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La vraie école ( 8 )


                                                             Je vois la pluie tomber mais elle ne mouille pas mon visage et je ne cours pas m’abriter dans la grange où les hirondelles me font un ballet d’amour en bâtissant leurs nids. Les vitres sont tristes sous ces gouttelettes qui ne parviennent pas à passer et qui tombent de désespoir. Je m’y attendais, cela ne pouvait durer. Pourtant quand ma mère m’apprête pour ce premier rendez-vous, il y a de la curiosité. Le premier jour d’école de sa vie quand une mère, avec déjà quelques cheveux blancs , fait tout propre son enfant de la tête aux pieds, cela ressemble à une fête. N’est-ce pas pour une fête des souliers vernis qui brillent de lumière, une chemise aux couleurs éclatantes repassée dans les moindres détails, un pantalon à bretelles tyroliennes, les cheveux soigneusement peignés sans le moindre épi ? Prêt pour une danse de salon au chateau de Versailles ! Dieu que l’école demande de préparations ! Y aurait-il quelque princesse à laquelle il faut plaire ?
                                                              “L’école, c’est une fête me dit-elle, tu auras des camarades, tu joueras et tu apprendras à lire ” Je suspecte, sans en connaître la raison, que la madeleine enveloppée dans ce papier gris ne sera pas une récréation comme elle disait. Toute cette mise en scène me noue l’estomac. Je regrette déjà ma chaise à bébé, mes boules de toutes les couleurs, mon hibou qui ne viendrait plus, croyant que je l’ai abandonné et tomber dans la cave me parait moins pénible ! Mais c’est bien pire devant la grille. Il y a là plein d’enfants comme moi qui pleurent, les larmes passent par leurs nez et ils sont secoués de chagrin comme lorsque l’on a le hoquet.
                                                                Derrière les barreaux quatre gardiens en blouse grise, le sifflet à la bouche, réunis en cercle se déplacent d’avant en arrière, méticuleusement, les mains derrière le dos. Ils parlent de nous. Ils savent qu’on ne veut pas s’endormir le soir sans lumière ou qu’on ne veut pas manger quand on n’a pas faim ! Premières simagrées ridicules qui se transforment vite en bagarre quand un coup de sifflet retentit et que je me sens poussé à l’intérieur de la cour. Ma mère s’éclipse. Première grande sensation d’abandon. Et ce gros pantin qui me tire et à qui je flanque un coup de pied dans la jambe. Je reçois immédiatement une gifle et j’entends ” C’est le gamin du bois d’Emblise, c’est un fauve celui-là ! ” Quand la première ligne de tranchée, avec ses porte-manteaux alignés de bonnets et d’écharpes, derniers vestiges de l’amour maternel , est franchie, je connais de plus près celui qui m’avait traité de fauve.
                                                                 Cet homme est un maître d’école. Il va m’enseigner le savoir, l’amour de la connaissance, le plaisir de la liberté, l’égalité entre les êtres humains, la tolérance aussi. Il va le faire à coup de punitions continuelles à genoux devant le tableau, de fessées rituelles. Il m’appelle, je viens et c’est la fessée. Il est rancunier, je paie cher mon coup de pied, un an c’est long ! Comme une récompense pour lui d’avoir bien travaillé. Ca marche, j’apprends bien et vite. Il est comme tout les bourreaux, ceux qui marquent le plus. Je l’ai retrouvé trente ans plus tard derrière une table officielle de bureau de vote. Vieil homme pitoyable qui avait oublié que l’on vieillirait un jour et à qui j’ai glissé : ” Et oui, monsieur Dufauve, je vote , rappelez-vous !

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L'incontournable vérité

Soliloque

La nature crée la beauté,
Qui le plus souvent est instable,
Entretient la félicité
Par ses grâces renouvelables.

Chaque jour, sur mon grand écran,
Je vois des visages de femmes,
Empreints de fraîcheur, ravissants.
S'emplit de tendresse mon âme.

Elles ne pensent pas du tout,
Quand se rabougrissent des fleurs,
Que les rides creusent les joues.
Du présent goûtent les saveurs.

Se conserve l'insouciance
Loin de l'ombre de la vieillesse.
L'énergie donne confiance,
Est souvent source d'allégresse.

Les miroirs présentent le vrai,
Offrent en couleurs des images.
Je me sens certes chavirée,
Quand ils me montrent mon visage.

4 décembre 2017

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Vivre mieux

Soliloque


- Que pourrais-je faire pour moi?
Ma vie se prolonge sereine
Or en ce temps me semble vaine
Et je n'ignore pas pourquoi.

Me reconnais velléitaire.
J'essaie d'éviter les efforts.
Ne semble me causer de torts
De paresser à ne rien faire.

Percevant mon insignifiance,
J'éprouve un persistant regret.
Tout demeure inchangé malgré.
Me complais en ma nonchalance.

Soudain, d'agir je sens l'urgence.
Je fais preuve d'ingratitude,
Devrai changer mes habitudes,
Je le dois à la providence.

Vivre mieux est certes mon choix.
Me faut accueillir la sagesse,
Et la stimulante tendresse,
Reprendre confiance en moi.

3 décembre 2017

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C'était il y a 60 ans

C'était il y a 60 ans

Après avoir été élu Président de la Société Française d’Egyptologie en 1956, et après le départ de Pierre Montet, Etienne DRIOTON est nommé en 1957 professeur à la chaire de philologie et d’archéologie égyptienne au Collège de France.

Dans un fascicule d’une vingtaine de pages, intitulé " Leçon inaugurale faite le mardi 3 Décembre 1957 par M. Etienne DRIOTON, Professeur " Etienne Drioton rappelle la date et les raisons de la fondation du Collège de France, puis il donne la liste de ses différents prédécesseurs comme titulaires de cette chaire dont il se dit être l’ « épigone d’une si brillante dynastie ».

Il présente ensuite le sujet de cours de cette année scolaire, à savoir le théâtre et commence par lancer des pistes de travail : distinction entre drame religieux et théâtre, référence au théâtre de l’ancienne Egypte, existence en Haute Egypte de troupes de comédiens, lieux des représentations,……..

En parcourant ce texte, on peut admirer l’expression, le style, et la culture littéraire d’Etienne Drioton.

C'était il y a 60 ans.

                         ( Avec l'aimable autorisation de M. J.-M. Voiriot, Président du CSED)

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Saint Augustin, la Cité de Dieu

Aurelius Augustinus est né le 13 novembre 354, à Thagaste (aujourd'hui Souk-Ahras en Algérie) ; il est mort le 28 août 430 dans sa ville épiscopale d'Hippone, assiégée par les Vandales (aujourd'hui Annaba). C'est un Romain d'Afrique, qui a vécu, dans une constante fidélité à la civilisation romaine, l'effondrement de l'Empire d'Occident. Telle est la trame des événements de sa vie : contemporain des efforts de Rome pour arrêter le flot sans cesse grossissant des incursions barbares, il connaîtra la prise de Rome, en 410, et mourra, vingt ans plus tard, face aux Vandales venus de Silésie. Mais Augustin n'offre pas ce seul témoignage. Il est un chrétien de ce siècle d'or que fut le IVe siècle pour l'Église chrétienne. Le christianisme a définitivement triomphé des antiques religions païennes ; dans un Empire officiellement chrétien, il est la seule foi autorisée. Les progrès démographiques, culturels, sociaux de la religion chrétienne sont alors manifestes ; seul, et pour longtemps encore, le monde rural résiste. La recherche doctrinale n'a cessé de se développer, à travers la grande crise causée par l'arianisme. Augustin est ainsi le contemporain des grands penseurs chrétiens d'Orient. Mais sa situation d'Africain, si elle le rattache à la glorieuse tradition d'une Église illustrée par Cyprien de Carthage, l'isole en partie, tandis que les événements dramatiques du début du Ve siècle coupent presque définitivement l'Afrique du monde oriental. Cet homme de la fin de l'Antiquité, ce chrétien hanté par les problèmes essentiels de la grâce, de la structure de l'être de Dieu, du Bien, est enfin un écrivain de génie. Avec Cicéron, il est sans doute l'homme que nous connaissons par le plus grand nombre de témoignages. Auteur d'une oeuvre imposante par la quantité et surtout par la profondeur de la pensée, son action ne cessera de se développer dans l'Occident médiéval, lors de la Réforme et jusqu'à nos jours, informant non seulement la pensée catholique mais, dans une mesure importante, toute méditation philosophique sur le destin de l'homme.

1. La vie et l'homme

Jeunesse et conversion

Augustin est né citoyen romain, d'une famille assez modeste : son père, Patricius, était l'un de ces petits propriétaires fonciers qu'une fiscalité écrasante conduisait assez promptement à la ruine. Mort alors qu'Augustin était jeune, Patricius avait cependant fait commencer à son fils des études supérieures que ce dernier ne put poursuivre que grâce à la générosité d'un ami de sa famille. Il acheva donc le cursus  traditionnel de toute éducation libérale antique, à Carthage, métropole de l'Afrique romaine. La culture que le jeune Augustin reçut le marqua très profondément. Culture plus littéraire que philosophique, où l'étude appliquée et fervente des grands classiques latins constitue l'essentiel : Virgile, égal pour les Romains à Homère, Cicéron, les historiens. Ensuite, l'acquisition d'une rhétorique, c'est-à-dire de l'art de parler en public de façon à séduire et convaincre l'auditoire. Inutile de souligner qu'évêque, Augustin se souviendra parfaitement des leçons reçues à Madaure et à Carthage. Il ne découvrit la philosophie que vers dix-neuf ans, et seul, en lisant l'Hortensius  de Cicéron. Pour acquérir une véritable culture philosophique, il aurait fallu qu'il pût étudier à l'Université d'Athènes ou à celle d'Alexandrie. Il n'eut jamais cette chance, et sa culture philosophique - si profonde sera-t-elle par la suite - aura toujours quelque chose de celle d'un autodidacte. Car, contraint de faire vivre sa famille, il devient professeur. Il ouvre une école à Thagaste, puis occupe à Carthage l'emploi officiel de rhéteur. La jeunesse dorée de la seconde ville de l'Empire le déçoit. Après dix ans, Augustin s'établit à Rome. Là, les étudiants le satisfont par leur application... mais semblent oublier trop souvent de le payer. Grâce à des amis bien placés, il obtient enfin une chaire de rhétorique à Milan, résidence impériale et alors capitale de l'Empire romain d'Occident. Une belle carrière, en dehors de l'enseignement, le tente. Pourquoi ne deviendrait-il pas gouverneur de province ? C'était compter sans l'inquiétude métaphysique qui, tout au long de ces années laborieuses, ne lui laissait pas de repos. A trente-deux ans, il se convertit et demande le baptême.

De cette conversion, nous possédons le récit émouvant qu'Augustin lui-même a tracé dans les Confessions , qui sont peut-être le chef-d'oeuvre de la littérature psychologique religieuse de tous les temps. Si l'on tente de résumer cet itinéraire spirituel, on peut isoler trois grands obstacles auxquels Augustin, né d'un père païen mais d'une mère chrétienne, se heurta durant tant d'années, avant de devenir chrétien. D'abord le sentiment, partagé par nombre d'intellectuels antiques, que la Bible était un livre « barbare », trop souvent irrationnel, incompréhensible pour tout esprit humain désireux de parvenir à la sagesse, bref, un livre culturellement inférieur aux grandes oeuvres de l'Antiquité gréco-romaine. Le christianisme parut très tôt à Augustin une religion « de bonnes femmes », bonne pour les incultes. L'acquisition, au même moment, d'une certaine culture philosophique ne fit qu'accroître ce sentiment. Jeune rhéteur à Carthage, Augustin fut attiré par le manichéisme. Durant neuf ans, il chercha dans cette religion l'accès à la vérité. Or, la métaphysique manichéenne n'était pas sans grandeur et pouvait bien tenter un esprit aussi profondément religieux que celui d'Augustin. En termes satisfaisants pour la raison humaine, elle exposait le tragique conflit entre le Bien et le Mal, cause éternelle de scandale pour tout homme épris de justice : le Mal est une substance corporelle ; l'Esprit, un corps subtil répandu dans l'espace. Ce dualisme expliquait à la fois la beauté du cosmos et les désordres du monde vivant. Pour échapper à ce mal matériel, les manichéens prônaient un ascétisme rigoureux, car l'idéal de toute vie parfaite est d'arriver à dégager de la matière qui les entoure les parcelles de lumière qui se trouvent en chacun. Par là, le manichéisme pouvait contribuer à résoudre le problème de la responsabilité de l'homme. Augustin, qui avait tellement l'expérience de cette lutte intérieure entre le désir du Bien et les pulsions mauvaises, fut séduit, un moment, par cette théorie, qui faisait de chaque homme le champ clos où les deux principes se livraient une lutte sans merci et toujours renaissante. Il n'est pas jusqu'au caractère parfois ésotérique de cette religion, réservée au petit nombre des élus, qui n'ait tenté le jeune intellectuel. Mais il fut vite déçu. Même la rencontre, tant attendue, avec le grand docteur de la secte, Faustus, ne lui apporta pas les assurances qu'il recherchait. Le troisième obstacle, enfin, qu'il ne faut pas majorer, fut son attachement à une femme, qui lui donna un fils, Adéodat. Il vivait avec elle depuis l'âge de dix-sept ans, et lui resta fidèle jusqu'à la rupture, imposée quatorze ans plus tard par la mère d'Augustin, Monique. La fidélité à cet amour est profondément émouvante. La rupture fut imposée pour des raisons sociales : cette liaison pouvait être un empêchement à la belle carrière un instant entrevue et, dans la société de castes qui était celle du Bas-Empire, un homme du rang d'Augustin ne pouvait pas régulariser une telle liaison. Il faut noter, en plus, qu'une fois converti, pas un instant Augustin ne songea à transformer cet attachement, maintenant jugé coupable, en un mariage chrétien. La conversion au christianisme imposait, à ses yeux, le renoncement à toute union charnelle, fût-elle bénie par l'Église.

