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chef-d'oeuvres (2)

Max Elskamp (1862-1931) et la presse privée en Belgique

La gravure fut première et, de cette passion xylographique, Elskamp (1862-1931) ne se départira jamais. La typographie vint ensuite mais lui resta étrangère, relevant seulement d’une connaissance approfondie qui ne fut jamais un amour. Le graphisme de la lettre céda toujours le pas à l’ornementation, symbole de sa pensée, qu’il inscrivit dans une mise en page rigoureuse, élaborée comme un tout organique. Avant les « Six chansons de pauvre homme », la maison Buschmann avait imprimé ses trois premiers recueils, comme elle imprimera tous les autres, y compris les œuvres posthumes, « Enluminures » et « Sous les Tentes de l’Exode » exceptés. Cette fidélité est sans exemple. Elskamp devait tout son savoir typographique à Paul Buschmann senior, son « grand ami et maître ». A la mort de ce dernier en 1909, le neveu G.-Jos Buschmann prit la relève. Entretemps, Elskamp s’était livré à quelques expériences typographiques dont certaines aboutirent. A la lecture des bribes de lettres publiées, on a cru pouvoir faire remonter ce travail à 1895. C’était mal comprendre certains termes utilisés qu’il convient de préciser.

1895 : Elskamp et la gravure
Ses premiers bois datent de cette année. Dans une lettre de février à son cher Henry van de Velde, Elskamp signale qu’il s’est « permis une petite illustration dont voici l’empreinte en passant simplement un peu de crayon sur du bois. Buschmann vient de soumettre à la presse mon premier essai ». Ch. Berg citant ce passage signale l’empreinte de « quelques nuages et de la pluie » sur l’autographe. H. van de Velde commentant le même passage sans le citer est formel : « Je tiens à signaler que c’est à cette occasion qu’il grava ses premiers bois (…). Ils sont dans la manière « hiéroglyphique » et singulièrement suggestifs de la pluie ». Si Elskamp utilise la presse de Buschmann, c’est qu’il n’en a point encore. Mais cela ne tardera guère, car la taille du bois le mord déjà : « Je jubile ! me suis fait une imprimerie de ma presse à copier ! Je me suis fait un rouleau encreur et comme plaque à encrer un simple carreau de vitre. Ci, un petit exemplaire de mon tirage dont le foulage est beaucoup trop fort (effet de la presse à copier). Ces bois sont sur buis et de ma composition ! Peut-être pourraient-ils servir pour mon petit prochain recueil. Ce serait délicieux de faire soi-même ses bois et ses vers (…) Me suis passé trois burins à travers les doigts (…) J’ai des mains d’ouvrier à présent et vraiment ce m’est joie (…) P. S. : Je suis pris d’une rage d’impression pour le plaisir de faire pirouetter ma presse à copier. P. S. 2 : Pour le plus grand dam de mes proches, j’ai transformé mon bureau d’en haut en atelier de gravure. C’est plein d’encre là-haut et sale ! un vrai rêve quoi, et ce n’est que le commencement » !
La bourgeoise demeure familiale de l’avenue Léopold noircie d’encre à l’étage ! Quel effarement ! Sa famille n’acquiesce guère : « Je crois, mais chut ! que je vais avoir une presse et imprimer désormais moi-même ». Il transforme simplement sa presse à copier, sans doute la petite presse à épreuves en bois qui a été léguée avec ses outils à graver, son matériel typographique et la presse « L’Alouette » exposée maintenant à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Mais le mot « imprimerie » reste à prendre au sens étroit du tirage de bois gravés, et non encore de typographie.

