cet inéluctable destin. Celle-ci prend pourtant racine dans la plus tendre enfance, laquelle constitue le cadre du premier volume.
Du côté de chez Swann. Pour le narrateur, l'apprentissage commence par la découverte d'un monde clos et recelant déjà tous les germes de ses observations à venir: Combray. Une légère fêlure dans les rapports du jeune enfant avec sa mère (le traditionnel baiser du soir une fois refusé) devient la source d'une angoisse en quelque sorte matricielle. Tout est initiation dans cette première section: l'univers est divisé en deux côtés séparés présentant chacun une combinaison thématique propre. Du "côté de chez Swann" se situe le désir (pour Gilberte) et la prise de conscience de l'existence du mal, le "côté de Guermantes" révélant quant à lui toute la force de l'envie de prestige. L'enfant découvre la lecture (George Sand et Bergotte) et rêve sur les noms propres. Les impressions résurgentes de ce premier volume (c'est grâce à la saveur d'une madeleine trempée dans le thé que l'adulte les retrouve) sont déjà largement nourries des réflexions postérieures du narrateur et de l'écrivain lui-même. Ce premier tome comporte, seule partie du roman écrite à la troisième personne, la longue narration d'une passion vécue, bien avant la naissance du narrateur, par un voisin de Combray, Charles Swann. La rencontre d'Odette donnera à cette figure en vue du Faubourg Saint-Germain l'occasion d'expérimenter douloureusement les débordements d'une jalousie en laquelle se concentrera bientôt tout son amour. Il découvrira du même coup le milieu bourgeois du "clan" Verdurin et trouvera une consolation à entendre une "petite phrase" de la sonate de Vinteuil.
Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, nous retrouvons le narrateur adolescent fréquentant chez les Swann. Odette, que Swann a fini par épouser et dont l'élégance raffinée fascine le jeune homme, offre la possibilité à celui-ci, en l'invitant dans son salon, de rencontrer l'écrivain Bergotte. Il découvre également, au théâtre, la Berma, comédienne de grand talent. Dans ces deux cas sa déception initiale fait place, après mutation, à une profonde admiration. Il éprouve pour Gilberte, la fille de Swann, son premier grand amour bientôt suivi du chagrin d'une rupture dont il prend l'initiative. Les "jeunes filles" du titre, c'est à Balbec (lieu de villégiature sur la côte normande) que le narrateur les remarque. Au Grand Hôtel il fait la connaissance de Mme de Villeparisis et de son neveu Robert de Saint-Loup. Le baron de Charlus, oncle du précédent, croise également dans les parages. Deux rencontres se révéleront particulièrement marquantes pour la suite du roman: celle du peintre Elstir, auquel le narrateur doit une certaine initiation esthétique, et celle d'Albertine qu'il différencie progressivement de l'essaim où elle se fondait tout d'abord.
La carrière mondaine du jeune homme prend son essor dans le Côté de Guermantes. Avant d'être admis dans ce saint des saints qu'est le salon de la duchesse de Guermantes, à laquelle Saint-Loup refuse de le présenter, il devra apprendre les règles du "monde" chez Mme de Villeparisis. Mais ce milieu, surtout caractérisé par son insignifiance, ne lui apporte qu'une déception chronique. Tout à ses préoccupations arrivistes, il est soudain confronté à la mort d'un être cher: sa grand-mère. La douleur qu'il éprouve, quoique réelle, n'est pas aussi intense qu'il l'aurait cru. Il revoit Albertine, qui lui accorde le baiser qu'elle lui refusait à Balbec.
Sodome et Gomorrhe s'ouvre sur une longue scène amoureuse entre Charlus et le giletier Jupien, suivie d'une dissertation sur l'homosexualité. Les anomalies de comportement du baron s'expliquent désormais. Lors d'une soirée chez la princesse de Guermantes, les conversations se concentrent sur l'affaire Dreyfus: il y est surtout question des remous et regroupements stratégiques que cet événement provoque dans les milieux mondains. Les rapports du narrateur avec Albertine deviennent de plus en plus étroits et, pendant un second séjour à Balbec en sa compagnie, il commence à la soupçonner d'être lesbienne. Il découvre le "clan" Verdurin que fréquentent également Charlus et son nouveau "protégé", le jeune musicien Morel.
