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Harmonie automnale

 

 

 La joie qui est entrée, ce jour, dans ma maison,

Captivante, me tient dans la béatitude.

La nature, à son gré, change ses habitudes,

Peut rendre radieuse une morte saison.

.....

J’accueille des rayons qui transforment les choses,

Éclairent les couleurs, non uniformément,

Déforment les tableaux, mais temporairement.

Mon esprit au point mort, je prolonge ma pause.

....

Des nuages figés, en masses abondantes,

Recouvrent en partie le ciel, d’un tendre bleu.

Oh! ravissant décor que contemplent mes yeux!

Le soleil se montre, en lune fascinante.

....

Il brille intensément, face à moi, pas très haut,

De son feu, il dissout les montagnes célestes

Et disperse aussitôt les débris qui en restent.

Je n’ose le fixer, il perce les rideaux.

....

Mon bonheur, je le sais, dépend de la beauté,

De grâces émouvantes qui viennent me surprendre.

Quand il s’agit de prendre et non pas de comprendre,

J’existe en harmonie, quelques fois exaltée.

....

4 décembre 2011

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Chère Dominique,

J'aurais bien des choses à vous dire mais allons au plus important : la littérature !

J'ai lu bien sûr Sido et Dialogues de bêtes, Chéri et Le Toutounier. Je ne parviens pas à oublier Le blé en herbe. Colette, dans cette histoire tendre et cruelle, fait montre d'une grande pénétration. " Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines l'enfant qui chantait pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre ", écrit-elle dans le dernier paragraphe du roman. Que va devenir en effet la petite Vinca, après s'être donnée à Phil, sans penser à rien ? Hélas ! Il y a encore des petites Vinca aujourd'hui.

Je n'ai pas lu La promesse de l'aube mais Romain Gary est un auteur que j'apprécie beaucoup.

Une vie, une oeuvre déchirante de Maupassant où il prouve qu'il comprend et plaint les femmes, tout en se montrant parfois Macho. J'adore Boule de Suif, nouvelle dans laquelle il peint une femme du peuple vraiment attachante, face à des bourgeois prêts à toutes les lâchetés et toutes les compromissions. J'ai eu le plaisir d'en faire une adaptation théâtrale voici quelques années.

Pour ce qui est des Russes, si vous aimez les personnages complexes et tourmentés, pensez à Dostoïesvski (L'idiot - Les Frères Karamasov - Les possédés - Souvenirs de la maison des morts) ou à Léon Tolstoï (Anna Karénine, Guerre et Paix). L'humour féroce vous tente ? Alors pensez aux Ames Mortes de Gogol. Vous préférez la mélancolie d'un monde finissant ? Songez aux nouvelles et aux pièces de théâtre de Tchekhov. J'ai été littéralement amoureuse de son beau visage délicat, de son lorgnon, de sa sensualité. J'aurais aimé faire un saut dans le temps et m'asseoir en face de lui, un verre de vodka à la main.

Bien amicalement

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J'avais neuf ans en 1940, deuxième partie