1895 : Henry van de Velde et la typographie
Nous pénétrons dans le monde raffiné de la presse privée dont l’initiateur fut William Morris avec sa Kelmscott Press en 1891. Le premier recueil sorti d’une presse belge fut les « Six chansons de pauvre homme » imprimées chez van de Velde sur la « Joyeuse » ainsi baptisée par Elskamp. Premier travail strictement typographique de van de Velde, première ornementation xylographique d’Elskamp : une collaboration « synthétique » sous le signe d’une amitié indéfectible. H. van de Velde s’ouvre de nouvelles perspectives en se lançant dans la typographie comme dans l’architecture. La rénovation de la maison de sa belle-mère Louise Sèthe au 112 avenue Vanderay à Uccle constitue son premier essai architectural en 1894. Et dès le 11 avril 1895, les plans sont déposés pour sa propre demeure, le futur Bloemenwerf qui ne sera achevé qu’au début 1896.
En attendant, c’est chez sa belle-mère où il vit avec Maria, son épouse, qu’il a installé la « Joyeuse », et c’est là que sont imprimées les « Six chansons », et non au Bloemenwerf, comme on le dit souvent. H. van de Velde qualifiera sa presse de « vrai joyau de la fabrication des machines du XVIIIe siècle ». Petite presse à bras en fonte, courte sur pied et fixée sur une table ovale, ainsi nous apparaît-elle sur une photo de son futur atelier ou à La Cambre qui l’héberge dans l’atelier de typographie depuis la fondation de l’Isad par van de Velde lui-même ». Si l’on répète qu’elle est du 18e s. (sic), on n’a guère jusqu’à présent cité sa marque : « Imperial Press. Invented J. Cope & Sherwin 5 Cumberland St. London » (sur le bras, leurs noms presque effacés sont répétés).
« L’impression de cette plaquette nous occupa (sa femme et lui) dès lors pendant de longues semaines (…) les apprentis que nous étions, enthousiastes du beau métier qui se révélait à nous ». L’impression s’acheva le 15 décembre 1895, date qui avait été initialement retenue pour l’ouverture de la nouvelle Galerie « Art Nouveau » de Samuel Bing à laquelle van de Velde participait par l’aménagement de quatre salles. Apprenti en architecture, apprenti en typographie : si la part de chacun reste difficile à déterminer, c’est Elskamp toutefois qui reste maître du « jeu », car il est le seul à avoir alors les connaissances requises.
Pour le spécialiste Fernand Baudin qui consacra l’étude la plus poussée à la typographie chez van de Velde, il ne fait aucun doute qu’avant Elskamp, van de Velde « n’a aucune expérience ni connaissance typographique (…) une expérience typographique qui manquait absolument à van de Velde ». Ce n’est point celle de graphiste ornemaniste avec la revue « Van Nu en Straks », ses éditions de « Déblaiement d’art » dont la deuxième venait de paraître en 1895 en même temps que ses « Aperçus en vue d’une Synthèse d’art », et l’ « Almanach » de l’université de Gand qui lui aura appris à prendre les caractères dans une casse, les mettre au composteur puis sur la galée, la lier, faire une imposition sur le marbre, interligner, justifier, serrer la forme… Mais c’est sans compter sur la rapidité étonnante avec laquelle van de Velde passe d’une activité spéculative à la pratique et en acquiert toute maîtrise, presque d’emblée. « C’est-à-dire que question d’amitié –et si bonne- à part, je suis chez toi, lui écrit Elskamp, comme chez Monnom, Buschmann ou autres. Avec cette grande différence toutefois que je n’aurai personne à engueuler, car tu es vraiment extraordinaire comme typo, bon vieux ». D’où Elskamp tenait-il ses connaissances typographiques ?

1898 ou Elskamp et la mise en train
A la fin de sa vie, Elskamp racontera à son cousin Henri Damiens son apprentissage chez Pau Buschmann senior : « Je connais le métier à fond, mon cher Henri, et je pourrais même gagner ma vie en le pratiquant ; le brave père Buschmann, il y a 20 ans (sic), et chez lequel j’ai travaillé pendant 6 mois, m’a tout appris, depuis la composition jusqu’au tirage, y compris la trempe du papier. J’ai commencé par le commencement, remettre les caractères retirés des formes, « tête en haut » dans les « casses » ; puis cette chose très difficile à faire : le « nœud », c’est-à-dire de réunir les lignes composées au moyen d’une ficelle, puis les mettre dans les formes ; cela se fait d’une seule main et rien ne peut tomber. Je connais tous les secrets des serrages, des hausses, de la mise en train, qui est ce qui coûte le plus cher dans la typographie soignée. Et c’est pour cela que j’aime à contrôler le tirage de mes livres moi-même ». G.-Jos Buschmann dont nous parlions plus haut confirmera ces dires en de précieux souvenirs sur Elskamp qu’il fréquenta assidûment après la mort de son oncle Paul, « dès avant 1912 » : « Cette initiation se déroulait en sa logette menue et si délicieusement encombrée d’inutilités appelée chez J.-E. Buschmann d’alors, le bureau de Mr Paul. Mais souvent, lorsqu’un détail exigeait démonstration, ils grimpaient à deux sous les combles des ateliers de la Rijnpoorvest, au réel « capharnaüm » que Paul s’y était réservé. Et où il dessinait des initiales jolies ou des décors charmants pour sa typographie… Et de ces palabres en la logette et au capharnaüm date la vieille presse-à-bras de Max Elskamp, tout en bois (sic) et acquise je ne sais où… ». « T’ai-je dit, bon vieux Henri, que j’ai une presse, fabriquée de mes mains, et que j’ai collaboré avec forgeron et menuisier avant d’arriver à ce résultat ». Il la baptisa « L’Alouette ». Il en parle à son éditeur Lacomblez le 22 février 1898. « Comme j’ai une « Presse à moi » désormais et que je pourrai être mon propre imprimeur, nous allons pouvoir travailler bon marché et bien tout à fait, à mon sens. »
Sa première page publiée semble être ce feuillet de justification qui se trouve « rapporté » dans certains exemplaires de sa petite édition xylographique des « Sept œuvres de Miséricorde » : « Tiré à 25 exemplaires sur ma presse « L’Alouette » pour servir de démonstration à un nouveau procédé de gravure sur bois aux acides ». En ces années 1898-99, Elskamp s’adonne à toute une série de projets éditoriaux dont il n’imprime que les pages de titre en multipliant les essais d’ornementation pour chacune d’elles.