Qu'on ne s'y trompe pas ! Certes, les Confessions  sont remplies d'aveux de fautes de toutes sortes, mais il ne s'agit, sur le plan moral, que de peccadilles. L'essentiel est que ces « désordres » si regrettés témoignent d'une conscience inquiète et d'un amour encore inconscient pour Dieu. A Milan, Augustin découvre le néo-platonisme, à travers la prédication de l'évêque Ambroise et dans les conversations qu'il tient avec le prêtre Simplicius et un grand intellectuel païen, Mallius Theodorus. La lecture des Ennéades  de Plotin achève cette mutation intellectuelle : enfin, il connaissait une philosophie qui pouvait expliquer rationnellement et fonder, en quelque sorte, une foi religieuse ! Augustin fut émerveillé, ne saisissant pas toujours que ce néo-platonisme n'était peut-être pas si adéquat à la foi chrétienne que le laissait entendre l'interprétation ambrosienne. Peu importe, il était prêt à ce saut vers Dieu que devait être sa conversion. La scène est bien connue : une voix, entendue dans le jardin de sa maison à Milan, Tolle , lege , lui intime l'ordre de suivre l'enseignement des Épîtres de Paul. Après des vacances universitaires passées à Cassiciacum où, avec des amis fidèles, il rédige ses premiers Dialogues  philosophiques, Augustin reçoit le baptême. Après la mort de sa mère, il revient à Thagaste, vend les rares biens qui lui restent de l'héritage paternel et groupe autour de lui quelques fidèles avec lesquels il mène, durant trois ans, une vie monastique consacrée à la prière et à l'étude (388-391).

L'évêque d'Hippone

Cet amour de la vie contemplative, Augustin le sacrifia très vite, en répondant à l'appel populaire des chrétiens d'Hippone qui l'élirent pour aider leur évêque Valère, déjà âgé et qui, Grec d'origine, parlait assez mal le latin. Cinq ans plus tard, Augustin était nommé évêque coadjuteur avec promesse de succession ; en 395-396, il devenait le chef de l'Église d'Hippone et allait le rester jusqu'à sa mort. L'importance du siège (Hippone était la seconde ville d'Afrique), mais surtout sa valeur personnelle et une activité inlassable devaient faire du jeune évêque l'animateur de toute l'Église d'Afrique, l'appui de son ami Aurelius, primat de Carthage conférant à son action toute l'autorité canonique nécessaire. Continuant à vivre avec ses clercs une vie monastique dont la règle fut à l'origine des nombreuses communautés médiévales de chanoines, Augustin eut à résoudre non seulement les multiples problèmes locaux mais les conflits plus généraux posés à l'Église d'Afrique par les donatistes et les pélagiens. Tâches locales d'abord, et à elles seules lourdes à assumer : la structure ecclésiale est encore au IVe siècle toute centrée autour de l'évêque, qui préside quotidiennement la liturgie, prêche pratiquement tout seul chaque dimanche, les jours de fêtes et, dans certains cas, plusieurs fois le même jour ; l'évêque se fait aussi catéchiste, défenseur des pauvres devant les fonctionnaires du fisc impérial, tuteur d'orphelins, etc. De plus, dans l'Empire chrétien, chaque évêque avait à juger tout procès civil où l'une des parties avait fait appel devant sa juridiction. Ce fut, semble-t-il, l'une des plus lourdes tâches pour Augustin qui, chaque jour, après l'office liturgique, fut contraint de se rendre, pour de longues heures, au tribunal. Mais cela ne l'empêcha jamais de parcourir l'Afrique, pour des conciles, des prédications demandées, des réunions contradictoires avec ses adversaires, donatistes, pélagiens, ariens. Et l'on sait la difficulté de ces voyages, accomplis le plus souvent à cheval ou à dos de mulet. Comment préserver un peu de temps pour réfléchir, répondre à des correspondants répartis dans tout l'Occident ? On comprend que lassé, parfois, Augustin se soit plaint du « fardeau épiscopal ».

Dès le début de sa vie sacerdotale, Augustin s'est heurté au difficile problème posé à l'Église d'Afrique par le schisme donatiste : issu de l'épuration qui suivit la grande persécution de Dioclétien au début du IVe siècle, le parti donatiste regroupait, en principe, les anciens résistants s'opposant à l'Église officielle jugée trop laxiste. Partisans de la rigueur envers ceux qui avaient failli lors de la persécution (lapsi) , et partisans de leur réintégration s'affrontèrent dans chaque cité. Se fondant sur une théologie sacramentaire rigoriste - tout sacrement conféré par un ministre indigne est invalide - les donatistes érigèrent une Contre-Église, développant une hiérarchie parallèle, et procédèrent à des « rebaptêmes ». Dès Constantin, l'intervention du pouvoir impérial pour soutenir l'Église officielle d'Afrique contribua certainement à développer chez les donatistes un obscur sentiment nationaliste. Ce premier blocage fut renforcé par un second : l'existence parallèle d'un important mouvement de revendication sociale ; les travailleurs agricoles saisonniers, les « circoncellions », Berbères employés par les grands propriétaires romanisés, constituèrent un milieu de recrutement privilégié pour l'Église donatiste. Elle prétendait être la seule Église des Purs et des Saints, et développait un messianisme accueillant à ce prolétariat rural qui se sentait, pour toutes autres raisons que les schismatiques religieux, tout autant frustré par la société officielle romaine d'Afrique.

Devant cette prétention des schismatiques à réaliser autour d'eux seuls l'unité des chrétiens, Augustin adopta plusieurs attitudes successives. Par des conférences et des controverses passionnées, mais toujours courtoises, il tenta d'abord de convaincre les schismatiques de se rallier : à ces avances, les donatistes répondirent par le silence et refusèrent toute tentative de solution de la crise. En 411, une conférence contradictoire rassembla à Carthage, sous la présidence d'un commissaire impérial, les évêques des deux sectes : 286 évêques catholiques et 279 donatistes ; trois jours de débat, à la fin desquels l'envoyé de l'empereur proclama vainqueurs les catholiques, dont le porte-parole avait été Augustin. En réalité, cette conférence marqua l'intervention brutale du bras séculier : définitivement condamnés, les donatistes furent partout pourchassés par la police impériale ; la loi punit de mort ceux qui tenaient des réunions interdites. Ce n'est pas sans peine qu'Augustin s'était décidé à faire appel à la force publique pour résoudre un conflit purement disciplinaire et religieux à l'origine, et il paraît à peu près certain que la peur de la jacquerie déclenchée par les circoncellions ne fut pas étrangère à sa décision. Il intervint à plusieurs reprises, ensuite, pour recommander aux policiers impériaux la clémence. Le donatisme ainsi persécuté ne disparut cependant pas entièrement et connaîtra un bref regain lors de l'invasion vandale.

A peine le conflit donatiste était-il en voie de solution qu'un autre problème grave sollicitait l'attention de l'évêque d'Hippone. Un concile réuni à Carthage condamnait, en 411, la doctrine d'un moine, Celestius, qui se réclamait de l'enseignement de Pélage, moine breton très influent dans une certaine société aristocratique romaine. Le concile pria Augustin de réfuter ces théories, jugées hérétiques, sur la grâce, le péché originel et le libre arbitre. Avec Pélage et Celestius, ainsi que Julien d'Eclane leur successeur, Augustin allait trouver des adversaires de taille. L'importance de ces controverses pélagiennes ne peut être sous-estimée : non seulement elles occupèrent Augustin jusqu'à sa mort (il était en train de rédiger une réfutation d'un long traité de Julien d'Eclane), mais c'est à la théologie qu'il développa contre eux qu'Augustin doit d'être passé à la postérité comme le grand docteur catholique de la grâce et de la prédestination. Esprits raffinés, rompus aux discussions philosophiques, habiles en l'art de la dialectique, très imbus de droit canon, faisant appel des décisions d'un concile régional à un autre concile, grands connaisseurs de la Bible, profondément religieux et ascètes sans reproches, les pélagiens menèrent dure vie à l'évêque d'Hippone. Condamnés par l'Église d'Afrique, blanchis au concile de Diospolis, Pélage et Celestius intriguèrent à Rome : les Africains mirent en garde le pape, saisirent le gouvernement impérial, obtinrent enfin une sentence de bannissement d'Italie. Sans cesse Augustin, maintenant déchargé en partie de ses tâches quotidiennes, s'efforça de réfuter leurs erreurs doctrinales.

Les dernières années furent assombries par l'invasion vandale : des troupes furent envoyées pour défendre l'Afrique ; c'étaient des Goths qui avaient pour chapelain un évêque homéen, Maximin. Pour Augustin, ce fut l'occasion de tenter une réunion publique contradictoire et de tenir de réduire, une fois de plus, cette hérésie qui avait occupé une telle place au IVe siècle, et que l'invasion barbare allait étendre à tout l'Occident. Il y a quelque chose d'émouvant dans cette joute théologique que tiennent, au soir de leur vie, dans une Afrique romaine que les Vandales s'apprêtent à envahir, le vieillard d'Hippone et le représentant ultime d'une foi révolue ; c'était vraiment la fin d'une époque. Aucun des deux adversaires ne put réussir à réduire l'autre à quia ; ils convinrent de continuer le débat par écrit. Les événements ne devaient pas leur en laisser le temps. Le comte d'Afrique Boniface, battu par les Vandales, s'enferma dans Hippone assiégée. Augustin avait septante six ans. Malgré le siège, il accomplit scrupuleusement les devoirs de sa charge : prier, écrire, enseigner son peuple, visiter les nombreux réfugiés qui cherchaient dans les remparts d'Hippone une provisoire défense contre les Barbares. Il tomba malade au troisième mois du siège et, ayant légué son bien le plus précieux, ses livres, à l'Église d'Hippone, il mourut le 28 août 430. Lorsque, après un siège de dix-huit mois, les Vandales s'emparèrent de la ville, l'incendiant et la pillant, ils respectèrent le tombeau et la bibliothèque d'Augustin.

Une personnalité attachante

A travers la trame des événements et l'importance d'une oeuvre inégalée, nous saisissons bien l'homme que fut Augustin. Il s'est d'abord raconté, analysé avec un luxe de scrupules. Sa vie fut écrite par son disciple Possidius. Une très abondante correspondance (218 lettres conservées) non seulement avec des évêques comme Paulin de Nole, Aurelius de Carthage, mais avec des prêtres, des laïcs, des ministres, des empereurs, nous montre quelle fut, de son vivant, sa renommée, d'Afrique en Italie, de Gaule en Dalmatie. L'homme qu'il fut nous apparaît d'abord comme un être doué d'une étonnante mémoire : il sait la Bible par coeur, comme l'attestent les récentes études sur l'emploi qu'il fait des citations scripturaires à l'appui de sa théologie. Orateur né, il est de plus profondément spéculatif : la grande oeuvre qu'il consacre à l'explicitation du mystère trinitaire témoigne des efforts, parfois difficiles à suivre, pour saisir un problème sous tous ses aspects, l'approfondir sans cesse. Mais il est aussi un homme d'une sensibilité facile à émouvoir, et pas seulement - comme le cliché traditionnel le laisserait croire - dans les Confessions , mais tout au long de sa vie, dans ses Sermons  comme dans cette oeuvre grandiose qu'est La Cité de Dieu , dans ses Lettres  comme dans les traités théologiques les plus ardus. Tout le porte aux élans mystiques, depuis le cri des Confessions  : « Car notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en Toi, Seigneur », jusqu'à la certitude du repos éternel, toute sa vie est animée d'un ardent désir de connaître Dieu. Il ne s'agit pas d'une mystique d'abandon, qui connaîtrait des extases psychosomatiques, mais de la mystique rationnelle d'un homme qui ne cesse d'être un penseur, un philosophe, un théologien profondément marqué par l'expérience quotidienne de la vie spirituelle. Bref, un homme à la recherche du bonheur et qui pense que Dieu est le Bien suprême dont nous pouvons jouir : cette « jouissance de Dieu » est le but même de toute vie humaine ; apprendre à connaître Dieu et à connaître l'homme, tel était le programme que le jeune converti se traçait à Cassiciacum. Il y est resté fidèle, et cette patiente interrogation, ce dialogue ininterrompu entre un homme et son Dieu est sans doute, dans la vie d'Augustin, ce qui est le plus attachant, parce que le plus révélateur de son être profond.