La Prisonnière. Il s'apprête à rompre avec Albertine mais, subitement sûr de ses attirances gomorrhéennes, il décide de rentrer avec elle à Paris et parvient à la résoudre à la vie commune chez lui. Cette claustration à deux tourne cependant très vite au cauchemar: les pressions inquisitoriales du jeune homme, en proie à une succession de plus en plus effrénée de périodes d'apaisement et de torture ("les feux tournants de la jalousie"), se heurtent à la duplicité experte d'Albertine. Pendant une soirée chez les Verdurin il entend, profondément bouleversé, le septuor de Vinteuil. Il décide de rompre avec son amie, désespérant de pouvoir jamais la "posséder" vraiment.
Albertine disparue. Mais un matin au réveil, il apprend, "le souffle coupé", que celle-ci l'a quitté. Il reçoit peu à peu la nouvelle de sa mort. Commence pour lui un long travail de deuil où sa blessure, maintes fois ravivée par la confirmation qu'il acquiert des moeurs de la jeune femme, se cicatrise progressivement. Il voyage, se rend à Venise, et finit par considérer son histoire avec Albertine comme celle d'un autre.
Le Temps retrouvé. Bien des années plus tard, à Tansonville, lieu de son enfance, le narrateur découvre que les deux "côtés" de Guermantes et de chez Swann se rejoignent en fait, comme ont fini par se rejoindre dans le mariage Gilberte et Saint-Loup. La lecture du Journal des Goncourt et deux séjours qu'il fait à Paris pendant la guerre de 1914-1918 lui fournissent de quoi alimenter de longues et fécondes réflexions. Dans cette atmosphère de fin du monde chacun tient à se prononcer sur les hostilités. Les Verdurin répètent les communiqués de l'état-major, Charlus ne craint pas d'affirmer sa germanophilie et Saint-Loup s'engage héroïquement au combat, où il sera tué. Il sera donné au narrateur d'observer encore, dans cette sorte de Pompéi en sursis qu'est devenu Paris, le baron qui se fait fouetter, enchaîné, dans une chambre de l'hôtel de passe tenu par Jupien. Alors qu'il est invité à une matinée donnée par la princesse de Guermantes, trois événements anodins (il trébuche contre des pavés inégaux, entend un bruit de cuiller et se frotte à une serviette empesée) provoquent en lui, comme jadis la saveur de la madeleine, la même involontaire résurgence de souvenirs. Il découvre la supériorité de l'art sur la vie et considère qu'en celui-ci réside la seule possibilité de récupérer le temps perdu. Le "bal de têtes" auquel il assiste ensuite, galerie hallucinante des figures, maintenant décrépites, qu'il a connues jadis, lui apprend qu'il n'est plus temps désormais de différer davantage le passage à l'écriture: son livre sera comme une "cathédrale", comme les Mémoires de Saint-Simon ou les Mille et Une Nuits de son époque.
Aux yeux de qui a trop attendu de l'extérieur, la vie ne peut apparaître que décevante et arrive un moment où semblable désappointement fait éprouver à certains le besoin de la réviser, de la prendre en écharpe dans un geste qui sera à la fois d'exhibition, de protection, d'aide et de réparation. Ils peuvent trouver dans cette motivation inaugurale la voie qui mène à l'écriture. Et c'est un tel projet que forme Proust, une telle envie de démonstration qu'il a en tête lorsqu'il s'embarque vers 1908-1909 dans une aventure dont il ne sait pas trop, ou sait trop bien, où elle va le conduire. Désir de prouver que l'écriture recèle la puissance de collecter l'essentiel de ce qu'un être aura vécu pour l'assembler harmonieusement en un seul texte en mettant au point un dispositif qui comprendra deux temps essentiels: celui du déploiement et celui de la récapitulation. Déploiement de l'infinie variété des circonstances où la "jouissance directe" fut sans lendemain et récapitulation de cette expérience en gerbes dont chacune contiendra des occurrences de même famille, afin d'arriver à la racine des impressions pour les rendre définitivement tangibles et source d'une satisfaction plus profonde et plus durable.