L’ornementation, symbole de la pensée
En publiant sa causerie du 20 mai 1898 sur ceux qui se font imprimer, Charles Dumercy ne se doutait pas que son écriture caustique ferait l’objet des rares éditions sorties de la presse « L’Alouette » : le « Petit vocabulaire » et « La Vieille-Boucherie ». Le conférencier envisageait le point de vue de l’auteur livrant sa pensée à l’impression. A l’encontre de la plupart de ceux-ci, ignorants des faits de la typographie, Elskamp, en praticien consommé, élaborait ces « si belles et judicieuses maquettes qu’étaient toujours les copies que remettait le poète, apprenti typographe de mon oncle Paul ». Il concevait son œuvre dans sa totalité, intégrale et intégrée en une structure symbolique. En cela, il appartient à l’ Art Nouveau. En des feuillets épars conservés à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Musée de la Littérature), Elskamp nous livre quelques-unes de ses réflexions sur l’architecture du livre, bannissant toute forme d’illustration : « Il faut considérer l’illustration au point de vue ornemental comme hors du corps du livre –c’est là son plus grand défaut. Au point de vue de la typographie, rien alors ne la justifie, c’est une interprétation exotérique au texte, dans un autre plan, en d’autres termes une démonstration linéaire graphique de ce que devraient exprimer les caractères. La plus grande erreur de l’ « illustration » dans le sens d’ « histoires » est de n’être que la compréhension d’un passage par l’ « illustration » seule. Flaubert l’avait bien compris qu’il répudia toujours les offres « d’illustrations » qui lui furent faites. Seul l’auteur d’un livre pourrait « illustrer » son livre et encore reste à voir s’il y trouverait profit ; il matérialiserait la notation de sa pensée, lui donnerait une forme absolue dans un autre plan de notation où, pour cette raison même, il y aurait grande difficulté d’adéquation. Seule une « illustration » qui serait un symbole de sa pensée pourrait être acceptable et alors encore, il ne s’agirait plus ici que d’une ornementation et non d’une illustration ».

Elskamp délaissa sans doute la typographie étant donné les moyens limités qu’offraient sa presse et son matériel, mais peut-être davantage parce que le caractère typographique ne l’intéressait guère. L’exemple de William Morris –dont les idées sociales eurent une influence prépondérante sur van de Velde- en dessinant et faisant graver trois caractères, les Golden, Troy et Chaucer Types-, ne fut guère suivi en Belgique Lorsqu’il s’agira pour van de Velde, qui s’est pourtant toujours passionné pour le graphisme de la lettre comme ornement, de concevoir un caractère pour l’ « Also sprach Zarathustra » édité par le comte Kessler, il fera appel à Georges Lemmen. Quant à l’ornementation d’Elskamp, de figurative, populaire et folklorique, elle s’ouvrira après la guerre sur un monde graphique protéiforme, abstrait, linéaire comme si toutes ses croyances en la « réalité » avaient été broyées. Ces graphistes étaient des ornemanistes, et l’ornementation le symbole de leur pensée.