2. Les oeuvres

L'oeuvre est immense ; le biographe d'Augustin, Possidius, se demande si « un seul homme pourrait tout lire et tout connaître » : 113 traités, certains de dimensions considérables comme La Cité de Dieu , le De Trinitate  ; 218 Lettres , plus de 500 Sermons  nous ont été conservés. Les dimensions mêmes d''une telle oeuvre, sa variété ne permettent qu'une présentation schématique. Il est évident que c'est l'événement qui, la plupart du temps, a inspiré à Augustin le désir de rédiger tel traité : sa théologie est souvent occasionnelle. C'est là un trait profond de son caractère que cette hâte à rédiger une réfutation, à prendre parti. Mais, fréquemment, le temps lui manque pour terminer l'oeuvre, surtout si elle est d'une certaine ampleur : il a mis vingt ans à rédiger les quinze livres du De Trinitate , treize pour ses douze livres Sur la Genèse , quatorze pour achever La Cité de Dieu.  A la fin de sa vie, il se préoccupera de dresser le catalogue de ses oeuvres, d'en expliquer l'élaboration, de réfuter encore certains arguments adverses, de mieux expliquer sa théorie. Essayant à son tour de rendre compte de l'oeuvre de son maître, Possidius s'est contenté d'en classer les divers éléments selon les adversaires d'Augustin. Il distingue ainsi les oeuvres écrites contre les païens, contre les astrologues, contre les juifs, contre les manichéens, contre les priscillianistes, contre les donatistes, contre les pélagiens, contre les ariens, contre les apollinaristes. Un tel classement mutile la réalité historique, car il s'en faut que ces divers adversaires aient présenté la même importance et aient donné lieu à des écrits comparables. Récemment, H. Marrou, se livrant « à ce petit jeu du digeste », a condensé en quatre formules l'activité littéraire et doctrinale d'Augustin : « Philosophe de l'essence contre les manichéens ; docteur de l'Église contre les donatistes ; théologien de l'histoire contre les païens ; champion de la grâce contre les pélagiens. Mais, ajoute-t-il, ce jeu n'a d'intérêt que si l'on sait n'en pas être dupe, car cela est beaucoup trop sommaire. » En effet, si importante qu'ait été la controverse doctrinale, elle n'explique pas toute l'oeuvre du docteur africain. Son génie était trop riche pour entrer dans les limites étroites d'un classement de genre littéraire ou doctrinal : certaines Lettres  sont de vrais traités ; sa curiosité est grande, ne laissant de côté aucun aspect de la culture humaine (il a écrit à la fois un traité Sur la musique , des Dialogues  empreints de philosophie néo-platonicienne, des pages célèbres sur l'usage de la grammaire, recueilli de précieux renseignements sur la religion romaine antique, etc.).

Évêque responsable de l'éducation chrétienne de son peuple, Augustin a rédigé de petits traités de théologie morale, visant à fournir les conseils nécessaires à la vie quotidienne : Sur le mensonge, Sur le jeûne , Sur le culte des morts , Sur la virginité , Sur le bien du mariage , etc. ; des traités de catéchèse : De catechisandis rudibus , destiné au peuple de Carthage, De la doctrine chrétienne , où il pose les fondements de la culture chrétienne, ouvrage qui aura une influence prépondérante durant tout le Moyen Age et sur un homme comme Érasme. Mais, surtout, il commente inlassablement l'Écriture. Pour lui, comme pour tous les Pères de l'Antiquité chrétienne, l'Écriture est la source de toute la doctrine chrétienne, l'aliment de toute vie spirituelle : dès le XVIIe siècle, une statistique minutieuse relevait dans son oeuvre 42 816 versets scripturaires cités et commentés. En fait, le nombre en est beaucoup plus important, car Augustin, citant de mémoire, paraphrase souvent, tisse littéralement son texte de versets bibliques, par une recherche stylistique volontaire, analogue à celle qui introduit des citations de Virgile et de Cicéron qui, elles aussi, abondent. Car l'Écriture est la parole de Dieu, devant laquelle celle de l'homme ne peut que s'effacer. La Genèse, les Psaumes, l'Évangile de Jean, certaines Épîtres pauliniennes, les Évangiles synoptiques ont été particulièrement commentés, dans des sermons soit prêchés et recueillis par des tachygraphes, soit dictés en vue d'une édition. Dans ses commentaires de l'Écriture, Augustin a développé le plus souvent une exégèse mystique et allégorique.

L'importance de son oeuvre doctrinale sera soulignée plus loin ; mais il convient de marquer ici l'étonnante maîtrise d'un style ébouissant. Les très nombreuses études stylistiques récentes ont recensé l'art accompli de jouer de toutes les figures de la rhétorique ; antithèse, métaphore, prose rythmée, style ternaire, rimes sonores et allitérations. Le style d'Augustin, c'est l'accomplissement parfait d'une technique d'expression, mise au service d'une pensée géniale. Il a su conserver fidèlement les leçons de la tradition antique et user d'une langue nerveuse, vivante, comprise de ses lecteurs et de ses ouailles, adaptant à la psychologie et à la sensibilité des foules les termes techniques que le christianisme avait reçus du grec ou de l'hébreu. Il est le père du latin ecclésiastique, outil merveilleux et unique de toute la culture philosophique du Moyen Age et de la Renaissance.

Enfin, l'homme Augustin ne cesse d'être présent. Ses oeuvres autobiographiques sont les plus connues, elles demeurent une source inépuisable pour l'historien comme pour le psychologue religieux et le théologien : les treize livres des Confessions  ont été rédigés entre 397 et 401, et constituent une véritable innovation dans la littérature antique. Henri Marrou a bien montré comment ce livre dépasse la simple analyse psychologique et implique une anthropologie métaphysique ; c'est en analysant sa propre expérience qu'Augustin découvre « l'absence de Dieu dans le péché... la capacité de Dieu dans l'inquiétude... la présence enfin reconnue de Dieu dans la vie de la grâce... ». Aveu de faiblesses trop humaines, mais aussi confession de foi et chant d'action de grâces pour la présence mystérieuse de Dieu aux côtés de l'homme. Les Rétractations , écrites au soir de sa vie, en 426-427, sont aussi un témoignage de l'humilité d'Augustin : « Je revoyais mes modestes ouvrages et si quelque passage me blessait ou pouvait blesser autrui, tantôt je le condamnais, tantôt, pour le justifier, j'éclaircissais le sens qu'on devait lui donner. » Ainsi, dans une oeuvre inégalée, Augustin a réuni en une puissante synthèse à la fois l'héritage d'une culture antique dont il n'a cessé de se réclamer et qu'il a profondément aimée, et les développements de toute la pensée chrétienne réalisés au cours des cent dernières années. Influences du passé, courants de pensée de son époque sont ainsi rassemblés dans un mélange nouveau dont héritera, et en partie vivra, le Moyen Age.

3. La pensée d'Augustin

La pensée doctrinale d'Augustin s'est développée progressivement, ne parvenant que par étapes, à la suite des circonstances et parfois sous l'action de la controverse, à la prise de conscience de chaque vérité et à la perception lucide du rôle de cette vérité dans l'ensemble de la révélation chrétienne. Lui-même donne souvent à ses lecteurs le conseil de « progresser avec lui » : la perspective historique est donc essentielle à la compréhension de son oeuvre. Dès sa jeunesse, il a été conquis par la théorie d'une hiérarchie des êtres que professait la philosophie néo-platonicienne ; cela restera l'un des cadres fondamentaux de la pensée augustinienne. Au sommet, l'Etre qui seul « est » - qui vere est, qui summe est -  Dieu, plénitude et perfection. La création, elle, n'est composée que d'êtres lacuneux, qui doivent revenir à la totalité divine. C'est une philosophie de l'essence bien plus que de l'existence, encore qu'Augustin connaisse, personnellement, tous les problèmes inhérents à la condition humaine. Le mal n'est donc pas un être en soi, mais un moins-être, la lacune du bien, ce qui empêche l'homme d'être pleinement, comme l'est Dieu. Le seul problème est donc de parvenir à la connaissance de ce Bien suprême, de ce Dieu qui donnera à l'homme les véritables dimensions de son être.

Dieu

Toute la pensée de l'évêque d'Hippone est naturellement tournée vers Dieu, tendue vers lui. Mais comment l'atteindre ? Converti, Augustin ne se pose pas le problème d'un Dieu dont il faut démontrer l'existence, mais d'une foi qu'il faut acquérir à travers l'Écriture sainte et l'enseignement de l'Église. Non que cette priorité de la foi soit pour lui obscurcissement de la raison humaine : Intellige ut credas , affirme-t-il, tu dois comprendre pour croire. La foi, don de Dieu, doit être nourrie, soutenue par l'exercice, d'une raison humaine ; la foi cherche Dieu, mais c'est l'intelligence qui le trouve. Où ? D'abord dans toute vérité éternelle - comme le sont les vérités mathématiques - reflet de la splendeur divine. Mais surtout, selon l'enseignement de l'Écriture, c'est dans l'homme même qu'il faut aller chercher le point de départ de la connaissance de Dieu, puisque l'homme a été fait à son image et à sa ressemblance (Genèse, I, 26). Ce qu'il y a dans la créature de plus pur, de plus parfait peut déjà être une image de la plénitude de l'Etre de Dieu.

C'est dans son traité Sur la Trinité  (comptant 15 livres, rédigés de 399 à 419) qu'Augustin a le mieux illustré cette méthode d'approche. Venant après les grands conciles du IVe siècle qui, sous l'impulsion de la crise arienne, avaient défini le contenu du mystère d'un Dieu en trois personnes, Augustin part de cette vérité de foi : une seule nature divine subsistant en trois personnes, et essaie de comprendre. Certes, il n'est pas dupe : le mystère, pour un chrétien, si théologien soit-il, doit et ne peut que rester mystère. Augustin ne cesse de dire que ni nos paroles ni nos concepts ne peuvent rendre compte de l'infini de Dieu : Si comprehendis, non est Deus , s'écrie-t-il, par exemple dans le Sermon 117.  Mais, précisément, le rôle de la raison humaine et de l'intelligence est de chercher malgré tout, par l'exercice normal de leurs facultés, à s'approcher et à comprendre le mieux possible. Si Dieu s'est révélé comme Trinité à travers tant de théophanies de l'Ancien Testament et du Nouveau, il doit bien exister dans l'âme humaine des traces de cette structure divine, des analogies grâce auxquelles nous pourrons saisir quelque chose de ce mystère de Dieu. A travers toute la création, Augustin retrouve un rythme ternaire : mesure, nombre, poids ; unité, forme, ordre ; être, forme, subsistance ; physique, logique, éthique ; naturel, rationnel, moral ; partout, la subtilité d'analyse augustinienne découvre des images trinitaires qui l'émerveillent. Mais c'est dans l'homme surtout qu'il découvre que les facultés psychologiques sont autant d'images trinitaires : esprit, connaissance, amour ; mémoire, intelligence, volonté ; mémoire de Dieu, intelligence, amour. Il ne se contente pas de ces sortes de triades anthropomorphiques, il les épure en démontrant leur valeur analogique : ainsi la mémoire peut se souvenir de l'homme, mais aussi de Dieu ; l'âme pense donc à Dieu et aime, non plus une créature dont elle se souvient, mais Dieu lui-même. Enfin, il affirme que tout cela n'est qu'image, approximation, manière de parler et que tout ce que nous pouvons concevoir de plus proche de Dieu ne lui sera jamais identique. Dans une démarche de mystique, il passe ainsi, tout naturellement, de la connaissance par analogie à la théologie apophatique, négative, en grand honneur chez ses contemporains, les Pères grecs. Cependant, si faible que soit l'esprit humain, vicié par le péché, l'âme humaine, « toujours raisonnable et intelligente... parce qu'elle a été faite à l'image de Dieu, peut, à l'aide de la raison et de l'intelligence, comprendre et voir Dieu » (De Trinitate , XIV, 4). On ne saurait trop insister : dans d'autres oeuvres, et sous l'effet fâcheux de la polémique, Augustin peut paraître parfois l'homme d'un pessimisme foncier - ses adversaires ne manqueront pas de lui dire qu'il reste manichéen - mais le fond de sa pensée est tout de confiance : l'homme est pécheur, mais il est « capable » de Dieu. La nature humaine est ordonnée à recevoir la nature souveraine de Dieu ; elle peut la posséder par participation ; elle est une grande nature. Toutes les valeurs terrestres auxquelles l'homme est à bon droit attaché, puisqu'elles sont le reflet de l'unique valeur divine, ne peuvent cependant jamais être un obstacle : l'homme n'est pas sur la terre pour lui, ni pour elles, mais uniquement pour rencontrer Dieu qui l'a créé pour Lui.

