Max Elskamp
Henry van de Velde entretient ses Collègues de l'Académie libre Edmond Picard de la formation poétique de Max Elskamp et d'une amitié de plus de 50 ans (15 juin 1933)
J'ai hésité longtemps, mes chers Collègues, à Vous communiquer ce que je sais de la vie et de la formation poétique de Max Elskamp dont je me suis engagé à Vous parler ce soir. Il a fallu l'insistance de quelques uns d'entre Vous, pour vaincre les scrupules que j'éprouvais à puiser pour situer le «personnage» et pour y trouver les éléments de sa formation poétique, dans les nombreuses lettres que Max Elskamp et moi avons échangées durant plus de 50 ans.
Nous sommes ici, en séance Académique. Je ne m'adresse qu'à des collègues et si mes paroles peuvent être entendues par ceux qui se trouvent assis au delà de la rangée des Académiciens, j'espère qu'elles seront accueillies par eux avec le sentiment de la discrétion et de l'indulgente compréhension qui s'impose quand il s'agit de la vie intime d'un
artiste et, dans ce cas, de l'un des plus vrais et plus purs poètes de notre époque.
Pour remonter aux origines de la formation poétique de Max Elskamp je dois vous parler de sa prime jeunesse. Or, cette jeunesse fut si intimement liée à la mienne que je ne pourrais vous parler de lui sans vous parler de moi. Malgré les plus patientes précautions, nul ne pourrait détacher, sans que des fragments de l'une n'adhèrent à l'autre, deux pellicules qui se sont si étroitement soudées.
On pourrait difficilement s'imaginer des existences plus étroitement liées, que celles des deux adolescents que nous étions vers 1876. Je peux me dispenser de commenter « le cas » de deux adolescents qui se lient pour toujours, dès le premier jour où ils se rencontrèrent. Le roman contemporain l'a analysé avec une complaisance marquée. Le décor est toujours le même: une cour de collège à l'heure de la récréation. L'élan du coeur, qui va rapprocher deux êtres pour toute la vie, est provoqué par un même motif. L'un des deux enfants est exposé à la raillerie de collégiens endurcis et cruels; l'autre se montre compatissant, voire protecteur. La raison pour laquelle Max Elskamp était ainsi exposé à la raillerie des élèves de l'Athénée d'Anvers était assez particulière ! « Le nouveau », qui venait de s'installer avec nous sur les bancs de la 4ème latine, franchissait pour la première fois le seuil d'une école.
Il n'avait encore jamais « quitté les jupons de sa mère! » Pour mes condisciples, cette particularité ne devait jamais être éclaircie. Moi, je devais en apprendre la raison dès qu'après avoir conquis toute la confiance de Max, je fus introduit dans sa famille. Son père, retiré des affaires, venait d'installer sa famille dans un vaste hôtel du boulevard Léopold.
Aujourd' hui, il me serait difficile de préciser quoi que ce soit sur les sentiments que j'éprouvai quand je fus reçu la première fois dans la maison de mon ami, sinon que je fus frappé de ce que l'atmosphère qui se dégageait de ce foyer différait totalement de celle du foyer dans lequel j'étais élevé moi-même.
Il manquait à ce foyer« quelque chose»! Ce quelque chose qui imposait le le rythme au nôtre: l'activité de mon Père, pourvoyant par un travail inlassable aux besoins matériels d'une très nombreuse famille; autant que celle de ma Mère qui consacrait tous ses soins, toutes ses pensées et toutes ses forces à l'éducation et au bien-être de ses enfants.
Dans cette famille qui m'accueillait avec une bienveillance si marquée, l'activité du père se résumait à peu de chose et celle de la mère, qui ne quittait plus sa chambre, était réduite à presque rien par le fait d'une étrange maladie.
Ainsi les deux enfants: Max, qui avait 14 ans et sa soeur Marie, qui en avait 12, me semblaient privés de tout ce qui provoquait nos distractions constantes et notre joie.
Si je ne me suis pas rendu compte immédiatement des causes de cette différence, au moins ai-je compris sans tarder que ce furent les craintes qu'éprouvaient les parents pour la santé d'enfants nés d'une mère si débile, qui provoquèrent que Max resta éloigné si longtemps de l'école.
Quand la mère de Max me tendit pour la première fois la main, -une main desséchée, une main de momie -j'éprouvai une commotion dont je ressens encore aujourd'hui la surprise et l'effroi.
Quand Max Elskamp entra à l'Athénée, il ne paraissait pas plus débile qu'aucun de ses condisciples de quatrième latine. La particularité qui s'attachait à son entrée tardive à l'école fut vite oubliée. Et quant à son zêle, il travaillait avec une indifférence égale à la mienne.
Nous ne ressentions d'intérêt que pour ce qui nous permettait d'échapper à ce qu'obscurément nous pressentions n'être qu'un cul-de-sac où nous serions acculés un jour au choix d'une profession libérale pour laquelle nous ne ressentions aucun enthousiasme.
Une ardente passion, au contraire, nous attirait loin de l'école vers le Port; vers ce quartier où tout évoquait l'aventure ; où tout était exotisme et excitatïon à la nostalgie que nous éprouvions de tout ce que nous pressentions au delà de ces horizons chargés de fumées, dont les navires, quittant le quai, déchiraient l'épais rideau avant de disparaître. Nous étions nés tous les deux dans le quartier maritime, dans ce« Schippers Kwartier» que nous devions traverser chaque fois que nous nous rendions à la grande Ecluse du Kattendijck. Nous nous attardions régulièrement devant le « luienhoek» d'où les débardeurs, collés aux murs des maisons de ce «coin paresseux », disparaissaient précipitamment pour rentrer à l'estaminet, lever le coude et ressortir aussitôt dans l'espoir d'être embauchés.
Pendant les quatre années que nous fréquentâmes encore ensemble l'Athénée, nous nous rendîmes tous les jeudis après-midi à cette grande Ecluse où se pressait à l' heure de la marée haute une foule agitée d'employés de la douane, de commis, d'affréteurs, de curieux et de femmes en toilettes extravagantes. Max Elskamp, descendu en grande hâte du boulevard Léopold, venait me prendre à la maison de mes parents, située Plaine Falcon, et nous ne tardions pas à prendre poste à l'écluse, dans l'attente de quelque spectacle rare, de quelque évènement sensationnel: l'entrée au Port d'un voilier gigantesque, fatigué et souillé, dont l'équipage composé de nègres agités ou d'hindoux lents, n'attendait pas d'avoir accosté pour offrir en vente: perroquets, singes, plumes de couleurs éclatantes, peaux d'animaux inconnus, os d'albatros ; ou un départ de pitoyables émigrants polonais ou russes qu'on descendait à fond de cale sans ménagement, avec enfants et bagages! Spectacles qui fouettaient nos imaginations et entrainaient nos pensées si loin, si loin…
Si loin de la veûle monotonie des heures passées à l'Athénée.
Mais tous les jeudis n'étaient pas également propices; les heures de la marée haute n'étant pas toujours d'après-midi. Alors nous descendions le long des quais du fleuve, jusqu'au «Steen» ; ou bien nous remontions vers les bassins extérieurs, à la découverte de tout ce qui pouvait satisfaire notre soif du lointain, de l'étrange et du mystérieux: les marchandises insolites, les noms évocateurs des bateaux, les figures en bois taillées aux proues, les pavillons -ceux de la nationalité du navire et ceux de partance.
Pendant ces quatre années, ces visites au port, ces spectacles de l'Ecluse du «Kattendijck» ont peuplé nos imaginations de visions que pendant près de 40 années Max Elskamp gardera au plus profond de lui-même avant de les évoquer dans son chef-d'oeuvre «La Chanson de la Rue St-Paul » -la rue où il est né, si voisine de la Plaine Falcon où je naquis moi-même.
C'est la rue Saint-Paul
Celle où tu es né,
Un matin de Mai
A la marée haute,
C'est la rue Saint-Paul
Blanche comme un pôle,
Dont le vent est l'hôte
Au long de l'année.
Maritime et tienne
De tout un passé,…
A notre sortie de l'Athénée en 1880, nous fûmes bien obligés de renoncer à ces fuites vers le Port, à ces explorations le long du fleuve. Max Elskamp avait pris son inscription à l'Université de Bruxelles, pour y faire son droit; moi, à l'Académie d'Anvers. Max suivait sans goût, mais sans répugnance absolue, le conseil de ses parents; moi, en me rendant à l'Académie, je n'éprouvais pas le sentiment d'une vocation irrésistible!
Les premiers vers de Max Elskamp datent de 1880. Dès 1881, je reçois des copies de tous ses poèmes.
Tous ceux de notre génération, qui ont pris contact avec la Poésie Française y ont été amenés par la notoriété et l'oeuvre de Victor Hugo. L'influence hugolienne est frappante dans les premiers poèmes de Max Elskamp.
J'ai retrouvé des copies des poèmes suivants:
En 1882, « Paradis Flamand ».