On comprend dans ces conditions que la visée ne soit plus d'action, mais d'approfondissement, et que l'objectif ne soit plus situé à l'extérieur mais dans le monde interne des sensations restées obscures parce que trop rarement explorées, monde pour lequel la réalité visible forme cependant un détour nécessaire. La fonction de la littérature selon l'être proustien réside dans cette densification de la vie, rendue d'autant plus "digne d'être vécue", affirme le narrateur, "qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre". Ce livre, pour le futur entrepreneur d'une telle reconstruction, est évoqué à l'aide de diverses images: d'abord, logiquement architecturale, celle de la cathédrale, puis plus modestement artisanale, celle de la robe, et enfin, plus prosaïquement culinaire, celle du boeuf mode. Cela pour dire que cette oeuvre évoque le souci d'une certaine spiritualité (l'écriture comme une prière quotidienne), celui aussi de la parade, nécessaire transmutation esthétique, à vocation défensive, de la réalité humaine et celui enfin de la façon dont elle sera ingérée par le lecteur, qui doit être "nourri" tout en éprouvant du plaisir et qui constituera ici une préoccupation primordiale.
Car un tel roman ne pourra trouver son véritable accomplissement que s'il a su répondre pleinement à son objectif affiché d'être un legs. Ce désir de transmettre constitue la dimension essentielle dans laquelle doivent être lues ses innombrables références, littéraires, picturales et surtout musicales: fréquentation d'oeuvres dont le narrateur dit qu'elles lui ont donné "une valeur d'éternité, hélas! momentanément", et qu'il aurait voulu léguer celle-ci à ceux [qu'il aurait] pu enrichir de [son] trésor". Du sommeil (comme symbole paradoxal de l'engagement obtus dans le réel mais aussi de capacités qu'il est toujours possible de réactiver) à la somme (combinaison, suffisamment ordonnée pour être partagée, de ce qu'un être aura pu engranger de joie prise aux réalisations esthétiques d'autrui), voilà qui pourrait peut-être caractériser le long cheminement de ce roman. Pour cela, un véritable travail d'extraction se révèle nécessaire: "Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux."
Parmi les minerais ramenés à la surface, la musique occupe une place prépondérante, parce que les traces essentielles de l'existence y sont en quelque sorte inscrites comme des fossiles, et qu'elle possède, véritable mémoire, la vertu d'en retracer l'histoire. Elle est le véhicule grâce auquel la profondeur peut être atteinte et donner ainsi tout leur sens aux événements d'une vie. C'est dans l'interrogation qu'elle fait entendre que le narrateur puise la ressource de comprendre, par exemple, que toutes ses amours précédentes n'auront été que de "minces et timides essais" avant sa grande passion pour Albertine, en laquelle se concentre ("comme une incision en pleine chair") tout ce qu'il est capable d'accomplir sur ce terrain. C'est par l'intermédiaire de la musique, véritable "retour à l'inanalysé", que peut nous être révélé "tout ce résidu que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes", et qui ne peut être communiqué à autrui que par un travail de transmutation artistique. Elle détient la ressource de donner toute sa puissance à l'"appel" que le narrateur aura entendu sous diverses formes dans son existence, chaque fois comme le signe qu'existe une possibilité de compensation à toutes ses souffrances. Grâce à elle, il découvre aussi que de semblables créations, qui recèlent comme "un corps à corps d'énergies", ne sont possibles que parce qu'elles font contraste avec le monde environnant, avec toute la fadeur et l'insignifiance des êtres dont la "vulgaire allégorie" constitue cependant un élément révélateur indispensable. Ce n'est que contenus dans une "gaine de vices" que la vertu, le talent, voire le génie peuvent se manifester. De ce point de vue tous les éléments, même les plus "impurs", d'un parcours, trouvent leur utilité, en ce qu'ils ont représenté d'indispensables étapes pour aboutir à l'oeuvre en laquelle il devient ainsi légitime qu'ils soient relatés, dès lors que cette oeuvre est un roman. Le travail de la signification se forge à partir du prosaïque, c'est en lui qu'elle puise la solidité de son enracinement. Et ce n'est pas un hasard si le narrateur a connu sa plus grande émotion esthétique au beau milieu du salon Verdurin, malgré sa médiocrité, les diverses manifestations de futilité de ceux qui le fréquentent, l'hystérie de la "Patronne", etc. Ce furent là les ingrédients nécessaires, les circonstances indispensables à cette joie sans nom qu'il éprouva, puisque c'est précisément grâce aux subtiles "conjugaisons" qu'elles permirent qu'il a pu entendre le septuor de Vinteuil.