L'homme et la liberté

Cette question, primordiale, fut posée à Augustin par le pélagianisme. Les tenants de cette doctrine - qu'il faut considérer comme l'une des tendances fondamentales de l'esprit humain - professaient que l'homme seul est l'artisan de sa destinée terrestre et spirituelle. Les pélagiens insistaient avec vigueur sur la responsabilité du libre arbitre de l'homme, s'appropriant ainsi l'héritage lointain du stoïcisme et la lutte contre l'astrologie et le fatalisme astral. Mais, profondément religieux, ils cherchaient à accomplir à la perfection les commandements de la loi divine. Pélage assurait que les seules forces de l'homme y pouvaient parvenir et prônait une vie morale active, généreuse, qui attesterait dans les oeuvres la foi religieuse.

Toute l'expérience personnelle d'Augustin s'inscrivait en faux contre cette théorie : l'homme seul est pécheur, il ne peut rien. De plus, la créature n'existe que par Dieu, seul Etre au sens plénier du terme ; c'est de lui seul que l'homme doit attendre la sagesse et le bonheur. L'analyse psychologique montre que l'homme est un être profondément divisé : fait pour Dieu, il est écartelé entre le monde et le créateur du monde. Cette division à l'intérieur de chaque homme, cette lutte entre caro  et anima , la chair et l'esprit, déjà saint Paul l'avait soulignée, et combien était grand le mystère de cette lutte. Augustin, jeune, avait cru le résoudre par le manichéisme. Mais il avait compris que ce conflit existentiel de diverses volontés, qui tiraillent l'homme en des sens opposés n'était pas étranger à l'homme. Ce dernier n'est pas simplement un champ clos, passif : « C'est moi qui voulais et c'est moi qui ne voulais pas, oui, c'était bien moi (ego, ego eram ), constate-t-il au livre VIII des Confessions.  Le moi est donc au centre du choix de l'homme. Mais il savait aussi que, même lorsque la raison avait dit oui, et adhéré au christianisme, les forces lui manquaient encore. Sa conversion n'était pas due à ses seuls efforts, mais à la grâce de Dieu qui le libéra des entraves que son coeur et sa raison continuaient de susciter.

Ainsi, partant de l'expérience personnelle de sa propre conversion, Augustin développa une théologie de la grâce qui est essentiellement fondée sur l'idée que la grâce est une délectation céleste. Elle constitue l'appel à un tel bonheur qu'elle entraîne l'adhésion de la volonté de l'homme. En d'autres termes, l'amour de Dieu, que la grâce propose, peut seul entraîner l'adhésion de la volonté. Et dans l'analyse de ce mécanisme on retrouve sans peine la structure hiérarchisée des causes, chère à Augustin : cette délectation qu'est la grâce n'est qu'amour de Dieu, qui n'est lui-même que le poids intérieur de la volonté, qui n'est que l'application du libre arbitre.

Car il faut bien en revenir à ce point. Est-ce l'homme ou Dieu qui veut et décide ? Avec son habituelle finesse d'analyse psychologique, Augustin montre qu'au point de départ de nos décisions, dites libres, il y a des forces secrètes, indépendantes de notre volonté. C'est Dieu qui agit sur nous et son action accompagne sans cesse l'action de l'homme. En affirmant la nécessité de la grâce qui se manifeste par des attraits, des motivations psychologiques, il ne supprime pas pour autant la liberté. Il affirme simplement, et en partant de l'expérience spirituelle la plus authentique, que le libre arbitre suffit pour faire le mal, mais n'est pas capable, à lui seul, de parvenir au bien. Le secours de Dieu est nécessaire, sous forme d'une grâce prévenante, pour accompagner, soutenir, nourrir l'action de l'homme vers le Bien. Car Dieu, seul Etre, est aussi l'unique source de l'amour et des pensées bonnes, c'est-à-dire tournées vers la contemplation du Bien. Tout se passe donc comme si l'habitude du bien était enracinée dans l'amour de Dieu. L'action divine et la coopération de l'homme à cette action en lui-même, c'est-à-dire à la grâce, ajoutent spontanément à la nature de l'homme une nouvelle nature, une surnature , qui fait que l'homme réagit en fils de Dieu là où, seul et sans le secours de la grâce divine, il n'eût réagi qu'en homme, sous la domination de la concupiscence. Cette dernière n'est pas autre chose que la rébellion de l'âme contre sa destinée bienheureuse, une volonté pécheresse héritée du péché originel, et présente dès que l'homme n'envisage les biens de ce monde que pour eux-mêmes. D'où le refus, souvent austère, parfois exagéré, mais toujours impératif, de la sexualité, de la libido dominandi  (« volonté de puissance »), de l'esthétique pour elle-même (la musique même est d'abord moyen de connaissance de Dieu, car elle est fondée sur les mathématiques...).

Où se trouve alors la liberté de l'homme, que les pélagiens revendiquent si nettement ? Pour eux, être libre, c'est pouvoir choisir entre le Bien et le Mal. Cette liberté existe ; l'homme peut la conquérir dans sa totalité : il est, ou n'est pas libre. Augustin, lui, sait qu'il existe bien des degrés dans cette liberté et qu'en réalité, l'homme est surtout susceptible d'une libération par la grâce divine. Car nous pouvons distinguer la liberté des anges, celle des élus, celle des justes ; elle n'est en rien semblable à celle de l'homme pécheur. La philosophie néo-platonicienne avait déjà souligné la nécessité, pour l'homme, de se dépasser lui-même : Augustin fait sienne cette idée en démontrant que le libre arbitre permet à l'homme d'implorer l'aide de Dieu. La liberté s'exerce dans cette demande du secours de la grâce ; elle ne se réalise pas dans l'accomplissement du Bien. A ses yeux, la volonté libre de l'homme est d'autant plus libre qu'elle est plus docile à la grâce et à la miséricorde de Dieu. Mais cette victoire du Bien en l'homme est sans cesse remise en question. La libération du péché par la grâce est une oeuvre de longue haleine, qui ne sera achevée que dans la vision béatifique de Dieu. Certes, l'homme doit coopérer sans cesse à cette action divine en lui, mais toujours la grâce sera nécessaire pour conduire l'exercice de sa liberté : il ne s'agit pas seulement de se convertir, mais de persévérer. Dieu ne conduit pas seulement la vie de chaque homme au jour le jour, mais, l'ayant créée, il la domine et lui donne son unique but, qui est de retourner vers lui. Ainsi, face à Pélage et à Julien d'Eclane, pour qui la grâce c'est la belle nature que Dieu a conférée à l'homme : « Dieu bon a fait les choses bonnes », Augustin apparaît à la fois comme le sévère moraliste de la concupiscence et comme le théologien de la transcendance de Dieu, de son impénétrabilité. Mais il reste que le pélagianisme, en affirmant l'autonomie de l'homme doué de raison face à Dieu qui est modèle et but, posait le problème de la liberté humaine en des termes neufs : cette liberté conférait à la relation homme-Dieu un aspect de relations personnelles fondées sur une sorte de contrat, librement observé comme librement enfreint. Cette autonomie, disaient Pélage et Julien, existait aussi bien sur le plan de la sexualité ; ils marquaient ainsi un vigoureux retour à une conception du monde plus stoïcienne que néo-platonicienne. Jamais Augustin n'acceptera une telle vision des choses, qui lui paraît dangereusement étrangère à toute expérience spirituelle authentique, et qui ne place pas Dieu à sa vraie place, origine et unique but du bonheur que poursuit l'homme.

Dieu et l'histoire humaine

La spiritualité augustinienne, qui s'attache tant à montrer aux hommes que les valeurs terrestres et humaines ne sont que passagères, s'épanouit en une théologie de l'histoire, essentiellement formulée dans La Cité de Dieu.  La prise de Rome, en 410, par les Wisigoths d'Alaric ne fut politiquement qu'un raid audacieux, mais sans graves conséquences immédiates. En revanche, le retentissement psychologique fut, d'un bout à l'autre de l'Empire romain, considérable ; l'impossible s'était réalisé : « La ville qui avait conquis l'univers est à son tour conquise. »

Ce fut, pour Augustin, l'occasion d'une très profonde réflexion qui, partant d'une explication apologétique de cet événement s'est, peu à peu, élevée jusqu'à une ample vision de la foi chrétienne dans son affrontement avec l'histoire. En effet, c'est pour réfuter certains polémistes païens qui rendaient les chrétiens responsables de cette catastrophe que l'évêque d'Hippone entreprit de rédiger, dès 415, cette Cité de Dieu  ; il ne devait l'achever qu'en 427. Les trois premiers livres sont imprégnés des événements récents : sac de Rome, tortures, viols, captivités ne sont que des accidents inhérents à toute histoire humaine et Rome n'a, en fait, subi « que la coutume de la guerre qu'elle avait durant des siècles imposée à d'autres peuples ». De cela, la Providence ne peut être tenue pour responsable, car, précise Augustin, le sort de l'homme n'est pas résolu sur cette terre, ni enfermé dans les limites de sa vie charnelle. De tels malheurs n'atteignent pas l'essentiel de sa vie et ne doivent pas l'entraîner au désespoir : « La vie temporelle n'est que le noviciat de l'éternité ; les malheurs n'y sont, pour le chrétien, qu'épreuve et châtiment » (I, 29). Ce sont, en effet, les instruments d'une pédagogie divine car, pour Augustin, toute souffrance, collective ou personnelle, doit d'abord être perçue comme la juste punition de fautes graves. Précisons qu'une telle vision pénitentielle de l'événement lui est alors commune avec Jérôme et Rufin : la souffrance imposée par l'événement doit être pour chacun une occasion de pénitence et d'ascèse. Et cela ne peut que conduire le chrétien à un loyal examen de conscience : plus la crise subie est grave, plus l'homme doit choisir la direction donnée à son existence. Sera-t-il simple citoyen d'une cité terrestre dont il connaîtra toutes les vicissitudes historiques ? Ou, en même temps - car il n'est pas question de renier son métier d'homme - sera-t-il le fidèle de la cité de Dieu ? Tel est l'axe essentiel de la pensée augustinienne, cet antagonisme fondamental entre une foi chrétienne qui aspire au bonheur d'une patrie céleste, et le vieil idéal de la cité antique, seul lieu de civilisation et de bonheur. Pour un chrétien, la raison de vivre ne peut être uniquement l'épanouissement de valeurs humaines au service d'un idéal politique, si haut soit-il ; le bien public ne justifie pas un tel privilège exclusif. Car le bien et le mal sont inextricablement mêlés dans le monde comme dans la vie de chacun et l'existence humaine se joue, en réalité, dans un arrière-plan, qui transcende toute histoire purement humaine, et où seules comptent les fins surnaturelles. L'homme vient de Dieu ; avec sa grâce, il doit retourner vers lui : toute histoire s'inscrit entre ces deux pôles et tout doit être ramené à cet unique but.

Mais il n'en faut pas déduire trop rapidement que l'homme n'a rien à faire avec le monde. Au contraire. Augustin, qui affirme avec un certain courage qu'il n'existe aucun lien essentiel entre l'Église chrétienne et l'Empire, ne refuse pas pour autant son attention compréhensive, et parfois émue, à l'idéal de la cité antique. Il en marque seulement les limites. Il était trop l'héritier de la culture romaine pour ne pas sentir quelle avait été la grandeur de cette civilisation répandue sur tout le bassin méditerranéen. Mais il montre que les Romains, ne poursuivant que des ambitions terrestres, n'ont reçu que des biens passagers : Dieu leur a accordé, pour un moment, l'empire du monde. Ce qu'ils ont fait de grand, ils l'ont réalisé par patriotisme, mais ils se sont laissé entraîner à la domination, mus par cette libido dominandi  « qui est de toutes les passions humaines la plus énivrante au coeur romain » (I, 30). « Citoyens, de la seule cité terrestre, dont le règne est l'unique but de tous leurs efforts, que pouvaient-ils aimer sinon la gloire ?... L'amour de la gloire a envahi leur coeur, mais la liberté n'est rien si elle ne repose pas sur la puissance » (V, 14). Avec son habituelle finesse d'analyse, Augustin montre que le drame intérieur de la cité païenne est qu'elle est contrainte, sous peine de se détruire elle-même, de rechercher par l'emploi de ses seules forces la justice, l'ordre et la paix. Or, cela ne peut s'obtenir que de Dieu. La cité annexe donc à elle seule des pouvoirs et des vertus qui n'appartiennent qu'à Dieu. L'État romain a considéré sa loi et sa paix comme des absolus qui pouvaient transcender toute histoire humaine ; cet orgueil l'a perdu, car en voulant tout régler et tout dominer, il a rejeté Dieu. Son ordre et sa justice ne sont finalement que des parodies et une sinistre perversion d'un ordre naturel et chrétien. Ainsi l'État est idolâtre qui, s'érigeant en but suprême, accapare toute l'activité des hommes et prend la place de Dieu, « qui seul dispense la grandeur des empires selon le besoin des temps que sa Providence gouverne » (V, 26). Condamnation qui n'est pas sans appel, car l'achèvement de l'idéal de la cité antique peut se faire au contact de la foi chrétienne.