«A l'Auberge».
« La Cellule»
« Au Czar ».
En 1883, « Credo »
« Elle a mis sa mantille noire»
« Le Flûtiste ».
« Hiver ».
En 1884, « La petite danse macabre ».
« Transcription ».
« Lessive…».
«Don Quichotte ».
« Sur les rails ».
« Gladiateurs ».
« Le coup de pied de l'âne»
« Bords de Canal ».
«Madame Astarté ».
«Mon amoureuse ».
« Le verger du Pendu ».
« Terre stérile ».
Remarquez qu'hormis dans quelques pages de prose de cette époque: « Les Petites Vieilles en Flandre », il n'y a pas trace dans ces poèmes de ce qui avait alimenté pourtant si amplement et touché si profondément l'imagination de Max Elskamp avant qu'il se mit à faire des vers !
Dans les poèmes de cette année 84, se manifeste pourtant une nouvelle influence. Celle des Parnassiens a triomphé de celle de Victor Hugo.
Max Elskamp avait rencontré à l'Université de Bruxelles Georges Khnopff. Nature éminemment artiste et singulièrement bien renseignée; contradictoire c'est-à -dire inspirée et plagiaire tout à la fois; mais plagiaire, plutôt par plaisir de mystification que par calcul. Fantasque éperdu et capricieux, par contre féru de fidélité à ses convictions. Au demeurant, artiste stérile!
G. Khnopff initia néanmoins Max Elskamp aux plus incontestables chefs-d'oeuvre de la littérature française!
Entretemps, la mère de Max Elskamp était morte (83), succombant au mal mystérieux qui la minait depuis tant d'années!
«Maman s'est éteinte hier, minée par les longues maladies qui l’avaient fait vieillir au temps où les autres sont encore jeunes! »…
Le lourd effort qu'il doit faire en vue de passer son dernier examen, le distrait de son chagrin. L'été est resplendissant; «un temps de chefs-d'oeuvre» ; mais «des livres sont ouverts devant moi que je pleure de devoir comprendre» (27 juin 84).
Si je m'en rapporte aux nombreuses lettres qu'il m'écrivit durant cet été, l'effort dû dépasser ses forces.
«Je suis extrêmement affaibli par le travail bête sur lequel je me tue. Tu auras de la peine à me reconnaître: yeux caves, nez transparent; au reste, tu m'as déjà vu comme cela.
Ce qui est pis, c'est que ma volonté est devenue celle d'un enfant; je ne pense plus qu'à une chose; il me semble que j'ai de l'eau qui bat dans ma tête, de l'eau qui tourne très vite comme dans un seau attaché à une corde!
Vers le très tard, la chambre chaude, la journée et la lumière plombant la tête; il faut du courage, beaucoup plus que tu ne penses pour ne pas s'encourir comme un fou dans la nuit fraîche, plutôt que de rester là dans cet hôpital, le front moite et les tempes éperdues! » (17 juin 84). Mais un espoir le soutient: celui de me rejoindre (après qu'il aurait passé son dernier examen) à Paris où je m'étais fixé. Il se représente d'avance son arrivée à Paris. Il serait muni de lettres de recommandations pour Théodore de Banville, pour Rollinat, pour Goudeau…
Mais entretemps, une épidémie de choléra ayant éclaté à Paris, il craint de devoir retarder son départ. Pourtant il a passé son dernier examen. « Le Jury a été bon pour moi. Mais j'aurais joie grande à leur vanter un air de mon Jean Chouard dans les pertuis es narines et naturels d'icelui chacun d'eux» s'écrie-t-il dans sa joie d'en avoir fini. (10 nov. 84).
En attendant le départ, il pense à tout ce qu'il faut emporter pour un long séjour. «J'essaie des chemises, des chaussettes et, en même temps, j'ai fait un holocauste hier, j'ai brûlé tous mes vers pour être pur et n'avoir plus d'attache avec cette ignoble époque d'Université. Je les ai relus tous et cela m'a demandé du temps. Il y en avait qui dataient de la troisième latine…Quand ça a été fini de brûler, je me suis senti soulagé; il me semble que j'ai rompu avec la tradition et je suis à présent devant l'immensité du rien, n'osant toucher à rien de peur de retomber sur le chemin de tous ».
Trouverait-il à Paris, qui l'attirait si puissamment, la force et le courage qu'il faut pour affronter « cette immensité du rien » et découvrirait-il les chemins où il n'aurait pas à craindre de retrouver la foule des poètes et la poésie de tradition?
Non! c'eut été devancer l' heure fatidique! Et nul n'anticipe sur son destin.
Celui qui s'est mis en route avec une allégresse débordante, avec des chansons aux lèvres qui trahissent le plus irrespectueux esprit estudiantin...
« Dieu, comme on dort et comme on boit
quand on n'a rien sur la conscience
Qu'on a dit merde à la science
Merde aux Juges et merde aux Lois.
Merde ainsi que le bon François
Rabelais, ce cher et Grand homme.
…
C'est Max qui arrive
Plus fin qu'une grive
Chez son vieil ami Henry». (22 novembre 84)
-celui qui s'est mis en route si allègrement, celui qui se promettait tant de notre vie en commun, retourne à Anvers au bout de quinze jours et dans la première lettre que je reçus de lui après son départ précipité, il déclare «je suis enchanté d'être chez moi. Je n'ai pas encore mis les pieds hors de la maison... ». Cette confession projette une troublante lueur. Elle dévoile le secret penchant qu'il éprouve pour cette existence de reclus qu'il mènera plus tard dans cette même maison et jusqu'à sa mort.
Il retrouve près de son père et de sa soeur toutes les commodités qu'il n'avait pas trouvées dans l'hôtel garni où il était venu me retrouver. Rentré après une si courte absence, il exhulte: « manger ne coûte rien, mon lit est exquis et mon escalier embaume! (ce qui n'était certes pas le cas, à l'Hôtel du Hâvre, place de la Gare Montparnasse à Paris). Se serait-il débarrassé à Paris en si peu de temps des vastes espoirs, des idées de conquête qui l'y avaient amené?
«Je me sens tout heureux d'en avoir fini avec les vers et la prose ! C'est un sac inutile sur la route de la vie » !
C'est à ce moment que fut placée sur la porte cochère blanche de l'hôtel qu'il habitait au Boulevard Léopold une plaque en cuivre: MAX ELSKAMP, AVOCAT.
Durant des années Max Elskamp ne produisit rien. «L'Éventail japonais», ce recueil de six sonnets, tiré à 50 exemplaires, qui parut le 5 mai 86, fut écrit, en réalité, en 84. Car, dans une lettre (22 avril 84) Max Elskamp me signale le plagiat dont il fut victime de la part de G. Khnopff. « Cela m'embête en ce sens que je considérais mon «Éventail japonais» comme bon et que l'autre aura à présent la priorité ».
En fait, «l'Éventail japonais» est un pastiche des morceaux les plus goûtés à cette époque des Maîtres de l'Ecole Parnassienne et s'il a trouvé grâce et ne fut pas voué aux flammes, comme le restant de sa production des années d'Université, c'est vraisemblablement que, selon le jugement du jeune Avocat, les riches ont le droit de jouir de privilèges qui sont refusés aux pauvres! Or, les rimes de ces six sonnets de « l'Éventail japonais» sont « riches» au point de défier la richesse de la rime de Théodore de Banville lui-même.
Vient la période la plus inquiète et la plus désolée de l'existence du poète. De 1887 à 1892; celle au bout de laquelle il trouvera SA forme et SON écriture.
CINQ ANNÉES DE TOURMENTS, pendant lesquelles Max Elskamp est livré aux «Furies ». Elles torturent son âme et sa chair. Il est en proie au tourment de l'Amour et du Bonheur perdu, au tourment de la chair auquel il s'abandonne sans pouvoir parvenir à anéantir les souvenirs de l'Amour et du Bonheur perdu; au tourment pour la conquête de la forme et du sujet poétiques.
Pour arriver à oublier Celle qu'il a aimée par dessus tout et durant toute sa vie; pour arriver à produire « Dominical », le poète a subi pendant cinq longues années les plus infernales tortures!
Si, au cours de ces années, je n'ai pas pu j'assister, le relever de ses chutes, comme il aurait fallu, c'est qu'un évènement avait subitement bouleversé l'existence que nous menions depuis que j'étais rentré de Paris et qui allait nous permettre de jouir de cette intimité de tous les instants, que nous n'avions pas pu réaliser à Paris.
« Je crois positivement que nous ne sommes pas complets l'un sans l'autre; il Y a quelque lien magique entre nous, qui nous a rapprochés un jour et nous a liés du coup indissolublement. Si nous ne sommes pas dans la vie, cher vieux, l'un à côté de l'autre, je crains bien que cela n'ira pas, pour moi du moins» ! m'avait-il écrit un jour. (16 nov. 84).