D'une certaine façon, quel est le lecteur un peu conséquent de Proust qui ne finit pas par reconnaître le salon Verdurin ou autres lieux proustiens qu'il héberge peu ou prou en lui-même? "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même." D'où l'insatisfaction de l'écrivain lorsque certains l'appellent "fouilleur de détails" après avoir lu ses premiers textes. Alors qu'il cherchait avant tout à élaborer les "grandes lois" (de la mondanité, de l'amour, de l'art) qui président à sa présence au monde en tant qu'être singulier, Proust n'en inaugure pas moins cette "esthétique du détail" qui s'épanouira au XXe siècle, c'est-à-dire cette technique d'écriture qui consiste à décrire les réalités les plus quotidiennes dans une langue d'une grande perfection formelle et qui tire toute sa valeur de décliner avec le plus de précisions possible les caractéristiques d'une perception unique. Celle-ci peut se donner à lire en particulier dans le vaste tissu de métaphores qui sera progressivement élaboré par l'écrivain pour approcher au plus près de ce qu'il observe, comme une sorte de nasse dans laquelle il enserre les éléments de l'expérience accumulée, en résistant à la facilité de l'image toute faite: "La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport [...], et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style." La survenue et la sélection des images sont comme la signature de l'être. C'est la "différence qualitative" obtenue par la tension toujours maintenue au plus vif entre les pôles opposés d'une très longue série où s'attirent et se repoussent à la fois, pour se rejoindre parfois, l'objectif et le subjectif, le masculin et le féminin, le noble et l'ignoble, le rêve et le réel, les ténèbres et la lumière, l'angoisse et "l'espérance mystique", la mort spirituelle et la possibilité d'une renaissance.
L'écriture proustienne tire son énergie de ces oppositions énoncées sans manichéisme comme les données d'une expérience, comme un viatique offert à qui veut en "prendre de la graine": "Cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine..."Pour devenir écrivain, le narrateur aura dû surmonter la longue "procrastination" dans laquelle son engagement trop brûlant dans le monde, sa recherche avide de possessions, son refus crispé de préserver la part du mystère l'auront tenu enfermé. Il lui aura fallu accepter la résistance des êtres et des choses à toute tentative d'annexion, laquelle ne pourrait d'ailleurs qu'aboutir à une aliénation réciproque, comme le lui aura démontré sa vie commune avec Albertine qu'il aura lui-même contribué, par les exigences vampiriques dont il aura fait preuve avec elle, à transformer en "être de fuite". Son écriture, loin de s'en trouver stérilisée comme le furent ses tentatives d'intervention et d'intrusion dans la vie d'autrui, va pouvoir désormais s'alimenter de l'ouverture à toutes les formes enfin admises de l'altérité. Le texte proustien regorge de toutes les manifestations de ces débordements, de ces échappées, eu égard aux limites étroites du moi. L'oeuvre doit viser à en exprimer la richesse, la vertu fécondante. Les signes majeurs que constituèrent pour l'écrivain tous ces noms propres qui lui offrirent un accès à l'inouï, une rupture dans les habitudes (Guermantes, Gilberte, Albertine, Saint-Loup, Charlus, Balbec, Verdurin, etc.), lui auront permis d'élaborer sa palette, grâce aux changements de régime qu'ils auront instaurés dans sa vie. Son oeuvre ne sera donc que l'une des partitions possibles par lesquelles on peut interpréter le monde, et trouvera sa place parmi toutes celles qui furent ou seront extraites du "clavier incommensurable". Le lecteur sera ainsi à même de vérifier que "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature".
Robert Paul a dédié ce réseau Arts et Lettres à Max Elskamp.
D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau
Suit une brève biographie d'Elskamp.
