Raoul a reçu le bon de commande ce matin. Tout excité et d’un geste rapide, il appelle Jacques, son fidèle ouvrier. Le camion est prêt. Tout est vérifié et comme chaque fois, Raoul se fait fort d’être à la hauteur et à l’heure.
Les deux hommes montent à bord du camion. Ils savent que le travail demandé est long, important et que la livraison est attendue avec impatience. Ils sont bucherons. Des hommes énergiques, durs à la tâche, fidèles aussi à cette nature qu’ils aiment.
Arrivé au centre de la forêt, Raoul cherche le sapin désigné. Il est magnifique. Toutes ses branches sont solides, épaisses, régulières. Il est colossal. Le sapin a compris que c’est son tour. Dès qu’il quitte la forêt, son existence ne lui appartient plus. Partout dans la forêt, des amis le regardent et guettent avec tristesse les premiers coups qui abattront ce géant. C’est la magie de Noël et pour que la fête soit belle, un sapin est sacrifié, coupé chaque année. C’est la tradition.
Raoul et son employé sont déjà à l’ouvrage. Des craquements douloureux, sourds se font entendre. Le vent s’engouffre dans la clairière et surveille le travail accompli. La mise à mort n’est plus qu’une question de minute. Le monde de la forêt retient son souffle.
Le matériel est installé et le sapin se couche, docile, sur les rouages du camion. Attaché, ficelé, celui-ci est silencieux et immobile. Il commence son voyage vers le monde des hommes.
A l’intérieur du sapin, deux petites voix se font entendre. Deux petits lutins plein de vie, habitués à grimper sur ce bel arbre et qui n’ont pas fui à l’arrivée de Raoul. Ils se sont accrochés aux branches du sapin et ont vibré, tremblé avec lui à chaque coup de hache. Incognitos, ils partent eux aussi vers un univers qu’ils ne connaissent pas.
Ces deux petits farfadets, sortis tout droit d’un conte de fée, se posent d’innombrables questions. Noël, ce Noël qui, chaque année, vient prendre son dû, qui arrache à la forêt le plus beau sapin et laisse à chaque fois un grand vide. Il doit être très important ce Noël.
Ils sont curieux, avides de voir, de savoir. Au cours des temps, ils ont entendu des histoires extraordinaires, étonnantes racontées par des voyageurs de passage. Un monde étrange, insolite, décrit par certains et où part l’ami sapin.
Le voyage se déroule parfaitement. Les lutins sont blottis dans une blessure de l’arbre, le temps du parcours. Ils se tiennent chaud. Au loin, déjà des sons, des lumières, une vie surprenante, étonnante qu’ils ignorent.
Le déplacement a été long, très long pour arriver sur cette Grand-Place. D’autres hommes attendent et prennent en charge l’énorme sapin fraichement coupé. Sa taille est impressionnante. Seul au milieu de ce nouvel espace, il est majestueux. Les hommes aiment montrer leur puissance et leurs yeux d’enfants sont toujours émerveillés.
Raoul est parti, un peu triste de laisser cet arbre aux mains d’experts. Il les aime ces arbres au cœur de la forêt. Remis debout, le sapin soupire et grâce au vent qui s’engouffre dans ses branches, remet ses épines froissées à leurs places.
Dans la vallée, la fête s’organise, la plus importante de l’année. Noël est célébré avec un grand enthousiasme, une vive ferveur et rassemble toutes les âmes des environs.
Nos deux petits comparses sont tout excités, énervés. Ils écarquillent les yeux devant toutes ces choses inconnues. Ils sautent, gambadent dans les branches. L’église, devant eux, est gigantesque, magnifique. Les portes grandes ouvertes laissent apercevoir l’endroit de la crèche. Une paille sèche garnit le sol. On distingue des emplacements encore vides. La lumière s’échappe de ce bâtiment et éclaire tous les alentours. La magie de Noël a commencé.
Le sapin est maintenant orné de guirlandes scintillantes, de petits personnages en bois et de boules bariolées, multicolores. Le géant de la forêt clignote depuis quelques minutes. Nos deux amis sont subitement envahis par une grande tristesse. Ils frottent leurs larmes qui s’échappent. Triste destin pour leur ami. Les hommes sont cruels.