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Biographie de Max Elskamp

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Biographie de Max Elskamp (1862-1931)

Robert Paul a dédié ce réseau Arts et Lettres à Max Elskamp.

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D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau

Suit une brève biographie d'Elskamp.


Max Elskamp est né le 5 mai 1862 à Anvers, non loin de l'église Saint-Paul. A cette époque, la ville possédait encore toute sa noblesse flamande, marchande et maritime. Les anciens quartiers, aux ruelles étroites et, tour à tour, grouillantes et silencieuses, firent sur l'enfant une impression profonde. Toute son oeuvre sera pénétrée de l'odeur sauvage du fleuve, où de grands coups de vent jetaient la senteur du goudron et des cargaisons, et les notes rauques des sirènes. Ses yeux s'étaient ouverts sur les bassins aux mâtures nombreuses, les écluses, les embarcadères et leurs pilotis, les magasins d'épices rares et exotiques, les marins aux parlers rudes et divers, les allées et venues des débardeurs et des filles, les voiliers aux noms touchants et magnifiques et les petites gens du quartier. Tout enfant encore, Max Elskamp suivra ses parents dans une maison neuve, au boulevard Léopold, dans un quartier neuf, lui aussi, et patricie, comme on disait alors. Mais ce vaste et magnifique hôtel, où pourtant devait s'écouler sa vie, occupera moins sa pensée que le décor de ses premières années. Jeune garçon, il était invinciblement attiré par le port et y passait toutes ses heures de liberté.

Son père avait été banquier; artiste de goût, il menait son fils au Musée et lui montrait une admirable collection de primitifs. Sa mère, rêveuse et mystique, atteinte d'une maladie mystérieuse, lui apprenait à éviter de faire souffrir. C'est d'elle qu'il tint en horreur, qu'il gardera toute sa vie, de la force brutale, son attention aux choses les plus humbles, sa curiosité de leur sens caché, et une sensibilité très subtile et très discrète, une sensibilité de solitaire. Max Elskamp doit à son père le sens de la beauté des images, de la ligne et de la couleur, et une dignité de grand seigneur timide. L'hérédité nordique, du côté paternel, s'alliait en lui à l'hérédité française et wallonne que lui avait transmise sa mère. Les vacances d'été dans la campagne wallonne au sein d'une famille joyeuse alternaient pour lui avec le séjour rêveur et solitaire, près du grand port flamand.

Elskamp fit quelques voyages. Il connut le métier des marins et des bateliers. Il s'intéressa à tous les anciens artisanats aux traditions séculaires. Le nom des objets et des outils, leur forme parfaite par l'usage, les gestes et les tableaux et les chansons de l'humble vie populaire, il recueillit tout dans sa mémoire et dans son coeur. Il reçut ainsi la leçon de l'apparence et de la vie profonde des choses, et l'intuition prolongeait l'étude.

Comme tant de fils de famille riche, à l'époque, il fit des études de droit. Mais il ne s'intéressa guère au barreau et le quitta après très peu de temps. Il éprouva un grand et pur amour pour une jeune fille qu'un autre épousa et emmena en Egypte. Il ne se consola jamais de l'avoir perdue. Ce furent des années vraiment désolées. Il se rapprochera davantage de son père et ce fut entre eux une admirable amitié. Sa mère mourut, puis, tragiquement, sa soeur. Lorsqu'en 1911, son père mourut, il sembla qu'il n'avait plus qu'à songer à la mort. Lui-même était malade et croyait qu'il ne guérirait plus.

Il avait écrit des poèmes qui furent publiés d'abord en plaquettes et en livres de haut luxe. Il en surveillait attentivement la typographie. Il les agrémentait de gravures qu'il taillait dans le bois selon les modes des anciens imagiers. Ils furent réunis en un volume qui parut au Mercure de France en 1898, sous le titre de "La Louange de la Vie" (Brève présentation suivra) . Ce volume comprend "Dominical", Salutations dont d'angéliques", "En symbole vers l'apostolat", Six Chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre" (Texte intégral suivra). La même année parut encore un recueil: "Enluminures" (Brève présentationsuivra).

Le poète se tut alors. Il s'était épris de folklore et rassemblait d'importantes collections. Les instruments qui ont servi à étudier les astres ou à mesurer le temps l'intéressaient particulièrement: horloges, gnomons, sextants, astrolabes, etc. Il s'en procura de toutes provenances, fit à leur propos des calculs et des études. Il semblait s'être fait dans sa solitude une manière de quiétude: ce n'était peut-être qu'une forme du renoncement. Quelque chose d'obscur le détournait de la littérature. On put croire alors que l'oeuvre du poète était terminée. Il se livrait à des recherches de technique et de science.