C'est au livre XIV de La Cité de Dieu  que se trouve la formule clé de cette théologie de l'histoire : « Deux amours ont bâti deux cités. L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité terrestre. L'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même ; l'autre dans le Seigneur » (XIV, 28). Ainsi la cité terrestre est, comme l'exemple romain le démontrait, tout État qui vit selon un idéal purement humain et dont les normes excluent Dieu de sa finalité existentielle. Mais la cité de Dieu ? Ne commettons pas le contresens trop facile de croire qu'elle est l'antithèse et le refus de la cité humaine. Au contraire, la cité de Dieu est la cité des hommes vivants selon la loi de Dieu et développant, dans cette perspective, toutes les valeurs psychologiques, sociales, culturelles. En d'autres termes, c'est avec le matériel humain que Dieu rassemble son éternelle Cité. Ne réduisons donc pas la pensée d'Augustin à un manichéisme simpliste qui définirait l'histoire du salut du monde comme le conflit fatal de deux principes opposés, une cité du Bien contre une cité du Mal. L'évêque d'Hippone n'oublie pas l'homme Augustin, ni le théologien le pasteur : il sait et affirme que la dialectique des deux cités est d'abord intérieure et personnelle.

C'est au coeur même de chaque homme, comme au sein de toute société humaine, que les deux cités coexistent, parce que les deux amours y sont inextricablement mêlés. Cette coexistence n'est pas le résultat d'un dualisme extérieur à l'homme, comme le prétendaient les manichéens, mais, on l'a vu, celui de la défaillance d'une liberté donnée par Dieu et dont l'homme fait usage comme il l'entend. Cette notion d'usage est capitale pour comprendre la pensée augustinienne : c'est le bon usage des biens terrestres qui leur confère la qualité des vrais biens. Certes, en apparence, tous les hommes usent des mêmes biens, mais, dans l'usage qu'ils en font, la fin propre diffère selon qu'ils se réfèrent à l'une ou à l'autre des cités. Ainsi, mêlés provisoirement durant l'étape temporelle, les citoyens des deux cités se servent des mêmes biens, les uns pour leur salut, les autres pour leur perte. Mais il faut comprendre que ce développement de la cité de Dieu ne peut se réaliser que par l'utilisation du même univers, dans les mêmes cadres sociaux, dans les mêmes structures temporelles que ceux de la cité terrestre. Car, pour Augustin, toute vie, quelle que soit sa destinée, donc son appartenance à l'une ou à l'autre des cités, est avant tout sociale : vita civitatis socialis est  (XIX, 17). Dès lors, il est normal que le bonheur que procurera la cité de Dieu soit enraciné dans la création des biens individuels et sociaux que Dieu, dans sa bonté, a semés ici-bas, comme autant d'images préfiguratrices.

Certes, déjà Rome, la cité terrestre par excellence, tournait tous ses efforts vers l'acquisition d'un bonheur. Mais, se demande Augustin, « l'Empire n'était-il pas plus grand qu'heureux ?... puisqu'il s'est révélé incapable de donner l'inaltérable paix dans la perfection » (XIX, 20). Pour atteindre un tel bonheur, il faut donc être citoyen de la cité de Dieu et participer à son éternelle béatitude. Dès lors, les limites de cet appétit de bonheur que satisfait seule la cité de Dieu sont surnaturelles. La foi chrétienne, répandue dans toutes les cités terrestres, respectueuse de leurs lois et de leurs institutions, rassemble les citoyens de toutes ces nations et les conduit tous « vers ce sabbat qui n'aura point de soir... vers ce royaume qui n'aura pas de fin » (XXII, 30). C'est par cette affirmation de la vocation catholique de la cité de Dieu que s'achève la méditation de l'évêque, devant les gigantesques bouleversements apportés par les invasions à l'ordre d'une paix trop humaine, à « cette immense majesté de la paix romaine » maintenant révolue.

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Dans sa personne comme dans sa pensée, Paul fut et demeure encore aujourd'hui la figure la plus discutée du christianisme. Son autorité d'apôtre elle-même fut âprement contestée jusqu'au sein des communautés chrétiennes qu'il venait de fonder (surtout Gal., I et II ; II Cor., X à XII). Dans une de ses parties tardives (début du IIe s.), le Nouveau Testament se fait déjà l'écho de l'incompréhension et des fausses interprétations dont le « paulinisme » fut très tôt la victime : « Il y a [dans ses lettres ] des points difficiles à comprendre dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens » (II Pierre, III, 16). Actuellement, les uns accusent Paul d'avoir trahi la pensée de Jésus et de lui avoir substitué un système doctrinal compliqué et même révoltant par certains de ses aspects. D'autres, non moins catégoriques, le considèrent comme le premier et le plus grand interprète de la foi chrétienne. Lui-même, d'ailleurs, s'exprimait sur son oeuvre et sa personne en des termes parfois étranges : « Celui qui me juge, c'est le Seigneur. C'est pourquoi, ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui mettra en lumière ce qui est caché... » (I Cor., IV, 4-5). Intraitable sur son autorité d'apôtre du Christ, légitimement fier de son oeuvre missionnaire, il n'avait pas moins conscience d'une certaine faiblesse, qu'il assumait en la rapprochant de celle de Jésus : « Jusqu'à cette heure, nous souffrons la faim, la soif, la nudité ; nous sommes maltraités, errant çà et là » (I Cor., IV, 11-13). Et il ajoutait : « Je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses pour le Christ ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort » (ibid.,  v. 10). Nietzsche a bien vu l'importance de ces déclarations, qui sont au coeur de la vie et de la pensée de l'apôtre. Il y décelait la signature d'une religion décadente : « Le christianisme a incorporé la rancune instinctive des malades contre les bien portants, contre la santé. Tout ce qui est droit, fier, superbe, la beauté avant tout, lui fait mal aux oreilles et aux yeux. Je rappelle encore une fois l'inappréciable parole de saint Paul : « Dieu a choisi ce qui est faible devant le monde, ce qui est insensé devant le monde, ce qui est ignoble et méprisé » ; c'est là ce qui fut la formule, in hoc signo  la décadence fut victorieuse » (L' Antéchrist ). Mais, en citant la Ire Épître aux Corinthiens (I, 28), Nietzsche en omettait la fière conclusion : « Dieu a choisi les choses qui ne sont point [...] pour réduire à néant celles qui sont. » Il n'y avait pas, chez Paul, le moindre goût pour la médiocrité. Cette faiblesse « choisie », il en voyait les victoires sur l'ignorance et l'erreur dans sa propre destinée et dans celles des communautés chrétiennes qu'il fondait. Entre les années 30 et 60, parmi toutes les religions orientales qui faisaient la conquête de l'Occident, de Rome en particulier, aucune ne prit pied aussi rapidement dans les diverses provinces de l'Empire et jusque dans la capitale que celle des disciples du Christ Jésus. On ne comprend pas ce voyageur infatigable en dehors de la progression de ce petit peuple dans le pourtour méditerranéen. Au printemps 55 ou 56, écrivant de Corinthe aux chrétiens de Rome, déjà nombreux et remuants, Paul annonçait son intention de passer par la capitale pour se rendre en Espagne et, à propos du sens et du style de son activité personnelle, il recourait (Rom., XV, 18-21), assez cavalièrement, à une citation de l'Ancien Testament (Is., LII, 15), qui situait sa personne et son oeuvre dans ces temps derniers de l'histoire où le Dieu d'Israël devait se faire connaître à tous les peuples de la terre : « Ceux à qui il n'avait point été annoncé verront, et ceux qui n'en avaient point entendu parler comprendront. »

1. Les sources

Les sources qui permettent de connaître l'apôtre Paul sont toutes contenues dans le Nouveau Testament et, pour l'essentiel, sont des lettres de l'apôtre. La critique historique tient généralement pour authentiques, dans l'ordre chronologique, la Ire Épître aux Thessaloniciens, écrite au printemps de l'année 50 à Corinthe ; la IIe Épître aux Thessaloniciens en est probablement une imitation tardive, à la fois très proche de la première et nettement différente sur certains points (fin du monde et avènement du Christ). Du séjour mouvementé de Paul à Éphèse, de 54 à 56, datent sans doute l'Épître aux Galates, la plus polémique et la plus autobiographique de ses lettres, et l'essentiel de ce que le Nouveau Testament nomme les deux Épîtres aux Corinthiens, où il faut voir un amalgame de diverses lettres de l'apôtre écrites à ceux-ci pendant ce qu'on appelle avec raison la crise corinthienne. On y trouve l'écho de la première rencontre du christianisme naissant avec la mentalité et la religiosité grecques du temps. A cette même période éphésienne appartiennent probablement les épîtres dites de la captivité, le billet à Philémon et la lettre aux chrétiens de Philippe ; cette dernière est aussi, semble-t-il, formée de plusieurs billets ; elle contient quelques lignes capitales de Paul sur son passage du judaïsme à la foi au Christ et la manière dont il comprenait sa propre existence chrétienne (III, 4-14). Certains pensent que cette captivité ne fut pas celle d'Éphèse mais celle de Rome (en 60) ou celle de Césarée (58-59). C'est sans doute à Corinthe, au printemps 55 ou 56, que fut écrite l'Épître aux Romains (excepté, peut-être, le chap. XVI), qui, sans être un traité dogmatique, constitue certainement l'expression à la fois la plus complète et la plus concentrée de l'Évangile paulinien. D'autres épîtres du Nouveau Testament, même si on ne peut les attribuer à Paul, ne doivent pas être négligées dans une appréciation de sa pensée et de son influence. On sait que le procédé de la pseudonymie (attribution de son oeuvre par un auteur anonyme à un grand personnage du passé) était courant dans l'Antiquité. Les lettres deutéro-pauliniennes sont l'Épître aux Colossiens, tenue pour authentique par de nombreux critiques, et l'Épître aux Éphésiens ainsi que les Épîtres dites pastorales (I et II Tim. et Tite).

A cette documentation déjà variée et de qualité s'ajoute celle des Actes des Apôtres qui, en leur chapitre IX, racontent la conversion de Paul puis, du chapitre XIII à la fin du livre, présentent un récit continu des voyages et des aventures missionnaires de l'apôtre jusqu'à son arrivée à Rome en 60. Ce précieux récit, cependant, ne peut être utilisé qu'avec circonspection. Il a reçu sa forme définitive plus de vingt ans après la mort de l'apôtre ; il obéit à des intentions d'édification bien apparentes et se trouve souvent en contradiction avec les données, plus proches des faits, des lettres de l'apôtre (comparer, par exemple, le récit personnel de Gal., I, 13 et II, 14 avec Actes, XV, ou les trois récits des Actes de la conversion de Paul aux chap. IX, XXII et XXVI à ce que Paul en dit lui-même). Cette circonspection est de rigueur, en particulier, quand il s'agit des grands discours que les Actes des Apôtres prêtent à Paul, à Antioche de Pisidie (Actes, XIII, 16-41), à Athènes (Actes, XVII, 22-31), à Milet (Actes, XX, 18-35), à Jérusalem (Actes, XXII, 1-21) et à Césarée devant le roi Agrippa (Actes, XXVI, 2-23). Les données des Actes des Apôtres sur Paul ne peuvent donc être acceptées ou rejetées globalement ; sans doute composites, elles doivent être analysées et comparées à celles des épîtres pour chaque fait particulier.

2. Esquisse biographique

Le milieu religieux

La vie de Paul étant relativement bien connue, le caractère personnel de la documentation ne doit pas faire oublier que cette destinée, certes exceptionnelle, demeure incomprise, et même faussée si on l'isole des ensembles auxquels elle appartenait : le christianisme naissant gagnait alors le monde méditerranéen et faisait partie lui-même de la grande mutation religieuse et culturelle qui, à la faveur de la paix romaine, mettait en contact le Proche-Orient et l'Occident.