Pendant toute la guerre la grande affaire fut de se nourrir. L’approvisionnement était aléatoire et on faisait la queue pour obtenir le peu de produits alimentaires auquel on avait droit. L’année 1940 fut particulièrement pénible car les jardins étaient restés à l’abandon au moment où il aurait fallu s’en occuper. Dès leur retour chez eux, les gens se sont organisés pour cultiver chaque lopin de terre disponible. Perspective dont la plupart des citadins étaient privés.
Nos parents possédaient un terrain au quartier Saint Antoine et ils l’ont converti en potager. Qui s’en occupait ? Je l’ignore mais je me souviens y avoir cueilli des princesses avec Maman. A la maison, sur le bout de terre qui s’étendait entre la buanderie et le garage, on avait, à mon grand plaisir, installé un poulailler. C’est de cette époque que date une fugace vocation de fermière. J’étais si folle de ces poules que je les prenais dans mes bras et que je passais des heures à les observer. Grâce à elles on avait droit à un œuf à la coque le dimanche matin.
De temps en temps il y avait un arrivage de harengs dont on dégustait aussitôt une bonne portion. Le reste était mis en filets et conservé dans le vinaigre, assaisonné de poivre en grains et d'oignons. Les bocaux à stériliser avaient refait leur apparition partout. Il fallait travailler soigneusement pour éviter la fermentation et les moisissures dans les bocaux, voire leur explosion.
Rien ne devait se perdre lorsqu’il y avait abondance de légumes. Je me souviens de conserves de tomates mais aussi de princesses à la saumure qui marinaient dans de grands pots de grès entreposés à la cave. Il fallait les dessaler longuement avant de les consommer. Je fais la grimace rien que d’y penser. J’ai pourtant gardé quelques impressions gourmandes de cette époque, comme le parfum et la chair si savoureuse des pommes de reinette qui se ratatinaient doucement au grenier. Je raffolais aussi de l’appétissante couleur verte de la soupe à l’oseille, de son goût acidulé et du blanc d’œuf jeté dans le liquide bouillant qui s'y figeait en longs filaments.
Jean se rappelle des œufs conservés par sa mère dans du silicate. Outre le grand jardin attenant à leur maison, le père cultivait un coin de terre, au bord de la Sambre qu’il fallait traverser en barque pour y accéder. D’autres cheminots y avaient aussi une parcelle.
Les champs de céréales et de pommes de terre étaient sous haute surveillance. Les jeunes gens étaient réquisitionnés à tour de rôle et ils patrouillaient à la nuit tombée, accompagnés du garde champêtre. Bien entendu, la pénurie engendra le marché noir dont nos parents s'abstinrent. Par scrupule certainement car Papa avait des principes mais aussi horreur des complications. Ce qui n'empêcha pas un client à qui on avait refusé du pain sans timbre de lui envoyer une lettre fielleuse, finement signée "Jensailon". Le scripteur y prétendait que nos parents réservaient des marchandises de contrebande à certains privilégiés.
Le café figurait parmi les denrées rares. Il se vendit grain par grain. Aussi on buvait du malt la plupart du temps. De petits malins vendaient des pois cassés censés être du café vert, d’autres ; des noix de muscade en bois, d’autres encore ; du tabac sortant de la citerne et mêlé à des feuilles de topinambour hachées. Topinambours que l’on disputait maintenant, comme les rutabagas, au bétail.
Si notre famille ne fit pas bombance, elle n’eut pas à se priver sérieusement, grâce à Sylvain et à ses contacts via la Résistance avec les fermiers d'Eghezée mais aussi au courage de Maman qui, malgré une santé chancelante, se rendait chaque semaine en train chez Sylvain et Marguerite et en revenait avec des valises lourdement chargées. Intrépide et acharnée, sans craindre les contrôles toujours possibles parce qu'il le fallait bien. Que de prouesses pour remplir les ventres creux !
Aujourd'hui que la pauvre Odette a disparu, après avoir végété, petite ombre, dans un mouroir, je rends hommage à son courage. Combien de fois, elle et son mari, ont-ils pédalé de Bruxelles à Eghezée, pour rentrer chez eux, traînant pommes de terre, lard, beurre ou viande que Sylvain amarrait sur leurs vélos ! De temps en temps un petit détail drôle (surtout rétrospectivement!) émaillait leurs périples. Comme le jour où le mari d'Odette est arrivé à bon port absolument crevé car le grand Capelle avait ficelé le frein en même temps que les balluchons. J'imagine que le couple préférait se crever à vélo que de prendre le train, pour éviter les contrôles.
Le « Secours d’Hiver » servait de la soupe aux plus démunis. Un rapide coup d’œil sur Google m’a permis de voir la photo d’un groupe de femmes s’apprêtant à distribuer de la soupe aux enfants, à l’école des Sœurs Franciscaines à Hautrage. Ces actions caritatives servaient surtout de propagande aux Occupants car elles étaient souvent filmées et projetées dans les « Actualités », dans les salles de cinéma. J’ai constaté également que le « Secours d’Hiver » existait déjà lors de le Grande Guerre.
A la demande du curé, mes parents accueillaient à table une fois par semaine, lors du repas de midi, un enfant du catéchisme dont la famille n’était pas assez riche pour arrondir son ordinaire grâce au marché noir. A mon grand dépit c’était souvent les plus disgraciés d’entre eux qui me faisaient face.
Certaines personnes se débrouillaient beaucoup mieux que d’autres dans la course à la nourriture. C’était le cas des cheminots qui soumettaient les trains de marchandises transitant vers l’Allemagne à un pillage en règle. Quand une cargaison intéressante était repérée, un homme d’équipe, armé d’un marteau, prétendait que les coussinets d’un wagon manquaient d’huile. Le personnel allemand n’y voyait que du feu. Alors on détachait le wagon du convoi pour le graisser et lorsqu’il réintégrait le train, il était vide.
Tout faisait farine au moulin de cette résistance nourricière : le blé, le vin, le porto, un mouton parfois. On perçait les wagons-citernes à la foreuse et on buvait du vin à pleins seaux à la forge. Très mauvaise occurrence pour le papa de Jean qui ne picolait que trop volontiers. Plus d’une fois ses copains l’ont ramené ivre mort sur la machine des manœuvres et l’ont déversé au bout de son jardin qui jouxtait la ligne Erquelinnes-Binche, aujourd'hui défunte depuis bien longtemps déjà. Puis ils repartaient aussi discrètement qu’ils étaient venus, ce qui leur évitait d’affronter une épouse en colère.
Le charbon était lancé le long des voies du haut des tenders et le grain pissait blond par les portes entrouvertes des wagons. Ca faisait l’affaire de glaneurs avertis qui s’empressaient d’emplir leurs sacs. On s’acoquinait pour dérober à plusieurs des lingots de métal qui se revendaient très cher. Ce petit jeu pouvait tourner très mal si on se faisait pincer par une sentinelle allemande. C’est arrivé à plusieurs cheminots qui ont été déportés. L’un d’eux n’est pas revenu, sans que sa famille ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Sa fille unique scandalisait les bonnes gens car elle s'était fiancée à un jeune homme que les patriotes évitaient comme un pestiféré parce qu'il était interprète chez les Allemands.
Certaines familles se régalaient de pain blanc et de tartes. La famille Dumont en savait un bout sur la soudaine prospérité de certains. Le four de la boulangerie a cuit des quantités de pain et de tartes pétris par leurs épouses. Il y avait un défilé de "cuiseuses" à l’atelier. Nous savions donc qui s’empiffrait dans le quartier, qui aussi faisait son beurre en vendant du pain blanc par paniers entiers... et ce n’était pas un cheminot.
La solidarité familiale s’était raffermie. L’oncle Georges, en sa qualité d'agent en douanes, avait sa part du gâteau de la gare et il en faisait parfois profiter nos parents qui, de leur côté, lui rendaient la politesse, dans la mesure de leurs moyens. Un certain jour de l’an, nous avons dégusté du porto chez oncle Georges et tante Georgette. Le mari d’Yvonne dont le père occupait un poste important aux chemins de fer, le goûta en connaisseur et déclara finement qu’il reconnaissait le porto de la gare, ce qui lui valut à sa grande surprise un coup de pied discret de son épouse. Ce même jour de l’an, Maman avait offert à tante Georgette un kilo de sucre en morceaux.
J’ai été réveillée récemment par le bruit d’un avion passant très haut, très loin dans la nuit. Ce faible ronronnement m’a transportée à l’époque des raids de la RAF contre les villes allemandes. Le bruit menaçant des escadrilles me remplissait alors d’une allégresse doublée de peur. La force immanente des bons partant châtier les méchants brodait tout là-haut dans un ciel que j’imaginais toujours piqué d’étoiles, même si le temps était couvert, l’anathème contre l’Allemagne. Je me faisais toute petite dans mon lit, comme si l’aile de la vengeance avait pu me frôler, moi qui écoutais pourtant tous les soirs Ici Londres, les Français parlent aux Français et fredonnais Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. Je nous revois tous groupés autour de la TSF, la tête penchée, recueillant à travers le brouillage les paroles de révolte patriotique et l’amstramgam des messages personnels qui devaient un jour s’ouvrir sur la Libération. Nous avions soin d’écouter la radio dans une chambre située au-dessus de l’atelier et éloignée de la rue, baptisée pour cette raison « La chambre du bout ». Elle servait de salle de jeux aux enfants et Papa venait de temps à autre y tenir sa compatibilité dans de grands registres en carton. Nous imaginions que nous y étions moins susceptibles d’être repérés pendant cette opération « verboten » qu’à front de rue.
J’avais encore à cette époque une vision manichéenne du monde. J’étais nourrie de Marseillaise, de Chant du Départ et des Partisans. Sans doute aussi de ces monuments grandiloquents célébrant la Révolution de 1789, tel celui de Maubeuge, dédié à la bataille de Wattignies-la-Victoire, au cours de laquelle les Maubeugeois défirent les Autrichiens. Il y a dans ce groupe un mouvement, un envol dignes de la Marseillaise de Rude. Au dos de cette allégresse des adultes gît un jeune tambour agonisant. C’est ce qui m’impressionne le plus aujourd’hui : un enfant soldat terrassé par la guerre.
Bien sûr, lors des raids sur l'Allemagne, je n’imaginais pas les maisons éventrées, les mourants sous les décombres, les débris humains, les briques éclaboussées de sang, ni les gens transformés en torches vivantes par les bombes au phosphore et qui se sont noyés en se jetant dans les cours d'eau. Je n’imaginais pas non plus que les justiciers pouvaient être foudroyés et réduits à néant, du haut de leur ciel de gloire.
Quoi qu’il en soit, le bruit des avions alliés passant au dessus de nos têtes générait, mêlée à la joie, une certaine appréhension. Nous craignions d’avoir une part de leur terrible cargaison et les hurlements des sirènes n’y étaient pas pour rien. Il nous est donc souvent arrivé de gagner la nuit la cave voûtée qui se trouvait sous la boulangerie et servait d’abri. Elle avait été aménagée dans ce but dès 1940. Un vaste canapé, des sièges d’autos et quelques lits de camp permettaient d’attendre confortablement la fin de l’alerte. Dans un coin se trouvaient la lampe à carbure qui nous dépannerait en cas de rupture de courant et les outils : pioches et pelles, potentiellement destinés à nous sortir de notre prison si nous étions ensevelis, au cas où la maison nous dégringolerait sur la tête.
Si des abris contre les bombardements avaient été aménagés dans les villes, au village chacun essayait de se protéger de la manière qu’il estimait la plus sûre. Chez les parents de Jean, le père avait creusé un abri dans le jardin, sous le poulailler. Il l’avait étançonné avec des billes de chemin de fer et recouvert d’une couche de terre. Les poules avaient été mangées depuis bien longtemps mais il subsistait un clapier avec des lapins.
Chez nous, Papa ne daignait pas mettre les pieds à la cave, en cas d’alerte et Maman n’y descendait pas toujours mais Madame Camille, une voisine que nos parents hébergeaient, nous réveillait Lison et moi, au moindre bruit de moteur et nous nous rendions à la cave dans son sillage, non sans une certaine lassitude.
La seule fois où j’ai connu une vraie peur panique, c’est vers la fin de la guerre lorsque l’Allemagne a lancé ses premières bombes volantes, baptisées V1 qui devaient normalement frapper l’Angleterre. L’un de ces engins sans pilote s’est écrasé une nuit à Montignies Saint Christophe, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de chez nous. Le bruit d’enfer que faisait son moteur à bout de course m’a jetée littéralement dans la cage d’escalier, fuyant la catastrophe imminente qui me visait particulièrement, j’en étais persuadée. Je n’avais jamais entendu un bruit aussi terrifiant.
Quelle joie le 6 juin 1944 ! Les Alliés avaient débarqué ! Les Allemands allaient quitter la place. Trois mois plus tard, nous avons vu, l’œil narquois, les vaincus refluer. A ce moment-là j’ai eu la prescience que la guerre est le mal absolu. Et la pitié, oui, la pitié, s’est insinuée dans mon cœur. J’ai commencé à me demander en voyant ces hommes passer la tête basse, combien avaient voulu cette guerre, combien s’étaient perdus dans les mirages nazis, combien étaient des salauds...
La vraie pornographie, c'est la guerre, nous a dit un jour Ruvanti, artiste qui n'a peur ni des mots ni des images atroces. Je lui donne entièrement raison. Quoi de plus révoltant, d'abject et d'obscène que la guerre ? Les belligérants rivalisent de cynisme dans leurs jeux d'échecs pour fouler aux pieds le respect de la vie humaine, tout en tenant des discours moralisateurs. Tout est permis : tapis de bombes, armes chimiques et bactériologiques, tortures, humiliations, tactique de la terre brûlée, travaux forcés, malnutrition, génocides. Et lorsqu'un camp a mis l'autre à genoux, les vainqueurs se paient le luxe de faire des procès aux criminels de guerre, comme s'ils n'avaient quant à eux pas la moindre goutte de sang sur les mains.
Au procès de Nuremberg, parmi les juges des nazis, figuraient en bonne place les représentants de ceux qui venaient de jeter deux bombes atomiques sur le Japon et n'hésiteraient pas à précipiter quelques années plus tard des bombes au napalm et des défoliants sur le Vietnam. Et ces juges, pour complaire aux Soviétiques, n’ont-ils pas fait endosser aux nazis, le massacre de plus de dix mille officiers polonais à Katyn, massacre qui avait eu lieu, en réalité, sur les ordres de Staline ?
Chaque fois que nous regardons Les Mercredis de l'Histoire sur Arte, nous sommes écœurés, Jean et moi. Nous venons de voir une émission sur le Japon de 1931 à 1945, soit 14 ans de guerre ininterrompue. C'est toujours le même scénario : des bombes, des exécutions, des boucheries comme à Nankin, des déportations, des vies brisées, du sang, de la sueur, la peur et la faim.
Quant à la signature de la reddition du Japon en août 1945, c'est une mascarade. On voit Mac Arthur plastronnant et déconnant, tout gonflé de sa prétendue supériorité, dans le décor menaçant d'un navire de guerre US, festonné de haut en bas de milliers d'uniformes immaculés.
La délégation japonaise a l'air de sortir d'un album de Tintin ! Les civils sont en haut de forme et queue de pie. Les militaires, emberlificotés dans leurs uniformes surchargés, font triste mine devant la prosaïque élégance américaine.
N'empêche que Mac Arthur a perdu la face, malgré les cinq stylos qu’il exhibait, lorsque le délégué du Canada a, par étourderie, signé dans une case qui ne lui était pas réservée, si bien que toutes les signatures suivantes se sont trouvées décalées. Humblement mais fermement les Japonais ont exigé d'un chef d'état-major qu'il rectifie les erreurs et applique son paraphe à chaque correction. Si bien que ce document avait l'air d'avoir été salopé par une brochette de cancres. Pendant ce temps, Mac Arthur, ayant rangé ses cinq stylos, buvait un coup dans sa cabine avec quelques gradés de haut vol, histoire de se laver les mains de cette fausse note.
Mais c’est aussi pendant la guerre que l’homme ordinaire arrive à se dépasser. Papa n’était pas un héros. Dans la vie quotidienne il avait peur de beaucoup de choses : que les enfants tombent, se blessent, fassent une chute sur le verglas, se brûlent avec la graisse à frites ou la confiture bouillante. Pourtant, à la demande de Sylvain, il accepta d'accueillir en 1943 un jeune juif. Je revois encore ce garçon d’une quinzaine d’années, en tablier blanc et toque de mitron. Le soir, il jouait aux dames avec Lison. Il a craint d’être dénoncé par l’une ou l’autre des "cuiseuses" qui défilaient dans l’atelier. On lui a trouvé un autre asile et Lison l’a accompagné jusqu’au tram qui reliait Merbes-le-Château à Binche, où se trouvait, j'imagine, son nouveau point de chute. Il n'est jamais venu à l'esprit de nos parents de revendiquer cette action. Marguerite a eu des nouvelles de ce garçon après la guerre, à laquelle il a survécu, pour mourir dans la trentaine d’un cancer de la gorge.
Bien entendu, à cette époque on n'imaginait pas le sort des juifs déportés. On savait qu'ils étaient la bête noire des Allemands et qu'ils ne partaient pas en villégiature mais leur sort était enveloppé de brouillard. Je n'ai pas souvenance que dans mon village quelqu'un fut contraint de porter l'étoile jaune mais je me revois dans un tram au cours d'un voyage à Bruxelles. Sur la plate-forme se tenait un homme d'âge moyen, vêtu d'une gabardine sur laquelle l'étoile s'étalait comme un crachat. Il était impassible et comme absent. Le bord d'un petit chapeau noir ombrageait son visage. J'étais sidérée de voir un être humain marqué au fer rouge par sa différence et transportant partout ses chaînes et son pilori. J'avais douze ans peut-être mais j'eus le sentiment d'une iniquité et d'une bizarrerie à la fois. Je ne pouvais m'arracher à la contemplation de cet homme et de son étoile.
Jean, pour sa part, avait aux Aumôniers du Travail quelques condisciples qui portaient la fameuse étoile et qui un jour disparurent. Il se souvient aussi de la boutique d’un cordonnier, devant laquelle il passait chaque jour et dont les volets tout à coup avaient été descendus.
Sylvain, le mari de Marguerite, était le fils d’un petit paysan de Sorines. A seize ans, pendant la Grande Guerre, il avait assisté au sac de Dinant par les Allemands, après la résistance opiniâtre de l’armée française retranchée dans la Citadelle. Il avait vu fusiller ses compatriotes, entassés ensuite dans des fosses communes. Lorsqu’on les avait exhumés pour leur donner une sépulture décente, disait-il, certains n’avaient plus d’ongles car ils avaient été enterrés vivants. Légende ou réalité, bien difficile à trancher...
Sylvain fut déporté en Allemagne où il connut la faim et les sévices... Ce qu’il a fait payer cher aux civils lorsqu’il fit partie des armées d’occupation quelques années plus tard. Rentré en Belgique, il s’engagea à la gendarmerie. Son frère Georges était facteur. Les deux fils Capelle échappaient ainsi au dur travail de la terre dans lequel leurs parents s’étaient usés. Leur pain était cuit et la retraite assurée!
En 1940 Sylvain se tourna tout naturellement vers la Résistance. De qui avait-on peur ? Du gendarme ou du résistant ? En tout cas il put se ravitailler à bon compte auprès des paysans d’Eghezée et toute la famille profita de l’aubaine.
Sylvain milita bientôt dans un réseau de sauvegarde des juifs, avec un couple de résistants bruxellois venus se réfugier à Eghezée, avec deux enfants en bas âge. René et Juliette mettaient toute leur énergie à se protéger et à protéger leurs coreligionnaires du rouleau compresseur nazi. Main dans la main avec eux, Sylvain et Marguerite hébergèrent plusieurs juifs, dont le petit Albert, un enfant d’environ deux ans, à moitié mort de faim à son arrivée chez eux. Il avait été accueilli d’abord par une institution catholique et avait débarqué couvert de poux. Ces bestioles proliférèrent sur les têtes de toute la famille et on eut bien du mal à s’en débarrasser car nos armes pour lutter contre elles se bornaient au peigne fin et aux frictions de pétrole. Si je me souviens parfaitement du petit Albert, je n'ai pas rencontré la jeune femme et son enfant que Marguerite et Sylvain hébergèrent un peu plus tard. Ils avaient même pour cette raison déménagé à Boneffe, petit village plus discret que la caserne d'Eghezée.
La protection des juifs valut à Marguerite de recevoir en 1979, des mains de l’ambassadeur d’Israël, la médaille des Justes, pour elle-même et, pour Sylvain, à titre posthume. Un arbre, quelque part en Israël, porte leur nom et c’est plus précieux qu’une médaille. Marguerite ne s'est jamais prévalu de sa conduite héroïque, pas plus qu'elle n'évoquait avoir éprouvé une peur quelconque. Lorsque son esprit a commencé à s’en aller, elle s’est crue par moments prisonnière des Allemands dont elle demandait parfois s’ils avaient à nouveau commis des atrocités.
L’oncle Guillaume, frère cadet de Maman, avait connu les tranchées de l’Yser en 1914. Il avait aussi les Allemands en sainte horreur. Je crois qu’il se trompait d’ennemi. C’était la guerre qui avait bouleversé sa vie de tout jeune engagé. Son discours pourtant était lucide lorsqu'il contait, amer, les combats au corps à corps. Avoir un homme en face de soi et le pourfendre de sa baïonnette si on tenait à sa peau… Il décrivait comment extraire la lame, en tirant fort, le pied en appui sur le corps du supplicié. On faisait de nous des assassins, constatait-il. Il évoquait le cocktail de mauvais alcool et de peur au ventre qui déshumanisait ces jeunes hommes avant l'assaut. Il égrenait le lot quotidien des soldats vivant les pieds dans la boue, rongés par la vermine, en compagnie de rats si entreprenants qu’on suspendait le pain hors de leur portée. Il fallait aussi survivre à l’horreur de voir la tête du copain emportée par un obus, entendre les agonisants appeler leur mère, avant de pousser ce dernier soupir qu’à la fin on guettait avec impatience.
S’il régnait en général une grande solidarité entre les sans grades, il se trouvait des salauds d’officiers qui prétendaient, entre autres vacheries, faire enterrer leurs excréments par leurs hommes. Aussi quand on montait à l'assaut, il y avait parfois une balle qui se perdait avec volupté dans le dos d’un supérieur.
Avec ce passé-là l’oncle Guillaume n’allait pas rester les pieds dans ses pantoufles en 1940. Il fit partie d’un réseau qui cachait les aviateurs alliés abattus. Plusieurs d’entre eux vécurent dans le grenier de sa petite maison de la rue de la Vérité à Anderlecht et aucun des trois enfants de la famille n’en souffla jamais mot à quiconque. Après la guerre, l’oncle Guillaume, put accrocher à son mur, à côté de son portrait de poilu de 14-18, tout bardé de décorations, le diplôme d’honneur, signé par Eisenhower qui le remerciait de ses actions de sauvegarde des Américains dont l’avion s’était abattu en terre occupée.
La guerre fut donc pour les plus courageux et les plus humains l’opportunité de pratiquer la solidarité. C’est ce qui se passa tout naturellement chez nous lorsque, Monsieur Camille, l’un de nos voisins, fut arrêté par la Gestapo. On avait trouvé chez lui des tracts de la Résistance, suite, semble-t-il, à une dénonciation. Il n’hésita pas à nommer le coupable à ses intimes, à son retour du camp de Breendonck où sa chair de bon vivant avait fondu de quarante kilos.
Madame Camille, petite femme timorée, se trouva toute perdue après l’arrestation de son mari. Elle habitait quasi porte à porte avec nous et les parents lui offrirent l’hospitalité, pour lui éviter de mourir de peur la nuit. Elle passait aussi de longues heures chez nous pendant la journée car elle était vraiment à la dérive. Son mari avait d’abord séjourné quelque temps à la prison de Charleroi et elle avait été autorisée à lui porter des colis. Nous l’avons accompagnée dans l’un de ces voyages, Yvonne, Lison et moi. A Lobbes, le pont sur la Sambre avait sauté. Il fallait descendre du train et traverser une passerelle pour gagner un convoi stationné un peu plus loin. Notre voisine était tétanisée et il a fallu la soutenir, la pousser, l’encourager pour qu’elle consente à parcourir ces quelques mètres au-dessus de l’eau qu’on voyait miroiter entre les planches.
Quand la libération fut proche, les avions alliés ont bombardé abondamment certains lieux stratégiques dans tout le pays. Ce fut le cas entre autres dans la région de Charleroi et à La Louvière, localités proches de chez nous. Comme il leur arrivait de rater leurs cibles, ces raids ont fait plusieurs milliers de victimes civiles et causé bien des destructions. Les alliés auraient pu, pensions-nous, s’intéresser à la gare de triage d’Erquelinnes. Certaines familles avaient donc loué une résidence secondaire dans les villages environnants qui se trouvent à l’écart du chemin de fer, comme Merbes-le-Château ou Hantes-Wihéries. A cette époque, grâce à Louise qui était institutrice à l’école communale, mes sœurs et moi avons été hébergées la nuit par le directeur de l'école communale des garçons qui habitait Hantes-Wihéries.
C’était l’été et tous les soirs nous pédalions gaiement sur les petites routes serpentant entre les champs. Nous respirions avec délices les fragrances de fleurs et de foin tandis que le soleil dorait le paysage ou se noyait déjà dans une mare couleur groseille. Un soir où nous mourions de soif après notre balade, nous avons demandé de l’eau à notre hôte, vieux célibataire tout aussi timide que nous. Il a cru à un besoin d’ablutions et nous a apporté un grand pot d’eau chaude, additionnée au dernier instant de la goutte qui lui tremblotait au bout du nez. Nous n’avons rien osé dire mais la porte refermée, nous avons bien ri.
En juillet 1944, Jean, âgé alors de dix-neuf ans, a été convoqué à la Wehrbestelt. Il venait de décrocher son diplôme de mécanicien de précision aux Aumôniers du Travail. Le directeur avait écrit une lettre à l’intention des autorités, dans laquelle il conseillait une année de spécialisation. Peine perdue ! Le bouledogue qui recevait Jean s’en fichait comme d’une guigne. L'Allemagne avait besoin de travailleurs.
Jean devait revenir l’après-midi pour régler d’autres formalités. Il s’en est bien gardé et a tenté de rentrer chez lui à la sauvette, sans se soucier des papiers restés sur le bureau du recruteur. Arrivé à la gare de Charleroi, il s’est fait contrôler par trois hommes qui parlaient wallon. Il a passé la nuit dans une cellule de la prison, avec sept ou huit compagnons. Le lendemain matin, on a enchaîné deux à deux une douzaine de jeunes gens, ce qui faisait d’eux selon le regard, des coupables, des victimes ou des héros. Ils ont traversé Charleroi à pied, entre des soldats en armes, soumis aux regards curieux ou apitoyés des passants, pour se rendre à la caserne Trésignies. Là ils étaient une soixantaine de réfractaires dans une grande salle, équipée de bas flancs superposés et de paillasses en crin. Pour les besoins naturels, il y avait une barrique dans un coin, qu’il fallait vider chaque matin.
Cela a duré une quinzaine pour Jean. Tous les jours un "noir" (couleur de l’uniforme des Waffen SS) venait exhorter les prisonniers à s’engager comme lui aux côtés de la glorieuse armée du Reich. Il égrenait toutes sortes de profits liés à la croisade contre les bolcheviks : d’abord un congé de quelques semaines, un bon salaire, des privilèges pour les épouses ou les parents.
- Venez avec nous ! Si vous ne le faites pas, dites-vous qu’en cet instant vous mangez votre pain blanc. Gare au pain noir qui va suivre.
Personne ne bronchait... sauf un mineur qui a fini par signer. Après cela il pleurait. Tout le monde lui a tourné le dos. Pauvre homme ! Qu’est devenu ce collabo de la dernière heure? A-t-il survécu à « l’épuration » qui dévora tant de lampistes?
Les parents de Jean ne le voyant pas rentrer, avaient contacté sa meilleure amie qui parlait allemand. Ils s'étaient rendus avec elle à Charleroi. Devant la caserne Trésignies se pressaient des familles qui essayaient de communiquer avec les détenus dont les silhouettes parfois se profilaient derrière les fenêtres. La jeune fille s’est adressée à un officier qui passait. Elle lui a parlé de Jean. L’Allemand a promis de s’informer et de faire ce qui était en son pouvoir. Pas grand-chose probablement mais tout s’est bien terminé pour Jean. Avant de l’élargir, on lui a remis des papiers fixant son départ pour le travail obligatoire en Allemagne à la fin de l’année. Entre-temps, en septembre, le pays avait été libéré.
Le cousin de Jean, le fils de sa tante Placidie, n'a pas eu cette chance. Il a été déporté en Allemagne, suite à une rafle dans une usine du nord de la France. Ses parents ne l'ont jamais revu. Jusqu'à leur propre fin ils ont pu se demander : est-il mort, disparu ou bien encore vivant ? J'emprunte au "Barbara" de Jacques Prévert ces mots tellement poignants. Le pauvre garçon n'est que l'un des innombrables déportés du travail dont on ignore s'ils ont péri de faim, de sévices ou sous les bombardements, à moins qu'ils n'aient été embarqués par l'armée rouge, pour reconstruire l'Union Soviétique ou alimenter les camps de travail de Sibérie. Quelques années après la guerre, la tante Placidie encaissa le choc de lire le nom de son fils sur le monument aux morts et aux disparus de sa petite ville.
Les réfractaires au travail obligatoire en Allemagne ont parfois rejoint les rangs de la résistance. D’autres ont trouvé des combines : par exemple un engagement par les chemins de fer belges, comme pour notre ami Guy Donnée. D’autres se sont cachés dans des fermes éloignées. Le mari d’Odette, après avoir travaillé dans une petite fabrique, est venu jouer boulanger chez ses beaux-parents.
A la libération il se passa des choses pas très jolies, comme les sévices à l’égard des filles qui avaient fraternisé avec les Allemands. A Erquelinnes la cérémonie du rasage des crânes eut lieu devant la maison communale. Yvonne, Lison et moi, voulions assister au spectacle. Papa s’est interposé, d’un air très malheureux : N’y allez pas, mes enfants, c’est très vilain, tout ça.
Nous ne l’avons pas écouté, naturellement. Nous voulions participer à cette ivresse collective. Au fond, je ne regrette pas avoir vécu cette mascarade où la lâcheté et la vilenie s’en donnaient à cœur joie. Certaines des filles agressées étaient des professionnelles. L’une d’elles, d’origine allemande, eut le front d’injurier la foule qui la conspuait. Il y avait des absentes parmi ces victimes : quelques bourgeoises assez malignes pour prendre le large au bon moment, celles auxquelles on n’osait pas s’attaquer ou qui étaient passées si vite des bras des Allemands à ceux des Américains qu’on n’y avait vu que du feu. Simultanément dans certaines villes des "patriotes" ont fait courir des femmes nues et la tête rasée devant les chars des vainqueurs. Drôles de réjouissances dont se vantèrent ensuite ces justiciers ! Vengeance de machos jaloux car l'affront de la nudité n'a été imposé qu'aux femmes.
Nous avons revu à la télévision, à la mi-2004, Femme entre chien et loup d'André Delvaux. C'est l'œuvre que je préfère de ce cinéaste dont plusieurs films m'ont plutôt agacée. Il y aborde avec courage plus d'un problème délicat, entre autres celui d'une certaine collaboration flamande. Il n'est pas plus tendre avec la résistance lorsqu'il évoque la libération d'Anvers, époque où son héroïne commence à prendre ses distances avec le résistant qu'elle a hébergé.
Si l’amie de Jean ne fut pas tondue, elle fut cependant incarcérée un moment jusqu’à ce que son procès se termine par un non-lieu et l’assignation à résidence forcée à Bruxelles. Jean a pris chaleureusement sa défense devant mes sœurs et moi mais on ne l’a guère écouté car ni elle ni sa famille n’étaient en odeur de sainteté. Elle était belle et hautaine, son père était un mandarin friqué, ça suffisait à créer l’antipathie. Et nous ne retenions de son intervention en faveur de Jean que la preuve de sa connivence avec l’Ennemi.
Fille unique et adulée d’un couple âgé, elle avait été fiancée à un officier allemand qui logeait chez eux et qui disparut sur le front de l’Est en 1943. Jean n’a connu que sa photo trônant sur le piano. Dès l’abord la musique avait rapproché la famille et ce garçon bien éduqué. Le maître de maison jouait du violoncelle et faisait de la musique de chambre avec ses voisins. Sa fille pratiquait le Bel Canto. Elle était cultivée, polyglotte et étudiait le chant au conservatoire de Charleroi.
Jean et elle s’étaient rencontrés dans le train qui les emmenait chaque jour à Charleroi. Ils avaient sympathisé, à l’époque où Jean apprenait un métier manuel mais rêvait de s’inscrire à l’académie des Beaux-arts de Bruxelles. Elle l’avait présenté à son père qui, entre autres choses, avait été élève de Paulus. Quand il avait appris les projets de l’ami de sa fille, le vieux monsieur lui avait donné ses premières leçons de fusain et parlé de Molière et de Racine. Jean affirme qu’il n’a jamais été question d’amour entre lui et cette copine trop maniérée à son goût. Je suis persuadée que c’est vrai. C’est du père qu’il était épris et de sa culture qui lui ouvrait tout à coup une fenêtre sur un azur inconnu.
Si la belle eut des ennuis au moment de la libération, c’est surtout pour avoir repoussé les approches d’un prétendant lié à la résistance qui ne lui avait pas pardonné sa rebuffade. Peu de temps après l’entrée des troupes américaines dans la région, on vint sonner à leur porte. Jean était venu en visite et c’est lui qui alla ouvrir. Devant lui se dressait, l’arme à la bretelle, une délégation locale du Front de l’Indépendance, au milieu de laquelle brillaient quelques individus de bas étage. La famille, décrétée incivique, fut contrainte d’écouter la lecture d’une déclaration solennelle qui la flétrissait. Les visiteurs lui intimaient l’ordre de descendre ses volets. Ils lui interdisaient d’arborer le drapeau belge et ceux des alliés et de participer aux réjouissances publiques. Après quoi, l’avis infamant fut placardé sur la porte. Quelques semaines plus tard la jeune fille était incarcérée.
Le chef de famille était dépassé. Il n’avait causé aucun tort à ses compatriotes et ne s’estimait pas criminel d'avoir joué de l’archet avec un Occupant ni de s'être abstenu de combattre l’attirance que sa fille éprouvait pour lui. Il ne vit sans doute dans l’ostracisme qui les frappait qu’un effet de la haine ordinaire, à laquelle sa position d’homme fortuné le vouait.
Il avait déjà pu à plusieurs reprises en mesurer les effets. Lorsqu’il était rentré d’évacuation, il avait trouvé sa villa saccagée, les bouteilles de vin brisées et piétinées dans la cave, les ruches éventrées, le matériel de tir à l’arc rompu. Ce n’était pas du pillage mais une expédition punitive contre un homme dont la famille s’était enrichie en louant une flopée de maisons modestes. S’il avait poussé son analyse plus loin, il aurait compris qu’il convenait d’éloigner sa fille pendant un moment. Occupé à remâcher son amertume en philosophant, il n’eut pas ce réflexe qui aurait évité à son enfant la détention pendant quelques semaines, comme de subir les quolibets et les avances de gardiens qui auraient volontiers adouci son sort si elle s’était montrée plus complaisante avec eux.
Pendant ce temps-là les G.I. remportaient un succès foudroyant. Dès leur arrivée les drapeaux alliés, taillés dans des draps de lit, avaient fleuri aux balcons et aux fenêtres. Les filles les plus douées pour la couture se promenaient dans des robes rayées et étoilées. Tout le sexe faible, dès l’âge de quinze ans, sautait au cou de ces grands garçons dégingandés, y compris des noirs, qu’on appelait encore innocemment des nègres et non des blacks, comme aujourd’hui. Sylvain patrouillait en jeep avec la Military Police, avec Blacky, précisément, comme acolyte, auquel Marguerite faisait grand accueil. Elle l'invitait à sa table et il avait un faible pour les gaufres épaisses qu’elle cuisait dans un moule en fonte, graissé avec un morceau de lard.
Nous raffolions du chocolat américain et des œufs en poudre dont on fit de grandes platées avant de s’en dégoûter définitivement. Les filles respiraient avec délices l’odeur de pain d’épices du tabac blond et ne semblaient pas rebutées par les mâchoires éternellement ruminantes des libérateurs. Même la sage Lison s’était dégoté un rouquin nommé Smoky. L’idylle se solda par deux tickets déchirés lorsqu’il l’invita au cinéma et la vit arriver flanquée de sa petite sœur. Les jeunes gens du cru faisaient tapisserie dans les bals. Il n’y en avait plus que pour les uniformes. Le jazz, bien avant Nougaro, avait relégué la java. On voyait les boys, débraillés et souvent imbibés de bourbon, débarquer au volant de dix tonnes qu’ils rangeaient sans complexe sur les trottoirs.
La discipline allemande n’était plus qu’un souvenir. Les soldats américains vendaient de tout, jusqu’à leurs camions parfois. Leurs manières étaient plutôt cavalières, celles de gamins malappris. L’un d’eux menaça de décharger son arme dans les miroirs de la boutique parce que Maman refusait de lui vendre du pain sans timbre. Cette désinvolture de grandes vacances, venant après l'enfer du débarquement, devait sombrer bien tristement, lors de l'offensive menée dans les Ardennes par l'armée allemande à la Noël 1944. L’amour de la vie déchaînait les G.I. dans cet entracte que fut la grande kermesse de la libération, à un moment où les naïfs pensaient que l’armée allemande avait dit son dernier mot. Curieusement, j’ai l’impression que dans le Hainaut la population n’a pas eu clairement conscience de la tragédie vécue par les Ardennais fin 1944. Les témoignages qu’on en a maintenant en paraissent d’autant plus tragiques.
Notre voisine Augusta, au cours de ce bel été, s’était dégoté un vrai cow-boy, qui conduisait sa jeep en jouant de l’harmonica tandis qu’elle trônait à ses côtés. Une partie du voisinage dont nous étions parfois, Lison et moi, s’entassait à l’arrière du véhicule et nous allions baguenauder tous ensemble à la campagne. Une dame respectable, dotée d’une fille à marier, était des nôtres et fredonnait avec abandon un air à la mode
Augusta épousa vraiment son Américain et partit vivre avec lui dans un ranch... du moins je l’espère. On ne sait jamais quel homme cache un uniforme. Ce n’est pas mon amie allemande qui me démentira. Toute jeune elle s’amouracha, d’un soldat belge des troupes d’occupation qui ressemblait à Errol Flyn d'après elle. C’était un ouvrier de la région de Charleroi qui se prétendait ingénieur. Les premiers mots de français, autres que Boche, que la pauvre entendit de la bouche de sa belle-mère furent : sale pouffiasse. Ils habitaient - cela ne s’invente pas - Couillet-Queue. Le soir des noces, le mari était ivre et traîna sa femme dans l’escalier par les cheveux …
On l'aura compris, le cercle de famille pouvait aborder la libération le front haut. Il n'y eut jamais chez nous ombre de sympathie pour l'Occupant. Maman avait pu se délecter des confidences que lui faisait l'oncle Guillaume, à propos des projets de débarquement des Alliés mais elle les gardait prudemment pour elle.
Les circonstances contraignirent pourtant nos parents à mettre un jour de l'eau dans leur vin. Une de nos parentes fraternisait avec un Allemand des chemins de fer, bon vieux papa déjà un peu dégarni, ce qui permettait sans doute à la fine mouche de faire de la contrebande. Un jour elle débarqua en fanfare chez nous, flanquée de son Allemand. Que faire ? On les invita à partager notre repas. L'uniforme bleu marine et le front chauve de l'intrus aimantait les regards et on ne mangea guère de bon appétit. L'Allemand souriait, avalait de bon cœur les quolibets et les familiarités que lui prodiguait la luronne qui, à peine le repas terminé, courut l'exhiber chez l'oncle Georges.
Si nous étions pour les Alliés, nous n'avions pas la vertu trop chatouilleuse. Je me souviens avoir rendu visite en 1945 avec Yvonne à l'une de nos connaissances qui se trouvait en résidence forcée à Charleroi parce que son mari avait porté l'uniforme des Waffen SS.
Jean, quant à lui, n'a pas abandonné son amie lorsqu'elle fut assignée à résidence forcée à Bruxelles. Il lui trouva une petite chambre dans la maison où il logeait lui-même. Elle ne pouvait théoriquement pas rentrer chez ses parents à Erquelinnes. La veille de Noël, il la persuada de tenter le voyage et il l'accompagna par le dernier train. Ils descendirent à Solre sur Sambre pour éviter qu'elle soit reconnue et firent tout un long chemin dans la neige, elle trébuchant sur ses hauts talons mais, aux environs de minuit, elle frappait à la porte de ses parents et tombait dans les bras de son père. Jean est ensuite rentré chez lui où un poêlon de tisane mijotait encore sur le coin du poêle dans lequel dormaient quelques braises.
Un constat me vient à l'esprit. Nos parents n'ont pas fait de marché noir pendant la guerre dont ils sont sortis appauvris car il leur a fallu abandonner leurs économies lorsque Gutt fit main basse sur les billets en circulation pour éponger les profits scandaleux du marché noir et lutter contre l'inflation. Ils auraient pu courir chez l'une ou l'autre asbl pour mettre leur argent en sécurité, contre bien sûr une plantureuse récompense. Ils ne l'ont pas fait. Dans leur vieillesse ils ont vécu des revenus de leurs trois maisons, mal louées et mal gérées et Papa se déclarait réduit à la portion congrue. Ce n'était pas tout à fait faux. Quand il fallait acheter du charbon pour l'hiver, Odette avançait de l'argent à nos parents, malgré toute la vie d'économies de notre petite fourmi de maman. Je déplore encore cet état de choses aujourd’hui.
En guise de postface
Il me vient à l’esprit d’ajouter quelques aspects que le mot « guerre » fait surgir dans mon esprit. Si j’ai vécu la guerre de 40 comme une enfant de neuf ans que j’étais à l’époque, j’ai eu le temps de digérer ou plutôt de remâcher ce que différents conflits ont infligé à mes proches, comme à tant d’autres familles dont beaucoup ont été éprouvées infiniment plus que la nôtre. Mais on ne sort jamais indemne d’un conflit.
Mon grand-père paternel est mort à l’âge de 87 ans en 1939. J’ignore quel impact a eu la guerre de 1870 entre la Prusse et la France sur les Belges. En revanche, en août 1914 mes grands-parents paternels ont évacué à Ault-Onival dans la Somme, au bord de la Manche. Ils étaient accompagnés de certains de leurs enfants, beaux-enfants et petits-enfants. Côté belles-filles il y avait tante Maria, épouse de leur fils Marcel et ma mère, épouse de leur fils Paul. Tante Maria était accompagnée de Marie-Louise, sa petite fille. Maman emportait dans ses bagages Marguerite qui avait eu deux ans en avril de cette année et Louise, âgée d’un an et un mois, faisant ses premiers pas. Maman était enceinte d’Odette qui devait naître en février 1915 sur leur lieu d’exil. Notre cousine Marie-Louise avait à peu près le même âge que Marguerite.
Peut-être y avait-il d’autres personnes de la famille avec eux mais je n’en suis pas sûre. L’oncle Marcel, tout comme mon père, avaient connu l’époque où les conscrits étaient tirés au sort, ce qui permettait aux familles aisées dont le fils tirait un mauvais numéro de l’échanger contre un « bon » que l’on achetait à une famille pauvre qui ne résistait pas à l’appât d’un peu d’argent. C’est ce qui fit mon grand-père pour ceux de ses fils qui avaient tiré un mauvais numéro. Il est donc plausible que l’oncle Marcel faisait partie de la smala. L’oncle Georges, le plus jeune des fils, n’avait pas eu cette chance car le service militaire obligatoire avait été instauré lorsqu’il eut l’âge de faire un soldat.
J’ignore où étaient Maria, la fille aînée, l’oncle Gaston ainsi que l’oncle Robert, le jumeau de papa. Tante Lucie, la plus jeune, avait suivi ses parents mais, à la suite de circonstances que j’ignore, elle s’est retrouvée institutrice dans une école parisienne où elle a fait la connaissance de l’oncle Paul, son futur époux. Il était veuf et avait deux ou peut-être trois garçons. L’histoire de la famille comporte ainsi quelques trous que je suis bien incapable de combler.
En 1913 Papa s’était installé comme boulanger à Erquelinnes, au 232, rue de la Station – devenue après la Grande Guerre rue Albert 1er. Il avait pétri ses premiers pains à Merbes le Château, village où Marguerite est née. En 1914 il n’avait pas voulu quitter sa boulangerie ni son cheval. Tout le monde était d’ailleurs persuadé que la guerre ne durerait pas mais on avait jugé bon de mettre les femmes et les enfants à l’abri.
Le couple de nos parents a donc été scindé pendant quatre ans du fait de la guerre. Lorsque Papa est venu à la rencontre de sa femme, après l’Armistice, Odette a piqué une crise de jalousie en voyant un inconnu câliner sa maman. Il pouvait bien la cajoler après lui avoir fait porter de plantureuses cornes. Je ne jette pas la pierre à mon père, jeune et « plein de feu » comme il disait. Ce n’était pas un moine et il n’avait prononcé aucun vœu de chasteté. Mais pour sa femme, le retour à la maison n’avait pas été simple car elle y avait trouvé, bien implantée, une servante qui tutoyait le patron et avec qui elle avait manifestement « mélangé ses sabots », comme il est dit si plaisamment dans un conte de Maupassant.
La servante qui ne se privait pas de chaparder fut mise à la porte par la patronne et le couple parental s’est ressoudé tant bien que mal, comme en témoigne la naissance d’Yvonne qui eut lieu en octobre 1919. L’entracte de la guerre a permis tout au moins à ma pauvre maman de limiter le nombre de ses enfants à six car les moyens contraceptifs qu’elle utilisait à l’époque (injections de formol) n’étaient pas toujours efficaces, c’est une évidence.
J’ignore tout de la manière dont notre père a vécu ces quatre ans de solitude toute relative. Je sais seulement qu’il attrapa comme beaucoup d’autres la fameuse « grippe espagnole » dont il eut la chance de réchapper. Mises à part les servantes complaisantes, il eut sans doute, en compagnie de quelques bons copains, l’une ou l’autre occasion de bamboche. Mais il paraît que le ravitaillement ne fut pas meilleur en 14-18 que lors de la guerre de 40-45.
Retour sur la guerre de 40-45 ou plutôt sur ses suites qui firent souffler un vent de panique sur la population. La guerre froide ranima bien des appréhensions et la guerre de Corée incita tout un chacun à faire des provisions de conserves, de café vert, de savon et de tous les produits alimentaires susceptibles de séjourner quelques années dans les placards sans se gâter.
Quant à la peur de la bombe atomique, elle suscita « l’appel de Stockholm », d’inspiration de gauche. Ses milliers de signataires espéraient aboutir par ce moyen à interdire l’usage d’une arme capable d’anéantir l’humanité entière. Aujourd’hui l’arsenal nucléaire est toujours bien là. La guerre aussi, même si l’Europe occidentale est jusqu’à présent épargnée par ce fléau.
MARCELLE DUMONT

