Isabelle range méthodiquement les ouvrages
sur l'étagère bleue "rayon petite enfance",
elle s'y applique et regarde avec tendresse,
une petite fille plongée dans une histoire
de fantômes.
L'heure de la fermeture approche,
elle ressent une légère fatigue,
se dirige vers le distributeur de boissons
et choisit un chocolat chaud ;
Isabelle a si peu déjeuné à midi !
Ses collègues partent une à une,
désertent l'espace livresque,
pour s'engouffrer dans le métro, dans un bus
bondé, ou pour les plus chanceuses,
ce sera la marche à pieds.
Quant à elle, elle a décidé de passer
une bonne partie de la soirée au
café du Boulevard Richard Lenoir,
à cette heure-ci plus calme.
Le serveur y sera moins pressé,
donc plus à l'écoute, attentif.
Il pleut encore sur l'asphalte,
une multitude de parapluies de
toutes les couleurs,
de toutes les tailles,
fleurissent le grand pré sombre
de la capitale.
La foule ressemble à une
monumentale déferlante,
déchainée à cette heure de la journée.
Isabelle est à présent assise à sa place coutumière,
elle fume "une blonde", relève sa chevelure rousse,
la noue à l'aide d'un élastique vert ;
elle se poudre enfin le nez puis les pommettes,
s'applique un peu de gloss sur ses lèvres pâles et fines,
puis boit son diabolo-menthe.
Ressurgira t-il ce soir ?
Franchira t-il la porte de "leur petit café" ?
Elle attend donc,
contemple le ciel qui s'obscurcit,
puis demande l'addition d'une voix un peu défaite, éteinte.
Règle sa consommation, puis se lève, titube un peu, vacille ;
fatiguée.
Isabelle est restée dans ce petit café, 3 bonnes heures,
son cendrier déborde de mégots,
ses mains tremblent ;
elle est décidément si seule.
Isabelle se rapproche de la sortie,
quand soudain une silhouette musculeuse et grande,
aborde la sienne, plutôt frêle et longiligne,
la bouscule un peu, la déséquilibre,
toute émue.
Isabelle lève la tête,
son regard cerné, mais néanmoins superbe,
pénètre celui, non moins cerné, de Pierre, s'y confond ;
leurs souffles se reconnaissent,
communient l'un dans l'autre,
jusqu'à ce que leurs corps
réciproquement balbutient "oui "en silence,
puis se rencontrent, s'accordent leurs mains nues.
Ils sortent du café, vont ensemble,
quittent le sol, prennent l'un pour l'autre leur temps ;
Isabelle convie Pierre chez elle,
sans murmurer le moindre mot,
Pierre reçoit tout d'elle.
Ils semblent glisser sur le Bld Richard Lenoir,
sont "nulle part", enfin existent l'un dans l'autre.
Ils s'aiment.
La pluie s'est tue, a cessé d'inonder
le grand pré sombre, pour laisser l'entière
place au soleil bleu d'automne.
La lettre de Pierre, dans ses yeux,
ses mains, il la porte.
FIN
NINA