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Monsieur Charles

MONSIEUR CHARLES

 

Ma mémoire est un kaléidoscope qui, en veille ou en sommeil, me livre des éclats colorés, souvenirs erratiques navigant sur les flux de mon cerveau. Les plus agréables se rattachent à mon enfance, période bénie où l’être vierge est ouvert sur le monde, prêt à capter des brimborions d’enchantement, sur lesquels broder de vrais contes de fées.

Parmi ces sacs à malices, il y a le Jeumont d’avant 1940. ville industrielle assez morne, qui faisait vivre pourtant de nombreux ouvriers frontaliers. Aujourd’hui que les usines ont fermé les unes après les autres, Jeumont est une ville très fleurie qui ne demande qu’à séduire. Le pont sur la Sambre regorge de corbeilles de fleurs, comme si on espérait mettre ainsi un baume sur les maux de la crise.

Il est très différent de celui de mon enfance. Du travail, de la prospérité, et pas de fleurs autour

En ce temps-là, se trouvait à droite, juste après le pont, un endroit qui m’enchantait : Une maison de poupée abritait au rez-de-chaussée le salon de Monsieur Charles, coiffeur pour hommes. Le Monsieur en question, amis de mes parents, était petit, rougeaud, toujours hilare, et il professait envers les dames cette galanterie bien française qui recèle un petit grain de mépris au milieu de beaucoup de gentillesse.

Sa femme, grande et hommasse, se coiffait à la garçonne, les cheveux bruns brillantinés plaqués en arrière, mais elle était toujours soigneusement maquillée, car la boutique de son mari recelait toutes les tentations dont pouvaient rêver les jeunes filles et les femmes et il lui fallait prêcher d’exemple. Le salon, exigu et encombré, était si parfumé qu’on aurait pu prendre Monsieur Charles et Madame, pour deux berlingots, bons à sucer, car ils devaient être imprégnés jusque à la moelle des effluves signés Houbigan, Coty, Bourjeois qui filtraient des innombrables flacons de parfum, boîtes de poudre de riz Œillet Fané et autres merveilles : pommades, rouges à lèvres, rose pour les joues qu’on n’appelait pas encore « blush », crayons à sourcils et rimmels. Ces parfums entêtants devaient parfumer les draps de leur lit et j’imagine que lorsqu’ils dégustaient leur pot au feu, il devait avoir un arrière-goût de savon à la violette.

On sortait de là imprégné de « sent bon », car Monsieur Charles avait la manie d’en asperger toutes les dames des pieds à la tête, au moyen d’un vaporisateur géant. Bref, le salon de Monsieur Charles ce n’était pas Paris, mais néanmoins la France, avec toutes ses séductions miniaturisées, condensées dans ce petit coin du Nord.

Monsieur Charles avait un neveu parisien, beau jeune-homme à peine éclos qui descendait non pas des cieux, mais de l’Express Paris-Cologne, lequel ne dédaignait pas alors de s’arrêter aux deux gares frontières : Jeumont et Erquelinnes. Ce qui n’a pas changé depuis cette lointaine époque, c’est la différence de climat et de tempérament que l’on sent, lorsqu’on quitte Erquelinnes pour Jeumont. Même l’odeur de l’air y est différente.

J’ai oublié le prénom du neveu. En revanche, je me souviens parfaitement du trouble dans lequel il me jetait quand il rendait visite à ma famille, à la boulangerie d’Erquelinnes. Je devais avoir huit, neuf ans, mais j’avais plusieurs grandes sœurs assez avenantes, et le neveu avait appris de l’oncle la manière de se conduire avec les dames.

Il promenait dans sa poche son arme de séduction imparable : un joli petit vaporisateur dont il se servait pour asperger le corsage des grandes, après en avoir entrebâillé l’encolure. Je me tenais cœur battant sur le dernier des trois escaliers de pierre bleue qui menaient à la cour vitrée dans laquelle le pain refroidissait. Le Parisien s’approchait de moi en souriant et il me faisait l’offrande de quelques gouttes de parfum répandues sur ma chemisette moulant un torse parfaitement plat. Je lui dois sans doute mes premiers rêves érotiques, raison pour laquelle je ne l’ai pas oublié.