Or, depuis le printemps 87, je m'étais installé en Campine, à Wechelderzande. Cette installation s'était faite sans préméditatian de ma part. Nous avions pris l'habitude de quitter Anvers durant les jours de Carnaval. Cette année nous nous étions réfugiés à Wechelderzande, avec quelques amis. Emile Claus, qui était du nombre, nous avait vanté la vie rurale primitive, les bruyères blondes et infinies de cette contrée. Nous y rencontrerions les maîtres de l'Ecole de Wechelderzande : les paysagistes Heymans; Roseels et Crabeels.
Quand, après trois jours, la bande reprit le chemin d'Anvers, je décidai de rester. Parti, pour passer trois jours dans ce village perdu dans la Campine, j'y demeurai pendant trois ans!
Sans cette circonstance, j'eus pu, sinon aider efficacement Max, tout au moins l'assister journellement dans sa marche au Calvaire !
« La solitude est très mauvaise pour moi, m'avait-il donné à entendre dans une lettre de cette époque. Depuis que je ne suis plus à l'Université, mes éternelles et sciantes marottes me reprennent plus que jamais. Je deviens inabordable pour tout le monde, restant des heures à ne rien faire avec l'angoisse du travail non fait et qui devrait l'être…
Sais-tu que je commence à craindre pour moi. C'est la vie manquée… (lettre du..,...88)
Au moment du départ de «Maya » et de son mariage en Egypte, il ne m'avait pas semblé que la plaie était si profonde et qu'elle ne se cicatriserait jamais. Il m'avait confié jadis: «Je ne suis plus fichu de rien faire. J'ai dessiné plus de vingt mosquées depuis hier sur mon droit civil, sans compter les pyramides et des ureus aux grandes ailes de chauves-souris » !
Mais, si à ce moment la préparation de ses examens avait pu endormir sa douleur, maintenant il se trouvait seul. Sa douleur refoulée ressurgit comme un fantôme ou plutôt comme un cadavre de noyé qui remonte à la surface et empoisonna l'air qu'il respirait dans les chambres où il s'était obstinément cloîtré.
Maya lui avait été ravie par de sottes intrigues de sottes amies de sa soeur. Des insinuations perfides avaient eu raison des sentiments de la belle, blonde et élancée jeune fille.
Un jour, en 1925, au moment où le cerveau de mon ami avait déjà chaviré dans la démence et que je me trouvais seul devant lui, à la même place à cette table de la salle à manger où rien n'avait changé depuis que je m'y étais assis des centaines et des centaines de fois c'est-à-dire depuis plus de 50 ans, il évoqua toute l'histoire de cette machination avec une précision frappante de détails et de noms.
Sans aucun geste, sans qu'aucun trait de son visage ne bougea dans sa face jaune et bouffie de cette époque, il évoqua ces heures douloureuses de sa vie en courtes phrases plaquées comme une suite d'accords qui me secouèrent comme les fatidiques accords de la «cinquième symphonie» : celle du Destin.
…Je vous avais aimée
Fervent ainsi qu'on prie,
Dans les jours qui sourient
à l'Amour que l'on a.
Car je l'avais trouvée
La paix qu'on rêve en soi,
douce en vous, comme ornée
du charme de la vie.
Et vous m'étiez jardin…
Durant toutes ces années de 87 à 92, je savais Max en proie à l'obsession de son bonheur perdu. Je le rejoignais toutes les cinq ou six semaines pour deux ou trois jours. Je m'évertuais à le ramener à une conception plus raisonnable de sa situation, à l'exciter au travail.
Il m'écoutait distraitement, se vantait de pouvoir oublier Maya qui l'avait quitté
« Pour le laisser dans la vie
en l'amertume qu'on y boit! »
grâce à «des aventures qui se terminent dans un écoeurement journalier; par des couchées plus ou moins avouables avec des sirènes de commerce ». (lettre août 89). Las de pareilles expériences dangereuses, il entreprendra un voyage en Méditerannée à bord d'un cargo qui chargeait du minerai et faisait le trajet d'Anvers à Gênes et retour. Il ne fit jamais aucun autre voyage et celui-ci ne comporta aucune des aventures que plus tard il décrira complaisamment avec un luxe de détails inventés de toutes pièces et qu'il amplifiait selon que ceux qui l'écoutaient se montraient plus crédules. Durant toute sa vie, il fut assujetti au dérèglement de son imagination et disposé à confondre «Dichtung und Wahrheit ».
Ce voyage n'apporta aucun soulagement à sa peine, ni ne provoqua aucune excitation au travail.
«Ce n'est pas à bord que je brocherai quelque chose, cher vieux, la vie y est trop saine, trop vraie. Il me faut, je crois, plutôt l'air maladif des villes, les nuits d'alcool empuantées de tabac, toute cette pourriture qui vous détraque au point de ne nous laisser de puissant que l'idée» (20 mai 87).
Au cours de l'année 88, la crise atteindra son point culminant. les violents et dangereux remèdes, auxquels il avait eu recours avant ce voyage, n'ont servi qu'à entretenir et à réveiller, chaque fois qu'il croyait l'avoir tué, le souvenir de l'Aimée.
« Cher vieux!
Ecrivons-nous beaucoup! immensément, c'est nécessaire vois-tu. Je regarde autour de moi avec une horreur intense, dégoûté à chaque pas, plus malheureux d'heure en heure et las, et formidablement las ! Au très lointain de mes souvenirs dorment toutes choses, mais violées; et la seule chose que j'aurais pu faire fortement m'est interdite: aimer! l'Elue ancienne est morte par l'oubli qu'elle me donne et dont j'ai les preuves; de ce côté là est morte toute mon enfance et ma prime jeunesse » ! (lettre 88).
Cherchera-t-il d'autres remèdes pour échapper au cercle de l'Enfer qui le tient prisonnier? la lecture?
« Cher vieux, je suis fou! j'ai lu et relu Schopenhauer, ne lis pas cela. C'est atroce, atroce, atroce! Tout est vrai. (13 octobre 88).
Dans une autre lettre de cette même année:
«Ah, tu parles de nuits de veilles et de murs nus, j'en ai passé bien d'autres et qui n'étaient pas le sommeil et pas la veille, mais le songe continu, une sorte de réveil perpétuel d'un rêve!
J'ai bien dormi pendant plus d'une année moi, avec toute mon enfance, qui criait à côté de moi, comme dans un berceau! Et l'inconnu d'un corps dont je ne connaissais qu'une partie banale, le visage… je l'avais à côté de moi sur mon oreiller pour mes caresses mentales. Une tête coupée, dont le corps là-bas roulait sous des baisers de tout ce que malgré moi, je suis forcé de haïr ».
«J'ai amorti tout cela dans le grand silence de mon cceur qui a si bien crevé jadis qu'il n'est plus qu'une machine, une pompe à sang. Et, je glisse tout doucement, je le sens aux heures de spleen sur la pente d'une vie nouvelle du bon à rien, la vie longue que l'on passe à lire le jour sur un sopha, le soir à boire jusque très tard dans la nuit, sans même être saoul. Une vie de fille, une putain de vie qui s'aveûlit avec un bilan de chaque jour, accusant à l'actif des cigarettes fumées et des projets de force à jamais irréalisables.
Je ne saurai plus jamais travailler parce que je n'ai plus à travailler et que je suis et dois rester sans but…
Le but artistique me laisse encore parfois quelque illusion. Dilettante, mon cher, et rien de plus!
Et je ferai du bon art en ne faisant rien, car je les annulerai tous. Qui sait si je ne suis pas un immense artiste, parce que je n'ai rien gâté par la révélation matérielle de l'ceuvre qui est en nous, vierge et que nous sommes seuls à lire, à clamer, à peindre, à sculpter!
Cela te parait un peu fou tout cela, mais c'est ainsi que je songe entre les lignes d'un livre quand je crois lire l'après-midi, étendu sur mon sopha là-haut dans ma petite chambre, aussi encombrée de bibelots que ma pauvre cervelle qui déménage, quand nous sommes seuls à rêvasser ensemble. Et c'est peut-être parce que je suis si paresseux, que j'ai tant de choses à mettre en ordre dans ma tête. Tout cela traîne là dedans pressé comme dans un tiroir bourré de paperasses, quelquefois en le fermant, il tombe quelque chose comme aujourd'hui. Ramasse et déchire cela, car cela pourrait parfois être indiscret !» (lettre 87 ou 88).
-Commettrais-je réellement, en ce moment même, une indiscrétion? Cette question suffirait à raviver en moi tous mes scrupules et à me faire quitter la place que j'occupe ici devant vous.
Mais n'importe-t-il pas du problème qui se pose à notre esprit à tous? Comment Max Elskamp en est-il arrivé subitement à la forme exceptionnelle de son écriture, au style déroutant et unique de «Dominical », de «Salutations dont d'angéliques» et d'«En Symbole vers l'Apostolat»? je ne mentionnerai que pour mémoire « le Stylite» qui parut dans la Wallonie en 1891. Dans un article récent, paru à l'occasion de la mort du poète, dans « La Nouvelle Revue Française », Albert Mockel nous engage «à ne pas sourire si vite d'un effort tendu à l'excès, ni d'une phrase qui dit mal pour avoir voulu trop dire» !