Paul (Saul pour ses coreligionnaires juifs) est né à Tarse, capitale de la province romaine de Cilicie, vers le début de l'ère chrétienne, dans une famille juive de stricte observance pharisienne (Actes, XXI, 39 ; XXII, 3 ; Phil., III, 4-6). Dès sa naissance étaient ainsi fixées deux composantes majeures de sa destinée : l'attachement passionné au particularisme juif, scellé par la circoncision, et un contact intime avec la culture hellénistique, dont le grec tardif était alors la « langue commune » dans tout le bassin méditerranéen. Qu'on ne se représente donc pas la jeunesse de Paul confinée, à Tarse, dans un ghetto juif de province. Il y avait dans l'Empire quatre à cinq millions de Juifs, souvent fort cultivés (ainsi Philon à Alexandrie), en contact incessant les uns avec les autres et avec Jérusalem, passant d'une synagogue à l'autre et y accueillant d'innombrables païens attirés par le monothéisme juif (les « craignant-Dieu ») ou franchement convertis à la religion juive et donc circoncis (les « prosélytes »). Les pharisiens de cette Diaspora appartenaient le plus souvent à l'école d'Hillel qui se distinguait à la fois par un zèle ardent, dont la circoncision était l'emblème, et une grande ouverture d'esprit dans l'interprétation de la foi traditionnelle. Comme le père de Paul, beaucoup de ces Juifs de la Dispersion avaient acquis ou reçu la citoyenneté romaine (Actes, XVI, 37 ; XXII, 28). C'est très probablement à Jérusalem que Paul vint parfaire sa formation religieuse et qu'il devint « irréprochable quant à la justice de la loi » (Philipp., III, 6), c'est-à-dire inattaquable dans la connaissance et la pratique des traditions juives les plus exigeantes. C'est là qu'il devint persécuteur de l'Église (Gal., I, 13 ; Phil., III, 6) ; par là il faut entendre, contre le récit indubitablement romancé du livre des Actes, qu'il s'efforça de réfuter la foi nouvelle dans sa tendance la plus critique à l'égard du judaïsme et, déjà, la plus universaliste qu'elle prenait chez des « hellénistes », c'est-à-dire chez des disciples de Jésus d'origine juive, mais appartenant au judaïsme de la Diaspora, tel Étienne. Après le martyre d'Étienne, ces chrétiens durent quitter Jérusalem et c'est à Damas que Paul se proposait de les retrouver et de les confondre (Actes, VII et VIII ; Gal., I, 13-14).

La conversion

La conversion de Paul ne fut donc pas préparée par un temps d'inquiétude religieuse. Les témoignages de l'apôtre et ceux des Actes déjà cités s'accordent à en faire un événement inattendu et même brutal. Le persécuteur fut interpellé sur le chemin de Damas par le Ressuscité, convaincu de son erreur et immédiatement mobilisé pour la mission chrétienne chez les païens. Paul rangera lui-même cet événement dans la série des apparitions du Ressuscité à ses apôtres (I Cor., XV, 8-9 ; voir aussi Gal., I, 15-16). Il n'est guère possible d'en dire plus, mais deux remarques s'imposent ici. En premier lieu, il paraît certain qu'au moment de sa conversion Paul avait déjà une connaissance précise de la foi nouvelle, puisqu'il en persécutait les adeptes les plus avancés (les hellénistes) et en réfutait l'affirmation essentielle, à savoir que « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son serviteur Jésus » (Actes, III, 13). En second lieu, comme l'indique cette citation, sa conversion ne fit pas de Paul le propagandiste d'une religion nouvelle. Au contraire, en donnant sa foi au Christ, il eut et garda jusqu'à sa mort la certitude de demeurer fidèle au Dieu de ses pères. Plus encore, il eut la conviction, constamment explicitée en de longues démonstrations théologiques, que la foi au Christ constituait dès lors la seule manière d'être fidèle à l'authentique tradition israélite, car « ce sont ceux qui croient qui sont fils d'Abraham » (Gal., III, 6 ; Rom., III, 31 à IV, 25 ; IX-XI).

La vie de Paul, après sa conversion, échappe presque complètement à l'historien pendant une période de quinze ou seize ans. Cette lacune est d'autant plus grave qu'elle recouvre deux faits capitaux et solidaires : la première relation du nouvel apôtre avec l'Église mère de Jérusalem, et les premières formulations de sa prédication. Il semble qu'il faille préférer ici les brèves indications autobiographiques, mais polémiques, de l'Épître aux Galates (I, 16-24) aux données hautes en couleur mais souvent obscures des Actes des Apôtres (IX, 19-30 ; XI ; XIII-XIV). On s'en tiendra seulement au plus sûr : le nouveau converti, après un bref séjour à Damas, où se trouvait déjà une importante communauté de disciples issus de la Diaspora juive, prêche la foi nouvelle « en Arabie », c'est-à-dire dans les villes hellénistiques florissantes de Transjordanie : Petra, Gerasia, Philadelphia (aujourd'hui Amman). Puis il « revient » (Gal., I, 17) à Damas, et, de là, trois ans après sa conversion, fait un premier et bref séjour à Jérusalem où, sans doute par crainte des Juifs, il ne voit que Pierre et Jacques, « le frère du Seigneur » (Gal., I, 19). Il n'est donc pas un isolé prêchant des idées originales ; sa foi est très probablement celle de l'Église de Damas et il n'ignore pas l'importance de ceux de Jérusalem. Mais il n'est pas non plus un apôtre de deuxième zone, aux ordres de Damas ou de Jérusalem. « J'allai ensuite dans les contrées de la Syrie et de la Cilicie » (Gal., I, 21), ce qui correspond à peu près à Actes, IX, 30. La Syrie, c'est Antioche, où, entre-temps, la foi nouvelle avait été communiquée non seulement à des Juifs de la Diaspora mais, fait décisif et qui explique seul les développements ultérieurs, à des « Grecs », c'est-à-dire à des païens (Actes, XI, 19-21) : Paul ne fut donc pas le premier à annoncer l'Évangile du Christ aux païens. La Cilicie, c'est Tarse, où il retrouve la ville et la culture qu'il connaît parfaitement. Pendant cette longue activité, un homme que l'on connaît mal - et, une fois de plus, un « helléniste » -, Barnabas, originaire de Chypre, semble avoir grandement contribué à mettre Paul en liaison avec les « chrétiens » (Actes, XI, 26) d'Antioche et aussi, peut-être avec ceux de Jérusalem.

Les missions de Paul

Les événements d'Antioche comme l'ampleur de l'activité missionnaire de Paul faisaient apparaître des questions délicates. Il y allait de la communion, dans une même Église, des chrétiens d'origine juive et des chrétiens d'origine païenne ; il y allait aussi de la cohésion de la mission au sein des trois groupes nettement distincts ; les Juifs de Palestine, les Juifs de la Diaspora et les païens, auxquels s'ajoutait encore une catégorie non moins importante par la suite, les païens déjà acquis à la foi juive (craignant-Dieu et prosélytes) au moment de leur contact avec la prédication chrétienne. Vingt années ne s'étaient pas écoulées depuis la mort de Jésus que se posait, pour le fond comme pour les méthodes missionnaires, la question de l'essence et de la cohérence de la foi nouvelle. Cette question fut discutée, sinon définitivement réglée, au « colloque de Jérusalem », en 48 ou 49 (Gal., II, 1-10 ; Actes, XV, 1-34). Ici encore, on préférera la brève notice paulinienne au long récit, farci de discours de grands personnages, que présentent les Actes. On retiendra trois éléments. Tout d'abord, Paul, pas plus que la première fois, ne se présenta point à Jérusalem en accusé, encore moins en quémandeur d'une autorisation quelconque, mais, fort d'une « révélation » (Gal., II, 2), il « exposa » (ibid. ) l'Évangile qu'il prêchait et qu'illustrait à ses côtés Tite, un chrétien d'origine païenne. En deuxième lieu, les colonnes de la communauté jérusalémite - Jacques, Pierre et Jean - « reconnurent la grâce » qui avait été accordée à Paul (la grâce de l'apostolat non celle, présupposée, du pardon) et, plus particulièrement, la responsabilité de la mission chez les païens. En troisième lieu, le récit paulinien, sans doute plus réaliste que celui des Actes, ne fait pas état d'une décision de l'Église entière de Jérusalem ; il mentionne même avec insistance l'intervention de « faux frères », qui « épiaient la liberté que nous avons en Jésus-Christ » (Gal., II, 4), et auxquels Paul dut résister. Il restait donc dans l'Église de Jérusalem un groupe de « judaïsants » intraitables qui, malgré l'accord scellé entre Paul et les « colonnes », n'allait pas tarder à se manifester.

C'est ce qui arriva à Antioche, où Paul et Barnabas poursuivaient et élargissaient leur activité. On place généralement à ce moment le voyage missionnaire à l'île de Chypre, à Perge en Pamphylie, Antioche de Pisidie, Iconium, Lystres et Derbé, voyage que les Actes (XIII et XIV) situent avant la rencontre de Jérusalem. De retour à Antioche, les missionnaires y trouvèrent Pierre : « Il mangeait avec les païens » (Gal., II, 12), conformément aux décisions prises au colloque. Mais, de mystérieux personnages étant venus de Jérusalem (étaient-ils envoyés par Jacques ?), « on le vit s'esquiver et se tenir à l'écart » (Gal., II, 12), ce qui provoqua une violente intervention de Paul et des difficultés avec Barnabas, son compagnon de toujours. Cet incident d'Antioche, que les Actes se gardent bien de raconter, montre à quel point l'entente était encore fragile et comment Paul, bien loin de ne se battre que sur le plan des idées, entendait que le comportement et l'organisation des Églises correspondissent à la « vérité de l'Évangile » (Gal., II, 5).

Sur la suite des entreprises missionnaires de Paul, on peut être bref, car les données du livre des Actes se font plus précises et peuvent être corrigées par ce que Paul lui-même dit de son activité dans les lettres qu'il écrivit à ses Églises. Repartant d'Antioche avec Silas, après un nouveau conflit personnel avec Barnabas (Actes, XV, 36-40), Paul visita d'abord les communautés déjà prospères de Syrie et de Cilicie. Puis il gagna Derbé et Lystres où il fit la connaissance d'un « disciple » (sans doute un chrétien), « fils d'une femme juive et d'un père grec » (Actes, XVI, 1), qu'il circoncit et qui devait devenir, avec Tite, un de ses principaux collaborateurs. C'est mal comprendre Paul que de lui refuser la liberté d'avoir circoncis Timothée. Sa polémique contre la circoncision, qui allait remplir l'Épître aux Galates, ne s'adressait qu'à ceux qui en faisaient un préalable du salut. Au colloque de Jérusalem, Paul se devait de refuser de faire circoncire Tite ; à Lystres, pour des raisons pratiques que les Actes ne rapportent peut-être pas exactement, il pouvait circoncire Timothée. Poussant jusqu'en Galatie, Paul y fonda des Églises qui devaient par la suite lui donner les pires inquiétudes ; celles-ci expliquent la polémique acerbe de l'Épître aux Galates, si précieuse pour la connaissance de la vie et de la pensée de l'apôtre. Il est curieux que, mentionnant cette « traversée » de la Galatie, les Actes ne fassent aucune mention des Églises que Paul y laissa (Actes, XVI, 6). Descendant à Troas, Paul et ses compagnons gagnèrent Philippe où la fondation de l'Église donne de nouveau matière à un récit coloré (Actes, XVI, 11-40), partiellement confirmé par les billets contenus dans l'Épître aux Philippiens. Puis ce furent les péripéties de Thessalonique, de Bérée, d'Athènes et, enfin, la fondation de la très importante communauté de Corinthe, que l'on connaît mieux que toutes les autres grâce à la correspondance recueillie dans les deux Épîtres aux Corinthiens. C'est à Bérée ou à Corinthe que commença l'activité littéraire de Paul ou, du moins, la brève période de huit à dix ans pendant laquelle il écrivit toutes les lettres qui nous sont parvenues. Bien que, sur ce voyage extraordinairement fécond, le récit des Actes soit sans doute schématique, on peut apercevoir que l'apôtre eut affaire aux trois groupes d'hommes mentionnés plus haut : des Juifs demeurés strictement attachés à leur religion, et par là opposés à Paul, des Juifs hellénisés plus ouverts à la prédication évangélique, et des païens, ou des païens déjà sympathisants ou même convertis au judaïsme (et donc circoncis).