De leur perchoir, ils voient bouger, se déplacer, courir les habitants les bras couverts de cadeaux. La nuit est tombée sur la ville. La visite de l’endroit peut commencer. De petits bonds en petits bonds, nos amis descendent et sautent hors du sapin. Ils gagnent rapidement un énorme chalet mal monté. Celui-ci recèle des objets immobiles de toutes sortes. Heureux de leur découverte, ils s’amusent dans ce bric-à-brac désenchanté.
A quelques pas de là, leur attention est attirée par des mouvements à l’intérieur de fenêtres éclairées. Des hommes préparent Noël. La table de fête est garnie de décorations scintillantes, d’assiettes, de verres. Eux aussi ont un sapin métamorphosé, couvert de guirlandes. La pièce est éclairé par des bougies de couleur et règne un air de fête. Dans un coin, des boites s’empilent, des cadeaux joliment emballés, des jouets, des bonbons, des bouteilles, tout ce que les hommes aiment.
Des besoins, créés, générés par eux, pour eux. Nos deux amis se glissent d’une fenêtre à l’autre sans faire de bruit, le nez collé à la vitre. Ici aussi, tout est décoré, tout brille et il s’échappe une merveilleuse odeur de cuisine. Curieux, ils iraient bien goûter, déguster ces mets.
Après avoir parcouru quelques superbes balcons enjolivés, un bruit étrange les attire vers le bas. Derrière des tôles froissées sont assis des enfants et une femme âgée. Elle les protège du mieux qu’elle peut, abritant ses chérubins du froid avec d’épaisses couvertures trouvées dans un recoin de la cour. Cette dame s’épuise de tant de misère, de malheur. La vie ne l’a pas ménagée. Il fait glacial ce soir de Noël et les petits sont gelés. Serrés les uns contre les autres, les enfants se protègent du froid et ont faim.
La place scintille de mille lumières multicolores, de sons mélodieux qui s’échappent. De petits chalets sont entr'ouverts et font commerce. Le sapin trône au milieu de la fête. Les gens déambulent et rient, heureux de se retrouver ensembles. Nos lutins sont étonnés de tant d’inégalités entre les hommes et ne comprennent pas cette différence. Le monde est injuste, arbitraire, artificiel.
Ce ne serait pas un conte de Noël si la magie ne venait pas à la rescousse de la réalité. Nos petits amis, bonnets verts sur la tête, se concentrent et réfléchissent. De toutes les histoires entendues depuis des siècles au cœur de la forêt, une histoire pourrait se répéter une seconde fois. Un conte de Noël qui aiderait les petits enfants et cette dame, là dehors. Assez agités, remuants tous les deux, ils passent en revue ce qu’ils ont entendu et ne trouvent pas de solutions.
Et s’ils appelaient les forces de la nature, le vent, la pluie, la neige. Mais les enfants sont dehors. Et s’ils transformaient par magie la fête en un immense théâtre. Tout le monde au même rang, à la même place. Et s’ils alertaient les hommes. Changer le monde n’est pas dans leur pouvoir. Trouver des cœurs purs. Transformer l’indifférence en amour. Faire de ce monde obscur une nouvelle source de lumière. Appeler les hommes de bonne volonté à plus de compréhension. Donner l’espoir à chacun, l’espérance, le bonheur.
Sur la place bondée de monde, vient d’arriver un homme d’une grande sagesse qui, d’un pas ferme et décidé, se dirige vers cette arrière-cour isolée. D’un geste vif, il écarte les tôles et cueille avec une grande douceur les plus petits enfants. Les blottissant contre lui, il sent son cœur se remplir de chaleur et d’amour. La femme se lève et tire vers elle l’enfant resté sur le sol et l’embrasse avec tendresse et douceur.
La magie de Noël se répand, joue une fois encore. Nos deux amis se sourient. Par un tour de magie, nos deux génies ont transféré l’immense force du sapin dans un être humain pour en faire un homme d’exception. Celui-ci reçoit une force inhabituelle qui encourage, qui incite à toujours continuer quoiqu’il arrive le long chemin de la vie. Une force inébranlable en lui et en sa générosité. La force de partager les valeurs humaines. La force d’aller chaque jour plus loin au plus profond de soi.
Nos deux petits amis ont maintenant un long chemin avant de retrouver leur forêt et d’un geste amical, salue leur ami sapin pour la dernière fois.