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J'avais neuf ans en 1940 première partie

J’avais neuf ans en 1940
On a évoqué beaucoup ces derniers temps dans les médias la deuxième guerre mondiale et l'exode qu'elle déclencha dans les pays agressés par l'Allemagne. Cela fait jaillir une foule de souvenirs pour des millions de gens. Mon enfance – toujours bien vivante dans mon esprit – est donc objectivement finie puisque l'époque où je la vécus prend irrémédiablement la teinte mélancolique de la tranche d'histoire.
Le 10 mai 1940 j’avais neuf ans depuis quelques mois. La « drôle de guerre » - laps de temps qui s’écoula entre la mobilisation de 1939 et l’agression de la Belgique – venait de prendre fin, en dépit des "ceux qui veillent aux frontières", comme le proclamaient les cartes postales couleur sépia. Quarante ans plus tard, Léo Lackner, le cousin de Jean, persiflait encore à l’évocation de ce slogan. Il avait fait partie de "ceux qui veillent" à vingt ans à peine. Cela s'était soldé pour lui par quatre ans de captivité, au cours desquels il avait chopé la tuberculose. S'il évoquait en riant les frites cuites dans une huile indéterminée dont il s'était régalé lorsqu'il travaillait dans une ferme teutonne, il ne parlait guère de ses multiples tentatives d'évasion, dont une traversée du Rhin à la nage. L'une de ces escapades l'avait conduit jusqu'à proximité de Spa où l'un de ses compatriotes l'avait dénoncé aux autorités allemandes.
La mobilisation de 1939 m'a laissé un souvenir tragi-comique. Nous nous rendions à Bruxelles avec nos parents, ma sœur Odette et son mari dont je revois l'uniforme kaki et le bonnet à floche. Je venais de monter dans le train avec Lison – qui a deux ans de plus que moi - lorsqu’il a soudainement fermé ses portes et s'est ébranlé, laissant le reste de la famille sur le quai. Le mari d'Odette a tenté en vain de sauter dans le wagon à la dernière seconde. Lison et moi regardions, sidérées, notre escorte qui gesticulait sur le quai. Le train était bondé de jeunes mobilisés qui se sont ingéniés à nous distraire et le contrôleur est venu nous rassurer. Quelqu'un se chargerait de nous à Bruxelles et d'ici là nous n'avions qu'à rester bien sages. Lison demeurait imperturbable mais moi je fus bientôt proche des larmes lorsqu'une vieille toquée nous assura que nos parents "nous avaient laissés dans le lac".
Mes inquiétudes prirent fin avec le voyage. Tandis que le contrôleur nous escortait sur le quai de la gare du Midi, baigné d'une délicieuse odeur de chocolat, nous avons aperçu notre sauveur, l'oncle Guillaume, un sourire un peu narquois sur le visage. Il n'a pas manqué de nous faire remarquer l'enseigne lumineuse de l’usine Côte d'Or qui se trouvait dans le quartier à l’époque. C'était délassant comme un bain chaud, le sourire de l'oncle naviguant sur ces effluves de cacao. La fonction tutélaire de la famille avait fonctionné, télégramme à l'appui car il n'y avait pas encore le téléphone chez notre oncle. Nous étions sortis du "lac", l'abandon et le naufrage étaient nuls et non avenus.
Depuis septembre 1939 les Allemands avaient envahi la Pologne mais les naïfs avaient pu espérer qu'ils s'en tiendraient à cette contrée qui nous paraissait assez lointaine, à une époque où il n'y avait guère que les privilégiés à s'aventurer hors des frontières de leur pré carré. Je viens de voir sur Arte une émission consacrée à l'invasion de la Norvège en avril 1940. Je n'en avais aucun souvenir et je doute que nos parents en aient eu un.
Quoi qu'il en soit, la vraie guerre fondait sur nous ce 10 mai 1940. Elle commençait sur fond d’azur, un ciel d’un bleu incroyable, tellement serein et infini qu'il induisait l'allégresse et non une quelconque menace... Quel dais pour le sang et les larmes ! Moi j’étais plutôt contente, il se passait quelque chose. Tout à coup, dans la grisaille des jours, une époque héroïque s'annonçait. C’était beau comme un conte de fées, l’occasion aussi de ne pas aller à l’école.
J’étais plantée sur le trottoir et tout avait un air de fête, comme pour une procession. Des blindés portant des grappes de soldats français rugissaient sur l'asphalte. Les gens accouraient vers eux et les acclamaient. L’air était tout parfumé du lilas qu’on leur tendait, le genou un peu ployé comme s’ils étaient le Bon Dieu, ces voisins chéris dont nous parlions la langue. La foule, larme à l'œil et sourire aux lèvres, leur offrait cigarettes, nourriture et boissons. Ils étaient nos sauveurs et sûrement ils allaient gagner la partie puisque le bon droit était de leur côté. Grisés par notre adoration, ils nous rendaient nos sourires. Ainsi donc une mouvante image d'Epinal se déroulait sous mes yeux. Il n'y manquait pas la note à la bonne franquette d'une camionnette Renault, transportant une brochette de militaires bleu horizon, en lieu et place des saucissons de Boulogne que vantait la carrosserie.
Cette joie en coup de clairon fit long feu. Ces convois avaient à peine quitté nos rues, laissant derrière eux une odeur d'essence brûlée, l'odeur même de la gloire si on consentait à y mêler un relent de poudre, que les réfugiés investissaient la localité. Très vite, le surlendemain déjà peut-être, nos compatriotes de Verviers et de Liège affluaient. Poudreux et effarés, ils demandaient du pain et un endroit où dormir, avec leur doux accent wallon qui n’était pas tout à fait le nôtre. C’était comme une complainte : Je viens de liège à pied... Il y avait tellement de monde à contenter que la porte du magasin était verrouillée. La partie supérieure qui était vitrée en avait été ouverte et c’est par là que le pain était distribué.
Sous le porche et dans la cour des jeunes gens étaient assis sur leurs ballots et beaucoup ont dormi là. Les grandes personnes ne savaient plus où donner de la tête et les enfants regardaient de tous leurs yeux. Chez nous le pétrin tournait jour et nuit. Papa et Albert ont enchaîné les fournées jusqu'à épuiser toute la réserve de farine. Un réfugié liégeois, vient de me rappeler Yvonne, donnait un coup de main à la boulangerie. Hitler, c'est le diable, disait-il. Et ma sœur de renchérir aujourd’hui : C'est vrai, son visage n'avait rien d'humain. Il semblait fait de pièces rapportées. On se demandait si un jour il avait été enfant.
Quant à moi, je n'ai pu me déprendre de la stupeur que les images de ce fantoche haranguant la foule – son hystérie dix mille fois multipliée par celle de ceux qui l'acclamaient – m'ont toujours inspirée. J'ai beau me dire qu'il avait apporté du travail aux Allemands et l'espoir d'une revanche sur l'humiliation de la défaite, je continue à m'étonner qu'un tel histrion ait pu galvaniser une majorité d'hommes et de femmes. Mais, à tout prendre, n'ai-je pas fait partie pendant dix ans au moins de ceux qui adulaient le petit père des peuples et qui ont gardé, longtemps, comme un os en travers de la gorge, le déboulonnage de Staline ? Une bonne proportion de Français n'ont-ils pas, après la défaite, fait confiance au Maréchal ? Les mirages fleurissent sous tous les cieux. Si l'homme est capable de croire en Dieu, pourquoi ne croirait-il pas au Guide Inspiré ?
Mais revenons à la gamine du 10 mai 1940. Je ne parvenais pas à prendre la guerre au tragique. Il se passait tellement de choses inédites ! Notre maison et tout le village étaient un caravansérail où régnait la fraternité. On dialoguait avec des inconnus. Les moins généreux ouvraient leurs portes, des matelas jetés sur le sol encombraient les maisons et il y avait dans tout cela une agitation d'hirondelles s'apprêtant au départ.
Cette inquiétude, cette fatigue, ces yeux hagards, ces gens jetés sur la route et réduits aux nécessités essentielles de la vie, les adultes les considéraient avec une pitié où il y avait un peu d'attendrissement prémonitoire sur eux-mêmes car l'instinct de fuite est contagieux. Papa était pourtant décidé à rester ferme à son poste et à n'abandonner ni sa maison ni son magasin, imitant ainsi la conduite qu’il avait eue en 1914. Mais Sylvain, tragique et pâle, est arrivé en voiture, poussant devant lui Marguerite, notre aînée, et Mathilde, leur petite fille, ma cadette de seulement trois ans et demi. Marguerite commençait à bedonner discrètement car elle attendait un second enfant pour septembre. Un collègue de Sylvain les accompagnait. Comment ces deux gendarmes avaient-ils fait pour quitter leur service et atterrir chez nous ? Je n’en sais rien. Pour Sylvain, qui avait vécu le sac de Dinant pendant la Grande Guerre, l’important était de mettre sa famille à l’abri. Il pressait Papa de se décider au départ. Vite, vite, il faut partir. Les Boches sont déjà à Namur, ne cessait-il de répéter.
Papa était plutôt réticent, mais ce jour-là les Allemands ont bombardé le village, gonflant le germe de panique que Sylvain avait insufflé à nos parents. Une famille a été tuée dans sa cave, une autre, sérieusement blessée par des débris de verre. Le village a commencé à se vider. Nous avons passé la nuit dans la cave voûtée sous l'atelier de boulangerie et nous sommes partis le lendemain matin très tôt, en direction de la frontière française que nous avons passée à Bousignies sur Roc. Je n'avais pas peur à ce moment-là. L'énervement et l'anxiété des adultes, c'était encore du spectacle.
Nous étions neuf sur le départ. Les parents, cinq de leurs filles, leur petite-fille et Albert, l'ouvrier pâtissier que Papa ne voulait pas abandonner car il faisait presque partie de la famille. Tout cela entassé dans deux voitures : une conduite intérieure Ford et une camionnette Renault, avec les provisions, le linge, le café, le savon, l’argent du coffre-fort. Des matelas ficelés sur le toit des autos étaient enveloppés de couvertures rouges et Yvonne, toujours un peu romantique, se demande si cela ne nous a pas protégés des attaques aériennes. A notre insu, bien sûr, mais l'idée d'une Cinquième Colonne se reconnaissant à quelque signe mystérieux rôdait dans les esprits. C'était bien commode pour expliquer le gâchis que nous étions en train de vivre.
Maman, d'habitude si prévoyante et si organisée, avait oublié sur son lit une boîte à cigares contenant quelques bijoux anciens et les louis d'or que notre grand-père paternel avait offert aux quatre aînées lors de leur communion solennelle. Papa trépignait d’impatience et tourbillonnait comme un frelon, lui qui dans la vie ordinaire perdait si facilement son sang-froid et il lui avait communiqué son affolement, en lui bourdonnant aux oreilles qu’elle devait se hâter.
La seule fille manquant à l’appel était Odette, restée à Bruxelles et dont nous étions sans nouvelles. Son mari était sous les armes. Il lui revint sain et sauf à la fin de la campagne des dix-huit jours. Une femme l’avait aperçu sur la route en uniforme d’artilleur et lui avait donné des vêtements civils.
Dans notre smala il y avait à tout le moins deux inconscientes. Yvonne dont la coquetterie ne désarmait jamais - elle avait mis sa robe du dimanche, des bas de soie et des talons hauts pour conduire la Renault - et moi, toute excitée par cette promesse de voyage en auto. Quelques heures plus tard cependant les images des réfugiés polonais qu'Yvonne avait contemplées dans Match quelques mois plus tôt lui sont revenues et elle a compris que nous incarnions à notre tour ce troupeau désemparé, offert à l'arbitraire et aux hasards les plus monstrueux.
A la frontière la file était longue. Les autos étaient rares, enchâssées dans la foule compacte des piétons, des cyclistes, des charrettes. Certains piétons poussaient des brouettes remplies à ras bord. Les grands-parents de Jean allèrent ainsi à pied jusqu’à Coulsore, pour faire ensuite demi-tour car la guerre éclair les avaient rattrapés.
Comme nous étions motorisés, nous avons essuyé quelques mauvais regards. Toutefois personne ne nous a accusés de faire partie de la Cinquième Colonne. Ce fut le cas, comme il me le conta plus tard, pour Dubuisson, jeune homme trop blond, dépourvu de papiers et heureusement reconnu par quelqu’un de son village, au moment où on allait le coller au mur.
La guerre n’est pas un jeu, je l'ai compris à Coulsore. Un stuka descendait en piqué pour mitrailler la foule, si bas que j’ai aperçu le pilote, marionnette maléfique mais moins impressionnante pour moi que la croix gammée toute noire qui s'étalait sur l'appareil. Nous nous étions réfugiés contre un mur, à proximité d'un passage à niveau. Maman égrenait son chapelet. Nous étions accroupies près d'elle, Lison et moi. Dites vos prières mes enfants, soufflait-elle. Elle était pâle et je voyais ses lèvres trembler.
J'apprenais une vérité horrible : la personne dont j'avais toujours attendu protection et réconfort était vulnérable. Lison s’élança vers l’abri illusoire d’un cabinet dont la porte verte était trouée du cœur traditionnel. Un cheval, affolé par le bruit des balles, se cabrait tandis qu’un soldat français pointait en jurant son fusil mitrailleur sur l’avion ennemi. Les gens injuriaient cet enragé qui avait la prétention de se battre. De l’avis général on allait tous y passer à cause de lui. Les balles aboyaient méchamment et le stuka ripostait d'une voix rauque, en lourdes rafales qui arrachaient aux murs de larges éclats.
Nous étions dans le bain cette fois. Encore avons-nous eu la chance de ne rencontrer sur notre route ni morts ni blessés et de nous en sortir indemnes. Alors que non loin de là, en forêt de Mormal, il y eut un véritable carnage de réfugiés mêlés à la troupe, soit ce jour-là, soit le lendemain.
Avant de poursuivre mes souvenirs personnels de l’exode, deux mots du sort d’autres personnes qui allaient me devenir proches. Je songe à Jean qui partagerait ma vie et à sa famille ainsi qu’à Robert qui épouserait Lison. Un train stationné en gare d’Erquelinnes a emporté dans ses wagons à bestiaux pas mal de familles. Jean qui avait quinze ans s’y est embarqué avec sa mère et sa sœur Irène. Le père restait à son poste, à la forge de la gare. Robert, ses parents et son frère Paul faisaient partie du voyage. Le chef de famille, diabétique au dernier degré, était devenu éthéromane. Il était d’une grande faiblesse et c’est un voisin compatissant qui l’a chargé sur une brouette pour le transporter jusqu’à la gare.
D’après Jean le voyage n’a pas été si épouvantable que sa mère le prétendait mais il y eut bien sûr la promiscuité, des haltes inexpliquées, des mitraillages, des bruits de canonnade. Tout d’abord le train qui se trouvait sur une voie de garage a stationné toute la journée au soleil avant de s’ébranler, faute de locomotive. Il y avait des cris, des pleurs, quelques engueulades aussi. L’accès des wagons où l’on était assis à même le sol était malaisé. Il fallait profiter des haltes pour entrouvrir les portes, tâcher de se repérer, se soulager en vitesse. Le papa de Jean avait aidé sa famille à embarquer dans un wagon où se trouvaient des cheminots liégeois. Tous ces réfugiés sont arrivés à Maubeuge en plein bombardement et le train a stoppé, avant de prendre une direction qui permettait d’éviter Paris. Lors des haltes, la Croix Rouge servait des tartines, du café, de la soupe. On peut imaginer l’ambiance qui régnait dans ce convoi si on a lu Le train de Georges Simenon.
Pour la famille de Robert, ce fut dramatique. Lorsqu’il fut privé d’éther, le père a commencé à délirer et à s’agiter. Il a fallu le débarquer au Mans. Sa femme et ses enfants ne devaient pas le revoir. Il est mort à l’hôpital, abandonné de tous, c’est du moins ce que ressentait Robert.
C’est également au Mans que la famille Harlez a quitté le train, pour se rendre à Redon, chez les fermiers qui avaient hébergé la maman en 1914. Jean y a vite été mis au boulot, à tourner des pièces dans une usine d’optique qui travaillait pour l’armée. Douze heures par jour mais, heureusement, à la française. Les travailleurs de la maison mère de Paris se sont repliés bientôt sur Redon avec le matériel. Quelques jours plus tard on fermait les portes car les Allemands fonçaient à travers la France. L'armée anglaise quitta les lieux précipitamment, abandonnant un important dépôt de vivres dont la population locale fit son profit… Un court instant seulement car l'ennemi visita les maisons, fouillant les armoires et sous les lits, pour récupérer ce qu'il considérait comme son bien.
A propos des Anglais, Jean les a vus à l’entraînement, s’élancer pour enfoncer jusqu’à la garde leur baïonnette dans un mannequin figurant un soldat ennemi. Qu’elle est donc fraîche et joyeuse la guerre, quand les hommes sont dressés à s’aborder de cette façon !
Le père de Jean, un jour ou deux après le départ de sa famille, est parti à son tour à vélo avec un copain cheminot. Ils n’ont pas été plus loin que Péronne en France. Lors du décès de ma belle-mère en 1990, j’ai trouvé dans un tiroir un petit bloc-notes au papier quadrillé tout jauni. Louise, sœur de ma belle-mère et mère de Léo, y avait écrit au crayon le jeudi 17 mai un message qui commençait ainsi : Chers frère et sœur, neveu, nièce. Eh bien, voilà le jour fatal arrivé.
Elle y racontait, qu’après avoir envoyé son mari en éclaireur, elle avait quitté Anderlues vers huit heures du soir, sans l’avoir revu. Elle avait cheminé à pied, accompagnée de sa mère, âgée de près de quatre-vingts ans et d’un voisin très âgé lui aussi. Ils s’étaient frayé un chemin au milieu des soldats et des camions. Arrivés à Erquelinnes, chez les parents de Jean, vers trois heures du matin, ils avaient trouvé la maison vide à leur grande déception. Ils avaient cassé une vitre pour y pénétrer et se mettre à l'abri. Après quoi ils s'étaient fait du café et avaient sommeillé, écroulés sur des chaises.
Nous sommes contrariés, poursuit le billet, nous ne savons quel chemin prendre, celui du retour ou celui de la France. Donc je n’ai pas revu Ernest. Je me demande où il est. Trois alertes pour venir, une bombe qui vient de tomber, cela vous donne à réfléchir.
Je déchiffre, après un mot illisible : quand je serai sur la porte, que je saurai quelle direction que je vais prendre. Eh bien, chers frère et sœur, quand vous lirez ces lignes, la guerre sera finie, Votre sœur Louise. Nous retournons chez nous.
Un TVSP au bas du feuillet annonce un nouvel épisode. Arrivés près de l’église, on nous conseille de partir en France. Nous revenons chez vous et je crois que nous allons tout laisser ici car nous avons avec nous un viel homme, un voisin et c’est lui qui a tiré le chariot, avec tout dedans. Mais nous en avons une, pour le moment! Nous avons tué deux lapins, nous allons les faire cuire et après, on verra.
Pauvres gens affolés, les pieds en compote et ne sachant quel parti prendre ! Ils ont pris finalement celui de rentrer chez eux. Et pauvres lapins ! Il est vrai que ces derniers allaient probablement mourir de faim dans leur clapier. L’oncle Ernest est réapparu peu de temps après le retour à Anderlues de sa femme et de sa belle-mère. Il devait mourir un an ou deux plus tard, de la silicose. Il était charbonnier, selon son carnet militaire, alors que sur celui du grand-père maternel de Jean, mineur lui aussi, on lit houilleur.
Retour sur la famille Dumont. Nous roulions cahin-caha. Albert faisait le guet sur le marchepied de la Ford, pour nous prévenir quand un avion allemand surgissait. A son signal tous se précipitaient dans le fossé. Sauf Papa, d’après Yvonne. En dépit de l’angoisse, on eut malgré tout quelques occasions de sourire. Maman que Marguerite surnommait à ses heures "Goupi mes sous", serrait son argent sur son cœur et voilà qu’elle remarquait non loin d’elle un individu louche qui la dévisageait. Du coup elle resserrait son étreinte sur ses économies. Fausse alerte ! Le suspect, c’était Albert, tout gris de poussière et clignant ses yeux rougis d’avoir scruté le ciel. Méconnaissable pour sa patronne, le stress aidant. Une autre fois, les lunettes de Maman nageaient dans le beurre fondu car le soleil continuait imperturbablement à darder ses rayons sur l’Exode.
Il y avait des moments de tension plus vive. La Renault est tombée plusieurs fois en panne et les soldats français sont intervenus à chaque coup, en sacrant contre cette putain de bagnole. Ils devaient savoir de quoi ils parlaient. Ils étaient pressés de nous voir dégager car nous naviguions en pleine troupe. C’était vraiment la pagaille. Le monde tournait fou. Bientôt les vaches laitières, abandonnées dans les champs et traînant leur pis douloureux, beugleraient leur mal, leur peur, leur chagrin. La guerre, c’est aussi la peine des animaux domestiques pris dans notre folie et n’y comprenant goutte. Quelle horreur, l’hécatombe des chevaux dans une longue suite de conflits et les chiens de 14-18 traînant les mitrailleuses ! Les hommes au moins se donnent des raisons d’accepter ou de refuser leur sort. Les bêtes n’ont pas cette consolation.
Quelque part, au bord de la route, des gens nous ont fait entrer dans leur petite maison et nous ont offert du cidre. C’était bon par cette chaleur, leur gentillesse et la fraîche boisson ambrée qui pétillait. Vers le soir nous entrions à Laon. Nous avons été bien accueillis mais avec un brin d’étonnement. N’empêche que le lendemain la population locale se jetait aussi sur les routes.
Nous avons dormi cette nuit-là dans une maison vide, occupée précédemment par la troupe. Nous nous sommes allongés pour la première fois sur un sol recouvert de paille. La phobie des rats et des souris tenait Yvonne éveillée. Papa, bravant l’occultation, se promenait avec une lampe de poche, ce qui a provoqué une altercation entre lui et Maman.
Le lendemain matin nous avons repris notre errance. Le soir nous étions à Tourville. La Renault nous avait lâchés une fois de plus et nous faisions cercle autour d’elle. Un petit monsieur rondouillard, sorte de Saint Nicolas sans la barbe, s’est intéressé à nous. Notre nombre ne l’a pas effrayé et il nous a invités à passer la nuit chez lui. La maison était grande et confortable et nos hôtes avaient le cœur sur la main. La maîtresse de maison nous a régalés d’une gigantesque omelette aux fines herbes. Nous avons pu nous débarbouiller et moi, ô joie suprême, j’ai partagé un vrai lit avec Maman. Marguerite et Mathilde ont eu droit à un lit également, je crois. Le reste de la smala a dormi, qui dans un fauteuil, qui par terre probablement.
Nous sommes restés en relation avec cette famille pendant quelque temps après la guerre. C’est l’un des fils qui nous a pilotées, Maman, Lison et moi, lorsque notre mère a décidé d’offrir une escapade à Paris à ses deux cadettes. Souvenir inoubliable, tant par la longueur du voyage et les formalités douanières et policières de l’époque qui durèrent certainement une heure à la gare d’Erquelinnes, pour se renouveler aussi longuement à Jeumont, que par l’éblouissement causé par cette belle ville si vivante dont je me suis éprise aussitôt.
Le lendemain nous sommes repartis, frais, dispos et pleins de reconnaissance. Nous sommes arrivés ce jour-là à Montoire, chez tante Lucie, la sœur de Papa. Nous avons pu nous détendre un moment. La guerre paraissait encore mythique à cet endroit. Ni tante Lucie, ni l’oncle Paul ne songeaient à bouger. Le sud de la Loire se sentait peinard, sans imaginer un instant que bientôt aurait lieu dans cette paisible petite ville la rencontre entre Hitler et Pétain et la signature de l’armistice.
Nous sommes photographiées, mes sœurs et moi, dans les rues de Montoire et nous regardons passer une escouade de carabiniers cyclistes belges. Ca nous faisait chaud au cœur de revoir les petits soldats de chez nous. Nous ne réalisions pas encore qu'ils étaient en retard d'une guerre face aux grosses motos des Allemands. Après tout la cavalerie polonaise avait bien affronté les panzers, selon la rumeur !
Autre folklore, la peur qu'inspiraient aux Allemands les tirailleurs sénégalais depuis la Grande Guerre, selon les dires de l'oncle Guillaume. Etait-ce vrai leur "Couper cabèche" et leurs chapelets d'oreilles autour du cou ? En tout cas leur réputation de férocité les poursuivait. Jeanne Canard – elle avait longtemps travaillé chez nous et nous est toujours restée fidèle – nous raconta plus tard avoir failli mourir de peur pendant l'exode, lorsque s'étant réfugiée dans une grange pour se reposer, une tête noire fendue d'un éblouissant sourire, jaillissant de la porte entrebâillée, l'avait figée toute grelottante sur la paille. Yvonne, quant à elle, n'a pas oublié l'apparition silencieuse d'un Sénégalais, monté sur un mulet et surgissant au petit jour au coin d'une ruelle.
La maison de tante Lucie était trop petite pour nous puissions tous y passer la nuit. Nous avons dormi Louise, Yvonne, Lison et moi chez le pharmacien, dans une chambre meublée à l’ancienne qui me remplissait de respect. Le matin nous allions déjeuner de croissants chez tante Lucie et les passants nous saluaient aimablement... Jusqu’au jour où nous n’avons plus recueilli que des regards de plomb fondu. Léopold III venait de capituler et, après le discours venimeux de Paul Reynaud à la radio, nous étions tout à coup les traîtres, les salauds de Belges.
Quelques jours plus tard nous avons repris nos baluchons et Marguerite se souvient avoir lu sur des écriteaux vengeurs : Rien pour les Belges ! Après la solidarité et l’accueil, la France s'enfonçait dans la bêtise et la méchanceté.
Je me souviens d’une discussion en Dordogne entre Yvonne et un officier français discourant sur le roi félon. Nous avons eu notre revanche quand une quinzaine plus tard Pétain a fait don de sa personne à la France... et à Hitler de sa franche collaboration. C'est aussi ce jour-là que nous avons assisté à une engueulade entre un gandin d'officier, aussi sec que sa badine et un homme de troupe déguenillé le bravant et lui jetant la défaite à la face. Sans doute qu'en ces circonstances la corvée chiottes et le cachot n'avaient plus cours ni, espérons-le, le peloton d'exécution.
Le point de ralliement des réfugiés belges était, je crois, Bordeaux. Pour une raison que j’ignore, nous nous sommes finalement retrouvés à Bouniague, un bourg de trois cents habitants, non loin de Bergerac, dont la population avait soudain enflé sous l’afflux des réfugiés et de la troupe. Le maire, un tout brave homme, nous a octroyé à l'écart du village une métairie sans étage, au milieu des vergers et des vignes.
Pour cuisiner nous n’avions que l’âtre dans lequel pendait une marmite encrassée. Nous avons campé là, dans les trois pièces en enfilade qui composaient tout le logis. Je me souviens d’une longue table rectangulaire, flanquée de deux bancs et des nombreux lits de camp qui encombraient l'espace.
La nuit, à la grande terreur d’Yvonne, on entendait les rats galoper dans le grenier, au-dessus de nos têtes. Ma sœur prétend que certaines de ces bestioles s'aventuraient jusqu'aux bords des couchettes. Elle claquait alors des mains, en faisant "pschut" ! Ce qui n'avait pas l'heur de plaire à Marguerite qui avait la grossesse hargneuse. Elle souffrait d'aérophagie et ne manquait pas de dédier chacun de ses rots, alternativement au Roi et à la Reine. Les moustiques se délectaient du sang de Papa et du mien et je crois que toutes les puces du canton s’étaient donné rendez-vous sur la pauvre Maman.
Comme lieux d’aisance on disposait d’un cabinet de campagne, plein à ras bords et envahi par les cloportes. Comme toute la famille avait la diarrhée, après avoir mangé une grande platée de fèves des marais, l’état des lieux empirait.
Pour l’eau potable, nous disposions d’un puits dans lequel nageaient des sortes de chenilles. La propriétaire vint nous voir, tout de noir vêtue, jusqu’au chapeau de paille et avec un pli de crasse assorti dans le cou. La bonne dame nous a rassurés à propos du puits. Bon diou, la preuve qu'elle est bonne, cette eau, c'est que les bêtes elles vivent dedans ! Pourtant cette optimiste avait fait un pas en arrière lorsqu’elle avait ouvert la porte du cabinet. Elle avait une nouvelle fois bredouillé : Bon diou, avant de tourner les talons.
Les grandes personnes se sont mises à organiser notre campement. On a décrassé la marmite et on s'est ingénié à cuisiner avec les moyens du bord. J'imagine qu'on disposait d'un minimum d'ustensiles. Il a fallu lessiver à l'ancienne, en savonnant et brossant le linge sur une planche de lavandière. On le mettait ensuite à sécher sur la prairie et Maman constatait avec plaisir qu'il n'avait jamais été aussi blanc.
Les trois petites filles, Lison, Mathilde et moi, étions très heureuses de cueillir les pêches et de courir les vergers avec un filet à papillons. Nous découvrions la liberté et la campagne. Tout était différent de chez nous. Quelle stupeur lorsque j’ai vu une femme diriger un attelage de deux grands bœufs roux aux cornes recourbées qui travaillaient la terre ! J’imaginais ce travail uniquement dévolu aux chevaux, comme chez nous.
Louise était serveuse à l’épicerie du bourg qui n’avait jamais vu tant de clients. Peut-être s'était-elle engagée pour éviter les sempiternelles querelles qui l’opposaient à Marguerite quand il y avait de la bisbille entre Mathilde et moi. Peut-être aussi pour aider les parents à ne pas trop entamer leurs réserves d’argent. C’est là qu’il fallait s’approvisionner de tout ce que l’on trouvait encore. Il me semble qu’on ne manquait ni de légumes ni de pain. Papa était vite devenu copain avec le boulanger, même s’il n’appréciait guère le goût suret du pain au levain. Le matin, au petit déjeuner, il était maussade et soudain on l’entendait grogner en jetant son quignon sur la table : Merde, nom de Dieu, je ne mange plus ! Il avait surpris le boulanger se lavant les pieds dans le seau avec lequel il puisait l'eau du pétrissage.
Papa et Albert allaient au bourg faire les provisions. Papa se munissait d’un solide bâton, comme un colporteur. Pourtant, la plupart du temps, quand on voyait les deux hommes poindre à l’horizon, lestés d’un ou deux petits vins blancs, c’était Albert qui croulait sous les paquets.
Papa lui avait probablement dit comme ordre de marche : Vo y astez, Landru ? Il aimait les sobriquets et c’était le plus courant qu’il réservait à Albert. Yvonne était Yvonne Dustron et moi : Marcelle Démon. Il est vrai que dans ses moments d’attendrissement il me donnait du petit pierrot et du l’restant d’el nuée. Quant à une servante qu'il avait baptisée Nini pattes en l'air, j'ignore ce qui lui avait valu ce surnom.
Autour de la maison, il y avait quelques poules que Maman laissait entrer dans la maison. On les regardait avec amusement picorer les miettes tombées sur le sol. Il y avait aussi un petit chat noir et blanc, mort de faim et friand de chocolat, que nous avions adopté et qui nous rendait bien notre amour. Quand nous sommes repartis début septembre, il a fallu l’abandonner, alors que nous aurions tant voulu l'emmener avec nous. Je le revois perché sur un pilier à l’entrée de la métairie et nous regardant tout pensif, comme s’il comprenait qu’il devrait à nouveau se débrouiller seul pour survivre.
Les parents avaient pensé un moment s’intégrer au pays. Ils avaient visité une petite boulangerie toute blanche dans les environs de Bergerac, dans l’intention de la reprendre puis ils y avaient renoncé car leurs biens et leurs racines étaient en Belgique. Ils devaient se poser bien des questions sur la maison, la boulangerie d'Erquelinnes et sur ce qu’il était advenu d’Odette. Papa avait un jour sulfaté la vigne de la propriétaire mais s’il appréciait le petit vin blanc du pays, il ne se voyait pas pour autant vigneron.
Mais, je le répète, nous les enfants, on s’amusait bien. La guerre, pour nous, c’était surtout de longues vacances. Les adultes manifestaient bien quelques inquiétudes. Les gens du pays redoutaient que les Allemands viennent bombarder la poudrière qui se trouvait à Bergerac, ce qui aurait causé beaucoup de ravages. Cela ne troublait pas notre sommeil de gosses. Dans nos cauchemars il était plutôt question de la fée Carabosse ou de nos poupées que nous avions laissées en Belgique.
J’étais pour ma part dans ma période Arthur Masson dont les tirades cléricales ne me gênaient pas encore. Thanasse et Casimir était mon livre de chevet. Il est vrai que le naïf Thanasse et sa malicieuse Charlotte nous rappelaient bougrement Marguerite et Sylvain, la première n’étant jamais à court d’inventions pour ridiculiser le second. J’agaçais mes sœurs en éructant à tout propos : cré loup-garou. Et voilà que tout à coup je vivais un Pagnol. Je singeais le tordu, lequel entre autres disgrâces avait une jambe plus courte que l’autre, ce qui ne l’empêchait pas d'être fort joyeux et de traînailler dans le village à la recherche d'un compagnon de comptoir car il était doté d'une soif inextinguible. Lorsqu’au bistrot du coin il posait sa jambe infirme sur une caisse, il gagnait quelques centimètres et un peu de prestance. Après quoi il bredouillait un pauvre répertoire de galéjades. Je psalmodiais comme lui, avé l’assent : Et il me dit, laquelle veux-tu ? La brune ou la blonde ? Et je lui dis : té, c'est le même !
Nous recevions alternativement la visite de la propriétaire et d’un ouvrier agricole italien qui avait travaillé pour elle. A notre grand amusement ils n’arrêtaient pas de médire l’un de l’autre.
Albert dormait dans la salle commune où l’on cuisinait et mangeait. Il se levait parfois le matin quand nous étions déjà à table. Il était très pudique et sortait du lit tout habillé, la casquette sur la tête. Par quel miracle ? A moins qu’il ne lui vînt pas à l'esprit de se dévêtir le soir.
Le tabac était rare et Albert qu’on voyait habituellement un mégot bruni et tout détrempé au coin des lèvres, bourrait une pipe en terre de feuilles de marronnier. Ca puait tellement que Maman finit par lui interdire de fumer cette horreur dans la maison. Il s’en allait tout confus, étirant un sourire en tirelire, peut-être secrètement amusé d’avoir fait sortir la patronne de ses gonds.
Fin août les réfugiés belges ont été invités à rentrer chez eux. Nous étions en zone libre et nous n’avions pas encore vu un Allemand. L’essence était rare mais un soldat français nous en avait cédé quelques bidons à la nuit tombée, en échange de ce bon café belge qui faisait partie de nos richesses.
Nous avons passé la ligne de démarcation entre la France Libre et la France occupée sans problème. Notre premier Chleuh (peut-être un Alsacien) était débonnaire et parlait français. Discipline et politesse, de quoi donner corps à la légende qui commençait à circuler : ils sont si corrects. En tout cas ils étaient différents du militaire du cru, soiffard, gueulard, débraillé et adepte du système D. Après les bandes molletières, voire les pantalons rouges de 1914 qui avaient l’air de sortir d’un musée, les bottes de cuir bien cirées, le baudrier brillant et l’uniforme vert de gris, ça vous avait un petit air propret, convenable et efficace. N’empêche que dès le mois de mai la gouaille populaire avait déjà gratifié les Boches d’un nouveau surnom : les Doryphores. Les doryphores, les vrais, avaient dévoré ce printemps-là les pommes de terre en Belgique et en France.
Nous avons passé la nuit à Chalus dans un château délabré, avec d’autres réfugiés. Il y faisait crasseux. Des républicains espagnols y avaient logé pendant un moment, après l'avènement de Franco. Des bancs renversés s'ornaient de longues coulées de merde. Nous y avons rencontré un habitant de Gilly qui fulminait contre cette population sale et harassée.
- Rentrez vite chez vous. Ces gens-là ils ont des puces et des totos", grinçait-il.
Papa a fait de l’esprit pour égayer ce compatriote en pleine sinistrose mais c’est tombé à plat, lorsqu’il s’est écrié, jovial : A d’Gilly, c’ti qu’est biergne n’a qu’in î et c’ti qu’a en d’jambe de bô n'a né freu ses pîs. (A Gilly, un borgne n'a qu'un œil et celui qui a une jambe de bois n'a pas froid aux pieds). Malheureusement son interlocuteur lui aussi n’avait qu’un œil.
A Melun, au bord de la Seine, les Allemands nous ont ravitaillés en essence. Un peu plus revêches ceux-là, il ne fallait pas traîner avec eux. Il est vrai que nous n’étions pas les seuls sur le chemin du retour. Marguerite dont la grossesse était à terme, raconte s’être rendue à la Kommandantur, à l’insu des parents. Elle avait demandé à parler à un supérieur. Un officier, tout chamarré de galons et de décorations, était apparu sur le seuil et lui avait demandé dans un français impeccable ce qu’elle désirait.
- Je suis Belge. Je veux rentrer chez moi, pour accoucher à Namur.
Son gros ventre plaidait-il pour elle ou les Allemands étaient-ils en période de séduction des populations civiles ? En tout cas, suite à cette démarche, on a eu la priorité pour être ravitaillé en essence. Et Jean-Pierre est né en Belgique, le 9 septembre.
Avant de quitter Melun, Marguerite qui conduisait la Ford, n’avait pas perdu une occasion de plus de faire enrager Papa. Celui-ci, affolé par les éructations des Allemands pour accélérer le mouvement, la pressait d’avancer. Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle démarra brutalement, le laissant, lesté d’un bidon d’essence à chaque bras, s’échiner en courant à rejoindre la voiture.
Un autre incident de ce retour est gravé dans ma mémoire. Nous avions cette fois dormi à l’hôtel, comme des civilisés. Le lendemain matin nous prenions le petit déjeuner et une aimable jeune femme française nous tenait compagnie. Les grandes personnes avaient émis une opinion plus que réservée sur la correction des Allemands et sur l’Occupation. Notre commensale faisait chorus mais, tout à coup, voilà qu’on officier allemand entrait dans la salle et la Française allait à sa rencontre avec un grand sourire d’accueil. Tête des parents qui se sont sans doute promis d’être plus discrets à l’avenir.
J’ai parlé de l’anecdote à Lison.
- Je ne m’en souviens pas, a-t-elle répliqué. J'étais sans doute trop occupée avec les croissants.
En remontant vers le Nord une impatience nous avait tous pris. Joie de revoir le ciel gris et les nuages, après un bleu implacable? Sans doute mais les grands devaient se demander comment ils allaient retrouver ceux qui étaient restés au pays, ce qu’il était advenu de la maison et comment le pays fonctionnait désormais. Les gosses, si heureux qu’ils aient été en Dordogne, étaient aussi gagnés par l’émotion. Se retrouver dans Maubeuge en ruines – pendant des années encore elle ressemblerait à une ville du Far-West avec ses boutiques en planches – et y acheter de pain, on était presque chez soi. Maubeuge si chère à mon cœur, avec sa porte de Mons et les fortifications dont Vauban l’a dotée. Ville frontière, tant de fois assiégée et dont le fort n’a servi en 40 qu’à la faire bombarder. Aujourd’hui les profonds fossés de Vauban sont recouverts d’une herbe douce comme le velours. Ils renforcent le charme d’une ville qui s’est dotée de pas mal d’espaces verts.
En arrivant à la maison nous avons vu sur la porte cochère un grand O – pour Occupé – tracé à la craie. Jeanne Canard, notre chère Jeanne, s’était installée là avec Risso, son mari, à l’instigation de Sylvain. Sans cette astuce, les Allemands auraient probablement occupé cette grande bâtisse vide et Dieu sait si nous aurions eu le pouvoir de les déloger. Le pauvre Sylvain, tête de Turc de toute la famille, y compris de son épouse qui donnait souvent le "la" pour le mettre en boîte, avait prouvé une fois de plus en cette circonstance son dévouement à ses beaux-parents.
Il faisait propre et chaud dans la cuisine. Le souper du couple mijotait sur le coin du feu et nous l’avons dévoré. A part la petite boîte oubliée par Maman qui renfermait les bijoux et le vol de quelques marchandises, rien d’important n’avait disparu ou n’était brisé. Et il y avait beau temps que Jeanne avait nettoyé toute trace de désordre et de pillage.
-Vous v’là d’jà, a-t-elle grogné, en guise de bienvenue.
Très vite nous avons réintégré nos chambres respectives. Rapidement Jeanne et Risso sont rentrés chez eux. Notre vie en Belgique occupée commençait.
Je me rends compte que mes souvenirs de gamine ne sont pas toujours très précis. Je suis quasi sûre que nous avons acheté du pain à Maubeuge, en rentrant chez nous. Je revois les longues tresses blondes et le visage pâle de la boulangère. Le rationnement cependant avait dû commencer et le pain, comme d’autres produits essentiels, ne pouvait être vendu que contre des timbres. La boulangère a-t-elle fait une fleur à ces presque compatriotes rentrant au pays ? C'est possible.
Papa a beaucoup ri lorsque le curé de la paroisse est venu nous accueillir à notre retour. L'abbé avouait avoir visité la maison, lors de l'évacuation, dans l’espoir d’y trouver de la farine, pour nourrir les Erquelinnois restés sur place. Mais il n’avait déniché pour toute pâture qu’un sac de fleurage car l’afflux des réfugiés pendant quelques jours avait suffi à tarir les réserves.
Une autre vie commençait. Il y avait une garnison allemande au village. Le grand bâtiment des Arts et Métiers ainsi que le pensionnat de l’Immaculée Conception, tous deux institutions françaises, avaient été réquisitionnés et malgré cela, pas mal de civils devaient héberger qui un plouc, qui un officier. Il est vrai qu’en plus des soldats de la Wehrmacht, la gare comptait une équipe de cheminots allemands qui veillait tant bien que mal à la circulation des trains militaires et des convois de marchandises. Ce n’était pas simple car les cheminots belges avaient bien des tours dans leur sac pour tromper leur vigilance.
Man Mia, la grand-mère paternelle de Jean, avait "son" Allemand. Il occupait une chambre à l’étage. Conquérant ou pas, il était prié d’enlever ses bottes, avant de monter chez lui et il obtempérait. Le dimanche, il achetait une tarte chez un pâtissier qui était au mieux avec l’occupant et la partageait avec le vieux couple.
Outre le mauvais pain gris du ravitaillement qui mettait Papa au désespoir (je me souviens d’une fournée qui filait) on vendait chez nous, sans timbres cette fois, des sortes de gâteaux de Savoie, à la maïzena. Je me demande aujourd’hui de quelle matière grasse et de quels œufs on pouvait les enrichir. Les parents ne sont plus là pour me répondre. En tout cas les Allemands s’en régalaient. Prima, disaient-ils, en y plantant les dents. Ils ne devaient pas avoir une alimentation beaucoup plus fameuse que la nôtre. Les plus âgés sortaient parfois de leur portefeuille la photo de leur femme et de leurs enfants. Malheur, la guerre, était leur sésame, pour avoir droit à un peu de sympathie. Mais il en fallait plus pour attendrir Maman, à en croire l'expression de ses yeux ...
Les religieuses du pensionnat avaient trouvé asile à la Maison du Peuple. La salle des fêtes du premier étage servait de chapelle, probablement après moult aspersions d’eau bénite. Les dortoirs se trouvaient aussi au premier. Au rez-de-chaussée, le vaste corps de Madame Théodosie, dite "Tototte", trônait à la tête d’une trentaine d’élèves préparant le certificat d’études, dans la salle où tant de bière, assaisonnée de jurons et d’invectives contre la calotte, avait coulé dans les gosiers prolétaires. Je faisais partie de la fournée qui devait passer cet examen à Jeumont. Si proches de la frontière et élèves d'une institution française, nous étions en quelque sorte colonisées. J'ai appris par cœur au pensionnat, bien avant d'avoir quatorze ans, les fables de La Fontaine et de longs extraits des tragédies de Racine et Corneille. Et j'ai beau avoir terminé mes humanités au lycée de Charleroi, je connais mieux l'histoire de France que celle de Belgique.
La Maison du Peuple était devenue le point de ralliement des externes. De là il leur fallait gagner en rangs l’une ou l’autre classe logée dans une maison particulière. On croisait parfois en chemin un détachement de soldats bien briqués qui parcouraient les rues en chantant. Ils mettaient de l’animation car leurs airs étaient vraiment entraînants. Un jour, Yvonne, toujours folâtre et le balai de rue à la main, n’avait pu y tenir. Elle les avait imités à gorge déployée, ce qui lui avait valu un sale coup d’œil du sous of qui flanquait le détachement.
Pour Jean qui allait à l’école à Charleroi, aux Aumôniers du Travail, les choses n’étaient pas aussi simples que pour les élèves du pensionnat. Lors de la retraite, l’armée française avait fait sauter tous les ponts sur la Sambre. Sur la ligne ferroviaire Erquelinnes-Charleroi, il n’y en a pas moins d’une douzaine. Pendant tout un temps, Jean est allé à vélo jusqu’à Merbes-le-Château. Il prenait ensuite le tram jusqu’à Binche. A Binche, un autre tram l’amenait à Charleroi. Il se souvient avoir fait pendant quelque temps les 30 km à vélo, jusqu’à ce qu’une grippe le cloue chez lui. En 1944, alors qu’il passait ses examens de dernière année, il a été hébergé à Lobbes chez un collègue de son père car le pont de cette localité avait une nouvelle fois sauté, du fait de la résistance cette fois.