Cet effort fut en effet laborieux à l'excès. Max Elskamp avait eu recours à tout ce qui lui restait d'énergie pour réagir contre le sentiment d'une impuissance qui l'envoûtait et le faisait s'écrier «Merci pour les bonnes choses que tu m'écris, mais je ne travaille, ni ne travaillerai PLUS, PLUS JAMAIS, tu l'entends. Mes rêves qui se font rares n'ont plus d'ailes, mon pauvre vieux.
Il n'y a pas de lâcheté, crois le bien, en ceci…
Tu seras peut-être moins fier de notre vieille amitié; tu as tort, la fierté n'ayant rien à voir dans tout ceci.
On peut aimer des chiens et même des femmes» !
On le sent, une infinie rancoeur a terrassé le pauvre être. Il souffre de faiblesses constantes, de vertiges et est rentré, dit-il, «dans un tel cercle d'accoutumances que le moindre changement dans son glissement quotidien m'est à charge» !
Pendant qu'il écrit le «Stylite» (qui date en réalité de 1888), il se propose d'écrire« l'ironie du Nazaréen »; une oeuvre impie «où toute la vie de Jésus serait décrite à rebours ». Il prêche des horreurs bourgeoises au bord du lac; séduit Madeleine et s'enivre aux noces de Cana! le supplice de la croix serait devenu un numéro d'illusionniste.
«C'est neuf, garde moi le silence, me recommande-t-il; de l'ironie poussée à un point terrible de satanisme ». (lettre 18-7-88).
Il en est arrivé au point où sa sensibilité a besoin pour réagir de secousses violentes. Pour vaincre son impuissance à écrire, aucun sujet ne sera assez cruel, aucun mot assez corrosif.
Et pourtant, la « Crise des tourments» tend vers la fin ! Max a 28 ans. Dans les mois du printemps de 1890 se signale une première accalmie. « l'idée de la Ville» s'éveille en lui et la pensée qu'elle pourrait servir de «sujet poétique» ! Elle devient d'abord «sujet» de ses méditations.
«Ta campagne c'est trop simple, trop naturelle; le pardon qu'elle vous donne est celui des humbles, non celui de nos pairs en méchancetés, canailleries et égoïsmes. A quoi bon l'absolution d'Abel, c'est celle de Caïn qu'il faudrait. Puis (car je la sens à présent la Ville, la petite ville) elle est en nous, accrochée dans le meilleur de nos vertèbres, à la bonne place, je t'assure que je sens quelque chose de très nouveau pour moi en cette contemplation unique de toits qui sont parce qu'ils doivent être et ne sont que parce que cela ne pourrait être autrement! Je t'assure, cher vieux, que je suis entré à ce sujet dans un ordre de méditations bien, bien étranges et que cela me hante beaucoup ».
(lettre avril 90).
Le miracle d'une résurrection de tous les souvenirs de ce qui avait enflammé nos imaginations d'adolescents va-t-il s'accomplir: les vieux toits, les tuiles patinées et moussues, le fleuve, le port et les navires? Et ces méditations allaient-elles le ramener vers cette autre source à laquelle notre âme d'enfant avait puisé des émotions d'une suavité si attendrie, -je veux dire cette salle «Ertborn» du Musée d'Anvers, dans laquelle est réuni un choix particulièrement précieux de panneaux de la peinture primitive flamande et vers laquelle nous pélégrinions les jours de vacances où nous ne nous rendions pas au port?
Eh bien oui; je me sentis pénétré de confiance et d'espoir; l'accalmie persiste; la guérison parait certaine.
«Mon imagination se reporte à présent, me confiait-il, vers des conceptions qui dorment au livre sur lequel est endormi l'agneau dans le sommeil du grand fermoir mystique et aussi vers l' ENFANTIN MISSEL DE NOTRE PASSION SELON LA VIE » ! (lettre mai 90).
Il semble que les murs du cabanon entre lesquels se débattait Max Elskamp se soient effondrés subitement pour délivrer le poète qui se redresse déchargé du poids de ses tourments.
Que n'a-t-il retenu ce titre admirable pour l'oeuvre qu'il lui restait à écrire: « L' ENFANTIN MISSEL DE NOTRE PASSION SELON LA VIE» ? Que ne l'a-t-il choisi plutôt que celui de la « louange à la vie» qu'il donna au cycle de ses quatre premiers livres qui le révélèrent au monde comme poète et consacrèrent sa renommée!
J'anticipe; nous n'en sommes arrivés qu'au moment où il conçoit le plan de « Dominical ».
«Voici la chose entière et plus révélée aux vers que je sus: -
Mon âme très enfant dans un beau château, au milieu de belles Dames et sans usage du monde, presque maladroite, qui se sent heureuse de canoter sur l'étang où des cerfs viennent se noyer. Beaucoup de petits carreaux dans tout cela et de religion vague et invoulue, car je ne crois pas…
Voici la marche.
1. -Vers une joie. Il. -Anciennement. III. -Visitation. IV. -l'Aimée. V. -les Dimanches partent. VI. -la Semaine promise.
(L'aimée, c'est un pur accident « Dominical », nécessaire et que je veux cacher comme une mauvaise maladie).
Peut-être vois-tu plus juste que moi et « Dominical » est-il tout d'Amour, tourné faute d'aimer vers soi-même, je ne sais» ? (lettre juillet 90).
La formation d'un poète serait chose simple, si vraiment l'Artiste « se découvrait au prix de ses errements antérieurs»; comme Albert Mockel le remarque à propos de Max Elskamp.
La conquête d'une vision personnelle et d'une forme si à lui s'accomplit dans le cas de Max Elskamp, dans des conditions autrement tragiques et après des années de martyre dont j'ai tenté de Vous faire le récit. Il travaillera près de deux ans à «Dominical », au cours desquels de nouvelles défaillances ne manquèrent pas de se produire.
Je ne veux pas insister, tant elles ressemblent aux infernales tortures auxquelles il croyait avoir échappé. J'abrège. «Dominical» ouvre enfin la série des hymnes à la rédemption, à la résurrection de la vie.
Et l'épigraphe, qu'il emprunte au moine Glaber n'a pas d'autre sens: « Et c'était comme si le monde secouant l'ancien silice se vêtait de la blanche robe des églises» !
Par ces mots il exalte sa propre délivrance et apporte son hommage à la pureté des mots auxquels il aura recours pour les images qu'il va évoquer dans cet « enfantin missel de notre Passion selon la vie », pour réaliser l'oeuvre à laquelle il consacrera désormais toutes les heures de sa vie, de sa vie cloîtrée comme celle d'un moine du moyen âge !
Le 7 mars 1892 avait paru «Dominical ».
La critique semble hésitante et déroutée. Max Elskamp s'inquiète en attendant qu'elle se décide à prononcer quelque jugement. C. Lemonnier, auquel il a envoyé son premier livre, lui a bien envoyé ses« Dames de voluptés » avec une dédicace, « mais ce pourrait bien n'être qu'une politesse» !
«Car, constate-t-il, dans son impatience, dans la «Jeune Belgique» RIEN; dans «Art et Critique» RIEN; dans « la Société nouvelle» RIEN; dans le «Réveil» RIEN; dans «l'Art Moderne» RIEN.
J'ai la sensation d'avoir fait un four considérable.
Je regrette d'avoir associé ton nom à une gaffe. Mon excuse est que j'ai fait de mon mieux. Au reste je sais bien que je dois tout rater. Je me rends compte que j'ai fait four et dans le mille» ! (2.7 mars 92.).
Mais le lendemain, il se reprend et exhulte. « En grande joie, je t'écris; ce ne sera pas si mauvais, ai reçu une carte de Verhaeren, qui me rend profondément heureux. Picard me trouve rare. René Ghil me sacre et me demande des vers! Tous me disent que c'est très personnel. Je suis heureux pour toi et pour moi ».
Après la retentissante consécration, à laquelle s'étaient ralliés les principaux littérateurs de Belgique, les critiques et les poètes les plus considérables de France, Max Elskamp n'eut rien à changer à sa façon de vivre.
Il travaille et éprouve de nouvelles inquiétudes au sujet de« Salutations dont d'Angéliques» qui est la seconde partie de la trilogie dont il a conçu le plan!
«Je tiens ma machine, il n'y a plus qu'à travailler!
Fatalement je reste dans la note de «Dominical ». Est-ce un bien, est-ce un mal, je ne sais. Je ne puis pourtant pas faire de l' Henri Régnier ni du Stuart-Meril. Une peur me tenaille pourtant, c'est de me répéter un peu trop en ce sens que ce sera cette fois encore des clochers, des bâteaux, des heures, des impotents et la mer beaucoup. A la grâce de Dieu tout de même. Il en sera comme il DOIT être; seulement je tâcherai de faire joyeux le plus possible et d'éviter le pleurard encore trop dans « Dominical ». (….92.).