Ce charmant visiteur devait disparaître de notre horizon quelques années plus tard, mis au ban de sa famille parce qu’il s’était toqué d’une « aventurière », d’une « grisette » qui n’était pas de son rang (sic). J’espère pour lui que le fait de ne pas hériter de la fabuleuse boutique de tonton et tantine ne lui a pas pourri la vie.

A l’époque de mes huit ans, ma sœur Louise travaillait à Bruxelles dans une compagnie d’assurances et lorsqu’elle revenait passer quelques jours à la maison, elle avait toujours dans son sac des bouts de papier sur lesquels ses collègues féminines avaient passé commande de poudre de riz, de parfums ou d’autres instruments de séduction venus de France, achetés sans taxe et bon marché,  vu un taux de change favorable. Cela nous permettait une incursion à Jeumont dont nous étions toutes friandes. La route à parcourir n’était pas pour effrayer de bonnes marcheuses qui avalaient allègrement les kilomètres. Franchir la douane était toujours une petite source d’émotion, même si nous ne fraudions que sur une échelle minuscule.

Donc, revenant un jour de chez Monsieur Charles, les sacs à main pleins d’Oeillets Fanés et de Soir de Paris, un quatuor de filles Dumont fut pris au dépourvu, lorsque les douaniers entreprirent de nous prouver que nous avions  « quelques choses » à déclarer. Ils ont bien ri en constatant que nos emplettes pouvaient passer difficilement pour un usage strictement personnel. Ces braves fonctionnaires avaient surtout envie de mettre en boîte, au sens figuré s’entend, quatre représentantes de la gent féminine, soit deux jeunes filles et deux gamines, manifestement bien élevées.

Mais ce contrôle pour du beurre nous avait émues et Yvonne, la plus jolie des quatre, avait appelé à l’aide tous ses trésors de diplomatie, en déclarant qu’elle adorait les douaniers et les gendarmes. La preuve ? Sylvain, l’époux de notre aînée était gendarme ! Avons-nous sauvé nos boîtes de poudre de riz ? Je ne m’en souviens pas, mais je me souviens que j’étais très vexée, car nous nous étions ridiculisées ! Or le ridicule était l’épouvantail redouté entre tous par une fratrie maniant pourtant l’ironie d’une manière redoutable.

Quelques années passèrent, mais Jeumont restait cher à mon cœur, avec son marché du jeudi, son lointain cinéma et surtout sa librairie Tapia où l’on trouvait toute la culture absente de la librairie d’Erquelinnes : de Gide à Claudel, de Malraux à Queneau et, comme chez Monsieur Charles, des parfums et des produits de beauté, vendus, ce qui ne gâtait rien, par une femme brune comme un pruneau et à l’accent provençal. Quand on poussait la porte, une grappe de clochettes cuivrées nous souhaitait la bienvenue. J’en ai encore le carillon dans l’oreille.

Quelques années plus tard, Lison et moi élurent comme quartier général, le café de Paris, à gauche après le pont de Sambre, où nous eûmes notre première cuite, suivie de quelques autres.

Le charme de la France, c’était aussi le vin blanc, l’amer Picon, le pastis et autres nectars que Mireille, la patronne, nous versait d’une main libérale. Il est vrai qu’en matière d’orgies de boisson, elle en avait vues d’autres, car les Belges de passage avaient tous, plus ou moins, le gosier en pente. Quant à ses clients français, ils étaient tous patriotes et donc alcooliques.

 

MARCELLE DUMONT

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Commentaires

  • Chers Béatrice et Robert,

    Je vous remercie de votre accueil. Avec mes excuses d'avoir créé un billet pour cela... ce qui prouve qu'il est grand temps que je reprenne pied sur Arts et Lettres

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