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Jeunesse effritée

                                                          

 

 

JEUNESSE EFFRITEE

 

La jeunesse effritée sur des lambeaux de rêves

cognait son coeur ardent à l'aune des désirs

D'hommes désenchantés par des guerres sans trêves

Cisaillées de carnage au revers des plaisirs.

 

Elle chantait, riait, malgré les servitudes

Dansait dans le soleil embrasée par l'AMOUR

Les gens biens s'étonnaient de tant d'ingratitudes

Mais elle se donnait au réveil, sans retour.

 

Ils guettaient cependant, l'entraînaient dans leurs danses

Martelaient de leurs pas les yeux de la rancoeur

Dissolvaient lentement les regards d'innocence

Et rongeaient dans la nuit les remparts de la peur.

 

Elle se languissait, s'effritait, se fânait.

Regard halluciné, brisée de solitudes

La Note d'Infini dans un coeur s'étoilait

Pour chanter, à nouveau, la Joie des Altitudes.

 

Rolande Quivron (E.L. Quivron-Delmeira)

 

Le 7 février 2010     (Déposé)

 

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Si je pouvais être oublieuse!

 

Mon âme n’aime plus mon corps.

Je le vois à son attitude,

Elle manque de gratitude.

Il n’est plus beau mais sain et fort.

.....

Il a perdu son attirance,

Enlaidit, certes, au cours des jours

Et ne provoque plus l’amour,

Privé du parfum de jouvence.

.....

La décrépitude s’impose,

C’est une incontournable loi.
Apitoyé, mon être doit

Accueillir sa métamorphose.

......

Chagrine, mais non malheureuse,

Je soupire mais aussi parfois,

Je ris en me moquant de moi.

Si je pouvais être oublieuse!

.......

.Chaque regret trouble la paix

Et laisse l’âme insatisfaite.

Comme le fait une défaite,

Il nuit à la sérénité.

.......

Ma mémoire est époustouflante,

Elle garde des souvenirs

Qui ne cessent de revenir,

Grâces me laissant en attente.

.......

Quand la déchéance sévit,

Bien plus puissant que la sagesse,

Qui neutralise la tristesse,

À coup sûr, nous aide l’oubli

.......