Dans une autre lettre il exprime une bien autre et curieuse inquiétude: «Je suis trop sûr d'où je vais, en ce sens, que chaque pièce est fatale à m'en faire peur. (C’est comme si j'étais sous une dictée et (contraint) malgré moi de faire même la chose que JE NE VEUX PAS…
Je te jure que je ne sais pas ce que je fais. Est-ce bien, est-ce mal? Je suis arrivé, je crois, à une simplicité absolue de la forme. Le procédé est mort tellement que j'en deviens bête. Ce sera très mauvais, mais personnel peut-être à force de laisser-courre. J'en suis arrivé à ne plus employer que les auxiliaires: être et avoir. Et, en fait, n'est ce pas suffisant? Je commence à douter des autres verbes, puisque être c'est avoir ou vouloir avoir et avoir ne se comprend que par existence.
…La rime aussi m'est devenue odieuse, c'est trop facile, vois-tu. Je voudrais la torturer tellement qu'elle n'existât plus pour les autres que comme appelée et par moi très loin foutue à la porte.
Enfin, ce sont mes neuf mois de gestation à subir et d'ici à la mise bas, tu te doutes d'espoirs et de déceptions à venir (sans date 92.).
Je crois bien qu'il n'a jamais réalisé le plan que le trouve mentionné dans une lettre de cette année: réunir une suite de poèmes sous le titre générique: «Pour la neige ». «Salutations» le préoccupait trop. Et pourtant, dans une lettre de cette même année, il précise ce plan: «Je suis dans une période de rage bleue, le bon mouton d'autrefois est devenu enragé. S'il te souvient de Panurge et de Rabelais, tu te rappelleras qu'en un voyage, celui-ci aborde en différentes îles. Je vais reprendre cette idée et aborder moi aussi à toutes les îles d'imbécillité que je connais. Tu vois mon plan à peu près, hein? Et pour clôturer j'arriverai «à la neige », c'est-à-dire à l'immaculé des purs et des vrais; le Graal qui
pour être vu demande des yeux, qui n'ont jamais vu la m…! »
Voici « Pleine de grâce» -la 4ème partie de «Salutations» presque achevée. Ce que j'ai dû m'arracher cela aux fers, tu ne t'en fais pas d'idée.Me reste donc à faire «Consolatrice des affligées ». C'est fou ce que j'ai sué après cette « Grâce» que je n'avais pas assez portée en moi! Enfin, Te Deum, ça y est! J'ai commencé à travailler (par écrit) à «Salutations» le 6 septembre. J'aurai donc mis deux mois à faire 600 vers... je crois que c'est bien comme travail ouvrier...
J'écris très heureux ce soir de cette sacrée épine de grâce hors du pied !... (92.).
«Salutations» s'achève. «Salutations» est fini, (lis, toutes les pièces sont écrites) à présent je vais commencer le grand travail de Pénélope et byzantiniser tout cela.
Mais, cher Vieux, j'ai bien autre chose en tête, voici j'ai trouvé une machine en vers absolument personnelle (pas très longue) et pour les peintres seulement. J'ai deux, trois choses faites et je crois, cette fois, avoir fait une trouvaille! Il Y aurait une trois centaines de vers tout au plus. On tirerait à 50 exemplaires, autant d'exemplaires que de peintres qu'on aime et avec noms de ceux-ci sur chaque exemplaire. Ce serait je le répète absolument pour les peintres et je voudrais ne pouvoir être compris que par eux.
Que penses-tu d'une collaboration avec moi et linéaire?
Depuis que j'ai l'autre machine en tête, «Salutations » n'est plus qu'une toute petite chose, bien nulle pour moi, tandis que l'autre réalise la légende qu'un jour nous avons rêvé illustrer ensemble.
Ne crois pas que je lâche «Salutations» au contraire. Je m'acharne à finir pour enfin arriver à l'autre machine qui me sera un repos et chose si délicieuse à faire que j'en rêve tout éveillé. Mais d'abord «Salutations ». Pense moi une belle couverture. Brutalement, n'est-ce pas, je t'emprunte, mon bon vieux, une somme énorme de bon vouloir et d'affection pour ce que je fais, mais je sais que tu veux bien. Car vrai, tu travailles avec moi plus que tu ne penses et sans notre amitié si longue je n'aurais pu, car tu m'as enseigné les choses de la vue et ton âme aussi beaucoup que j'ai très mélangée dans le coeur que j'avais ». (lettre... 1893).
-Quand «Salutations» eut paru, il attendît avec plus de sérénité qu'après «Dominical» le jugement de la critique. Il est rapidement fixé par un article d'Emile Verhaeren qui paraît dans «l'Art Moderne ».
« En toute franchise, je crois que le bon Verhaeren s'est laissé aller un peu à l'amitié que Théo van Rijsselberghe m'a dit qu'il me portait.
C'est le bon côté de mon âme qu'il a montré en laissant de côté mes vices et mes défauts dont, las, je me rends compte et nombreux. Je suis heureux de n'avoir pas faibli en ce second bouquin, j'en avais peur vraiment! »
Maeterlinck lui écrivit deux lettres « un peu trop aimables » mais « rien reçu de Van Lerberghe toujours », ce dont il se plaint!
Notons que Camille Mauclair lui a fait une visite «qui lui a fait grand plaisir ». Il lui parla de «l'estime qu'a Maeterlinck pour moi. Et cela m'a fait du bien car les engueulades «Jeune Belgique» vont pleuvoir sur mon dos, paraît-il! »
« D'Henry de Régnier, reçu une longue lettre très et trop laudative ».
Mais voici que d'autres critiques français se montrèrent bien moins bienveillants. «Salutations» est décidément un four en pays de France. La « Plume» me traite dédaigneusement; le «Mercure de France », trois lignes presque mauvaises et enfin les « Entretiens» où l'on dit que je singe Laforgue ! Est-ce possible grand Dieu!
Cette dernière chose me peine plus que toute autre, car l'article (quelques lignes) est de Viellé-Griffin, qui m'avait écrit une lettre d'enthousiasme chaud et bien cordial, me semblait-il! Alors que veut dire ceci?
Il faut croire que j'ÉCRIS TROP AU NORD pour là-bas, puisqu'ici on a été très bien pour moi. JE REGRETTE AMÈREMENT DE NE SAVOIR LE FLAMAND. C'ÉTAIT LA LANGUE QU'Il M'AURAIT FALLU, PUISQUE LE BELGE N'EXISTE POl NT! J'étais en si bon travail et me voici bêtement découragé, car JE DOUTE HORRIBLEMENT DE MA FORME et tout vers selon moi m'apparaît à présent avec une faute de français au bout, en d'autres termes! je ne puis plus travailler, CAR JE NE SUIS PLUS SUR DE SAVOIR UNE LANGUE !
Quelle bonne chose ce serait d'être d'un pays à soi, fut-ce la Belgique, si ça existait! je te fais part de ceci car je nage en eau noire!» (lettre 93). (Les passages soulignéq de cette lettre le sont par moi)
Ainsi pas plus que d'autres écrivains belges, Max Elskamp n'échappe au conflit. Né en pays flamand d'un père flamand et d'une mère wallonne, il n'a appris que quelques mots flamands! Et pourtant depuis son adolescence, il fut surpris et ravi de la couleur et attiré par le rythme particulier de la langue des gens du peuple Anversois. Il retient dès lors et collectionne certaines locutions particulièrement imagées, originales et dénuées de respect ou d'une grivoiserie franche et savoureuse. Et voici qu'au moment où il s'était acquis une forme qui s'apparente par bien des artifices de construction à celle des chansons populaires flamandes, il eut subitement la révélation de la naïveté touchante de leurs thèmes et de l'adorable cadence qui joue avec toutes ces syllabes comme le carillon avec les sons des cloches!
Voici une curieuse lettre datée de l'année de «Salutations», l'année 93.
« Cher Vieux,
Hier soir, ainsi que ceux de là-bas vont voir les cerisiers fleuris, m'en suis allé avec l'Accoutumée au promenoir, regarder le jeu de la lune et des nuages. Jouissance un peu bien japonaise, mais voici adorablement flamand, l'exquise chanson qu' Elle m'a dite sans savoir et qui est, paraît-il, celle des enfants d'ici et qu'ils chantent tant que la lune est voilée, ou se cache ; par honte, paraît-il. La connais-tu?
Anneke Maan, anneke Maan
met zijn lere broecske aan
Heb zijn buicske vol-gegeten
en zijn broecske vol-gescheten.
Vuile, vuile Anneke Maan
Ge zult met ons niet dada gaan ! »
Si je la connaissais, moi, cette chanson. Dès ma tendre enfance je l'avais entendu chanter par les bonnes qui veillaient sur nous: mes jeunes frères, mes sreurs et moi.