Ce fut la guerre de 1914, et l'exode vers la Hollande des civils qui voulaient éviter les horreurs de l'occupation allemande. Max Elskamp s'en fut par les routes à Berg-op-Zoom. Il y mena la vie misérable des réfugiés en exil. Sa dépression morale fut extrême et sa faiblesse inquiétante. En 1915, Henry van de Velde (voir le très précieux hommage qu'il rendit au poète), son plus ancien et son plus fidèle ami, parvint à le décider à rentrer à Anvers. Max y retrouvera sa maison abandonnée et le silence qu'il aimait. Il reprit ses occupations coutumières. Il se remit à la recherche et à l'étude des témoins émouvants de la vie populaire. Les souvenirs, belles images, occupaient de leur douceur ou de leur peine ses insomnies. Il se remit à graver le bois et à écrire des poèmes. La guerre prit fin. Ses journées se suivaient dans leur régularité et leur monotonie: mêmes occupations, entretiens avec quelques intimes, promenades avec la même amie, son "Accoutumée", comme il disait.

Après la période de la prostration, du silence et de l'exil - c'est ainsi qu'il la désignait lui- même - vint une période de production intense, de 1920 à 1924. Un premier recueil: "Sous les tentes de l'exode" (1921) (Brève présentation suivra), nous apporte le témoignage d'une sensibilité émue par les événements. Puis ce furent les "Chansons désabusées" (Brève présentation suivra) et "Maya" (Brève présentation suivra), --- (Texte intégralsuivra) où revivaient ses souvenirs d'amour et les anciens thèmes de sa rêverie (1922). En 1923, les "Délectations moroses" nous rappellent ses hantises et sa longue peine. "La Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégralsuivra) évoque de la façon la plus émouvante ce qu'il a le plus profondément aimé: les siens et le vieux quartier de ses premières années. En 1923 encore, "Les Sept Notre-Dame des plus beaux Métiers", le plus bel album de ses oeuvres xylographiques. En 1924, les deux derniers recueils qui parurent sous son contrôle: "Aegri Somnia" (Brève présentationsuivra) et "Remembrances".

Mais la maladie était venue, l'affreuse maladie et des obsessions terribles. La cloison s'était rompue entre l'univers et la vie intérieure. On a parlé de démence, d'accès de fureur et d'heures de dépression. Le poète est mort le 10 décembre 1931.

Il laissait quelques recueils de poèmes inédits. On en a publié la partie la plus importante et sans doute la plus belle: "Les Fleurs vertes", "Les Joies blondes", deux recueils qui parurent en 1934. Mais d'autres recueils demeurent inédits, dont il faut convenir qu'ils présentent des répétitions, des incohérences ou des traces de défaillance.

Familier de toutes les images chrétiennes, Max Elskamp ne fut pas catholique. "Religion vague et invoulue, dit-il, car je ne crois pas." Mais s'il fuyait les dogmes, il était pourtant "l'être le plus religieux" (Jean de Bosschère nous l'assure). Sa piété pour les choses et pour les hommes simples qui révèlent, sans le savoir, par des signes, ce qu'il y a d'essentiel en eux, suit des routes pour ainsi dire franciscaines et le mène à la mystique populaire. Dans l'évocation des croyances et des rites, "résonne la hantise mystique". Sa curiosité et le besoin de pénétrer plus profondément dans la compréhension de l'être et de sa solitude le conduiront à une sorte de bouddhisme qui n'était pas le bouddhisme et où il alliait deux sensibilités, la flamande qu'il s'était formée dans la solitude, et la chinoise qu'il avait rêvée; mystique de douceur, de silence et de paix. Mais sa pensée ne put s'y arrêter. Il était obsédé par des spéculations dont on ne trouve l'expression que dans sa correspondance. Il poursuivait, dans son absolu, le mystère de l'Etre, de l'Unité, du Temps et de l'Eternité. Ses dernières années lui apportèrent une douloureuse féerie pleine de persécutions, qui n'étaient pas toutes imaginaires.