Max Elskamp est né le 5 mai 1862 à Anvers, non loin de l'église Saint-Paul. A cette époque, la ville possédait encore toute sa noblesse flamande, marchande et maritime. Les anciens quartiers, aux ruelles étroites et, tour à tour, grouillantes et silencieuses, firent sur l'enfant une impression profonde. Toute son oeuvre sera pénétrée de l'odeur sauvage du fleuve, où de grands coups de vent jetaient la senteur du goudron et des cargaisons, et les notes rauques des sirènes. Ses yeux s'étaient ouverts sur les bassins aux mâtures nombreuses, les écluses, les embarcadères et leurs pilotis, les magasins d'épices rares et exotiques, les marins aux parlers rudes et divers, les allées et venues des débardeurs et des filles, les voiliers aux noms touchants et magnifiques et les petites gens du quartier. Tout enfant encore, Max Elskamp suivra ses parents dans une maison neuve, au boulevard Léopold, dans un quartier neuf, lui aussi, et patricie, comme on disait alors. Mais ce vaste et magnifique hôtel, où pourtant devait s'écouler sa vie, occupera moins sa pensée que le décor de ses premières années. Jeune garçon, il était invinciblement attiré par le port et y passait toutes ses heures de liberté.
Son père avait été banquier; artiste de goût, il menait son fils au Musée et lui montrait une admirable collection de primitifs. Sa mère, rêveuse et mystique, atteinte d'une maladie mystérieuse, lui apprenait à éviter de faire souffrir. C'est d'elle qu'il tint en horreur, qu'il gardera toute sa vie, de la force brutale, son attention aux choses les plus humbles, sa curiosité de leur sens caché, et une sensibilité très subtile et très discrète, une sensibilité de solitaire. Max Elskamp doit à son père le sens de la beauté des images, de la ligne et de la couleur, et une dignité de grand seigneur timide. L'hérédité nordique, du côté paternel, s'alliait en lui à l'hérédité française et wallonne que lui avait transmise sa mère. Les vacances d'été dans la campagne wallonne au sein d'une famille joyeuse alternaient pour lui avec le séjour rêveur et solitaire, près du grand port flamand.
Elskamp fit quelques voyages. Il connut le métier des marins et des bateliers. Il s'intéressa à tous les anciens artisanats aux traditions séculaires. Le nom des objets et des outils, leur forme parfaite par l'usage, les gestes et les tableaux et les chansons de l'humble vie populaire, il recueillit tout dans sa mémoire et dans son coeur. Il reçut ainsi la leçon de l'apparence et de la vie profonde des choses, et l'intuition prolongeait l'étude.
Comme tant de fils de famille riche, à l'époque, il fit des études de droit. Mais il ne s'intéressa guère au barreau et le quitta après très peu de temps. Il éprouva un grand et pur amour pour une jeune fille qu'un autre épousa et emmena en Egypte. Il ne se consola jamais de l'avoir perdue. Ce furent des années vraiment désolées. Il se rapprochera davantage de son père et ce fut entre eux une admirable amitié. Sa mère mourut, puis, tragiquement, sa soeur. Lorsqu'en 1911, son père mourut, il sembla qu'il n'avait plus qu'à songer à la mort. Lui-même était malade et croyait qu'il ne guérirait plus.
Il avait écrit des poèmes qui furent publiés d'abord en plaquettes et en livres de haut luxe. Il en surveillait attentivement la typographie. Il les agrémentait de gravures qu'il taillait dans le bois selon les modes des anciens imagiers. Ils furent réunis en un volume qui parut au Mercure de France en 1898, sous le titre de "La Louange de la Vie" (Brève présentation suivra) . Ce volume comprend "Dominical", Salutations dont d'angéliques", "En symbole vers l'apostolat", Six Chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre" (Texte intégral suivra). La même année parut encore un recueil: "Enluminures" (Brève présentationsuivra).
Le poète se tut alors. Il s'était épris de folklore et rassemblait d'importantes collections. Les instruments qui ont servi à étudier les astres ou à mesurer le temps l'intéressaient particulièrement: horloges, gnomons, sextants, astrolabes, etc. Il s'en procura de toutes provenances, fit à leur propos des calculs et des études. Il semblait s'être fait dans sa solitude une manière de quiétude: ce n'était peut-être qu'une forme du renoncement. Quelque chose d'obscur le détournait de la littérature. On put croire alors que l'oeuvre du poète était terminée. Il se livrait à des recherches de technique et de science.