«II paraît, ajoute-t-il, qu'il existe une autre chanson tout aussi jolie: celle de «Baaske Zon» qui est tombé dans la «gracht» et qu'on débarbouille avec « un Maria schort, un tablier de la Vierge! Il me faudrait Emile Claus ici, il doit les connaître toutes lui, mais que dis-tu de celle-ci hein? Enfoncé comme couleur le lied de France et vive les petits gosses d'ici!»
Et pourtant il s'efforce de traduire «l' Anneke Maan» Ci mon intention.
«Petite Anna la Lune, petite Anna la Lune
Avec son pantalon de cuir qu'elle a mis
elle a mangé plein tout son petit ventre
et fait plein tout son petit pantalon.
Sale, sale petite Anna la Lune
Tu n'iras pas promener avec nous.-
C'est exquis hein, cher Vieux, la Lune qui s'appelle Anna, petite Anna la Lune! Le diable sait pourquoi, mais c'est comme ça et le pantalon de cuir!
…Toute la nuit passée j'ai mal dormi en la sensation exquise que la Lune s'appelait Anna. Or, note bien et c'est là le bizarre qu'aucun autre nom qu'Anna ne convient. Essaie si tu veux, tu verras !»
Ainsi, ce fut vers cette époque (93) qu'il commença ses explorations dans le Folklore Flamand, ou plus exactement Anversois, et dès lors c'est à l'affût de découvertes dans ce domaine qu'il parcourera tous les après-midi, dans sa tenue légendaire: macfarlane et petit chapeau rond de feutre noir et mou, -la vieille ville et les ruelles autour du port! Un nouveau volume, le dernier de la trilogie de « la louange à la vie », va le préoccuper, en plus, à présent.
«Que faut-il faire à présent, car je travaille, les titres m'embêtent «En Symbole vers l'Apostolat », « Pour l'Apostolat », «Vers l'Apostolat », «En Apostolat », ce titre dernier ne semble-t-il pas le meilleur? Je doute affreusement et cela m'empêche de travailler, de travailler avec ordre! (lettre 93).
Plus tard, «Je garde mon titre: «En Symbole vers l'Apostolat », il n'y a pas moyen de faire autrement, je mettrai «en Symbole vers» en tout petits caractères. (Lettre 93).
Vers la Noël de cette année: «J'ai travaillé comme un nègre, bon Vieux, suis fini ; mais mon livre aussi…Tu vois d'ici ma joiel car c'était bien difficile ce prêche. Enfin je crois bien l'avoir mené à bonne fin (Noël 93). Pourquoi «En Symbole vers l'Apostolat» ne parut-il qu'en Février 1895? Quand parut « En symbole » Max Elskamp, malgré le succès de «Salutations» n'avait pas encore acquis toute la certitude du succès. Il en doute et s'inquiète autant que pour ses livres précédents.
«Suis très inquiet de mon bouquin. N'ai reçu jusqu'ici aucune lettre, ai la sensation d'un four. Pourtant je croyais bien avoir donné du mieux que je pouvais. Je crains bien de m'être fourré le coude dans l'œil, cela m'embête pourtant de me tromper toujours de la sorte ; il n'y a vraiment que mes ours que j'aime un peu. En toute franchise «En Symbole» m'a fait suer dur et j'espérais avoir mené à bonne fin ma tâche cette fois un peu ingrate.
Si tu apprends par on-dit quelque chose de mon bouquin, annonce le moi sans ménagement ; j'aime mieux l'opération à franc bistouri qu'à lettres et papiers aimables! (Lettre février 95).
Et cette fois encore il n'eut pas à attendre trop longtemps des louanges aussi enthousiastes que celles que lui avaient values « Dominical » et «Salutations ».
«Figure-toi que de TOUS COTÉS, je reçois des lettres enthousiastes, il faut croire à une réussite donc; si tu savais quel réconfort sont pour moi les paroles d'Emile Verhaeren.
La superbe et la première lettre que m'envoie Eekhoud et tous; tous; il est donc vrai que j'ai bien travaillé! Et comme tu as raison en me disant qu'il faut du temps pour me lire; cela m'étonne, mais C'EST BIEN AINSI; je suis bien heureux, cher Vieux, et récompensé de mon travail; vraiment je ne m'attendais pas à pareil accueil. C'est la première fois que cela m'arrive et je m'en réjouis, car je te jure que ce sacré bouquin a été sué et que je me suis donné tout en ces vers, vraiment de bonne foi ». Dès lors, il se sent confiant et cette confiance le pousse au travail. Dans cette même lettre il m'annonce qu'il a commencé «Les six petites heures» «Je tiens deux pièces, entre autre une complètement « pour les attristés de la pluie» ! Or, je tiens à signaler que c'est à cette occasion qu'il grava ses premiers bois: un «en-tête» et un «cul-de-lampe». Ils sont dans la manière «hiéroglyphique» et singulièrement suggestifs de la pluie.
L'idée d'orner lui-même ses poèmes de bois gravés le transporte et depuis lors, il ne publiera plus aucun livre sans qu'il fut abondamment -trop abondamment -orné!
«Pour le grand dam de mes proches, j'ai transformé mon bureau d'en haut en atelier de gravure; c'est plein d'encre là-haut et sale! Un vrai rêve quoi et ce n'est que le commencement! Je me suis fait une imprimerie de ma presse à copier, un rouleau encreur et comme plaque à encrer un simple carreau de vitre. Ce serait délicieux de faire soi-même et ses bois et ses vers!» (lettre 95).
Je ne pourrais dire si Max Elskamp a donné suite à son projet des « Six petites heures pour les attristés de la vie et d'amour» dont il me parlait dans une de ses lettres de 1894. Il ne peut y avoir rien de commun, me semble-t-il entre cette suite et celle des « Six chansons du pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre» que ma femme et moi allions composer et imprimer sur une petite presse à bras et que Max avait baptisée « Joyeuse ». L'impression de cette plaquette nous occupa dès lors pendant de longues semaines. Au cours de celles-ci l'auteur et les apprentis que nous étions, enthousiastes du beau métier qui se révélait à nous autant que des beaux poèmes que nous allions aider à propager, provoquèrent l'échange d'une copieuse correspondance.
Je n'y retrouve que des souvenirs heureux. Si, Max Elskamp s'inquiète encore, c'est du changement qui s'accomplit malgré lui dans la forme de ses vers.
La source de son inspiration se rapproche de plus en plus de celle de la chanson populaire et le rythme de ses vers de celui de la chanson flamande.
Il prend de plus en plus connaissance de celle-ci. Il a découvert les « Vlaamsche Vertelsels» de de Cock et de Mont.
« Si tes gosses parlent flamand (et celui-ci n'est pas difficile puisque moi-même je le comprends à vue)... tu pourras leur lire cela dès maintenant, ils apprendraient, de la plus joyeuse des façons, pourquoi les singes ont une queue, pourquoi l'hirondelle dit «zee », quand il va pleuvoir et «zout» quand il fait du vent, et pourquoi les habitants de Schelle ont des têtes comme des citrouilles et le ventre fait comme un «knapzak ». Je suis convaincu que tu trouveras un plaisir intense à tout cela. Depuis que je folklorise, j'ai trouvé mille choses qui me font rêver d'une école où on apprendrait aux enfants, à vivre la vie des enfants qui est une longue suite de choses fabuleuses et d'étonnement légendaire ». (lettre ...95).
Je crois pour ma part que les «découvertes» dont parle Max Elskamp, eurent une grande part dans le changement frappant qu'il y a entre la forme des trois premiers livres et celle qu'il inaugure dans les «Six chansons ». Je crois qu'elles ont largement contribué à lui faire abandonner le plan de la transposition littéraire de l'impression pour celui de l'expression directe de l'image. Non sans hésitations, pourtant. «J’AI CHANGÉ MA FORME DE VERS et suis très inquiet de ce changement; suis certes dans une période de transition, si pas de dégringolade, puis je sens très profondément que la littérature ne m'agrée plus. Il me semble qu'il doit y avoir quelque chose de plus UTILE ou de meilleur à faire, mais pour MOI. Je ne vois pas quoi et me creuse la boule vers un but que je n'entrevois pas. C'est comme un travail sourd qui opère; je ne sais où il me conduira, car je suis sans orientation, dans tous les cas, un grand changement vient; mais vers quoi? le diable le sait !» (lettre ...95).
Les «Six chansons» sortirent de presse, le 15 décembre 1895, de notre petite presse à bras, la «Joyeuse» qui se trouve à présent dans l'atelier de typographie de l'Institut supérieur des Arts décoratifs.
Les années 1892 à 1895 auront été des années relativement heureuses. Dès 1895, la confiance en sa santé et quelques vagues et tendres espoirs qu'il avait conçus et qui avaient grandi en même temps que le retour à la santé furent brutalement anéantis!