Il vivait au plus haut de sa vaste et belle demeure, remplie de curiosités et d'oeuvres d'art. La chambre qu'il habitait était, tour à tour, la cellule monastique d'un fervent lecteur de l'"Imitation de Jésus-Christ", et l'atelier d'un artiste féru de la scrupuleuse perfection de l'artisan des anciens métiers. Sorte de moine laïc, préoccupé d'astronomie et de pensées secrètes. De là-haut, comme d'une tour, dans sa rêverie, ses confusions et ses clartés, "il était l'homme le plus vivant d'Anvers,, il était l'âme même d'Anvers, son honneur et sa légende". Il fuyait le contact des négociants et des grands armateurs. Solitaire et comme regardant au plus profond de soi-même, c'était la ville en lui en tout ce qu'elle a de durable et de meilleur, dans les joies et les douleurs, dans les prières et les chansons du peuple.

Cette vie d'Anvers, il nous la lègue dans son oeuvre, comme il fait revivre le quartier où il passa son enfance. "La rue Saint-Paul où je suis né, rue de consulats, maritime, joignant l'Escaut. Notre maison se trouvait pour ainsi dire enclavée dans l'église Saint-Paul, et mon enfance s'est passée sous les cloches, au milieu des corneilles et tout contre un horrifique calvaire en grès et cendrée, chef-d'oeuvre d'un sacristain en délire, où l'on voyait, entre les barres de fer, Christ au tombeau et dans de grandes et terribles flammes rouges, brûler sans fin les âmes du Purgatoire. En août passaient chez nous les baleines, les géants des Ommegancks flamands; et les hivers, si près du fleuve, les nuits d'hiver surtout étaient affreuses et trop emplies de bruit du vent, des glaces et de la marée. . ." Toute la vie véritable de sa vieille ville flamande, nous la retrouvons partout dans ses livres, mêlée à sa pensée, et site de ses souvenirs, particulièrement dans sa "Chanson de la rue Saint-Paul" (Texte intégral suivra) --- (Brève présentation suivra), où il nous a parlé de lui et des siens de la façon la plus émouvante.
Les premiers recueils de Max Elskamp, réunis dans "La louange de la vie" en 1898, nous le révèlent tel qu'il ne cessera d'être. Les thèmes de ses chants - il en parlait comme de l'"enfantin missel de notre Passion selon la vie" - s'ordonnent en suites régulièrement organisées. Déjà sa manière est fixée. Elle peut sembler d'un ton si préconçu qu'on a voulu y déceler de l'artifice. Il s'était choisi un style très consciemment personnel. Evitant à la fois les épanchements et l'accent "pleurard", comme il disait, il était parvenu à ralentir le débit et à concentrer les images. Il ne tarda pas à s'aperçevoir que ce ton et son rythme correspondaient à ceux des anciennes chansons flamandes Sa langue, une langue bien personnelle, faite d'ellipses et de tours syntaxiques inusités, création unique dans nos lettres, donnait l'impression d'archaïsme et s'adaptait merveilleusement à la nature de son inspiration. On a dit qu'il avait emprunté aux symbolistes, à Verlaine et à Mallarmé. Mais il suffit de lire une seule de ses strophes, un de ses couplets, pour découvrir ce que sa manière et son rythme ont de personnel. La langue des symbolistes, qui, chez d'autres, paraît une affectation et une préciosité vaines, est, chez lui, non un balbutiement ni un ornement, mais la forme même de la sensibilité. "Langue prodigieuse, dit Jean Cassou, faite d'appositions, de participes adjectivés, d'ablatifs absolus, de substantifs sans articles, langage tout naturellement synthétique, c'est-à-dire en contradiction complète avec le génie français, mais qui impose à notre raison sa densité paradoxale, son chant en sourdine, ses basses tenues, sa douce et lente marche d'orgue. Il ne s'agit point ici de disposer un discours, mais de juxtaposer en les retenant gauchement, par le moyen le plus immédiat, des images modestes et touchantes." Max Elskamp, craignait qu'on lui en fût grief; il disait, dans un moment de découragement: "J'écris trop au Nord". Et il marquait par là ce qu'il y a d'étrange dans sa manière, et aussi d'archaïque, souvenir des vieilles chansons populaires. Rien ne pouvait mieux convenir qu'elle à une pensée qui n'a rien d'actuel et dont on peut dire qu'elle vit hors du temps, dans un décor que les âges passés lui ont transmis.