Ce fut la guerre de 1914, et l'exode vers la Hollande des civils qui voulaient éviter les horreurs de l'occupation allemande. Max Elskamp s'en fut par les routes à Berg-op-Zoom. Il y mena la vie misérable des réfugiés en exil. Sa dépression morale fut extrême et sa faiblesse inquiétante. En 1915, Henry van de Velde (voir le très précieux hommage qu'il rendit au poète), son plus ancien et son plus fidèle ami, parvint à le décider à rentrer à Anvers. Max y retrouvera sa maison abandonnée et le silence qu'il aimait. Il reprit ses occupations coutumières. Il se remit à la recherche et à l'étude des témoins émouvants de la vie populaire. Les souvenirs, belles images, occupaient de leur douceur ou de leur peine ses insomnies. Il se remit à graver le bois et à écrire des poèmes. La guerre prit fin. Ses journées se suivaient dans leur régularité et leur monotonie: mêmes occupations, entretiens avec quelques intimes, promenades avec la même amie, son "Accoutumée", comme il disait.
Après la période de la prostration, du silence et de l'exil - c'est ainsi qu'il la désignait lui- même - vint une période de production intense, de 1920 à 1924. Un premier recueil: "Sous les tentes de l'exode" (1921) (Brève présentation suivra), nous apporte le témoignage d'une sensibilité émue par les événements. Puis ce furent les "Chansons désabusées" (Brève présentation suivra) et "Maya" (Brève présentation suivra), --- (Texte intégralsuivra) où revivaient ses souvenirs d'amour et les anciens thèmes de sa rêverie (1922). En 1923, les "Délectations moroses" nous rappellent ses hantises et sa longue peine. "La Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégralsuivra) évoque de la façon la plus émouvante ce qu'il a le plus profondément aimé: les siens et le vieux quartier de ses premières années. En 1923 encore, "Les Sept Notre-Dame des plus beaux Métiers", le plus bel album de ses oeuvres xylographiques. En 1924, les deux derniers recueils qui parurent sous son contrôle: "Aegri Somnia" (Brève présentationsuivra) et "Remembrances".
Mais la maladie était venue, l'affreuse maladie et des obsessions terribles. La cloison s'était rompue entre l'univers et la vie intérieure. On a parlé de démence, d'accès de fureur et d'heures de dépression. Le poète est mort le 10 décembre 1931.
Il laissait quelques recueils de poèmes inédits. On en a publié la partie la plus importante et sans doute la plus belle: "Les Fleurs vertes", "Les Joies blondes", deux recueils qui parurent en 1934. Mais d'autres recueils demeurent inédits, dont il faut convenir qu'ils présentent des répétitions, des incohérences ou des traces de défaillance.
Familier de toutes les images chrétiennes, Max Elskamp ne fut pas catholique. "Religion vague et invoulue, dit-il, car je ne crois pas." Mais s'il fuyait les dogmes, il était pourtant "l'être le plus religieux" (Jean de Bosschère nous l'assure). Sa piété pour les choses et pour les hommes simples qui révèlent, sans le savoir, par des signes, ce qu'il y a d'essentiel en eux, suit des routes pour ainsi dire franciscaines et le mène à la mystique populaire. Dans l'évocation des croyances et des rites, "résonne la hantise mystique". Sa curiosité et le besoin de pénétrer plus profondément dans la compréhension de l'être et de sa solitude le conduiront à une sorte de bouddhisme qui n'était pas le bouddhisme et où il alliait deux sensibilités, la flamande qu'il s'était formée dans la solitude, et la chinoise qu'il avait rêvée; mystique de douceur, de silence et de paix. Mais sa pensée ne put s'y arrêter. Il était obsédé par des spéculations dont on ne trouve l'expression que dans sa correspondance. Il poursuivait, dans son absolu, le mystère de l'Etre, de l'Unité, du Temps et de l'Eternité. Ses dernières années lui apportèrent une douloureuse féerie pleine de persécutions, qui n'étaient pas toutes imaginaires.