«Je veux mourir Henry, ce n'est plus qu'une question d' heures ou de jours, cela tient à un moment de dernier courage qu'il faut, je te jure, pour faire à soi-même cela! Je ne suis plus mon maître au reste et il y a des moments où je sens que ma tête s'en va dans cette chose horrible que je t'ai dite et qui est pire que la lèpre qui me tue, me tue, me tue.
Le médecin m'a abandonné en me disant que d'autres souffrent aussi de cela, que l'on se fait à tout…
Tout est donc fini comme tu le vois, je n'ai plus rien à attendre, plus rien à espérer, que le dégoût toujours croissant de moi-même ou de m'en aller étaler une pourriture au soleil comme un vieux chien galeux; loin de tous.
Il n'y a du reste qu'un moment dur à tout cela; c'est celui du départ, mais un dernier énervement, une dernière secousse et la chose vient d'elle-même; c'est ce moment que j'attends et j'espère courageusement finir. De toute une vie il me reste deux bons souvenirs, l'amitié qui nous a fait nous aimer et le travail que tu m'as appris.
Pour le reste, je ne regrette rien et je partirai avec les deux bonnes choses devant les yeux pour emporter cela plus loin, si toutefois l'on peut emporter quelque chose.
La paix soit avec moi, Henry». (27 juillet 96).
Cette plainte montée de l'abîme, quelles démarches, quelles paroles a-t-elle bien pu m'inspirer? Vraisemblablement, je l'aurai mis en garde contre son imagination maladive et évoqué quelque issue heureuse.
«Je ne puis te répondre qu'une chose, m'écrit Max, c'est qu'il n'y a pas d'imagination en moi et Tu comprendras mieux aussi que cela m'est plutôt cruel tout ce bonheur auquel je ne puis prétendre et que tu me montres en toute bonne foi, parce que c'est la vérité et que je le sens moi-même profondément, mais à tout jamais irréalisable…Ce que j'ai dit est!
…Il y a des moments où tout me devient doux et bon et léger, si léger que j'en suis à me tâter, à prendre des objets carrés ou aigus dans les mains pour savoir par le tact où j'en suis; ou si je rêve comme si j'avais peur de m'envoler. Ah, si la fin est ainsi, ce serait magnifique, cher Vieux, et j'aurais tort de me plaindre, mon esprit s'est, du reste, beaucoup ouvert depuis ces derniers temps aux choses de l'Au-delà et je crois que mon coeur eut le tort d'être un peu trop matérialiste.
Je vois à présent d'une façon confuse, il est vrai, une vie secondaire où nous serons moins nous-même; plus éparse et moins consciente que celle-ci et pour moi, je crois fermement que je deviendrai de l'eau qui coule, rien que cela, avec tout l'organisme intérieur de l'eau et cette merveilleuse inconscience d'obéir à se répandre, sans plus. Je ne puis nettement te définir cela, mais je vois extraordinairement clair pour moi en bien des choses depuis ces derniers temps, des choses auxquelles je n'avais pas pensé me viennent et me révèlent leur texture; à moi seul, il va sans dire, car c'est inexprimable et perceptible que pour soi seul.
Et ne crois pas, pauvre vieux, que ce soit de la folie qui monte comme pourraient le croire des imbéciles auxquels je ne parlerais pas, du reste, de ces choses-là. C'est tout simplement de la clarté qui entre, parce que la pensée se purge du corps, cette sale chose que j'ai appris à tant haïr aujourd'hui.
Tout ceci, pauvre vieux, pour te dire que CELA vient plus heureusement que je ne le pensais et qu'on peut devenir enthousiaste de partir et partir comme dans une apothéose d'espérance! Fidèlement à toi ».
(Lettre 3 août 96).
Maintenant l'été de cette année tragique est passé. En octobre, il me confie que sa tête est un peu partie « et que cela lui évite de penser» que cela vaut mieux ainsi »...
« Puis tout cet hiver qui vient si tristement cette année... Je n'ai plus pris une plume depuis trois mois presque. Je crois que j'ai plus souffert au moral en cinq mois que depuis toute ma vie... ce qui me restait de cheveux s'en va tout à fait et ma barbe devient blanche. (Quant à l'âme, je crois, nom de Dieu, que c'est quelque chose de propre) Pour
sortir de moi-même, je me suis imposé des tâches impossibles, c'est ainsi que je me suis forcé à apprendre trois livres de géométrie, en pure perte, parce que cela me dégoûtait le plus.,..
Je sais aussi à présent toute l'Histoire arabe, avec tous les khalifats depuis le père Abou-Bekr jusqu'au Touglam persan.
Si tu fais un jour de l'Art arabe, tu peux t'adresser à moi, je te déclaquerai tous les Shiites, les Coréichites, les Shunistes, les Fatimistes, tous, tous et cela ne sert à rien du tout, mais comme c'est horriblement compliqué cela dérive la pensée…C'est un très vilain jeu tout cela... cela vaut mieux que de trop lire, comme je l'ai fait, des livres religieux. Par désespoir je me serais mis à «la petite pratique », je t'avoue avoir été tout près de tomber en cette faiblesse, ce qui m'a sauvé c'est 1'imitation de la vie de Jésus-Christ, un livre pas banal et superbe que je te recommande ou que je ne te recommande pas, car il faut des heures vraiment noires comme les miennes pour s'y intéresser et alors c'est superbe. Enfin, c'est une vie d'enfer que je mène; je n'ai qu'un seul apaisement c'est d'avoir une conviction absolue et ceci n'est pas une faiblesse de souffrant, d'une vie plus large et plus belle au delà d'ici.
Ça, c'est vois-tu quelque chose de bon et de sûr et de lénifiant et pas caffard, car c'est tordant ce que Messieurs du bon-Dieu de Rome, comprennent d'une âme quand elle crie jusqu'au sang.
Je crois que je trouverais moi d'autres paroles, car je sais enfin ce que c'est la vraie pitié et je t'assure que je pourrais à présent embrasser des pédérastes s'ils avaient mal vraiment ». (Lettre du 17 août 96).
Une lettre, datée du dernier jour de cette maudite année 96, apporte quelque apaisement aux angoisses que j'avais éprouvées depuis des mois au sujet de mon ami.
La crise est passée et avec une précision troublante, il évoque un tableau de sa vie, d'une vie dont les règles et le rythme seront ceux des vingt longues années qui vont suivre et au cours desquelles il gardera le silence et se repliera entièrement sur lui-même, dans l'étude, dans l'exercice d'un métier: celui de la gravure sur bois et dans cet abandon
total à sa passion de collectionneur et de folkloriste !
«ENLUMINURES» (1898).
Il mit trois ans à écrire «Enluminures », pendant lesquels ses regards et son coeur ne se sont pas détournés d'une vision unique. Trois années de contemplation béate et d'attraction constante vers les mille faits et images d'une petite ville de Flandre où la vie est paisible, puérile, candide et pieuse.
Et pourtant si la crainte des pires choses l'obsédait, le moral est meilleur. «J'ai fait la part du feu et la pèse de ma vie. Côté joie, j'ai trouvé: travail d'abord, apprendre beaucoup, des arbres, les plantes et aller au soleil. Côté des choses défendues: la femme à aimer, la vie à deux et le contact des autres sauf en intimité stricte et d'hommes qui peuvent, ma foi, savoir qu'il est des hopitaux partout. Le résultat est celui-ci: solitude, mais quiétude si pas bonheur…
Mon vrai sauveur est l'immense, probe et admirable Flaubert dont les lettres lues et relues m'ont ressuscité; la vérité est là pour ceux à qui il est défendu d'aimer et lui, sans femme, jamais qu'en exutoire, m'a montré le vrai chemin, et c'est ainsi que je veux vivre ».
Ceux qui ont connu et approché Max Elskamp à cette époque, qui ont été ses amis savent que cette solitude était devenue manie, et quant à sa quiétude, il ne leur a peut-être jamais confessé de quel prix il l'avait payée: un renoncement contrit à tout ce qui aurait pu lui apporter quelque bonheur, Y COMPRIS LA POÉSIE!
Sans le coup de foudre de la guerre, il se peut bien qu'il n'eut plus jamais écrit un vers. Dans aucune des lettres qu'il m'adressa après qu'il eut fait paraître «Enluminures », dans aucune de celles qu'il m'adressa plus tard à Weimar, où je m'étais fixé depuis 1901, il n'est question de production littéraire.
Des évènements s'accomplissent: la mort tragique de sa soeur, celle de son Père. Leur disparition augmente à peine sa solitude.
Il y aurait bien des choses à glaner dans les lettres de cette époque, mais je ne me suis pas proposé de vous présenter une biographie. Je me suis proposé de faire parler Max Elskamp lui-même de tout ce qui se rapporte à sa formation poétique.