3 décembre 2011

 

 

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12272778098?profile=originalCes treize lettres en latin de Dante Alighieri (1265-1321) sont les seules que nous possédons de toutes celles qu'il écrivit pendant son exil. Sur chacune d'elles, on n'a guère que des renseignements assez vagues. Dans celles, par exemple, que Dante adresse au peuple de Florence et à certains membres du gouvernement, il se plaint de son exil injuste et rappelle tous les services qu'il rendit à sa patrie, à commencer par sa participation à la bataille de Campaldino. Gentilhomme et lettré, citoyen et homme de parti, penseur et poète, Dante a toujours conscience de sa dignité et de sa grandeur morale. Sur le plan chronologique, la première de ces lettres est celle que Dante adresse au cardinal Niccolo da Prato, légat du Saint-Siège en Toscane (1304). Il l'avait écrite au nom du capitaine Alessandro da Romana, des comtes Guidi et du Conseil du Parti des Blancs. Avec une fermeté pleine de dignité dans ses propos et ses vues, il dit la reconnaissance des Blancs pour l'oeuvre de pacification patronnée par le cardinal dans leur cité malheureuse. Il déclare que les Blancs sont prêts à coopérer avec lui et qu'ils se défendent d'avoir pris les armes pour autre chose que pour rétablir les lois de la vie civile et assurer au peuple florentin la liberté et la paix. De la même année (1304) est la lettre de condoléance adressée par Dante, avant de se séparer de la ligue des émigrés Blancs, aux comtes Oberto et Guido da romana à l'occasion de la mort de leur oncle Alessandro. "Chassé de sa patrie et exilé sans raison", Dante exalte la glorieuse mémoire de cet Alessandro et avoue qu'il avait mis en lui toutes ses espérances. -Deux autres lettres, l'une adressée à Cino da Pistoia et l'autre, au marquis Moroello Malaspina, nous ramènent à des sujets de méditation plus agréables: la poésie et l'amour. Dans la première, sur la demande de Cino, Dante s'efforce à résoudre la question de savoir si notre âme peut se donner tout entière à quelque nouvel amour qu'il lui advient de ressentir. Pour illustrer sa conclusion, il compose le sonnet qui commence ainsi: "Je m'en fus avec l' Amour" (Io sono stato con Amore insieme). Dans l'autre lettre, l'auteur nous dit comment, ayant quitté la cour de Malaspina (1307) pour se rendre en Valdarno du Casentino, il tomba follement amoureux de certaine jeune femme. Amour "despotique et tyrannique", comme en témoigne la belle chanson qu'il écrivit à cette occasion: "Amour dont il faut bien que je me plaigne" (Amor, da che convien pur ch'io mi doglia). -Mais entre toutes les  lettres qui nous sont parvenues, il faut admirer surtout celles qui furent écrites lors de son arrivée en Italie de Henri VII de Luxembourg. Ici, l'on demeure confondu devant la beauté du style et la richesse de l'inspiration. Toute la personnalité de Dante se détache avec fermeté sur le fond des pires événements historiques. Dante nourrissait l'espoir que sortirait de ce désordre un ordre nouveau, un ordre qui assurerait le salut de l' Italie et de la catholicité tout entière. Cet Henri VII de Luxembourg, "divin, auguste et vrai César", venait délivrer l' Italie des mécréants. Dante exhortait les Lombards à accueillir avec ferveur ce roi magnanime, car son pouvoir venait de Dieu et, de ce fait, il avait barre sur tout le reste. Il exhortait les Italiens à se porter en masse à la rencontre de ce roi, qui était le leur, étant tout à la fois le roi universel et leur gouverneur direct. Des Alpes à la mer, tous devaient voir en lui leur maître, car sa juridiction était celle-là même de l' empire romain, cet empire que Dieu a prédestiné au gouvernement du monde à travers la parole du Christ. Dante croit si bien à son triomphe qu'il vient à maudire quiconque s'opposerait au nouvel empereur. Tel est le sujet qui inspire la lettre que Dante envoie le 31 mars 1311 aux "scélérats florentins" qui sont restés dans la cité. Il y est dit que l'empire de Rome fut voulu par la Providence pour assurer au monde la paix et, avec la paix, le progrès de la vie civile. Selon Dante, cette vérité est confirmée par la foi et par la raison. Les Florentins violent les lois divines et humaines en s'opposant à l' autorité de l'empereur romain. Qu'ils se ravisent avant qu'il ne soit trop tard! En attendant, Henri VII piétine dans la vallée du Pô et délaisse la Toscane. Alors, de cette même Toscane (le 18 avril 1311), Dante lui écrit, au nom de tous les exilés, pour l'exhorter à franchir les Apennins. Sous son attente anxieuse perce néanmoins la crainte d'une désillusion amère: "Es-tu celui qui doit venir, ou doit-on en attendre un autre?" demande-t-il au roi. Et puisque les exilés croient et espèrent en lui, en le reconnaissant pour ministre de Dieu, fils de l'Eglise et défenseur de la gloire de Rome, il invite à venir avec eux en Toscane afin de détruire Florence, "cette brebis malade de la peste, qui contamine le troupeau". Ils pourront ainsi rentrer dans leur patrie et, redevenus citoyens, reposer dans cette vraie paix, qui est l'héritage du Christ. Quant aux trois lettres d'hommages écrites (1311) au nom de la comtesse Gherrardesca de Battifolle et adressée à Marguerite de Brabant, femme de Henri VII, elles présentent peu d'intérêt.

La lettre que Dante a envoyée, sitôt après la mort de Clément V (mai ou juin 1314), aux cardinaux italiens, afin qu'ils s'accordent à élire un pape qui installerait à nouveau à Rome le siège pontifical, fait partie, elle aussi, des lettres politiques. Tout comme Jérémie pleurant sur le sort de Jérusalem, Dante gémit sur le misérable état de Rome, "veuve et abandonnée après tant de triomphes". Ce déclin est imputable à la négligence des princes de l'Eglise, à leur vénalité et à leur impiété. Que les cardinaux italiens (à commencer par Napoleone Orsini) fassent leur examen de conscience. Qu'ils se repentent, qu'ils s'unissent et qu'ils combattent "pour l'Epouse du Christ, pour le siège de l'Epouse, qui est Rome, pour l' Italie et, plus encore, pour tous les chrétiens errants sur la terre". La lettre à "L'Ami florentin" (mai 1315) par laquelle Dante, après quinze ans d' exil, repousse l'éventualité d'un retour dans sa patrie, est un témoignage irréfutable de sa noblesse d'âme. Injustement condamné à l' exil, il se fortifie dans son innocence et sent qu'il doit garder intacte sa dignité d'homme. Que si, pour rentrer à Florence, il doit sacrifier son honneur, il préfère mille fois l'exil: "Ne pourrais-je pas toujours méditer sous n'importe quel ciel?" -La dernière en date, c'est la lettre adressée à Can Grande della Scala. En dédiant à ce dernier le "Paradis", Dante lui en fait parvenir quelques fragments afin de l'éclairer sur l'économie de l'ouvrage. Il parle de la matière, de la forme et même du titre de "La divine comédie", et ensuite le prologue du "Paradis", il précise que la béatitude n'est autre chose que la vision naturelle de Dieu. On a longtemps disputé sur l'authenticité de cette lettre. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'on l'y trouve, fixées pour la première fois, les principales lignes de force de "La divine comédie": vaste expérience poétique, à travers laquelle on peut suivre la nature humaine dans ses conditions d'existence, tout comme dans sa fin dernière, laquelle est la connaissance expérimentale de Dieu ("in sentiendo veritatis principum").

 

 

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Un livre magique

L'application Le Carnaval des animaux est un livre magique, animé et musical qui prolonge le merveilleux film de gordon et Andy Sommer, diffusé par France 3.
Au détour des pages, vous y retrouverez toute une ménagerie, l'Orchestre Philharmonique de Radio-France, dirigé par le grand chef d'orchestre Myung-Whun Chung, et de multiples activités autour de la musique de Camille Saint-Saëns.
Plus de 20 mn de vidéos : à chaque page, vous pouvez regarder l'extrait du film du morceau correspondant en appuyant sur la touche « vidéo ».

Une application conçue et réalisée par Gordon et Chloé Jarry / Illustrée par Emmanuelle Tchoukriel / Produite par Jean-Stéphane Michaux et François Bertrand / Directeur de production : Vincent Decis
Une co-production Camera lucida productions/France 3 Ludo/Radio France. Réalisé avec le soutien du Mécénat musical de la Société Générale, mécène principal, et du Centre national du cinéma et de l'image animée.

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administrateur théâtres

L’ANGE BLEU (Henrich Mann) au théâtre Royal du Parc

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Du 24 novembre au 23 décembre 2011 et le 31 décembre 2011, à 20h15, sauf le dimanche à 15h, au Théâtre Royal du Parc. Relâche le lundi.

Première adapatation au théatre de L'ange bleu et découverte pour le public d'une atmosphère envoûtante d'un cabaret des années 30 en compagnie du professeur Raat, un vieux célibataire endurci qui va tomber follement amoureux de la célèbre chanteuse Lola-Lola et qui va renoncer à tout pour vivre sa passion. Un spectacle où se mêlent danses, chansons, cirque et théâtre.

Adaptation de Philippe Beheydt, d’après le roman d'Heinrich Mann. Avec Laura Van Maaren, Alexandre von Sivers... Mise en scène de Michel Kacenelenbogen.

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   L’ANGE BLEU, le roman d’Heinrich MANN (1871-1950), frère de Thomas MANN (1875- 1955), est noir. Le film de 1929 de Josef von Sternberg, éperdument amoureux de son actrice  Marlene Dietrich, est noir. L’adaptation faite au théâtre du Parc en 2011 joue des couleurs.

 

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                                             La cruauté y perd et pourtant notre monde actuel a de  cruelles ressemblances  avec l’époque du Black Friday. 

                                             On attendait un hommage vibrant à Marlène Dietrich, la sensuelle, la mystérieuse, l’envoûtante  femme fatale. « Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt ».  On assiste à un spectacle plutôt édulcoré,  dirigé par un maître-dompteur-magicien-directeur de spectacle, fort racoleur (Patrick BRÜLL), magnifique il est vrai, dans son rôle aux contours cyniques mais qui donne vite  un tour pathétique à l’ensemble. Le public est pris à témoin pour l'annonce de la  mort certaine du professeur angélique.

Plus que celui d’un cabaret glauque des années 1925, le décor est  celui d’un cirque. Cela a le mérite de faire vouloir revoir le film, pour son atmosphère, si différente et si troublante. Par contre, la très belle musique égrenée par une délicieuse pianiste (Sophie DEWULF) est un répertoire décalé,  tour à tour, charmant, mélancolique, poétique de  Pascal Charpentier. C'est le beau côté de cette comédie musicale.   On retient son souffle devant les jeux d’équilibriste des deux jeunes artistes de cabaret. Mais  celui que l’on préfère est à coup sûr l’ineffable Alexandre von SIVERS qui a l’air tout perdu dans ce monde de froufrous  factices et vulgaires. Dans les rôles féminins on craque pour la rutilante Madame Loyal (Pascale VYVERE) pleine de bonhommie, de capacité de rebondir et  surtout celle de nous  faire oublier la morosité ambiante.

Devenu clown grotesque pour les beaux yeux de sa belle   -  le professeur Dr. Immanuel Rath, transformé en  « Unrat »  (ordure)  par  les quolibets irrespectueux de ses élèves incultes -, a de quoi faire frémir. Prêt à toutes les déchéances pour l’amour, il est pathétique dans son dernier solo.

 D’autres sont prêts à tout pour l’argent. « They shoot horses don’t they ? ». Même époque sans pitié.  

 

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http://www.theatreduparc.be/spectacle/spectacle_2011_2012_002

 

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12272774068?profile=original« Le mentir-vrai » est un recueil de nouvelles de Louis Aragon (1897-1982), publié à Paris chez Gallimard en 1980.

 

Composé de quatorze textes réunis sous le titre Servitude et Grandeur des Français - Scènes des années terribles - Nouvelles inédites (les deux premières parties, rassemblant sept brefs récits de Résistance, ayant paru tout d'abord à la Bibliothèque française en 1945) pour le tome IV des Oeuvres romanesques croisées d'Aragon et d'Elsa Triolet (1964), le recueil s'est augmenté de quatorze autres nouvelles et a vu son ordonnancement modifié pour l'édition de 1980. Plaçant notamment en ouverture le texte qui servait de finale en 1964 - «le Mentir-vrai» -, la nouvelle édition transformait son titre, et son sens: non plus recueil achevé sur un «art romanesque», mais quête et enquête mêlant l'écriture à sa propre réflexion, dans la logique de la «troisième période» de la création aragonienne (voir Blanche ou l'Oubli; Henri Matisse, roman).

 

 

Après les 40 pages du «Mentir-vrai» où les souvenirs d'enfance sont évoqués pour exhiber la déformation féconde que leur fait subir l'écriture, «le Cahier noir» (1923) est un discours sur l'amour extrait de la surréaliste Défense de l'infini (voir le Con d'Irène) auquel vient répondre «le Mauvais Plaisant» (1926), description lyrique du noctambulisme. Paru dans l'Humanité du 2 août 1933, le conte polémique «la Sainte Russie» (les révolutions vues au travers d'une aristocrate futile) marque, comme le véritable manifeste contre la poésie «bourgeoise» de «la Souris rouge» (Commune, 15 octobre 1933), l'engagement communiste de leur auteur. Avec «Un roman commence sous vos yeux» (Europe, mai 1937) reparaît l'explication de la création par elle-même, témoignant de ce qu'un tel souci apparaît chez Aragon bien avant les années soixante.

 

Les 7 nouvelles de Servitude et Grandeur des Français - Scènes des années terribles constituent ensuite un véritable ensemble, où la cruelle machinerie du récit bref favorise la peinture de l'occupation. Premier chapitre d'un roman «en cours» publié dans les Lettres françaises du 5 janvier 1956 (qui deviendra après bien des transformations la Semaine sainte), «les Rendez-vous romains» (du sculpteur David d'Angers et de la duchesse de Brunswick) introduisent dans le recueil la question de la genèse d'un texte.

 

De «Chproumpph» à «la Valse des adieux» - texte de 1972 paru significativement dans le dernier numéro des Lettres françaises qu'Aragon dirigeait -, quatorze textes forment alors une section où alternent scènes «de genre» («Prénatalité»; «l'Inconnue du printemps»; «Histoire de Fred et de Roberto»), humour politico-social («la Machine à tuer le temps»; «Damien ou les Confidences»), récits dont le caractère quasi fantastique naît de la seule perturbation de l'écriture («le Feu mis»; «l'Aveugle»; «Tuer n'est pas jouer»; «Mini mini mi»), enfin des textes absolument inclassables («les Histoires»; «le Contraire-dit»; «la Valse des adieux») qui tressent la fiction, l'aveu et le discours critique.

 

 

Dans un désordre composé respectant presque la chronologie, le recueil réunit diverses formes brèves qui ne répondent pas toutes à une stricte définition de la nouvelle, montrant la richesse des moyens du poète-romancier et permettant de lire, surtout, les étapes de son itinéraire esthétique: surréalisme, réalisme, réalisme «sans rivage» de la fin. A la fois protéiforme et unitaire, une telle évolution se traduit dans une perpétuelle recherche, dont la mise en rapport du «mentir-vrai» et du «contraire-dit», par exemple, témoigne qu'elle met en jeu la compréhension du monde et l'invention de soi. Comme pour les romans du cycle du «Monde réel» - voir par exemple les Voyageurs de l'impériale - ou les autres - de la Mise à mort à Théâtre/Roman -, la délimitation entre les textes référentiels et ceux qui questionnent leur écriture s'effondre.

 

Dans certains récits de Résistance, l'auteur se contente de jouer des possibilités du genre de la nouvelle (renversement en coup de théâtre pour «le Mouton» ou «le Collaborateur», sécheresse brutale de «Le droit romain n'est plus» décrivant le conflit entre la loi morale et la conception nazie d'un droit malléable selon les circonstances). Mais le caractère militant des «Rencontres»: («Et quand il y en a un de tombé, il faut que dix autres se lèvent»), ou des «Jeunes Gens» de conditions sociales opposées et que l'Histoire fait se réunir, s'associe à des pauses discursives qui élèvent la réflexion à la hauteur du poème: «S'il y avait quelque chose de commun entre ces trois garçons... Mais je suis là comme un vannier qui fait ses tresses, et il y a une paille pourrie qui plie entre deux brins plus forts, et c'est lassant ce jeu qui entrelace trois destins séparés, ce n'est pas un jeu pourtant: vous ne pouvez pas voir comme moi le barreau de chaise où se fixent les joncs, vous ne voyez pas l'horizon où se confondent un instant trois regards... Vous ne voyez pas le sang qui a la même couleur pour tous.»

 

En sens inverse, dans un texte comme «la Machine à tuer le temps», le plaisir d'abord presque gratuit de l'écriture (description de la «carrière» d'un gigolo, faux prince polonais, dans une petite ville de province qu'il repeuple vaillamment...) laisse transparaître peu à peu l'actualité politique des années cinquante, puis une véritable réflexion sur le temps qui «reste en travers de la gorge», pour s'achever sur un douloureux appel: «Les couleurs, on en est déjà à la télé-couleurs. S'il pouvait faire une bonne fois tout noir, à tout jamais tout noir...» La juxtaposition ici des deux phrases, leur tension entre trivialité et tragédie sont emblématiques de tout le livre: dans «Prénatalité» - une enfant de treize ans semant le scandale dans un magasin pour femmes enceintes -, ou «Histoire de Fred et Roberto» - comment une jeune fille peut se faire une place sur une plage noire de monde -, la dérision des thèmes révèle le dérisoire et l'absurdité de l'existence, préfigurant la magistrale et bouleversante leçon de désespoir de «la Valse des adieux». De la même façon, l'attention portée au «bavardage» («l'Inconnue du printemps») révèle, comme dans «Prénatalité», mais aussi Blanche ou l'Oubli, sous l'évolution de la langue, les questions du temps et de la mort: «O vocabulaire des années soixante-dix [...]. Donne-moi la main, discours éphémère qui ne sera point perpétué par les inscriptions tombales, histoire de traverser le temps à pieds joints avec ce visage que j'ai dramatiquement pour en finir, et l'air d'en rire.» Sous le masque de l'humour grinçant perce ainsi, dans toutes les dernières nouvelles, un regard sur le non-sens que développent particulièrement «l'Aveugle» ou «le Feu mis» - le caractère kafkaïen de ce récit renvoyant d'ailleurs à l'interrogatoire courtelinesque des «Bons Voisins», dans les nouvelles de Résistance. Avec «Mini mini mi» notamment, seul le jeu du langage fonde la fable, prenant au pied de la lettre l'expression «être à croquer» («Je vais te manger, dit-il et tint parole»), pour parvenir à une réflexion sur l'érotisme et l'écriture comme «accès des possibilités futures», «indéfinissable défi», que le Mentir-vrai, miroir de toute l'oeuvre, incarne.

 

Renvoyant aussi à une existence qui n'a pas été sans susciter les pires polémiques, et dont «la Valse des adieux» dresse un bilan qu'il faudrait apprendre à lire, le Mentir-vrai met en scène, dans l'incomparable musicalité d'une langue, les questions de la création, de la personne, et de l'Histoire. Il donne ainsi accès à la compréhension d'un itinéraire dont la complexité et les ambiguïtés naissent d'abord de l'ambition d'embrasser tout le réel et d'épouser la vie dans tous ses paradoxes.

 

 