Il vivait au plus haut de sa vaste et belle demeure, remplie de curiosités et d'oeuvres d'art. La chambre qu'il habitait était, tour à tour, la cellule monastique d'un fervent lecteur de l'"Imitation de Jésus-Christ", et l'atelier d'un artiste féru de la scrupuleuse perfection de l'artisan des anciens métiers. Sorte de moine laïc, préoccupé d'astronomie et de pensées secrètes. De là-haut, comme d'une tour, dans sa rêverie, ses confusions et ses clartés, "il était l'homme le plus vivant d'Anvers,, il était l'âme même d'Anvers, son honneur et sa légende". Il fuyait le contact des négociants et des grands armateurs. Solitaire et comme regardant au plus profond de soi-même, c'était la ville en lui en tout ce qu'elle a de durable et de meilleur, dans les joies et les douleurs, dans les prières et les chansons du peuple.
Cette vie d'Anvers, il nous la lègue dans son oeuvre, comme il fait revivre le quartier où il passa son enfance. "La rue Saint-Paul où je suis né, rue de consulats, maritime, joignant l'Escaut. Notre maison se trouvait pour ainsi dire enclavée dans l'église Saint-Paul, et mon enfance s'est passée sous les cloches, au milieu des corneilles et tout contre un horrifique calvaire en grès et cendrée, chef-d'oeuvre d'un sacristain en délire, où l'on voyait, entre les barres de fer, Christ au tombeau et dans de grandes et terribles flammes rouges, brûler sans fin les âmes du Purgatoire. En août passaient chez nous les baleines, les géants des Ommegancks flamands; et les hivers, si près du fleuve, les nuits d'hiver surtout étaient affreuses et trop emplies de bruit du vent, des glaces et de la marée. . ." Toute la vie véritable de sa vieille ville flamande, nous la retrouvons partout dans ses livres, mêlée à sa pensée, et site de ses souvenirs, particulièrement dans sa "Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégral suivra) --- (Brève présentation suivra), où il nous a parlé de lui et des siens de la façon la plus émouvante.
Les premiers recueils de Max Elskamp, réunis dans "La louange de la vie" en 1898, nous le révèlent tel qu'il ne cessera d'être. Les thèmes de ses chants - il en parlait comme de l'"enfantin missel de notre Passion selon la vie" - s'ordonnent en suites régulièrement organisées. Déjà sa manière est fixée. Elle peut sembler d'un ton si préconçu qu'on a voulu y déceler de l'artifice. Il s'était choisi un style très consciemment personnel. Evitant à la fois les épanchements et l'accent "pleurard", comme il disait, il était parvenu à ralentir le débit et à concentrer les images. Il ne tarda pas à s'aperçevoir que ce ton et son rythme correspondaient à ceux des anciennes chansons flamandes Sa langue, une langue bien personnelle, faite d'ellipses et de tours syntaxiques inusités, création unique dans nos lettres, donnait l'impression d'archaïsme et s'adaptait merveilleusement à la nature de son inspiration. On a dit qu'il avait emprunté aux symbolistes, à Verlaine et à Mallarmé. Mais il suffit de lire une seule de ses strophes, un de ses couplets, pour découvrir ce que sa manière et son rythme ont de personnel. La langue des symbolistes, qui, chez d'autres, paraît une affectation et une préciosité vaines, est, chez lui, non un balbutiement ni un ornement, mais la forme même de la sensibilité. "Langue prodigieuse, dit Jean Cassou, faite d'appositions, de participes adjectivés, d'ablatifs absolus, de substantifs sans articles, langage tout naturellement synthétique, c'est-à-dire en contradiction complète avec le génie français, mais qui impose à notre raison sa densité paradoxale, son chant en sourdine, ses basses tenues, sa douce et lente marche d'orgue. Il ne s'agit point ici de disposer un discours, mais de juxtaposer en les retenant gauchement, par le moyen le plus immédiat, des images modestes et touchantes." Max Elskamp, craignait qu'on lui en fût grief; il disait, dans un moment de découragement: "J'écris trop au Nord". Et il marquait par là ce qu'il y a d'étrange dans sa manière, et aussi d'archaïque, souvenir des vieilles chansons populaires. Rien ne pouvait mieux convenir qu'elle à une pensée qui n'a rien d'actuel et dont on peut dire qu'elle vit hors du temps, dans un décor que les âges passés lui ont transmis.