J'aimerais citer surtout ce qu'il dit de l'Architecture dont il saisit à merveille le sens intime; ce qu'il dit DE LA FATALITÉ DE L'ÉVOLUTION DES FORMES et du STYLE MODERNE !
La guerre éclate. Il s'abandonne comme tant d'autres à l'affolement et, accompagné de son fidèle domestique Victor, il fuit et s'installe en Hollande à Berg-op-Zoom !
Moi, retenu de force en Allemagne, j'ignorai tout de lui jusqu'au jour où je reçus (en février1915) une lettre contenant un appel déchirant:
«Mon Pauvre et bien cher Henry,
Je reçois à l'instant tes deux bonnes lettres; quel bien elles m'ont fait, j'étais torturé au sujet de toi et des tiens. Je t'embrasse de tout mon coeur, j'ai énormément souffert, mon vieux bien cher, souffert plus que tu ne peux le croire, et je suis ici dans une triste et pénible position. Je crois que tout est fini pour moi, je souffre du coeur indiciblement. J'ai subi le bombardement de ma ville et j'ai dû quitter, après des heures de terribles angoisses ma maison très abîmée, puis j'ai marché pendant 18 heures, sans manger ni boire, du sang plein mes bottines, couché dans des bois, des églises et des granges; j'ai beaucoup souffert, mon cher Henry, et j'ai 53 ans et c'est, je crois, la fin pour moi. J'ai souvent pensé à toi et aux tiens pendant ce douloureux calvaire qui fut mien, car nous étions frères depuis toujours et nous le sommes restés. C'est, désormais notre amitié le seul et peut-être le meilleur de nos biens. Mon fidèle domestique, n'a pas voulu m'abandonner, il est resté avec moi, je mange mon pain noir et bois mon eau avec lui. Nous nous regardons sans rien oser nous dire, car il n'y a plus ni maître, ni serviteur; nous sommes égaux dans la peine et lui a en plus ce grand mérite du dévouement que je ne puis plus reconnaître.
Mon cher Henry, je voudrais tant que cette lettre puisse te parvenir, car je crains bien que nous ne puissions plus nous revoir; je suis très bas et j'ai physiquement trop souffert. J'ai des arrêts du coeur constants et des étouffements qui en sont la suite, il m'est impossible dans l'inconfort total où je suis de pouvoir me soigner. Mon cher Henry, puisses-tu ne jamais savoir combien il est dur de monter les escaliers d'autrui, de n'être plus rien qu'une chose à la dérive et de savoir qu'on ne mourra même pas dans le lit où se sont éteints les siens. Mon pauvre cher, puisses-tu retrouver ta chère Nele, je te plains du plus profond de mon coeur. Je t'embrasse bien fort toi et les tiens; je suis tout blanc, j'ai les jambes gonflées par l'eau qui remonte tout doucement. Quand elle viendra au coeur, vieux cher, ce sera l'instant de dire adieu et d'être enfin délivré par le grand sommeil que je me souhaite comme le plus sûr des bonheurs que j'attends».
Au reçu de cette lettre, je fis appel aux autorités militaires allemandes qui s'étaient jusque là obstinément refusées à m'accorder un passeport, sans lequel il nous était impossible à moi et aux miens de quitter l'AIlemagne. Je les implorai, par l'intermédiaire d'un fidèle ami, le Baron de Henneberg, de m'accorder la permission de me rendre près de mon ami à Berg-op-Zoom, ne fût ce que pour un jour ! Je m'engageai sur parole, les miens étant otages, à revenir à Weimar reprendre la vie dans les conditions qui m'y étaient imposées.
Je retrouvai Max Elskamp et son domestique, logés plus que modestement, disposant de deux chambres au rez-de-chaussée de la maison d'un pêcheur (Zuidzingel, 462). Max était dans un état de dépression morale extrême, dans un état de faiblesse plus qu'inquiétant ; à bout d'argent et à tous points de vue absolument à la dérive.
J'eus à lutter pourtant pendant deux jours avant de réussir à le persuader que sa situation commandait impérieusement son retour à Anvers. Il y réoccuperait sa maison abandonnée ; il y retrouverait, malgré l'occuppation allemande, ses occupations et sa vie coutumière.
Il obtint facilement, après le rapport que je fis de sa situation aux autorités allemandes auxquelles je devais d'avoir pu me rendre près de lui, de repasser les frontières, de retourner à Anvers. En 1915, il reprenait la vie de reclus plus obstinément seul encore, sans doute, que précédemment. Il réunit tous les documents qu'au cours des années précédentes il avait rassemblés pour une étude de folklore. «Le commentaire et l'idéologie du jeu de loto dans les Flandres », qui parut en 1918, mais antidatée, pour tromper la censure pendant l'occupation.
C'est en 1920 que commence la dernière période de sa vie. Elle succédait à celle qu'il qualifia lui-même de «période de la prostration, du silence et de l'exil ». Ce fut celle d'une production fébrile. Elle débuta par «Sous les tentes de l'exil ». Recueil de poèmes
«De haine et tout d'amour aussi
suivant l'heure mauvaise ou bonne;
mais surtout triste en leur somme;
prenez tes comme les voilà.
Temps de guerre pour tous les hommes.
Dies irae, dies illa.
Suivirent: 1922, «Chansons désabusées» (160 pages de vers) et le chef-d'reuvre de tendresse amoureuse et de souvenirs attendris qu'est « Maya ».
En 1923, «Délectations moroses» (autre volume de 160 pages) et cet autre chef-d'oeuvre : «la Chanson de la Rue St-Paul» qui est bien avec «Maya» le point culminant de toute sa production.
«Chanson d' Amures» est le troisième volume de vers qui parut en cette année, 1923 !
Et ne publie-t-il pas, en plus dans cette même année, «Les Sept Notre-Dames des plus beaux Métiers»? -Un album d'une importance capitale dans son oeuvre xylographique dont les gravures sont:
-«Fruit lointain déjà de ses doigts au long cours d'années accomplies»! « Remembrances », «Aegri Somnia », -deux gros volumes de vers dont le dernier compte 180 pages qui furent imprimés par ses soins et sous son contrôle, mais qui n'ont pas été livrés au public. Ils portent tous les deux la date de 1924.
En plus, lors d'une des visites que je lui faisais régulièrement de la Hollande, où je m'étais fixé après la guerre, il me donna à emporter quatre gros manuscrits. Ils portent les titres: « Les Heures Jaunes », « Revisions », «Fleurs Vertes» et «Joies Blondes ».
Mais ces manuscrits, autant que les deux derniers livres imprimés, attestent en maints endroits des défaillances, des répétitions et des incohérences flagrantes.
Les premiers indices de la démence s'étaient manifestés en 1914 et peu après, l'ataxie devait devenir complète. A cette époque, des accès de fureur alternaient avec des heures de dépression totale.
Soigné par son domestique Victor, qui le servit pendant 33 ans avec un dévouement, qui ne sera jamais assez loué et dont il ne peut exister que peu d'équivalents et par le Docteur Poirier, qui journellement lui apporta, pendant de longues années, le réconfort de sa profonde et affectueuse commisération, Max Elskamp ne quitta plus sa chambre. Ensuite, il ne quitta plus son lit que pendant quelques heures par jour. Victor, aidé d'une garde-malade, l'installait dans un fauteuil, devant une petite table. Le tiroir de cette table contenait des cigarettes, quelques menus et vains objets auxquels il paraissait attacher un intérêt particulier et qu'il gardait soigneusement dans ce tiroir. Il les prenait successivement en main l'un après l'autre pour les abandonner aussitôt et pour fixer ensuite interminablement d'un regard éteint quelque découpure de journal ou quelque image de journal illustré.
Max Elskamp ne recevait plus de visites, hormis les miennes et celles de son cousin, M. l'avocat Henri Damien, qui s'acquittait envers le malade, avec le dévouement le plus affectueux, des devoirs de la tutelle dont il s'était chargé.
Dès lors, à chacune de mes visites, je constatais que la déchéance s'accentuait et pendant de longues années encore je n'ai jamais franchi le seuil de la chambre où je savais que je le retrouverais toujours égaIement allité, sans appréhender une chose qui aurait été une intolérable injure à l'amitié qui depuis notre enfance nous avait unis. Je craignais que la violence qu'il exerçait souvent en ma présence contre d'autres, que les injures qu'il proférait contre son dévoué domestique ou sa patiente garde-malade, je craignais qu'il eût pu les retourner ou en proférer contre moi! Je craignais aussi, mais moins, qu'un jour, il pourrait ne plus me reconnaître. Un heureux destin m'a épargné tout cela. Pourtant, je ne me suis senti sans appréhension et soulagé du poids écrasant qui pesait sur mon coeur durant toutes ces années que le jour où je sus qu'en franchissant le seuil de la porte de sa chambre, je trouverais, cette fois, mon ami et mon frère muet, étendu sur son lit, délivré par la mort et paré pour le dernier voyage.
Henry van de Velde
(1932-33).
Mürren-Bel-Alp.