Gens des vieux métiers et des corporations, dans des ruelles de béguinage, que longent derrière leur murs clos des jardins bien ordonnés. Joie quotidienne et gestes réguliers. Heures prévues comme à l'office et dont chacune a sa couleur et son objet. Saisons alternées. Passages des barques et lumières des jardins, prières devant chaque Madone, au coin des rues. Telles sont les visions du poète. Mais dans ces visions qu'il transcrit en bon imagier qui connaît les choses, sans déformer leur réalité, se trouve une réalité seconde, "celle du rêve et de l'absolu". De la réalité familière toujours vivante, il s'évade dans un monde à son image, mais où les choses cachées ont une vie claire, un monde où tout est de l'âme, où tout chante des paroles humaines, très simples et très chargées. Flandre est parée de ses plus belles saisons, de ses plus belles couleurs. Les anges et la Vierge y vivent, comme ils vivaient voisins des bonnes gens de jadis. Le paysage est un signe, un miroir intérieur où se reflète le coeur du poète. Il semble s'en tenir à ce qu'il voit; mais l'attention de son coeur - sa tendresse - est si grande que tout s'en trouve magnifié. Humblement, il nous propose ses "Enluminures", comme s'il copiait les apparences. Or, mystiquement, ce sont des présences qu'il évoque devant nous, par la force de son amour. Mystique, sans doute il l'est, bien qu'il n'adhère à aucune croyance. Mais il a l'amour de cette évidence qu'est pour lui la vision. C'est une foi encore, personnelle et secrète et qui le remplira de plus en plus de souffrance que de joie. Il souffre amèrement de souvenirs anciens. Il souffre aussi d'une douloureuse peine métaphysique. Mais il souffre seul, lui, le doux qui a horreur de la force, le pacifique qui craint de blesser les fleurs ou les objets, le disciple de l'Ecclésiaste qui mesure la vanité des choses et de nos souffrances mêmes, et qui n'arrive pas à se résigner, lui le bouddhiste pour qui toute vie est sacrée. Ses peines et ses pensées sont encloses dans ses belles images, avec une tendre discrétions.

Les chansons se succèdent évoquant tous les aspects d'une pensée qui se replie sur les images familières et sur les anciennes affections. Ce seront encore les "Chansons désabusées", "Maya", "Aegir somnia", "Les Délectations moroses". Mais depuis l'exil et "Les Tentes de l'Exode", il y a dans plus d'un poème quelque chose de moins indirect. Le lien demeure entre les faits particuliers de la vie et le chant qui en procède. L'aveu est plus nettement circonstancié. L'oeuvre en conserve quelque chose de tremblant et de plus fiévreux. Un accent nouveau se mêle à l'ancienne diction. Ce sont toujours des chansons "d'une perfection villonesque". Le tour populaire et la fraîcheur n'en sont pas feints, - car le poète est toute sincérité. Mais ce ne sont plus seulement ces petits airs comme on s'en chante pour bercer, pour calmer sa peine d'être un homme. Le poète est toujours possédé par sa volonté d'art. Son style et sa langue, comme ses rythmes familiers, lui sont si habituels que, souvent, le vers s'assouplit, se précipite. La pensée profonde qui "accompagne presque tous ses chants", les déborde constamment. La douleur, celle de la dureté de sa vie comme celle des souvenirs qui le harcèlent, lui est insupportable. Le destin est trop lours pour qu'on l'accepte sans percevoir l'effort. Il est altéré de perfection, et il n'y a plus de commune mesure entre la pensée, toute métaphysique, et les chansons. Le rêve même est trop pénible. Et celui qui avait prêché la paix et la joie et l'amour, défaille. Il lui arrive d'essayer de se distraire en décrivant des objets ou des estampes. Ses poèmes "ne sont jamais des peintures futiles". (Jean de Bosschère nous le signale utilement). Ces poèmes sont "des signes". Max Elskamp semble se hâter de tout dire pour pouvoir enfin se taire lorsqu'il éprouvera le besoin de crier sa plainte. Cette discrétion est bien aussi d'un homme de chez nous. Il peut se faire que nous l'ignorions, car il n'est pas fréquent que ces poètes profonds et renfermés écrivent ou parlent: contemplatifs, leur poésie est en eux et on a de la peine à la deviner, car elle se nourrit de solitude et de silence.

 

D'autres trésors de cet admirable poète sont épars sur ce réseau

Et voir encore ici: Max Elskamp et le presse privée en Belgique (documents issus de ma collection privée)


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