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Des tours de Babel

Des tours de Babel – Jacques Derrida


"Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne" J. Derrida


Babel : un nom propre d’abord, soit. Mais quand nous disons Babel
aujourd’hui, savons-nous ce que nous nommons? Savons-nous qui? Considérons
la survie d’un texte légué, le récit ou le mythe de la tour de Babel: il ne forme
pas une figure parmi d’autres: Disant au moins l’inadéquation d’une langue à
l’autre, d’un lieu de l’encyclopédie à l’autre, du langage à lui-même et au sens,
il dit aussi la nécessité de la figuration, du mythe, des tropes, des tours, de la
traduction inadéquate pour suppléer à ce que la multiplicité nous interdit. En ce
sens il serait le mythe de l’origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le
récit du récit, la traduction de la traduction. Il ne serait pas la seule structure à se
creuser ainsi mais il le ferait à sa manière (elle-même à peu près intraduisible,
comme un nom propre) et il faudrait en sauver l’idiome.
La «tour de Babel» ne figure pas seulement la multiplicité irréductible des
langues, elle exhibe un inachèvement, l’impossibilité de compléter, de totaliser,
de saturer, d’achever quelque chose qui serait de l’ordre de l’édification, de la
construction architecturale, du système et de l’architectonique. Ce que la
multiplicité des idiomes vient limiter, ce n’est pas seulement une traduction
«vraie», une entr’expression transparente et adéquate, c’est aussi un ordre
structural, une cohérence du constructum. Il y a là (traduisons) comme une
limite interne à la formalisation, une incomplétude de la constucture. Il serait
facile et jusqu’à un certain point justifié d’y voir la traduction d’un système en
déconstruction.
On ne devrait jamais passer sous silence la question de la langue dans
laquelle se pose la question de la langue et se traduit un discours sur la
traduction.
D’abord : dans quelle langue la tour de Babel fut-elle construite et
déconstruite? Dans une langue à l’intérieur de laquelle le nom propre de Babel
pouvait aussi, par confusion, être traduit par «confusion». Le nom propre Babel,
en tant que nom propre, devrait rester intraduisible mais, par une sorte de
confusion associative qu’une seule langue rendait possible, on put croire le
traduire, dans cette langue même, par un nom commun signifiant ce que nous
traduisons par confusion. Voltaire s’en étonnait ainsi dans son Dictionnaire
philosophique, à l’article «Babel»:
Je ne sais pas pourquoi il est dit dans la Genèse que Babel signifie
confusion; car Ba signifie père dans les langues orientales, et Bel
signifie Dieu; Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte. Les
Anciens donnaient ce nom à toutes leurs capitales. Mais il est
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incontestable que Babel veut dire confusion, soit parce que les
architectes furent confondus après avoir élevé leur ouvrage jusqu’à
quatre-vingt et un mille pieds juifs, soit parce que les langues se
confondirent; et c’est évidemment depuis ce temps-là que les
Allemands n’entendent plus les Chinois; car il est clair, selon le savant
Bochart, que le chinois est originairement la même langue que le hautallemand.
L’ironie tranquille de Voltaire veut dire que Babel veut dire: ce n’est pas
seulement un nom propre, la référence d’un signifiant pur à un existant singulier
— et à ce titre intraduisible —, mais un nom commun rapporté à la généralité
d’un sens. Ce nom commun veut-dire, et non seulement la confusion, encore
que «confusion» ait au moins deux sens, Voltaire y est attentif : la confusion des
langues mais aussi l’état de confusion dans lequel se trouvent les architectes
devant la structure interrompue, si bien qu’une certaine confusion a déjà
commencé à affecter les deux sens du mot «confusion». La signification de
«confusion» est confuse, au moins double. Mais Voltaire suggère autre chose
encore: Babel ne veut pas seulement dire confusion au double sens de ce mot,
mais aussi le nom du père, plus précisément et plus communément, le nom de
Dieu comme nom de père. La ville porterait le nom de Dieu le père, et du père
de la ville qui s’appelle confusion. Dieu, le Dieu aurait marqué de son
patronyme un espace communautaire, cette ville où l’on ne peut plus s’entendre.
Et on ne peut plus s’entendre quand il n’y a que du nom propre, et on ne peut
plus s’entendre quand il n’y a plus de nom propre. En donnant son nom, en
donnant tous les noms, le père serait à l’origine du langage et ce pouvoir
appartiendrait de droit à Dieu le père. Et le nom de Dieu le père serait le nom de
cette origine des langues. Mais c’est aussi ce Dieu qui, dans le mouvement de sa
colère (comme le Dieu de Boehme ou de Hegel, celui qui sort de lui, se
détermine dans sa finitude et produit ainsi l’histoire), annule le don des langues,
ou du moins le brouille, sème la confusion parmi ses fils et empoisonne le
présent (Gift-gift). C’est aussi l’origine des langues, de la multiplicité des
idiomes, autrement dit de ce qu’on appelle couramment des langues maternelles.
Car toute cette histoire déploie des filiations, des générations et des généalogies
: sémitiques. Avant la déconstruction de Babel, la grande famille sémitique était
en train d’établir son empire, elle le voulait universel, et sa langue, qu’elle tente
aussi d’imposer à l’univers. Le moment de ce projet précède immédiatement la
déconstruction de la tour. Je cite deux traductions françaises. Le premier
traducteur se tient assez loin de ce qu’on voudrait appeler la « littéralité »,
autrement dit de la figure hébraïque, pour dire «langue», là où le second, plus
soucieux de littéralité (métaphorique ou plutôt métonymique), dit «lèvre»
puisque en hébreu on désigne par «lèvre» ce que nous appelons, d’une autre
métonymie, «langue». Il faudra dire multiplicité des lèvres et non des langues
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pour nommer la confusion babelienne. Le premier traducteur, donc, Louis
Segond, auteur de la Bible Segond parue en 1910, écrit ceci :
Ce sont là les fils de Sem, selon leurs familles, selon leurs langues,
selon leurs pays, selon leurs nations. Telles sont les familles des fils de
Noé, selon leurs générations, selon leurs nations. Et c’est d’eux que sont
sorties les nations qui se sont répandues sur la terre après le déluge.
Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils
étaient partis de l’origine, ils trouvèrent une plaine du pays de Schinear,
et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons! faisons des
briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le
bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons! bâtissons-nous
une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un
nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la
terre...
Je ne sais comment interpréter cette allusion à la substitution ou à la
transmutation des matériaux, la brique devenant pierre et le bitume servant de
mortier. Cela déjà ressemble à une traduction, à une traduction de la traduction.
Mais laissons et substituons une seconde traduction à la première. C’est celle de
Chouraqui. Elle est récente et se veut plus littérale, presque verbum pro verbo
comme Cicéron disait qu’il ne fallait surtout pas faire, dans un de ces premiers
conseils au traducteur qu’on peut lire dans son Libellus de optimo genero
oratorum. Voici :
Voici les fils de Shem / pour leurs clans, pour leurs langues, / dans
leurs terres, pour leurs peuples. / Voici les clans des fils de Noah pour
leur geste, dans leurs peuples: / de ceux-là se scindent les peuples sur
terre, après le déluge. / Et c’est toute la terre : une seule lèvre, d’uniques
paroles. / Et c’est à leur départ d’Orient : ils trouvent un cañon, / en
terre de Shine’ar. / Ils s’y établissent. / Ils disent, chacun à son
semblable: / «Allons, briquetons des briques, / Flambons-les à la
flambée.» / La brique devient pour eux pierre, le bitume, mortier. / Ils
disent: / «Allons, bâtissons-nous une ville et une tour. / Sa tête : aux
cieux. / Faisons-nous un nom, / que nous ne soyions dispersés sur la
face de toute la terre.
Que leur arrive-t-il? Autrement dit, de quoi Dieu les punit-il en donnant son
nom, ou plutôt, car il ne le donne à rien ni à personne, en clamant son nom, le
nom propre de «confusion» qui sera sa marque et son sceau? Les punit-il d’avoir
voulu construire à hauteur de cieux? d’avoir voulu accéder au plus haut,
jusqu’au très-haut? Peut-être, sans doute aussi, mais incontestablement d’avoir
voulu ainsi se faire un nom, se donner à eux-mêmes le nom, se construire eux4
mêmes leur propre nom, s’y rassembler («que nous ne soyons plus dispersés...»)
comme dans l’unité d’un lieu qui est à la fois une langue et une tour, l’une
comme l’autre. Il les punit d’avoir ainsi voulu s’assurer, d’eux-mêmes, une
généalogie unique et universelle. Car le texte de la Genèse enchaîne
immédiatement, comme s’il s’agissait du même dessein: élever une tour,
construire une ville, se faire un nom dans une langue universelle qui soit aussi
un idiome, et rassembler une filiation:
Ils disent: «Allons, bâtissons une ville et une tour. / Sa tête: aux
cieux. / Faisons-nous un nom, / que nous ne soyions dispersés sur la
face de toute la terre.» YHWH descend pour voir la ville et la tour /
qu’ont bâties les fils de l’homme. / YHWH dit: / «Oui! Un seul peuple,
une seule lèvre pour tous: / voilà ce qu’ils commencent à faire! / (...)
Allons! Descendons! Confondons là leurs lèvres, / l’homme n’entendra
plus la lèvre de son prochain.» [Puis il dissémine les Sem, et la
dissémination est ici déconstruction] YHWH les disperse de là sur la
face de toute la terre. / Ils cessent de bâtir la ville. / Sur quoi il clame
son nom : Bavel, Confusion, / car là, YHWH confond la lèvre de toute
la terre, / et de là YHWH les disperse sur la face de toute la terre.
Ne peut-on alors parler d’une jalousie de Dieu? Par ressentiment contre ce
nom et cette lèvre uniques des hommes, il impose son nom, son nom de père; et
de cette imposition violente il entame la déconstruction de la tour comme de la
langue universelle, il disperse la filiation généalogique. Il rompt la lignée. Il
impose et interdit à la fois la traduction. Il l’impose et l’interdit, y contraint,
mais comme à l’échec, des enfants qui désormais porteront son nom. Depuis un
nom propre de Dieu, venu de Dieu, descendu de Dieu ou du père (et il est bien
dit que YHWH, nom imprononçable, descend vers la tour), depuis cette marque
les langues se dispersent, se confondent ou se multiplient, selon une
descendance qui dans sa dispersion même reste scellée du seul nom qui aura été
le plus fort, du seul idiome qui l’aura emporté. Or cet idiome porte en lui-même
la marque de la confusion, il veut dire improprement l’impropre, à savoir Bavel,
confusion. La traduction devient alors nécessaire et impossible comme l’effet
d’une lutte pour l’appropriation du nom, nécessaire et interdite dans l’intervalle
entre deux noms absolument propres. Et le nom propre de Dieu se divise assez
dans la langue, déjà, pour signifier aussi, confusément, «confusion». Et la guerre
qu’il déclare, elle a d’abord fait rage au-dedans de son nom : divisé, bifide,
ambivalent, polysémique: Dieu déconstruit. Lui-même. «And he war», lit-on
dans Finnegans Wake, et nous pourrions suivre toute cette histoire du côté de
Shem et de Shaun. Le he war ne noue pas seulement, en ce lieu, un nombre
incalculable de fils phoniques et sémantiques, dans le contexte immédiat et dans
tout ce livre babelien; il dit la déclaration de guerre (en anglais) de celui qui dit:
«Je suis celui qui suis» et qui ainsi fut (war), aura été intraduisible en sa
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performance même, au moins dans ce fait qu’il s’énonce en plus d’une langue à
la fois, au moins l’anglais et l’allemand. Si même une traduction infinie en
épuisait le fonds sémantique, elle traduirait encore en une langue et perdait la
multiplicité du he war. Laissons pour une autre fois une lecture moins vite
interrompue de ce he war et notons une des limites des théories de la traduction:
elles traitent trop souvent des passages d’une langue à l’autre et ne considèrent
pas assez la possibilité pour des langues d’être impliquées à plus de deux dans
un texte. Comment traduire un texte écrit en plusieurs langues à la fois?
Comment «rendre» l’effet de pluralité? Et si l’on traduit par plusieurs langues à
la fois, appellera-t-on cela traduire?
Babel, nous le recevons aujourd’hui comme un nom propre. Certes, mais
nom propre de quoi, et de qui? Parfois d’un texte narratif racontant une histoire
(mythique, symbolique, allégorique, peu importe pour l’instant), d’une histoire
dans laquelle le nom propre, qui alors n’est plus le titre du récit, nomme une tour
ou une ville, mais une tour ou une ville qui reçoivent leur nom d’un événement
au cours duquel YHWH «clame son nom». Or ce nom propre qui nomme déjà
au moins trois fois et trois choses différentes, il a aussi comme nom propre, c’est
toute l’histoire, la fonction d’un nom commun. Cette histoire raconte, entre
autres choses, l’origine de la confusion des langues, la multiplicité des idiomes,
la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme
impossibilité. Or on accorde en général peu d’attention à ce fait: c’est en
traduction que le plus souvent nous lisons ce récit. Et dans cette traduction, le
nom propre garde une destinée singulière puisqu’il n’est pas traduit dans son
apparition de nom propre. Or un nom propre en tant que tel reste toujours
intraduisible, fait à partir duquel on peut considérer qu’il n’appartient pas
rigoureusement, au même titre que les autres mots, à la langue, au système de la
langue, qu’elle soit traduite ou traduisante. Et pourtant «Babel», événement dans
une seule langue, celle dans laquelle il apparaît pour former un «texte», a aussi
un sens commun, une généralité conceptuelle. Que ce soit par un jeu de mots ou
une association confuse importe peu: «Babel» pouvait être entendu dans une
langue avec le sens de «confusion». Et dès lors, de même que Babel est à la fois
nom propre et nom commun, Confusion devient aussi nom propre et nom
commun, l’un comme l’homonyme de l’autre, le synonyme aussi, mais non
l’équivalent car il ne saurait être question de les confondre dans leur valeur.
C’est pour le traducteur sans solution satisfaisante. Le recours - à l’apposition et
à la majuscule («Sur quoi il clame son nom: Bavel, Confusion...») ne traduit pas
d’une langue dans une autre. Il commente, explique, paraphrase mais ne traduit
pas. Tout au plus esquisse-t-il une analyse en divisant l’équivoque en deux mots
là où la confusion se rassemblait en puissance, dans toute sa puissance, dans la
traduction interne, si on peut dire, qui travaille le nom en la langue dite
originale. Car dans la langue même du récit originaire, il y a une traduction, une
sorte de translation qui donne immédiatement (par quelque confusion)
l’équivalent sémantique du nom propre qui, par lui-même, en tant que pur nom
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propre, n’en aurait pas. A vrai dire, cette traduction intralinguistique s’opère
immédiatement; ce n’est même pas, au sens strict, une opération. Néanmoins,
celui qui parle la langue de la Genèse pouvait être attentif à l’effet de nom
propre en effaçant l’équivalent conceptuel (comme pierre dans Pierre, et ce sont
deux valeurs ou deux fonctions absolument hétérogènes). On serait alors tenté
de dire premièrement qu’un nom propre, au sens propre, n’appartient pas
proprement à la langue; il n’y appartient pas, bien que et parce que son appel la
rend(e) possible (que serait une langue sans possibilité d’appeler d’un nom
propre?); par conséquent il ne peut s’inscrire proprement dans une langue qu’en
s’y laissant traduire, autrement dit interpréter dans son équivalent sémantique :
dès ce moment il ne peut plus être reçu comme nom propre. Le nom « pierre »
appartient à la langue française, et sa traduction dans une langue étrangère doit
en principe transporter son sens. Ce n’est plus le cas pour « Pierre » dont
l’appartenance à la langue française n’est pas assurée et en tout cas pas du même
type. Peter en ce sens n’est pas une traduction de Pierre, pas plus que Londres
n’est une traduction de London, etc. Deuxièmement, le sujet dont la langue dite
maternelle serait la langue de la Genèse peut bien entendre Babel comme
«confusion», il opère alors une traduction confuse du nom propre dans son
équivalent commun sans avoir besoin d’un autre mot. C’est comme s’il y avait
là deux mots, deux homonymes dont l’un a valeur de nom propre et l’autre de
nom commun: entre les deux, une traduction qu’on peut très diversement
évaluer. Appartient-elle à ce genre que Jakobson appelle traduction intralinguale
ou reformulation (rewording)? Je ne le crois pas : le rewording concerne des
rapports de transformation entre noms communs et phrases ordinaires. L’essai
On translation (1959) distingue trois formes de traduction. La traduction
intralinguale interprète des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la
même langue. Cela suppose évidemment qu’on sache en dernière instance
comment déterminer rigoureusement l’unité et l’identité d’une langue, la forme
décidable de ses limites. Il y aurait ensuite ce que Jakobson appelle joliment la
traduction « proprement dite », la traduction interlinguale qui interprète des
signes linguistiques au moyen d’une autre langue, ce qui en appelle à la même
présupposition que la traduction intralinguale. Il y aurait enfin la traduction
intersémiotique ou transmutation qui interprète, par exemple, des signes
linguistiques au moyen de signes non linguistiques. Pour les deux formes de
traduction qui ne seraient pas des traductions «proprement dites», Jakobson
propose un équivalent définitionnel et un autre mot. La première, il la traduit, si
on peut dire, par un autre mot : traduction intralinguale ou reformulation,
rewording. La troisième également: traduction intersémiotique ou
transmutation. Dans ces deux cas, la traduction de «traduction» est une
interprétation définitionnelle. Mais dans le cas de la traduction «proprement
dite», de la traduction au sens courant, interlinguistique et post-babélien,
Jakobson ne traduit pas, il reprend le même mot: «la traduction interlinguale ou
traduction proprement dite». Il suppose qu’il n’est pas nécessaire de traduire,
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tout le monde comprend ce que cela veut dire parce que tout le monde en a
l’expérience, tout le monde est censé savoir ce qu’est une langue, le rapport
d’une langue à l’autre et surtout l’identité ou la différence en fait de langue. S’il
y a une transparence que Babel n’aurait pas entamée, c’est bien cela,
l’expérience de la multiplicité des langues et le sens «proprement dit» du mot
«traduction». Par rapport à ce mot, quand il s’agit de traduction «proprement
dite», les autres usages du mot «traduction» seraient en situation de traduction
intralinguale et inadéquate, comme des métaphores, en somme, des tours ou
tournures de la traduction au sens propre. Il y aurait donc une traduction au sens
propre et une traduction au sens figuré. Et pour traduire l’une dans l’autre, à
l’intérieur de la même langue ou d’une langue à l’autre, au sens figuré ou au
sens propre, on s’engagerait dans des voies qui révéleraient vite ce que cette
tripartition rassurante peut avoir de problématique. Très vite: à l’instant même
où prononçant Babel nous éprouvons l’impossibilité de décider si ce nom
appartient, proprement et simplement, à une langue. Et il importe que cette
indécidabilité travaille une lutte pour le nom propre à l’intérieur d’une scène
d’endettement généalogique. En cherchant à «se faire un nom», à fonder à la
fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre
à la raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence
coloniale (puisqu’ils universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence
pacifique de la communauté humaine. Inversement, quand Dieu leur impose et
oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la
violence coloniale ou l’impérialisme linguistique. Il les destine à la traduction, il
les assujettit à la loi d’une traduction nécessaire et impossible; du coup de son
nom propre traduisible-intraduisible il délivre une raison universelle (celle-ci ne
sera plus soumise à l’empire d’une nation particulière) mais il en limite
simultanément l’universalité même : transparence interdite, univocité
impossible. La traduction devient la loi, le devoir et la dette mais de la dette on
ne peut plus s’acquitter. Telle insolvabilité se trouve marquée à même le nom de
Babel : qui à la fois se traduit et ne se traduit pas, appartient sans appartenir à
une langue et s’endette auprès de lui-même d’une dette insolvable, auprès de luimême
comme autre. Telle serait la performance babélienne.
Cet exemple singulier, à la fois archétypique et allégorique, pourrait
introduire à tous les problèmes dits théoriques de la traduction. Mais aucune
théorisation, dès lors qu’elle se produit dans une langue, ne pourra dominer la
performance babélienne. C’est une des raisons pour lesquelles je préfère ici, au
lieu d’en traiter sur le mode théorique, tenter de traduire à ma manière la
traduction d’un autre texte sur la traduction. Sans m’en acquitter, je
reconnaîtrais ainsi l’une de mes nombreuses dettes à l’égard de Maurice de
Gandillac. Nous lui devons, entre tant d’autres enseignements irremplaçables,
d’avoir introduit et traduit Walter Benjamin, et singulièrement Die Aufgabe des
Ubersetzers, La tâche du traducteur. Ce qui précède aurait dû me conduire
plutôt vers un texte antérieur de Benjamin, Sur le langage en général et sur le
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langage humain (1916), également traduit par Maurice de Gandillac dans le
même volume (Mythe et violence, Denoël, 1971). La référence à Babel y est
explicite et s’y accompagne d’un discours sur le nom propre et sur la traduction.
Mais devant le caractère à mes yeux trop énigmatique de cet essai, sa richesse et
ses surdéterminations, j’ai dû ajourner cette lecture et m’en tenir à La tâche du
traducteur. Sa difficulté n’est sans doute pas moindre, mais son unité reste plus
apparente, mieux centrée autour de son thème. Puis ce texte sur la traduction est
aussi la préface à une traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, et je le
lis d’abord dans la traduction française que nous en donne Maurice de
Gandillac. Et pourtant, la traduction, est-ce seulement un thème pour ce texte, et
surtout son premier thème?
Le titre dit aussi, dès son premier mot, la tâche (Aufgabe), la mission à
laquelle on est (toujours par l’autre) destiné : l’engagement, le devoir, la dette, la
responsabilité. Il y va déjà d’une loi, d’une injonction dont le traducteur doit
répondre. Il doit s’acquitter aussi, et de quelque chose qui implique peut-être
une faille, une chute, une faute, voire un crime. L’essai a pour horizon, on le
verra, une « réconciliation ». Et tout cela dans un discours multipliant les motifs
généalogiques et les allusions — plus ou moins que métaphoriques — à la
transmission d’une semence familiale. Le traducteur est endetté, il s’apparaît
comme traducteur dans la situation de la dette; et sa tâche c’est de rendre, de
rendre ce qui doit avoir été donné. Parmi les mots qui répondent au titre de
Benjamin (Aufgabe, le devoir, la mission, la tâche, le problème, ce qui est
assigné, donné’ à faire, donné à rendre), c’est dès le début Wiedergabe,
Sinnwiedergabe, la restitution, la restitution du sens. Comment entendre une
telle restitution, voire un tel acquittement? Et quoi du sens? Quant à aufgeben,
c’est aussi donner, expédier (émission, mission) et abandonner.
Retenons pour l’instant ce lexique du don et de la dette, d’une dette qui
pourrait bien s’annoncer comme insolvable, d’où une sorte de « transfert »,
amour et haine, de qui est en situation de traduire, sommé de traduire, à l’égard
du texte à traduire (je ne dis pas du signataire ou de l’auteur de l’original), de la
langue et de l’écriture, du lien d’amour qui signe la noce entre l’auteur de l’«
original » et sa propre langue. Au centre de l’essai, Benjamin dit de la restitution
qu’elle pourrait bien être impossible : dette insolvable à l’intérieur d’une scène
généalogique. Un des thèmes essentiels du texte est la « parenté » des langues en
un sens qui n’est plus tributaire de la linguistique historique du siècle, sans lui
être tout à fait étranger. Peut-être nous est-il ici proposé de penser la possibilité
même d’une linguistique historique.
Benjamin vient de citer Mallarmé: en français, après avoir laissé dans sa
propre phrase un mot latin, que Maurice de Gandillac a reproduit en bas de page
pour bien marquer que par «génie» il ne traduisait pas de l’allemand mais du
latin (ingenium). Mais bien entendu, il ne pouvait en faire autant avec la
troisième langue de cet essai, le français de Mallarmé dont Benjamin avait
mesuré l’intraduisibilité. Une fois encore: comment traduire un texte écrit dans
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plusieurs langues à la fois? Voici ce passage sur l’insolvable (je cite comme
toujours la traduction française, me contentant d’inclure ici ou là le mot
allemand qui soutient mon propos):
Philosophie et traduction ne sont pas cependant des futilités,
comme le prétendent des artistes sentimentaux. Car il existe un génie
philosophique, dont le caractère le plus propre est la nostalgie de ce
langage qui s’annonce dans la traduction :
«Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la
suprême: penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement
mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des
idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon, se
trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la
vérité.»
Si la réalité qu’évoquent ces mots de Mallarmé, est applicable, en
toute rigueur, au philosophe, la traduction, avec les germes (Keimen)
qu’elle porte en elle d’un tel langage, se situe à mi-cheminde la création
littéraire et de la théorie. Son oeuvre a moins de relief, mais s’imprime
tout aussi profondément dans l’histoire.
Si la tâche du traducteur apparaît sous cette lumière, les chemins de
son accomplissement risquent de s’obscurcir de façon d’autant plus
impénétrable. Disons plus : de cette tâche qui consiste, dans la
traduction, à faire mûrir la semence d’un pur langage [den Samen
reiner Sprache zur Reife zu bringen], il semble impossible de jamais
s’acquitter [diese Aufgabe [...] scheint niemals lösbar], il semble
qu’aucune solution ne permette de la définir [in keiner Lösung
bestimmbar]. Ne la prive-t-on pas de toute base si rendre le sens cesse
d’être l’étalon?
Benjamin vient d’abord de renoncer à traduire Mallarmé, il l’a laissé briller
comme la médaille d’un nom propre dans son texte; mais ce nom propre n’est
pas totalement insignifiant, il se soude seulement à ce dont le sens ne se laisse
pas transporter sans dommage dans un autre langage ou dans une autre langue
(Sprache ne se traduit pas sans perte par l’un ou l’autre mot). Et dans le texte de
Mallarmé, l’effet de propriété intraduisible se lie moins à du nom ou à de la
vérité d’adéquation qu’à l’unique événement d’une force performative. Alors se
pose la question : le sol de la traduction n’en vient-il pas à se retirer dès l’instant
où la restitution du sens (Wiedergabe des Sinnes) cesse de donner la mesure?
C’est le concept courant de la traduction qui devient problématique : il
impliquait ce procès de restitution, la tâche (Aufgabe) revenait à rendre
(wiedergeben) ce qui était d’abord donné, et ce qui était donné, c’était, pensait10
on, le sens. Or les choses s’obscurcissent quand on essaie d’accorder cette
valeur de restitution avec celle de maturation. Sur quel sol, dans quel sol aura
lieu la maturation si la restitution du sens donné n’en est plus la règle?