Derniers voyages et captivité

Après être resté « assez longtemps » à Corinthe (Actes, XVIII, 18), Paul regagna Antioche en passant par Éphèse, mais il est peu probable qu'il vint à Jérusalem (Actes, XVIII, 22). Puis il entreprit ce qu'on appelle maladroitement son troisième et dernier grand voyage : « Après avoir parcouru les hautes provinces de l'Asie » (Actes, XIX, 1), il réapparut à Éphèse où s'ouvrit pour lui la période la plus agitée et la plus féconde de sa vie (53 à 55). Au travers de dangers qu'on discerne mal, il annonça l'Évangile, fit face à des oppositions féroces et variées, écrivit des lettres enflammées (les Épîtres aux Galates, aux Corinthiens ; des billets aux Philippiens ; ce petit joyau de tendresse et de fermeté qu'est l'Épître à Philémon). Puis, dévoré d'inquiétude au sujet de l'Église de Corinthe, il y envoya successivement Timothée et Tite, non sans y avoir fait lui-même une apparition dramatique. C'est le lieu de citer l'évocation lyrique, et polémique, qu'on trouve de ces incessants tracas dans la IIe Épître aux Corinthiens (XI, 26-29). En s'excusant de parler de lui-même, mais puisqu'on lui oppose à Corinthe des gens qui ont souffert comme « ministres du Christ », il précise : « Souvent en danger de mort, cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un, trois fois j'ai été battu de verges, une fois j'ai été lapidé, trois fois j'ai fait naufrage, j'ai passé un jour et une nuit dans l'abîme [...]. J'ai été dans le travail et dans la peine, exposé à de nombreuses veilles, à la faim et à la soif, à des jeûnes multipliés, au froid et à la nudité. Et, sans parler d'autres choses, je suis assiégé chaque jour par les soucis que me donnent toutes les Églises. Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui vient à tomber, que je ne brûle ? »

Quittant précipitamment Éphèse, Paul se dirigea vers Corinthe par la Macédoine, où lui parvinrent de meilleures nouvelles de la situation en Achaïe. « Il se rendit en Grèce, où il séjourna trois mois. » Cette brève mention des Actes (XX, 3) ne laisse en rien imaginer que c'est pendant ce séjour à Corinthe que Paul, en route pour Jérusalem et déjà résolu à passer par Rome pour gagner l'Espagne (Rom., XV, 23-24), dicta l'Épître aux Romains, la plus importante de ses lettres. C'est une réflexion de grande envergure sur la destinée des nations, « maintenant » appelées à recevoir l'Évangile, « puissance de Dieu pour quiconque croit » (Rom., I, 16). En ce moment de sa vie, Paul était mieux placé que jamais pour se laisser interroger par le spectacle des peuples innombrables rassemblés dans l'Empire et donc comprendre la possibilité donnée à tout homme, quel qu'il soit, d'hériter du salut « par la foi, afin que ce soit par grâce » (Rom., IV, 16). Mais il avait aussi un souci plus immédiat : la collecte pour les frères de Jérusalem, non seulement oeuvre charitable, mais témoignage de l'unité toujours menacée des Églises du Christ. Comme toujours, l'apôtre associe intimement, dans sa réflexion et dans ses lettres, les aspects matériels de la vie des Églises et le sens théologique qu'ils revêtent : « Présentement, je vais à Jérusalem pour le service des saints [c'est-à-dire des chrétiens de Jérusalem]. Car la Macédoine et l'Achaïe [nomenclature typique par provinces] ont bien voulu s'imposer une contribution [littéralement une participation de solidarité] en faveur des saints de Jérusalem, qui sont dans la pauvreté. Elles l'ont décidé, mais elles le leur devaient. Car si les païens ont participé [littéralement ont été rendus solidaires] à leurs biens spirituels [allusion à l'Église mère de Jérusalem, d'où l'Évangile s'est répandu dans le monde], ils doivent subvenir également à leurs besoins matériels. Quand donc j'aurai terminé cette affaire et leur aurai remis officiellement cette collecte [littéralement : leur aurai scellé ce fruit], j'irai en Espagne en passant chez vous » (Rom., XV, 25-29).

On sait que Paul aboutit bien à Rome, mais à travers des événements plus périlleux encore que ceux qu'il entrevoyait (Rom., XV, 30-32). Le récit des Actes, pour cette dernière étape, paraît décidément trop édifiant (XXI-XXVIII) ; mais, pour l'essentiel de l'itinéraire et des faits, il doit faire écho à des sources non dénuées de solidité. Curieusement, hormis l'allusion contenue dans XXIV, 17, il ne fait aucune mention de la collecte ; sans doute cette affaire d'argent paraît-elle à l'auteur de ce livre indigne des motivations spirituelles de l'apôtre auxquelles il s'attache tout au long de sa narration. A son arrivée à Jérusalem, malgré l'accueil et les précautions de Jacques, Paul fut immédiatement plongé dans un bain de violence. Manifestement, comme dix ans plus tôt au colloque, l'Église mère était divisée à son sujet. Très intéressante est la mention, sans doute exacte, que ce sont « des Juifs d'Asie » (Actes, XXI, 27) qui ameutèrent la foule contre lui ; ils ne pouvaient lui pardonner de faire des païens, non des prosélytes du judaïsme, mais des chrétiens incirconcis. Protégé, c'est-à-dire arrêté par la police romaine, Paul fut transféré à Césarée où il attendit pendant près de deux ans d'être entendu par le gouverneur Felix et son successeur Porcius Festus, qui fit droit à sa requête de citoyen romain d'être entendu à Rome ; l'apologétique pro-romaine des Actes le montre là un peu trop confortablement installé « dans une maison qu'il avait louée » (Actes, XXVIII, 30), bien que les prisons antiques aient été souvent plus humaines, et plus perméables aux visites, que ne le sont les pénitenciers actuels. Le récit des Actes lui-même fait allusion à un procès et à une condamnation capitale, non immédiate mais certaine, qu'on peut situer au début de l'an 60 (Actes, XX, 22 et suiv. ; XXI, 10 et suiv.). Vers les années 96, l'Épître de Clément aux Corinthiens  fait plus qu'une allusion à cette mort violente, en y associant celle de Pierre : « C'est par suite de la jalousie et de la discorde [maux que Clément combat à Corinthe, et qui jouèrent un si grand rôle dans la destinée de l'apôtre] que Paul a montré comment on remporte le prix de la patience. Chargé sept fois de chaînes, banni, lapidé, devenu un héraut en Orient et en Occident, il a reçu pour sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, atteint les bornes de l'Occident, accompli son martyre devant ceux qui gouvernent, il a quitté le monde et s'en est allé au saint lieu, illustre modèle de patience. » Du style ampoulé de Clément on peut déduire qu'il n'apprend rien aux Corinthiens ; il rédige un morceau de rhétorique sur un sujet connu. Les mots « atteint les bornes de l'Occident » pourraient faire penser que l'apôtre a pu réaliser son projet d'atteindre l'Espagne avant de mourir (Rom., XV, 28). Mais aucun indice sûr ne confirme cette hypothèse, ni dans les Actes, ni dans les Épîtres pastorales (fin du Ier siècle), ni ailleurs. Paul a disparu dans l'ombre.

3. Esquisse théologique

Une pensée en mouvement

Dans l'activité débordante de Paul et dans les sujets de tous genres abordés par ses lettres, est-il possible de discerner une ligne, une motivation cohérente ? On a tout fait de Paul, y compris le destructeur du message de Jésus. Pour répondre à cette question, il faut d'abord relever un fait que l'esquisse biographique a peut-être déjà fait remarquer. Dans son action comme dans sa pensée, Paul ne crée pas ex nihilo . La foi au Christ l'a précédé, et même dans son orientation universaliste, principalement chez les « hellénistes ». A Damas puis surtout à Antioche, Paul a été accueilli dans une vie communautaire, liturgique et théologique certes non encore hiérarchiquement instituée, mais déjà fort riche. On trouve dans ses lettres de nombreux textes que l'analyse littéraire n'hésite pas à tenir pour pré-pauliniens (par exemple, I Cor., XV, 3-6 ; I Cor., XI, 23-26 ; Phil., II, 5-11 ; Rom., I, 2-6 et même peut-être le fond de Rom., III, 21-30, où l'on reconnaît le programme théologique paulinien) ; et ces textes sont capitaux. Quand Paul dit qu'il a « reçu du Seigneur » ce qu'il a enseigné aux Corinthiens (I Cor., XI, 23), il ne fait pas allusion à une communication individuelle du Ressuscité ; il veut dire que ce qu'il a reçu de ses devanciers (Églises, autres apôtres, trésor anonyme liturgique et kérygmatique), il se l'est approprié comme venant du Seigneur lui-même agissant dans son Église. Les textes cités plus haut montrent bien le comportement de Paul à l'égard de ce trésor traditionnel : bien loin de le transmettre mécaniquement, il le commente, le malaxe, l'applique à des situations concrètes, en insistant sur sa portée polémique et sur ses implications insoupçonnées. On en aura une idée en examinant dans le détail, par exemple, ce qu'il fait du credo primitif dans la Ire Épître aux Corinthiens (chap. XV).

Un autre fait à souligner est la mobilité incessante de cette vie et de cette pensée. Paul « voyage » en théologie autant que sur les mers et sur les routes. Il n'eut jamais pour ambition d'aboutir à des formules satisfaisantes et définitives. Bien que ses lettres fourmillent de formulations originales et synthétiques, son langage demeure incandescent et se modifie à chaque étape de ses voyages missionnaires et de ses polémiques avec les Églises. Ainsi, dans sa lettre aux Thessaloniciens, il se meut encore dans des catégories apocalyptiques juives ; le Christ est celui « qui nous délivre de la colère à venir », c'est-à-dire du jugement à la fin des temps, que Paul tient pour imminent (I Thess., I, 10). Quatre ans plus tard, reprenant les formules traditionnelles, il présente surtout le Christ dans son oeuvre historique, sur la croix ; et il résume sa polémique contre la tentation légaliste, à laquelle succombaient déjà les Églises de Galatie, dans l'exclamation célèbre : « Loin de moi la pensée de me glorifier [de donner un sens à ma vie] en autre chose que la croix de notre Seigneur Jésus-Christ » (Gal., VI, 14). Mais, pendant cette même période éphésienne, dans ses discussions avec les chrétiens de Corinthe, il amorce une réflexion totalement nouvelle sur le thème, central pour des Grecs de l'époque hellénistique, de la puissance divine dans la faiblesse de l'homme. Bien loin d'affirmer simplement, comme le ferait une apologétique de bas étage, que le christianisme seul est source de puissance divinisante, il présente paradoxalement Jésus-Christ, son Église et son apôtre comme « faiblesse de Dieu » pour le salut des hommes (I Cor., I, 17-31). Un dernier exemple de cette mobilité constante, non seulement du langage mais du propos théologique, est fourni par l'Épître aux Romains, dictée à la fin de la crise corinthienne : elle témoigne d'un renouvellement, ou plutôt d'une série de renouvellements presque absolus par rapport aux lettres aux Corinthiens. Dans une première partie, Paul décrit la détresse et le salut de l'homme dans une terminologie juridique qui lui vient de ses origines juives et qui lui est sans doute la plus familière : l'homme est interpellé au jugement de Dieu et en Jésus-Christ, il est gratuitement justifié (Rom., I-IV). Dans une deuxième partie, s'inspirant librement des mystères grecs, Paul montre comment l'homme, par l'Évangile et par la foi, est rendu solidaire du Christ crucifié, c'est-à-dire entraîné dans la mort pour être associé à la vie de Jésus et « vivre pour Dieu » (Rom., V-VI). Dans une troisième partie, la formulation se transforme encore : asservi à la loi, dominé par la chair, l'homme est « maintenant » libéré par l'Esprit (Rom., VII-VIII). Enfin, dans une dernière partie, la pensée embrasse l'histoire de tous les peuples de la terre, montrant qu'Israël, dont « la chute a été la richesse du monde », aura bientôt part au salut avec toute l'humanité (Rom., IX-XI).

L'essence de la prédication paulinienne : la justification gratuite

Cependant, dans cette mobilité foisonnante, on aperçoit, plus ou moins accentué, le sujet constant de la prédication paulinienne. Dire qu'il y est toujours question de Jésus-Christ serait trop facile. Toutes les Églises avec lesquelles l'apôtre a croisé le fer portaient et invoquaient le nom du Christ, comme le montrent les adresses des épîtres. Mais ce n'était pas là pour Paul une garantie de leur fidélité. Dire que Paul fut un grand mystique et que sa théologie rend compte d'une expérience religieuse exceptionnelle est également insuffisant, car, précisément à Corinthe où la mystique charismatique et gnostique fleurissait, Paul s'est employé à ramener l'attention de ses correspondants, non sur ses propres expériences, pourtant bien réelles (II Cor., XII, 1-6), mais sur le Christ historique, c'est-à-dire sur le Crucifié (I Cor., II, 1-5). Affirmer que Paul fut avant toute chose un missionnaire et un constructeur d'Églises n'est, certes, pas faux. Encore faudrait-il déceler la motivation de cette hâte apostolique et constater qu'après les avoir « fondées » ou « plantées » (I Cor., III, 1-19) Paul se préoccupait fort peu d'organiser ses communautés et encore moins d'y instituer des responsabilités hiérarchiques, ou même sacerdotales. On s'étonne, par exemple, que dans ses développements sur l'eucharistie ou sur le baptême il ne fasse jamais allusion à des ministres seuls habilités à présider ces célébrations.