Gens des vieux métiers et des corporations, dans des ruelles de béguinage, que longent derrière leur murs clos des jardins bien ordonnés. Joie quotidienne et gestes réguliers. Heures prévues comme à l'office et dont chacune a sa couleur et son objet. Saisons alternées. Passages des barques et lumières des jardins, prières devant chaque Madone, au coin des rues. Telles sont les visions du poète. Mais dans ces visions qu'il transcrit en bon imagier qui connaît les choses, sans déformer leur réalité, se trouve une réalité seconde, "celle du rêve et de l'absolu". De la réalité familière toujours vivante, il s'évade dans un monde à son image, mais où les choses cachées ont une vie claire, un monde où tout est de l'âme, où tout chante des paroles humaines, très simples et très chargées. Flandre est parée de ses plus belles saisons, de ses plus belles couleurs. Les anges et la Vierge y vivent, comme ils vivaient voisins des bonnes gens de jadis. Le paysage est un signe, un miroir intérieur où se reflète le coeur du poète. Il semble s'en tenir à ce qu'il voit; mais l'attention de son coeur - sa tendresse - est si grande que tout s'en trouve magnifié. Humblement, il nous propose ses "Enluminures", comme s'il copiait les apparences. Or, mystiquement, ce sont des présences qu'il évoque devant nous, par la force de son amour. Mystique, sans doute il l'est, bien qu'il n'adhère à aucune croyance. Mais il a l'amour de cette évidence qu'est pour lui la vision. C'est une foi encore, personnelle et secrète et qui le remplira de plus en plus de souffrance que de joie. Il souffre amèrement de souvenirs anciens. Il souffre aussi d'une douloureuse peine métaphysique. Mais il souffre seul, lui, le doux qui a horreur de la force, le pacifique qui craint de blesser les fleurs ou les objets, le disciple de l'Ecclésiaste qui mesure la vanité des choses et de nos souffrances mêmes, et qui n'arrive pas à se résigner, lui le bouddhiste pour qui toute vie est sacrée. Ses peines et ses pensées sont encloses dans ses belles images, avec une tendre discrétions.
Les chansons se succèdent évoquant tous les aspects d'une pensée qui se replie sur les images familières et sur les anciennes affections. Ce seront encore les "Chansons désabusées", "Maya", "Aegir somnia", "Les Délectations moroses". Mais depuis l'exil et "Les Tentes de l'Exode", il y a dans plus d'un poème quelque chose de moins indirect. Le lien demeure entre les faits particuliers de la vie et le chant qui en procède. L'aveu est plus nettement circonstancié. L'oeuvre en conserve quelque chose de tremblant et de plus fiévreux. Un accent nouveau se mêle à l'ancienne diction. Ce sont toujours des chansons "d'une perfection villonesque". Le tour populaire et la fraîcheur n'en sont pas feints, - car le poète est toute sincérité. Mais ce ne sont plus seulement ces petits airs comme on s'en chante pour bercer, pour calmer sa peine d'être un homme. Le poète est toujours possédé par sa volonté d'art. Son style et sa langue, comme ses rythmes familiers, lui sont si habituels que, souvent, le vers s'assouplit, se précipite. La pensée profonde qui "accompagne presque tous ses chants", les déborde constamment. La douleur, celle de la dureté de sa vie comme celle des souvenirs qui le harcèlent, lui est insupportable. Le destin est trop lours pour qu'on l'accepte sans percevoir l'effort. Il est altéré de perfection, et il n'y a plus de commune mesure entre la pensée, toute métaphysique, et les chansons. Le rêve même est trop pénible. Et celui qui avait prêché la paix et la joie et l'amour, défaille. Il lui arrive d'essayer de se distraire en décrivant des objets ou des estampes. Ses poèmes "ne sont jamais des peintures futiles". (Jean de Bosschère nous le signale utilement). Ces poèmes sont "des signes". Max Elskamp semble se hâter de tout dire pour pouvoir enfin se taire lorsqu'il éprouvera le besoin de crier sa plainte. Cette discrétion est bien aussi d'un homme de chez nous. Il peut se faire que nous l'ignorions, car il n'est pas fréquent que ces poètes profonds et renfermés écrivent ou parlent: contemplatifs, leur poésie est en eux et on a de la peine à la deviner, car elle se nourrit de solitude et de silence.
D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau
Et voir encore ici: Max Elskamp et le presse privée en Belgique (documents issus de ma collection privée)