L’allusion à la maturation d’une semence pourrait ressembler à une
métaphore vitaliste ou génétiste; elle viendrait alors soutenir le code
généalogiste et parental qui semble dominer ce texte. En fait, il paraît ici
nécessaire d’inverser cet ordre et de reconnaître ce que j’ai ailleurs proposé
d’appeler la «catastrophe métaphorique»: loin que nous sachions d’abord ce que
veut dire «vie» ou «famille» au moment où nous nous servons de ces valeurs
familières pour parler de langage et de traduction, c’est au contraire à partir
d’une pensée de la langue et de sa «survie» en traduction que nous accéderions à
la pensée de ce que «vie» et « famille» veulent dire. Ce retournement est
expressément opéré par Benjamin. Sa préface (car, ne l’oublions pas, cet essai
est une préface) circule sans cesse entre les valeurs de semence, de vie et surtout
de «survie» (Überleben a ici un rapport essentiel avec Übersetzen). Or très près
du début, Benjamin semble proposer une comparaison ou une métaphore — elle
s’ouvre par un « De même que... » — et d’emblée tout se déplace entre
Übersetzen, Übersetzen, Überleben :
De même que les manifestations de la vie, sans rien signifier pour
le vivant, sont avec lui dans la plus intime corrélation, ainsi la
traduction procède de l’original. Certes moins de sa vie que de sa
«survie» («Überleben »). Car la traduction vient après l’original et,
pour les oeuvres importantes, qui ne trouvent jamais leur traducteur
prédestiné au temps de leur naissance, elle caractérise le stade de leur
survie [Fortleben, cette fois, la survie comme continuation de la vie
plutôt que comme vie post mortem]. Or c’est dans leur simple réalité,
sans aucune métaphore [in völlig unmetaphorischer Sachlichkeit] qu’il
faut concevoir pour les oeuvres d’art les idées de vie et de survie
(Fortleben).
Et selon un schéma d’apparence hegelien, dans un passage très circonscrit,
Benjamin nous appelle à penser la vie depuis l’esprit ou l’histoire et non pas
depuis la seule «corporalité organique». Il y a vie au moment où la «survie»
(l’esprit, l’histoire, les oeuvres) excède la vie et la mort biologique: «C’est en
reconnaissant bien plutôt la vie à tout ce dont il y a histoire et qui n’en est pas
seulement le théâtre qu’on rend justice à ce concept de vie. Car c’est à partir de
l’histoire, non de la nature [...] qu’il faut finalement circonscrire le domaine de
la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche (Aufgabe) de comprendre toute vie
naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire.»
Dès son titre — et pour l’instant je m’y tiens — Benjamin situe le
problème, au sens de ce qui précisément est devant soi comme une tâche : c’est
celui du traducteur et non de la traduction (ni d’ailleurs, soit dit au passage et la
11
question n’est pas négligeable, de la traductrice). Benjamin ne dit pas la tâche ou
le problème de la traduction. Il nomme le sujet de la traduction comme sujet
endetté, obligé par un devoir, déjà en situation d’héritier, inscrit comme
survivant dans une généalogie, comme survivant ou agent de survie. La survie
des oeuvres, non pas des auteurs. Peut-être la survie des noms d’auteurs et des
signatures, mais non des auteurs.
Telle survie donne un plus de vie, plus qu’une survivance. L’oeuvre ne vit
pas seulement plus longtemps, elle vit plus et mieux, au-dessus des moyens de
son auteur.
Le traducteur serait-il alors un récepteur endetté, soumis au don et à la
donnée d’un original? Nullement. Pour plusieurs raisons dont celle-ci: le lien ou
l’obligation de la dette ne passe pas entre un donateur et un donataire mais entre
deux textes (deux «productions» ou deux «créations»). Cela s’entend dès
l’ouverture de la préface et si l’on voulait isoler des thèses, en voici quelquesunes,
avec la brutalité du prélèvement:
1. La tâche du traducteur ne s’annonce pas depuis une réception. La
théorie de la traduction ne relève pas pour l’essentiel de quelque théorie de la
réception, même si elle peut inversement contribuer à la rendre possible et à en
rendre compte.
2. La traduction n’a pas pour destination essentielle de communiquer. Pas
plus que l’original, et Benjamin maintient, à l’abri de toute contestation possible
ou menaçante, la dualité rigoureuse entre l’original et la version, le traduit et le
traduisant, même s’il en déplace le rapport. Et il s’intéresse à la traduction de
textes poétiques ou sacrés qui livrerait ici l’essence de la traduction. Tout l’essai
se déploie entre le poétique et le sacré, pour remonter du premier au second,
lequel indique l’idéal de toute traduction, le traductible pur : la version
intralinéaire du texte sacré serait le modèle ou l’idéal (Urbild) de toute
traduction possible en général. Or, c’est la deuxième thèse, pour un texte
poétique ou pour un texte sacré, la communication n’est pas l’essentiel. Cette
mise en question ne concerne pas directement la structure communicante du
langage, mais plutôt l’hypothèse d’un contenu communicable qui se
distinguerait rigoureusement de l’acte linguistique de la communication. En
1916, la critique du sémiotisme et de la «conception bourgeoise» du langage
visait déjà cette distribution: moyen, objet, destinataire. «Il n’y a pas de contenu
du langage.» Ce que communique d’abord le langage, c’est sa
«communicabilité» (Sur le langage..., trad. M. de Gandillac, p. 85). Dira-t-on
qu’une ouverture est ainsi faite vers la dimension performative des énoncés? En
tout cas cela nous met en garde devant une précipitation: isoler des contenus et
des thèses dans La tâche du traducteur, et les traduire autrement que comme la
signature d’une sorte de nom propre destinée à assurer sa survie comme oeuvre.
12
3. S’il y a bien entre texte traduit et texte traduisant un rapport d’«original»
à version, il ne saurait être représentatif ou reproductif. La traduction n’est ni
une image ni une copie.
Ces trois précautions prises (ni réception, ni communication, ni
représentation), comment se constituent la dette et la généalogie du traducteur?
ou d’abord de ce qui est à-traduire, de l’à-traduire?
Suivons le fil de vie ou de survie, partout où il communique avec le
mouvement de la parenté. Quand Benjamin récuse le point de vue de la
réception, ce n’est pas pour lui dénier toute pertinence, et il aura sans doute
beaucoup fait pour préparer à une théorie de la réception en littérature. Mais il
veut d’abord revenir à l’instance de ce qu’il appelle encore l’«original», non pas
en tant qu’elle produit ses récepteurs ou ses traducteurs, mais en tant qu’elle les
requiert, mande, demande ou commande en posant la loi. Et c’est la structure de
cette demande qui paraît ici la plus singulière. Par où passe-t-elle? Dans un texte
littéraire — disons plus rigoureusement dans ce cas «poétique» — elle ne passe
pas par le dit, l’énoncé, le communiqué, le contenu ou le thème. Et quand, dans
ce contexte, Benjamin dit encore «communication» ou «énonciation»
(Mitteilung, Aussage), ce n’est pas de l’acte mais du contenu que visiblement il
parle: «Mais que “dit” une oeuvre littéraire (Dichtung)? Que communique-telle?
Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas
communication, n’est pas énonciation.»
La demande semble donc passer, voire être formulée par la forme. «La
traduction est une forme » et la loi de cette forme a son premier lieu dans
l’original. Cette loi se pose d’abord, répétons-le, comme une demande au sens
fort, une exigence qui délègue, mande, prévoit, assigne. Quant à cette loi comme
demande, deux questions peuvent surgir; elles sont d’essence différente.
Première question : parmi la totalité de ses lecteurs, l’oeuvre peut-elle chaque
fois trouver le traducteur qui en soit en quelque sorte capable? Deuxième
question et, dit Benjamin, «plus proprement», comme si cette question rendait la
précédente plus appropriée alors que, nous allons le voir, il lui fait un sort tout
autre: «De par son essence [l’oeuvre] supporte-t-elle et s’il en est ainsi —
conformément à la signification de cette forme —, exige-t-elle d’être traduite?»
A ces deux questions la réponse ne saurait être de même nature ou de même
mode. Problématique dans le premier cas, non nécessaire (le traducteur capable
de l’oeuvre peut apparaître ou ne pas apparaître, mais même s’il n’apparaît pas,
cela ne change rien à la demande et à la structure de l’injonction venue de
l’oeuvre), la réponse est proprement apodictique dans le second cas: nécessaire,
a priori, démontrable, absolue car elle vient de la loi intérieure de l’original.
Celui-ci exige la traduction même si aucun traducteur n’est là, en mesure de
répondre à cette injonction qui est en même temps demande et désir dans la
structure même de l’original. Cette structure est le rapport de la vie à la survie.
Cette exigence de l’autre comme traducteur, Benjamin la compare à tel instant
inoubliable de la vie : il est vécu comme inoubliable, il est inoubliable même si
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en fait l’oubli finit par l’emporter. Il aura été inoubliable, c’est là sa signification
essentielle, son essence apodictique, l’oubli n’arrive à cet inoubliable que par
accident. L’exigence de l’inoubliable — qui est ici constitutive — n’est pas le
moins du monde entamée par la finitude de la mémoire. De même, l’exigence de
la traduction ne souffre en rien de n’être pas satisfaite; du moins ne souffre-t-elle
pas en tant que structure même de l’oeuvre. En ce sens la dimension survivante
est un a priori — et la mort n’y changerait rien. Pas plus qu’à l’exigence
(Forderung) qui traverse l’oeuvre originale et à laquelle seule peut répondre ou
correspondre (entsprechen) « une pensée de Dieu ». La traduction, le désir de
traduction n’est pas pensable sans cette correspondance avec une pensée de
Dieu. Dans le texte de 1916 qui accordait déjà la tâche du traducteur, son
Aufgabe, à la réponse faite au don des langues et au don du nom (Gabe der
Sprache, Gebung des Namens), Benjamin nommait Dieu en ce lieu, celui d’une
correspondance autorisant, rendant possible ou garantissant la correspondance
entre les langages engagés en traduction. Dans ce contexte étroit, il s’agissait
aussi bien des rapports entre langage des choses et langage des hommes, entre le
muet et le parlant, l’anonyme et le nommable, mais l’axiome valait sans doute
pour toute traduction: «... l’objectivité de cette traduction est garantie en Dieu»
(trad. M. de Gandillac, p. 91). La dette, au commencement, se forme dans le
creux de cette «pensée de Dieu».
Étrange dette, qui ne lie personne à personne. Si la structure de l’oeuvre est
«survie», la dette n’engage pas auprès d’un sujet-auteur présumé du texte
original — le mort ou le mortel, le mort du texte — mais à autre chose que
représente la loi formelle dans l’immanence du texte original. Ensuite la dette
n’engage pas à restituer une copie ou une bonne image, une représentation fidèle
de l’original : celui-ci, le survivant, est lui-même en procès de transformation.
L’original se donne en se modifiant, ce don n’est pas d’un objet donné, il vit et
survit en mutation: «Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom, si elle
n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. Même pour des
mots solidifiés il y a encore une post-maturation.»
Post-maturation (Nachreife) d’un organisme vivant ou d’une semence: ce
n’est pas non plus, simplement, une métaphore, pour les raisons déjà entrevues.
Dans son essence même, l’histoire de la langue est déterminée comme
«croissance», «sainte croissance des langues».
4. Si la dette du traducteur ne l’engage ni à l’égard de l’auteur (mort même
s’il est vivant dès lors que son texte a structure de survie), ni à l’égard d’un
modèle qu’il faudrait reproduire ou représenter, envers quoi, envers qui engaget-
elle? Comment nommer cela, ce quoi ou ce qui? Quel est le nom propre si ce
n’est celui de l’auteur fini, le mort ou le mortel du texte? Et qui est le traducteur
qui s’engage ainsi, qui se trouve peut-être engagé par l’autre avant de s’être
engagé lui-même? Comme le traducteur se trouve, quant à la survie du texte,
dans la même situation que son producteur fini et mortel (son « auteur »), ce
n’est pas lui, pas lui-même en tant que fini et mortel, qui s’engage. Alors qui?
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C’est certes lui mais au nom de qui et de quoi? La question des noms propres est
ici essentielle. Là où l’acte du vivant mortel paraît moins compter que la survie
du texte en traduction — traduit et traduisant —, il faut bien que la signature du
nom propre s’en distingue et ne s’efface pas si facilement du contrat ou de la
dette. N’oublions pas que Babel nomme une lutte pour la survie du nom, de la
langue ou des lèvres.
De sa hauteur, Babel à chaque instant surveille et surprend ma lecture : je
traduis, je traduis la traduction par Maurice de Gandillac d’un texte de Benjamin
qui, préfaçant une traduction, en prend prétexte pour dire à quoi et en quoi tout
traducteur est engagé — et note au passage, pièce essentielle de sa
démonstration, qu’il ne saurait y avoir de traduction de la traduction. Il faudra
s’en souvenir.
Rappelant cette étrange situation, je ne veux pas seulement, pas
essentiellement réduire mon rôle à celui d’un passeur ou d’un passant. Rien
n’est plus grave qu’une traduction. Je voulais plutôt marquer que tout traducteur
est en position de parler de la traduction, à une place qui n’est rien moins que
seconde ou secondaire. Car si la structure de l’original est marquée par
l’exigence d’être traduit, c’est qu’en faisant la loi l’original commence par
s’endetter aussi à l’égard du traducteur. L’original est le premier débiteur, le
premier demandeur, il commence par manquer — et par pleurer après la
traduction. Cette demande n’est pas seulement du côté des constructeurs de la
tour qui veulent se faire un nom et fonder une langue universelle se traduisant
d’elle-même; elle contraint aussi le déconstructeur de la tour : en donnant son
nom, Dieu en a aussi appelé à la traduction, non seulement entre les langues
devenues tout à coup multiples et confuses, mais d’abord de son nom, du nom
qu’il a clamé, donné, et qui doit se traduire par confusion pour être entendu,
donc pour laisser entendre qu’il est difficile de le traduire et ainsi de l’entendre.
Au moment où il impose et oppose sa loi à celle de la tribu, il est aussi
demandeur de traduction. Il est aussi endetté. Il n’a pas fini de pleurer après la
traduction de son nom alors même qu’il l’interdit. Car Babel est intraduisible.
Dieu pleure sur son nom. Son texte est le plus sacré, le plus poétique, le plus
originaire puisqu’il crée un nom et se le donne, il n’en reste pas moins indigent
en sa force et en sa richesse même, il pleure après un traducteur. Comme dans
La folie du jour, la loi ne commande pas sans demander d’être lue, déchiffrée,
traduite. Elle demande le transfert (Übertragung et Übersetzung et Überleben).
Le double bind est en elle. En Dieu même, et il faut en suivre rigoureusement la
conséquence : en son nom.
Insolvable de part et d’autre, le double endettement passe entre des noms. Il
déborde a priori les porteurs des noms si l’on entend par là les corps mortels qui
disparaissent derrière la survie du nom. Or un nom propre appartient et
n’appartient pas, disions-nous, à la langue, ni même, précisons-le maintenant, au
corpus du texte à traduire, de l’à-traduire.
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La dette n’engage pas des sujets vivants mais des noms au bord de la langue
ou, plus rigoureusement, le trait contractant le rapport dudit sujet vivant à son
nom, en tant que celui-ci se tient au bord de la langue. Et ce trait serait celui de
l’à-traduire d’une langue à l’autre, de ce bord à l’autre du nom propre. Ce
contrat de langue entre plusieurs langues est absolument singulier. D’abord il
n’est pas ce qu’on appelle en général contrat de langue : ce qui garantit
l’institution d’une langue, l’unité de son système et le contrat social qui lie une
communauté à cet égard. D’autre part on suppose en général que pour être
valable ou instituer quoi que ce soit, tout contrat doit avoir lieu dans une seule
langue ou en appeler (par exemple dans le cas de traités diplomatiques ou
commerciaux) à une traductibilité déjà donnée et sans reste : la multiplicité des
langues doit y être absolument dominée. Ici au contraire un contrat entre deux
langues étrangères en tant que telles engage à rendre possible une traduction qui
ensuite autorisera toute sorte de contrats au sens courant. La signature de ce
contrat singulier n’a pas besoin d’une écriture documentée ou archivée, elle n’en
a pas moins lieu comme trace ou comme trait, et ce lieu a lieu même si son
espace ne relève d’aucune objectivité empirique ou mathématique.
Le topos de ce contrat est exceptionnel, unique, pratiquement impossible à
penser sous la catégorie courante de contrat : dans un code classique on l’aurait
dit transcendantal puisque en vérité il rend possible tout contrat en général, à
commencer par ce qu’on appelle le contrat de langue dans les limites d’un seul
idiome. Autre nom, peut-être, pour l’origine des langues. Non pas l’origine du
langage mais des langues — avant le langage, les langues.
Le contrat de traduction, en ce sens quasi transcendantal, serait le contrat
lui-même, le contrat absolu, la forme-contrat du contrat, ce qui permet à un
contrat d’être ce qu’il est.
La parenté entre les langues, dira-t-on qu’elle suppose ce contrat ou qu’elle
lui donne son premier lieu? On reconnaît là un cercle classique. Il a toujours
commencé à tourner quand on s’interroge sur l’origine des langues ou de la
société. Benjamin, qui parle souvent de parenté entre les langues, ne le fait
jamais en comparatiste ou en historien des langues. Il s’intéresse moins à des
familles de langue qu’à un apparentement plus essentiel et plus énigmatique, à
une affinité dont il n’est pas sûr qu’elle précède le trait ou le contrat de l’àtraduire.
Peut-être même cette parenté, cette affinité (Verwandtschaft), est-elle
comme une alliance scellée par le contrat de traduction, dans la mesure où les
survies qu’elle associe ne sont pas des vies naturelles, des liens du sang ou des
symbioses empiriques. «Ce développement, comme celui d’une vie originale et
de niveau élevé, est déterminé par une finalité originale et de niveau élevé. Vie
et finalité — leur corrélation apparemment évidente, et qui pourtant échappe
presque à la connaissance, ne se révèle que lorsque le but en vue duquel agissent
toutes les finalités singulières de la vie n’est point cherché dans le domaine
propre de cette vie, mais bien à un niveau plus élevé. Tous les phénomènes
vitaux finalisés, comme leur finalité, même, sont en fin de compte finalisés non
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vers la vie, mais vers l’expression de son essence, vers la représentation
(Darstellung) de sa signification. Ainsi la traduction a finalement pour but d’exprimer
le rapport le plus intime entre des langues.»
La traduction ne chercherait pas à dire ceci ou cela, à transporter tel ou tel
contenu, à communiquer telle charge de sens mais à remarquer l’affinité entre
les langues, à exhiber sa propre possibilité. Et cela, qui vaut pour le texte
littéraire ou le texte sacré, définit peut-être l’essence même du littéraire et du
sacré, à leur racine commune. J’ai dit re-marquer l’affinité entre les langues
pour nommer l’insolite d’une «expression» («exprimer le rapport le plus intime
entre les langues») qui n’est ni une simple «présentation» ni simplement autre
chose. La traduction rend présente sur un mode seulement anticipateur,
annonciateur, quasiment prophétique, une affinité qui n’est jamais présente dans
cette présentation. On pense à la manière dont Kant définit parfois le rapport au
sublime: une présentation inadéquate à ce qui pourtant s’y présente. Ici le
discours de Benjamin s’avance à travers des chicanes:
Il est impossible qu’elle [la traduction] puisse révéler ce rapport
caché lui-même, qu’elle puisse le restituer (herstellen); mais elle peut
le représenter (darstellen) en l’actualisant dans son germe ou dans son
intensité. Et cette représentation d’un signifié (Darstellung eines
Bedeuteten) par l’essai, par le germe de sa restitution, est un mode de
représentation tout à fait original, qui n’a guère d’équivalent dans le
domaine de la vie non langagière. Car cette dernière connaît, dans des
analogies et des signes, d’autres types de référence (Hindeutung) que
l’actualisation intensive, c’est-à-dire anticipatrice, annonciatrice
(vorgreifende, andeutende). — Mais le rapport auquel nous pensons, ce
rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence
originale. Elle consiste en ceci que les langues ne sont pas étrangères
l’une à l’autre, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations
historiques, sont apparentées l’une à l’autre en ce qu’elles veulent dire.
Toute l’énigme de cette parenté se concentre ici. Que veut dire «ce qu’elles
veulent dire»? Et qu’en est-il de cette présentation dans laquelle rien ne se
présente sur le mode courant de la présence?
Il y va du nom, du symbole, de la vérité, de la lettre.
Une des assises profondes de l’essai, comme du texte de 1916, c’est une
théorie du nom. Le langage y est déterminé à partir du mot et du privilège de la
nomination. C’est, au passage, une affirmation très ferme sinon très
démonstrative: «l’élément originaire du traducteur» est le mot et non la
proposition, l’articulation syntaxique. Pour le donner à penser, Benjamin
propose une curieuse «image»: la proposition (Satz) serait «le mur devant la
langue de l’original», alors que le mot, le mot à mot, la littéralité (Wörtlichkeit)
en serait 1’«arcade». Alors que le mur étaie en cachant (il est devant l’original),
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l’arcade soutient en laissant passer le jour et en donnant à voir l’original (nous
ne sommes pas loin des «passages parisiens»). Ce privilège du mot soutient
évidemment celui du nom et avec lui la propriété du nom propre, enjeu et
possibilité du contrat de traduction. Il ouvre sur le problème économique de la
traduction, qu’il s’agisse de l’économie comme loi du propre ou de l’économie
comme rapport quantitatif (est-ce traduire que transposer un nom propre en
plusieurs mots, en une phrase ou en une description, etc.?).
Il y a de 1’à-traduire. Des deux côtés il assigne et contracte. Il engage
moins des auteurs que des noms propres au bord de la langue, il n’engage
essentiellement ni à communiquer ni à représenter, ni à tenir un engagement
déjà signé, plutôt à établir le contrat et à donner naissance au pacte, autrement
dit au symbolon, en un sens que Benjamin ne désigne pas sous ce nom mais
suggère sans doute par la métaphore de l’amphore, ou disons plutôt, puisque
nous avons suspecté le sens courant de la métaphore, par l’ammétaphore.
Si le traducteur ne restitue ni ne copie un original, c’est que celui-ci survit et
se transforme. La traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il
s’y complétera en s’agrandissant. Or il faut bien que la croissance, et c’est en
cela que la logique « séminale » a dû s’imposer à Benjamin, ne donne pas lieu à
n’importe quelle forme dans n’importe quelle direction. La croissance doit
accomplir, remplir, compléter (Ergänzung est ici le mot le plus fréquent). Et si
l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas là sans faute,
plein, complet, total, identique à soi. Dès l’origine de l’original à traduire, il y a
chute et exil. Le traducteur doit racheter (erlösen), absoudre, résoudre, en
tâchant de s’absoudre lui-même de sa propre dette, qui est au fond la même — et
sans fond. «Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue
étrangère, libérer en le transposant ce pur langage captif dans l’oeuvre, telle est
la tâche du traducteur.» La traduction est trans-position poétique (Umdichtung).
Ce qu’elle libère, le «pur langage», nous aurons à en interroger l’essence. Mais
notons pour l’instant que cette libération suppose elle-même une liberté du
traducteur, qui n’est elle-même que rapport à ce «pur langage»; et la libération
qu’elle opère, éventuellement en transgressant les limites de la langue
traduisante, en la transformant à son tour, doit étendre, agrandir, faire croître le
langage. Comme cette croissance vient aussi compléter, comme elle est
«symbolon» elle ne reproduit pas, elle ajointe en ajoutant. D’où cette double
comparaison (Vergleich), tous ces tours et suppléments métaphoriques: 1. «De
même que la tangente ne touche le cercle que de façon fugitive et en un seul
point et que c’est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle
elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, ainsi la traduction touche à
l’original de façon fugitive et seulement en un point infiniment petit du sens,
pour suivre ensuite sa marche la plus propre, selon la loi de fidélité dans la
liberté du mouvement langagier.» Chaque fois qu’il parle du contact
(Berührung) entre le corps des deux textes au cours de la traduction, Benjamin
le dit «fugitif» (flüchtig). Au moins à trois reprises, ce caractère «fugitif» est
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souligné, et toujours pour situer le contact avec le sens, le point infiniment petit
du sens que les langues effleurent à peine («L’harmonie entre les langues y est si
profonde [il s’agit des traductions de Sophocle par Hölderlin] que le sens n’est
touché par le vent du langage qu’à la manière d’une harpe éolienne»). Que peut
être un point infiniment petit du sens? A quelle mesure l’évaluer? La métaphore
même est à la fois la question et la réponse. Et voici l’autre métaphore, la
métaphore qui ne concerne plus l’extension en ligne droite et infinie mais
l’agrandissement par ajointement, selon les lignes brisées du fragment. 2. «Car,
de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse reconstituer le tout,
doivent être contigus dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux
autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction
doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire
passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que
les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore,
original et traductions deviennent reconnaissables comme fragments d’un
langage plus grand.»
Accompagnons ce mouvement d’amour, le geste de cet aimant (liebend) qui
oeuvre dans la traduction. Il ne reproduit pas, ne restitue pas, ne représente pas,
pour l’essentiel il ne rend pas le sens de l’original, sauf en ce point de contact ou
de caresse, l’infiniment petit du sens. Il étend le corps des langues, il met la
langue en expansion symbolique; et symbolique ici veut dire que, si peu de
restitution qu’il y ait à accomplir, le plus grand, le nouvel ensemble plus vaste
doit encore reconstituer quelque chose. Ce n’est peut-être pas un tout, mais
c’est un ensemble dont l’ouverture ne doit pas contredire l’unité. Comme la
cruche qui donne son topos poétique à tant de méditations sur la chose et la
langue, de Hölderlin à Rilke et à Heidegger, l’amphore est une avec elle-même
tout en s’ouvrant au-dehors — et cette ouverture ouvre l’unité, elle la rend
possible et lui interdit la totalité. Elle lui permet de recevoir et de donner. Si la
croissance du langage doit aussi reconstituer sans représenter, si c’est là le
symbole, la traduction peut-elle prétendre à la vérité? Vérité, sera-ce encore le
nom de ce qui fait la loi pour une traduction?
Nous touchons ici — en un point sans doute infiniment petit — à la limite
de la traduction. L’intraduisible pur et le traductible pur y passent l’un dans
l’autre — et c’est la vérité, «elle-même matériellement».
Le mot de «vérité» apparaît plus d’une fois dans La tache du traducteur. Il
ne faut pas se hâter de s’en saisir. Il ne s’agit pas de la vérité d’une traduction en
tant qu’elle serait conforme ou fidèle à son modèle, l’original. Ni davantage, du
côté de l’original ou même de la traduction, de quelque adéquation de la langue