Il est, par contre, un thème qui non seulement est l'objet de développements explicites et nombreux dans les épîtres mais qui, et ceci est significatif, affleure là même où l'on s'y attend le moins. C'est, dans les termes mêmes de l'apôtre, celui de la « justice de Dieu », c'est-à-dire, plus explicitement, la justification de l'homme, par la foi, sans les oeuvres de la loi ; ou encore, avec la référence expresse au Christ, la justification de l'homme, par la grâce de Dieu, en vertu de la rédemption accomplie en Jésus-Christ. De telles expressions se retrouvent au fond de toutes les épîtres, dans de larges exposés polémiques (par exemple : Gal., II et III ; Rom., III-V ; Philipp., III) et au sein de développements qui paraissaient s'orienter vers de tout autres perspectives. Ainsi, lorsque Paul médite sur la destinée de tous les peuples de la terre, brusquement apparaît la figure de l'individu justifié par la foi (Rom., IX, 30 et suiv. ; X, 4-6). S'embarrasse-t-il un peu dans la définition du ministère chrétien, il le présente inopinément comme le « ministère de la justice », c'est-à-dire comme le ministère évangélique qui justifie l'homme, « beaucoup supérieur en gloire » au ministère mosaïque lui-même, lequel donne la mort (II Cor., III, 7-11). Pense-t-il au jugement dernier, il pose la question de la destinée dernière de l'homme en termes strictement juridiques qui, pour lui, peuvent seuls rendre compte de la situation réelle de l'homme : « Qui accusera les élus de Dieu ? », à quoi il répond simplement, fort de sa foi au Christ : « C'est Dieu qui les justifie ! » (Rom., VIII, 33). A l'école de l'Ancien Testament et fidèle à la ligne la plus profonde du judaïsme de son temps, Paul pense donc qu'une seule question est vraiment décisive pour l'homme, c'est celle de sa situation « devant Dieu » (Rom., III, 20 ; I Cor., I, 29). Que tout homme puisse et doive vivre « maintenant » en paix avec Dieu à cause de Jésus-Christ, c'est ce qu'il a voulu maintenir jusqu'au bout, contre toute recherche anxieuse ou prétentieuse de justice propre ou d'autosatisfaction, fussent-elles fondées sur la Loi (comme en Galatie), sur l'expérience de l'Esprit et la connaissance divinisante (comme à Corinthe) ou même sur l'« aliment spirituel » reçu dans les sacrements (I Cor., X, 1-12). A ce sujet, l'ancien pharisien qu'il était savait ce qu'il disait : « Moi aussi, j'aurais sujet de mettre ma confiance en la chair [c'est-à-dire en l'homme, et en l'homme religieux] [...] circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin [...], irréprochable quant à la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause du Christ. » Son projet de vie, c'est d'être trouvé par Dieu non avec sa propre justice, « celle qui vient de la Loi, mais avec celle qu'on reçoit par la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi » (Phil., III, 8-9).

4. Paul et Jésus

Si tel est le fond de l'entreprise missionnaire et théologique de Paul, comment comprendre sa relation avec Jésus ? Ce qui est évident, d'abord, c'est l'extraordinaire différence de style et de situation entre les récits évangéliques et les épîtres pauliniennes. Deux ou trois ans après la mort de Jésus, Paul se joint à une communauté qui, déjà, reconnaît en Jésus « celui que Dieu a glorifié » (Actes, III, 13). Il est donc inexact d'affirmer que Paul fut le créateur de la foi au Ressuscité en opposant cette foi à la « simple » confiance de Jésus envers Dieu. Si grande qu'ait été l'importance de Paul dans le christianisme naissant, c'est une erreur historique que d'en faire le propagandiste individuel d'idées inédites. D'autre part, c'est également une erreur d'opposer la simplicité des Évangiles aux complications théologiques pauliniennes. Les Évangiles n'ont reçu leur forme définitive que vingt à quarante ans après la mort de Paul. Ce sont des écrits tardifs par rapport aux lettres pauliniennes et leurs conceptions théologiques, pour s'exprimer dans un autre langage que celui de Paul, n'en sont pas moins nourries de la foi au Ressuscité, tributaires de milieux chrétiens postpauliniens, et fort élaborées. Il faut comparer Paul et Jésus à un niveau plus profond : ce qu'ils ont voulu l'un et l'autre - Paul après Jésus, ou plus exactement Paul à cause de Jésus -, n'est-ce pas le même retour en grâce de l'homme séparé de Dieu ? La plus sûre tradition évangélique présente Jésus transgressant les tabous de la religion et de la morale à la recherche de « ce qui était perdu » (Luc, XV, 24), accordant librement et gratuitement sa communion aux réprouvés et aux déclassés (Matth., IX, 10-13), communiquant le pardon de Dieu sans aucun préalable de la part de l'homme, si ce n'est la foi - d'ailleurs pas toujours explicite (Marc, II, 3-12) -, rejeté, non par les mécréants de son temps mais par une élite religieuse prisonnière de ses privilèges traditionnels. Dans des conditions nouvelles, avec des moyens d'un autre ordre, ce qui se passe dans l'action missionnaire et théologique de Paul ne paraît pas différent.

 

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Les écorchés...

Les écorchés souvent

Affichent un sourire...

Ne sont pas complaisants

A nous décrire le pire!

Leurs poumons au matin

Respirent l'air du temps

Ils savent se prendre en main

Savourant le présent.

Les écorchés pudiques

Nous cachent leurs blessures

Et ce qu'ils revendiquent :

Un peu d'amour qui dure...

Ils ont au fond des yeux

Le goût de l'absolu

Le désir d'être heureux

Sans s'avouer vaincus!

Leurs mains sont douces et tendres

Quand l'espoir rebondit

Et on peut les entendre

Nous raconter l'oubli...

Les écorchés alors,

Nous offrent leur vécu...

Une pépite d'or

Pour les cœurs éperdus.!.

J.G.

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Vénus ou l'écume de nos nuits (Aphrodite, 6/7)

12273259456?profile=original Aphrodite

Pensive, elle est lascive, en décolleté de marbre.

(musée archéologique de Rhodes)

 

« Vénus… Ô Déesse…

Tant épris de ton charme, chacun brûle de te suivre où tu veux l’entraîner. »,

Lucrèce (ca 94-54 av. J.-C.)

 

12273259496?profile=originalAphrodite de la Mer

Sans bras, mais pas sans appas.

(IIIe siècle av. J.-C., 1,94m, marbre, musée archéologique de Rhodes)

Polie par le temps et par la vague. Née deux fois de l’écume*1, la pélagienne a en effet été retrouvée par un pécheur au large du port de Rhodes, en 1929, à la hauteur du quartier de Nichorion.

Du type aidoumene, pudique, cachant sa poitrine de son bras droit, tandis que du gauche elle essaie, en vain, de retenir sa si fluide tunique.

 Aguicheuse comme une effeuilleuse ou une publicité fallacieuse, elle semble dire :

« Demain j’enlève le bas »

C’est probablement cette statue cultuelle qui ornait le temple d’Aphrodite.

12273259887?profile=originalTemple d’Aphrodite à Rhodes

(IIIe siècle av. J.-C.)

 

Que fit la polis de Rhodes ? La cité chargea la poliade, divinité protectrice, de veiller sur la ville, Aphrodite sur le port, Apollon au point culminant, l’Acropolis*2. Adieu.

 

12273259675?profile=originalAphrodite sandalizomene (ôtant sa sandale)

(copie romaine d’un original grec du IIe s. av. J.-C. ;

palais des Grands Maîtres de Rhodes)

On connait le groupe Aphrodite, Pan et Eros du musée national d’Athènes,

 où la déesse brandit sa sandale, plus provocante que menaçante,

 face au dieu des campagnes, mi-homme, mi-bouc, qui peut bien lui jouer de la flûte tandis qu’Eros taquine la badine et le bandit bandant,

qui aimait tant semer la panique et faire l’amour comme un odieux.

Plus gracieuse ici, elle s’attire dieux et hommes, mi-ange, mi-démon, semailles et moissons, moins prompte au scandale. 

Le petit personnage qui l’accompagne est ici son fils Priape,

 dieu de la fertilité, représenté en nain. Et jamais un coup de pompe !

 

12273260290?profile=original Vénus

« La pudeur ajoute encore à la beauté. », Ovide (Les Amours)

Collection Borghèse

(marbre, IIe/IIIe s. ap. J.-C. ; musée du Louvre, Paris)

Quoique « La véritable pudeur doit se cacher elle-même avec autant de soins que le reste. La main qui ramène un pli de la robe fait plus rêver à ce qu'elle veut cacher, qu'à la honte vertueuse qui le lui fait cacher. »

« Douce pudeur, suprême volupté de l'amour, que de charmes perd une femme au moment qu'elle renonce à toi ! Combien, si elle connaissait ton empire, elle mettrait de soin à te conserver, sinon par honnêteté,

du moins par coquetterie ! »*3

 

 

      Une fille perdue de notre déesse pourrait aussi nous troubler. D’Adonis en effet, Aphrodite aurait eu une fille Béroé*4. Béroé, l’Accomplie, dont Dionysos (Bacchus) s’éprit, ainsi aiguillonné par Eros, son roué coursier, à qui  Nonnos*5 prête ces paroles :

« Bacchus met le trouble chez les humains,

Ma flamme sait troubler Bacchus lui-même. »

      J’espère que cette série vous a plu. Il me reste malgré tout un regret, celui de ne pas entièrement posséder mon sujet. Mais j’ai encore un ou deux numéros inscrits sur mon mémento pour, sur un quiproquo, conclure. Pour peu qu’au clair de la lune mon ami Ovide me prête sa plume pour écrire un dernier mot.

 

12273259700?profile=originalOvide reçoit de notre muse favorite une plume

 qu’elle vient d’arracher d’une des ailes de l’Amour.

(gravure Noël Le Mire, d’après Charles Eisen)

 

D’ici là, vous pouvez retrouver ici les précédents numéros :

1.     A Paphos, l’effrontée Aphrodite fût :

  https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-paphos-l-effront-e-a...

2.    A la poursuite d’Aphrodite la dorée :

 https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-la-poursuite-d-aphro...

3.    Toujours fondu d’Aphrodite ?

 https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/toujours-fondu-d-aphro...

4.     Dans le miroir de Vénus :

 https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/dans-le-miroir-de-v-nu...

5.     Rhodos, Salmacis et Hermaphrodite :

https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/recherche-aphrodite-perdument-aphrodite-5-7?xg_source=activity

 

A suivre…

 

Michel Lansardière (texte et photos)

 

*1 L’ « écume de mer », un silicate de magnésium hydraté, est un minéral tendre, blanc et léger. Elle flotte sur l’eau de mer et on la croyait faite d’écume pétrifiée. Son nom scientifique est sépiolite, du grec sêpion, ‘os de seiche’, à rapprocher du latin sepia, que les artistes connaissent bien. Cette précieuse matière réfractaire sert à fabriquer des têtes de pipes. Vienne en était, pour la qualité artistique de ses fourneaux sculptés, le centre le plus réputé. On trouve cette pierre essentiellement à Eskisehir en Anatolie (Turquie). En France (Gard), elle est la « terre de Sommières », aux vertus dégraissantes et détachantes. Au Maroc, c’est le « savon de Fez », qui servait à la toilette de Vénus. Un minéral trouvé à Långbanshyttan (Vårmland, Suède), très proche chimiquement, est localement nommé… Aphrodite.

Nom d’une pipe !

12273260682?profile=original Aphrodite de Rhodes

Na ! Na !

*2 Charès de Lindos (IVe s. av. J.-C.), disciple de Lysippe, y érigea le célèbre Colosse incarnant Hélios. Sur l’acropole (mont Smith) Zeus, maître du Ciel, et Athéna, protectrice des Arts et Lettres, étaient également vénérés. On y trouvait aussi un sanctuaire dédié aux Nymphes. Je suis bien sûr allé siffler là-haut sur la colline… Athéna, Minerve, Aphrodite… je vénère en vain. Nul et non à Vénus.

*3 Citations d’Alphonse Karr (1808-1890) et de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), respectivement et respectueusement.

*4 C’est aussi le nom d’une des trois mille Océanides, filles d’Océan et de Téthys.

*5 Nonnos, né à Panopolis (cité de Pan, aujourd’hui Akhmîn, en Egypte), est un poète grec du Ve siècle, à qui on doit les Dionysiaques. C’est le seul auteur sur lequel je sois tombé qui mentionne cette fille d’Aphrodite. Je vous en laisse les vers à ronger et en extraire la substantifique moelle.

12273261263?profile=originalUn halo de mystère l’enveloppe encore,
qu’il faudra bien dissiper…

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