au sens ou à la réalité, voire de la représentation à quelque chose. Alors de quoi
s’agit-il sous le nom de vérité? Est-ce nouveau à ce point?
Repartons du «symbolique». Rappelons la métaphore ou l’ammétaphore:
une traduction épouse l’original quand les deux fragments ajointés, aussi
différents que possible, se complètent pour former une langue plus grande, au
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cours d’une survie qui les change tous les deux. Car la langue maternelle du
traducteur, nous l’avons noté, s’y altère également. Telle est du moins mon
interprétation — ma traduction, ma «tâche du traducteur». C’est ce que j’ai
appelé le contrat de traduction: hymen ou contrat de mariage avec promesse
d’inventer un enfant dont la semence donnera lieu à histoire et croissance.
Contrat de mariage comme séminaire. Benjamin le dit, dans la traduction
l’original grandit, il croît plutôt qu’il ne se reproduit — et j’ajouterai comme un
enfant, le sien sans doute mais avec la force de parler tout seul qui fait d’un
enfant autre chose qu’un produit assujetti à la loi de la reproduction. Cette
promesse fait signe vers un royaume à la fois «promis et interdit où les langues
se réconcilieront et s’accompliront». C’est la note la plus babélienne d’une
analyse de l’écriture sacrée comme modèle et limite de toute écriture, en tout cas
de toute Dichtung dans son être-à-traduire. Le sacré et l’être-à-traduire ne se
laissent pas penser l’un sans l’autre. Ils se produisent l’un l’autre au bord de la
même limite.
Ce royaume n’est jamais atteint, touché, foulé par la traduction. Il y a de
l’intouchable et en ce sens la réconciliation est seulement promise. Mais une
promesse n’est pas rien, elle n’est pas seulement marquée par ce qui lui manque
pour s’accomplir. En tant que promesse, la traduction est déjà un événement, et
la signature décisive d’un contrat. Qu’il soit ou non honoré n’empêche pas
l’engagement d’avoir lieu et de léguer son archive. Une traduction qui arrive,
qui arrive à promettre la réconciliation, à en parler, à la désirer ou faire désirer,
une telle traduction est un événement rare et considérable.
Ici deux questions avant d’aller plus près de la vérité. En quoi consiste
l’intouchable, s’il y en a? Et pourquoi telle métaphore ou ammétaphore de
Benjamin me fait penser à l’hymen, plus visiblement à la robe de mariage?
1. Le toujours intact, l’intangible, l’intouchable (unberührbar), c’est ce qui
fascine et oriente le travail du traducteur. Il veut toucher à l’intouchable, à ce qui
reste du texte quand on en a extrait le sens communicable (point de contact, on
s’en souvient, infiniment petit), quand on a transmis ce qui se peut transmettre,
voire enseigner : ce que je fais ici, après et grâce à Maurice de Gandillac,
sachant qu’un reste intouchable du texte benjaminien restera, lui aussi, intact au
terme de l’opération. Intact et vierge malgré le labeur de la traduction, et si
efficiente, si pertinente qu’elle soit. Ici la pertinence ne touche pas. Si on peut
risquer une proposition en apparence aussi absurde, le texte sera encore plus
vierge après le passage du traducteur, et l’hymen, signe de virginité, plus jaloux
de lui-même après l’autre hymen, le contrat passé et la consommation du
mariage. La complétude symbolique n’aura pas eu lieu jusqu’à son terme et
pourtant la promesse de mariage sera advenue — et c’est la tâche du traducteur,
en ce qu’elle a de très aigu comme d’irremplaçable.,
Mais encore? En quoi consiste l’intouchable? Étudions encore les
métaphores ou les ammétaphores, les Übertragungen qui sont des traductions et
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des métaphores de la traduction, des traductions (Übersetzungen) de traduction
ou des métaphores de métaphore. Étudions tous ces passages benjaminiens. La
première figure qui vient ici, c’est celle du fruit et de l’enveloppe, du noyau et
de l’écorce (Kern, Frucht/Schale). Elle décrit en dernière instance la distinction
à laquelle Benjamin ne voudra jamais renoncer ni même consacrer quelques
questions. On reconnaît un noyau, l’original en tant que tel, à ceci qu’il peut se
laisser de nouveau traduire et retraduire. Une traduction, elle, ne le peut pas en
tant que telle. Seul un noyau, parce qu’il résiste à la traduction qu’il aimante,
peut s’offrir à une nouvelle opération traductrice sans se laisser épuiser. Car le
rapport du contenu à la langue, on dirait aussi du fond à la forme, du signifié au
signifiant, peu importe ici (dans ce contexte Benjamin oppose teneur (Gehalt) et
langue ou langage (Sprache)), diffère du texte original à la traduction. Dans le
premier, l’unité en est aussi serrée, stricte, adhérente qu’entre le fruit et sa peau,
son écorce ou sa pelure. Non qu’ils soient inséparables, on doit pouvoir les
distinguer en droit, mais ils appartiennent à un tout organique et il n’est pas
insignifiant que la métaphore soit ici végétale et naturelle, naturaliste :
Ce royaume, il [l’original en traduction] ne l’atteint jamais
complètement, mais c’est là que se trouve ce qui fait que traduire est
plus que communiquer. Plus précisément on peut définir ce noyau
essentiel comme ce qui, dans la traduction, n’est pas à nouveau
traduisible. Car, autant qu’on en puisse extraire du communicable pour
le traduire, il reste toujours cet intouchable vers quoi s’oriente le travail
du vrai traducteur. Il n’est pas transmissible comme l’est la parole
créatrice de l’original (übertragbar wie das Dichterwort des Originals),
car le rapport de la teneur au langage est tout à fait différent dans
l’original et dans la traduction. Dans l’original, teneur et langage
forment une unité déterminée, comme celle du fruit et de l’enveloppe.
Décortiquons un peu plus la rhétorique de cette séquence. Il n’est pas sûr
que le «noyau» essentiel et le «fruit» désignent la même chose. Le noyau
essentiel, ce qui n’est pas, dans la traduction, à nouveau traduisible, ce n’est pas
la teneur mais cette adhérence entre la teneur et la langue, entre le fruit et
l’enveloppe. Cela peut paraître étrange ou incohérent (comment un noyau
pourrait-il se situer entre le fruit et l’enveloppe?). Il faut sans doute penser que
le noyau est d’abord l’unité dure et centrale qui fait tenir le fruit à l’enveloppe,
le fruit à lui-même aussi; et surtout que, au coeur du fruit, le noyau est
«intouchable», hors d’atteinte et invisible. Le noyau serait la première
métaphore de ce qui fait l’unité des deux termes dans la seconde métaphore.
Mais il y en a une troisième, et cette fois elle n’a pas de provenance naturelle.
Elle concerne le rapport de la teneur à la langue dans la traduction, et non plus
dans l’original. Ce rapport est différent et je ne crois pas céder à l’artifice en
insistant sur cette différence pour dire qu’elle est précisément celle de l’artifice à
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la nature. Qu’est-ce que Benjamin note en effet, comme au passage, par
commodité rhétorique ou pédagogique? Que «le langage de la traduction
enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis. Car il est le
signifiant d’un langage supérieur à lui-même et reste ainsi, par rapport à sa
propre teneur, inadéquat, forcé, étranger». C’est très beau, une belle traduction:
hermine blanche, couronnement, sceptre et démarche majestueuse. Le roi a bien
un corps (et ce n’est pas ici le texte original mais ce qui constitue la teneur du
texte traduit) mais ce corps est seulement promis, annoncé et dissimulé par la
traduction. L’habit sied mais ne serre pas assez strictement la personne royale.
Ce n’est pas une faiblesse, la meilleure traduction ressemble à ce manteau royal.
Elle reste séparée du corps auquel cependant elle se conjoint, l’épousant sans
l’épouser. On peut certes broder sur ce manteau, sur la nécessité de cette
Übertragung, de cette traduction métaphorique de la traduction. Par exemple on
peut opposer cette métaphore à celle de l’écorce et du noyau comme on
opposerait la technique à la nature. Un vêtement n’est pas naturel, c’est un tissu
et même, autre métaphore de la métaphore, un texte, et ce texte d’artifice
apparaît justement du côté du contrat symbolique. Or si le texte original est
demande de traduction, le fruit, à moins que ce ne soit le noyau, exige ici de
devenir le roi, ou l’empereur qui portera les habits neufs : sous ses larges plis, in
weiten Falten, on le devinera nu. Le manteau et les plis protègent sans doute le
roi contre le froid ou les agressions naturelles; mais d’abord, surtout, c’est,
comme son sceptre, la visibilité insigne de la loi. C’est l’indice du pouvoir et du
pouvoir de faire la loi. On en infère que ce qui compte, c’est ce qui se passe sous
le manteau, à savoir le corps du roi, ne dites pas tout de suite le phallus, autour
duquel une traduction affaire sa langue, fait des plis, moule des formes, coud des
ourlets, pique et brode. Mais toujours amplement flottante à quelque distance de
la teneur.
2. Plus ou moins strictement, le manteau épouse le corps du roi, mais pour
ce qui se passe sous le manteau, comment séparer le roi du couple royal? C’est
ce couple d’époux (le corps du roi et sa robe, la teneur et la langue, le roi et la
reine) qui fait la loi et garantit tout contrat depuis ce premier contrat. Ne
l’oublions pas, la scène de la traduction implique la généalogie ou l’héritage.
J’ai donc pensé à une robe de mariage. Benjamin ne pousse pas les choses dans
le sens où je les traduis moi-même, le lisant toujours déjà en traduction. J’ai pris
quelque liberté avec la teneur de l’original, autant qu’avec sa langue, et encore
avec l’original qu’est aussi pour moi, maintenant, la traduction française. J’ai
ajouté un manteau à l’autre, ça flotte encore, mais n’est-ce pas la destination de
toute traduction? Si du moins une traduction se destinait à arriver.
Malgré la distinction entre les deux métaphores, l’écorce et le manteau (le
manteau royal, car il a dit «royal» là où d’autres auraient pu penser qu’un
manteau suffisait), malgré l’opposition de la nature et de l’art, dans les deux cas
il y a unité de la teneur et de la langue, unité naturelle dans un cas, unité
22
symbolique dans l’autre. Simplement, dans la traduction, l’unité fait signe vers
une unité (métaphoriquement) plus «naturelle», elle promet une langue ou un
langage plus originaires et comme sublimes, sublimes dans la mesure démesurée
où la promesse elle-même, à savoir la traduction, y reste inadéquate
(unangemessen), violente et forcée (gewaltig) et étrangère (fremd). Cette
«brisure» rend inutile, «interdit» même toute Ubertragung, toute «transmission»
dit justement la traduction française: le mot joue aussi, comme la transmission,
avec le déplacement transférentiel ou métaphorique. Et le mot Übertragung
s’impose encore quelques lignes plus loin: si la traduction «transplante»
l’original sur un autre terrain de langue «ironiquement» plus définitif, c’est dans
la mesure où l’on ne pourrait plus le déplacer de là par aucun autre «transfert»
(Übertragung) mais seulement l’«ériger» (erheben) à nouveau sur place «en
d’autres parties». Il n’y a pas de traduction de la traduction, voilà l’axiome sans
lequel il n’y aurait pas La tâche du traducteur. Si on y touchait on toucherait, et
il ne le faut pas, à l’intouchable de l’intouchable, à savoir ce qui garantit à
l’original qu’il reste bien l’original.
Cela n’est pas sans rapport avec la vérité. Elle est apparemment au-delà de
toute Übertragung et de toute Übersetzung possibles. Elle n’est pas la
correspondance représentative entre l’original et la traduction, ni même
adéquation première entre l’original et quelque objet ou signification hors de lui.
La vérité serait plutôt le langage pur en lequel le sens et la lettre ne se
dissocient plus. Si un tel lieu, l’avoir-lieu de tel événement, restait introuvable,
on ne pourrait plus, fût-ce en droit, distinguer entre un original et une traduction.
En maintenant à tout prix cette distinction comme la donnée originaire de tout
contrat de traduction (au sens quasi transcendantal dont nous parlions plus haut),
Benjamin répète le fondement du droit. Ce faisant, il exhibe la possibilité d’un
droit des oeuvre et d’un droit d’auteur, celle-là même sur laquelle prétend
s’appuyer le droit positif. Celui-ci s’effondre dès la moindre contestation d’une
frontière rigoureuse entre l’original et la version, voire de l’identité à soi ou de
l’intégrité de l’original. Ce que dit Benjamin de ce rapport entre original et
traduction, on le retrouve, traduit dans une langue de bois mais fidèlement
reproduit en son sens, au seuil de tous les traités juridiques concernant le droit
positif des traductions. Et cela qu’il s’agisse des principes généraux de la
différence original/traduction (celle-ci étant «dérivée» de celui-là) ou qu’il
s’agisse des traductions de traduction. La traduction de traduction est dite
«dérivée» de l’original et non de la première traduction. Voici quelques extraits
du droit français; mais il ne semble pas y avoir de ce point de vue opposition
entre celui-ci et d’autres droits occidentaux (il reste qu’une enquête de droit
comparé devrait aussi concerner la traduction des textes de droit). On va le voir,
ces propositions en appellent à la polarité expression/exprimé,
signifiant/signifié, forme/ fond. Benjamin commençait aussi par dire : la
traduction est une forme, et le clivage symbolisant/symbolisé organise tout son
essai. Or en quoi ce système d’opposition est-il indispensable à ce droit? C’est
23
que seul il permet, à partir de la distinction entre l’original et la traduction, de
reconnaître quelque originalité à la traduction. Cette originalité est déterminée,
et c’est un des nombreux philosophèmes classiques au fondement de ce droit,
comme originalité de l’expression. Expression s’oppose à contenu, certes, et la
traduction, censée ne pas toucher au contenu, doit n’être originale que par la
langue comme expression; mais expression s’oppose aussi à ce que les juristes
français appellent la composition de l’original. En général on situe la
composition du côté de la forme; or ici la forme d’expression dans laquelle on
peut reconnaître de l’originalité au traducteur et à ce titre un droit d’auteurtraducteur,
c’est seulement la forme d’expression linguistique, le choix des mots
dans la langue, etc., mais rien d’autre de la forme. Je cite Claude Colombet,
Propriété littéraire et artistique, Dalloz, 1976, dont j’extrais seulement quelques
lignes, conformément à la loi du 11 mars 1957, rappelée à l’ouverture du livre et
«n’autorisant... que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et
d’illustration», car «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle,
faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est
illicite», et constitue «donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du Code pénal»: «54. Les traductions sont des oeuvres qui sont
originales seulement par l’expression; [restriction très paradoxale : la pierre
angulaire du droit d’auteur, c’est en effet que seule la forme peut devenir
propriété, et non les idées, les thèmes, les contenus, qui sont propriété commune
et universelle.
Si une première conséquence est bonne, puisque c’est cette forme qui définit
l’originalité de la traduction, une autre conséquence en pourrait être ruineuse car
elle devrait conduire à abandonner ce qui distingue l’original de la traduction si,
à l’exclusion de l’expression, il revient à une distinction de fond. A moins que la
valeur de composition, si peu rigoureuse qu’elle soit, ne reste l’indice du fait
qu’entre l’original et la traduction le rapport n’est ni d’expression ni de contenu
mais d’autre chose au-delà de ces oppositions. A suivre l’embarras des juristes
— parfois comique dans sa subtilité casuistique — pour tirer les conséquences
des axiomes du type: “Le droit d’auteur ne protège pas les idées; mais celles-ci
peuvent être, parfois indirectement, protégées par d’autres moyens que par la loi
du 11 mars 1957” (op. cit., p. 21), on mesure mieux l’historicité et la fragilité
conceptuelle de cette axiomatique] l’article 4 de la loi les cite parmi les oeuvres
protégées; en effet, il a toujours été admis que le traducteur fait preuve
d’originalité dans le choix des expressions pour rendre au mieux en une langue
le sens du texte en une autre langue. Comme le dit M. Savatier : “Le génie de
chaque langue donne à l’oeuvre traduite une physionomie propre; et le traducteur
n’est pas un simple ouvrier. Il participe lui-même à une création dérivée dont il
porte la responsabilité propre”; c’est qu’en effet la traduction n’est pas le
résultat d’un processus automatique; par les choix qu’il opère entre plusieurs
mots, plusieurs expressions, le traducteur fait une oeuvre de l’esprit; mais, bien
24
entendu, il ne saurait modifier la composition de l’oeuvre traduite, car il est tenu
au respect de cette oeuvre.»
Dans sa langue, Desbois dit la même chose, avec quelques précisions
supplémentaires:
Les oeuvres dérivées qui sont originales par l’expression. 29. Point
n’est besoin que l’oeuvre considérée, pour être relativement originale
[souligné par Desbois], porte l’empreinte d’une personnalité à la fois
par la composition et l’expression comme les adaptations. Il suffit que
l’auteur, tout en suivant pas à pas le développement d’une oeuvre
préexistante, ait fait acte personnel dans l’expression : l’article 4 en fait
foi, puisque, dans une énumération non exhaustive des oeuvres dérivées,
il situe à la place d’honneur les traductions. Traduttore, traditore,
disent volontiers les Italiens, en une boutade, qui, comme toute
médaille, a un avers et un revers: s’il est de mauvais traducteurs, qui
multiplient les contresens, d’autres sont cités grâce à la perfection de
leur tâche. Le risque d’une erreur ou d’une imperfection a pour
contrepartie la perspective d’une version authentique, qui implique une
parfaite connaissance des deux langues, une foison de choix judicieux,
et partant un effort créateur. La consultation d’un dictionnaire ne suffit
qu’aux candidats médiocres au baccalauréat : le traducteur
consciencieux et compétent «met du sien» et crée, tout comme le
peintre qui fait la copie d’un modèle. La vérification de cette conclusion
est fournie par la comparaison de plusieurs traductions d’un seul et
même texte : chacune pourra différer des autres, sans qu’aucune
contienne un contresens; la variété des modes d’expression d’une même
pensée démontre, par la possibilité d’un choix, que la tâche du
traducteur donne prise à des manifestations de personnalité. (Le droit
d’auteur en France, Dalloz, 1978.) [Je souligne, J. D.]
On relèvera au passage que la tâche du traducteur, confinée dans le duel
des langues (jamais plus de deux langues), ne donne lieu qu’à «effort créateur»
(effort et tendance plutôt qu’achèvement, labeur artisanal plutôt que
performance d’artiste), et quand le traducteur «crée», c’est comme un peintre
qui «copie» son «modèle» (comparaison saugrenue à plus d’un titre, est-il utile
de l’expliquer?). Le retour du mot «tâche» est assez remarquable en tout cas, par
toutes les significations qu’il tisse en réseau, et c’est toujours la même
interprétation évaluatrice: devoir, dette, taxe, redevance, impôt, charge
d’héritage et succession, noble obligation mais labeur à mi-chemin de la
création, tâche infinie, inachèvement essentiel, comme si le présumé créateur de
l’original n’était pas, lui aussi, endetté, taxé, obligé par un autre texte, a priori
traducteur.
25
Entre le droit transcendantal, tel que Benjamin le répète, et le droit positif
tel qu’il se formule si laborieusement et parfois si grossièrement dans les traités
du droit d’auteur ou du droit des oeuvres, l’analogie peut être suivie très loin, par
exemple en ce qui concerne la notion de dérivation et les traductions de
traductions: celles-ci sont toujours dérivées de l’original et non de traductions
antérieures. Voici une note de Desbois:
Le traducteur ne cessera pas même de faire oeuvre personnelle,
lorsqu’il ira puiser conseil et inspiration dans une précédente traduction.
Nous ne refuserons pas la qualité d’auteur d’une oeuvre dérivée, par
rapport à des traductions antérieures, à celui qui se serait contenté de
choisir, entre plusieurs versions déjà publiées, celle qui lui paraît la plus
adéquate à l’original : allant de l’une à l’autre, prenant un passage à
celle-ci, un autre à celle-là, il créerait une oeuvre nouvelle, par le fait
même de la combinaison, qui rend son ouvrage différent des
productions antécédentes. Il a fait acte de création, puisque sa
traduction reflète une forme nouvelle et résulte de comparaisons, de
choix. Le traducteur serait encore, selon nous, digne d’audience, malgré
qu’il eût été conduit par ses réflexions au même résultat qu’un
devancier, dont il aurait par hypothèse ignoré le travail : sa réplique
involontaire, loin de constituer’ un plagiat, porterait la marque de sa
personnalité, présenterait une «nouveauté subjective», qui appellerait
protection. Les deux versions, accomplies à l’insu, séparément l’une de
l’autre, ont donné lieu, séparément et isolément, à des manifestations de
personnalité. La seconde sera une oeuvre dérivée vis-à-vis de l’oeuvre
qui a été traduite, non vis-à-vis de la première. (Op. cit., p. 41.) [J’ai
souligné cette dernière phrase.]
De ce droit à la vérité, quel est le rapport?
La traduction promet un royaume à la réconciliation des langues. Cette
promesse, événement proprement symbolique ajointant, accouplant, mariant
deux langues comme les deux parties d’un tout plus grand, en appelle à une
langue de la vérité (Sprache der Wahrheit). Non pas à une langue vraie,
adéquate à quelque contenu extérieur, mais à une vraie langue, à une langue
dont la vérité ne serait référée qu’à elle-même. Il s’agirait de la vérité comme
authenticité, vérité d’acte ou d’événement qui appartiendrait à l’original plutôt
qu’à la traduction, même si l’original est déjà en situation de demande ou de
dette. Et s’il y avait une telle authenticité et une telle force d’événement dans ce
qu’on appelle couramment une traduction, c’est qu’elle se produirait de quelque
façon comme oeuvre originale. Il y aurait donc une manière originale et
inaugurale de s’endetter, ce serait le lieu et la date de ce qu’on appelle un
original, une oeuvre. Pour bien traduire le sens intentionnel de ce que veut dire
Benjamin quand il parle de «langue de la vérité», peut-être faut-il entendre ce
26
qu’il dit régulièrement du «sens intentionnel» ou de la «visée intentionnelle»
(Intention, Meinung, Art des Meinens). Comme le rappelle Maurice de
Gandillac, ce sont là des catégories empruntées à la scolastique par Brentano et
Husserl. Elles jouent un rôle important, sinon toujours très clair dans La tâche
du traducteur.
Qu’est-ce qui paraît visé sous ce concept de visée (Meinen)? Reprenons au
point où dans la traduction semble s’annoncer une parenté des langues, au-delà
de toute ressemblance entre un original et sa reproduction, et indépendamment
de toute filiation historique. D’ailleurs la parenté n’implique pas nécessairement
la ressemblance. Cela dit, en écartant l’origine historique ou naturelle, Benjamin
n’exclut pas, en un tout autre sens, la considération de l’origine en général, pas
plus que ne le font dans des contextes et par des mouvements analogues un
Rousseau ou un Husserl. Benjamin le précise même littéralement : pour l’accès
le plus rigoureux à cette parenté ou à cette affinité des langues «le concept
d’origine (Abstammungsbegrff) reste indispensable». Où chercher alors cette
affinité originaire? Nous la voyons s’annoncer dans un ploiement, un
reploiement et un co-déploiement des visées. A travers chaque langue quelque
chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut
atteindre séparément. Elles ne peuvent prétendre l’atteindre, et se le promettre,
qu’en co-employant ou co-déployant leurs visées intentionnelles, «le tout de
leurs visées intentionnelles complémentaires». Ce co-déploiement vers le tout
est un reploiement car ce qu’il vise à atteindre, c’est «le langage pur» (die reine
Sprache), ou la pure langue. Ce qui est alors visé par cette co-opération des
langues et des visées intentionnelles n’est pas transcendant à la langue, ce n’est
pas un réel qu’elles investiraient de tous côtés comme une tour dont elles
tenteraient de faire le tour. Non, ce qu’elles visent intentionnellement chacune et
ensemble dans la traduction, c’est la langue même comme événement babélien,
une langue qui n’est pas la langue universelle au sens leibnizien, une langue qui
n’est pas davantage la langue naturelle que chacune reste de son côté, c’est
l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité
sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues, et que ce sont des
langues.
Ces langues se rapportent l’une à l’autre dans la traduction selon un mode
inouï. Elles se complètent, dit Benjamin; mais aucune autre complétude au
monde ne peut représenter celle-ci, ni cette complémentarité symbolique. Cette
singularité (non représentable par rien qui soit dans le monde) tient sans doute à
la visée intentionnelle ou à ce que Benjamin essaie de traduire dans le langage
scolastico-phénoménologique. A l’intérieur de la même visée intentionnelle, il
faut rigoureusement distinguer entre la chose visée, le visé (das Gemeinte), et le
mode de la visée (die Art des Meinens). La tâche du traducteur, dès qu’il prend
en vue le contrat originaire des langues et l’espérance de la «langue pure»,
exclut ou laisse entre parenthèses le «visé».
27
Le mode de visée seul assigne la tâche de traduction. Chaque «chose», dans
son identité présumée à soi (par exemple le pain lui-même) est visée selon des
modes différents dans chaque langue et dans chaque texte de chaque langue.
C’est entre ces modes que la traduction doit chercher, produire ou reproduire,
une complémentarité ou une «harmonie». Et dès lors que compléter ou
complémenter ne revient à la sommation d’aucune totalité mondaine, la valeur
d’harmonie convient à cet ajustement, à ce qu’on peut appeler ici l’accord des
langues. Cet accord laisse résonner, l’annonçant plutôt qu’il ne le présente, le
pur langage, et l’être-langue de la langue. Tant que cet accord n’a pas lieu, le
pur langage reste caché, celé (verborgen), muré dans l’intimité nocturne du
«noyau». Seule une traduction peut l’en faire sortir.
Sortir et surtout développer, faire croître. Toujours selon le même motif
(d’apparence organiciste ou vitaliste), on dirait alors que chaque langue est
comme atrophiée dans sa solitude, maigre, arrêtée dans sa croissance, infirme.
Grâce à la traduction, autrement dit à cette supplémentarité linguistique par
laquelle une langue donne à l’autre ce qui lui manque, et le lui donne
harmonieusement, ce croisement des langues assure la croissance des langues, et
même cette «sainte croissance des langues» «jusqu’au terme messianique de
l’histoire». Tout cela s’annonce dans le processus traducteur, à travers
l’«éternelle survie des oeuvres» (am ewigen Fortleben der Werke) ou «la
renaissance (Aufleben) infinie des langues». Cette perpétuelle reviviscence,
cette régénérescence constante (Fort- et Aufleben) par la traduction, c’est moins
une révélation, la révélation elle-même, qu’une annonciation, une alliance et une
promesse.
Ce code religieux est ici essentiel. Le texte sacré marque la limite, le modèle
pur, même s’il est inaccessible, de la traductibilité pure, l’idéal à partir duquel
on pourra penser, évaluer, mesurer la traduction essentielle, c’est-à-dire
poétique. La traduction, comme sainte croissance des langues, annonce le terme
messianique, certes, mais le signe de ce terme et de cette croissance n’y est
«présent» (gegenwärtig) que dans le «savoir de cette distance», dans
l’Entfernung, l’éloignement qui nous y rapporte. Cet éloignement, on peut le
savoir, en avoir le savoir ou le pressentiment, on ne peut le vaincre. Mais il nous
met en rapport avec cette «langue de la vérité» qui est le «véritable langage» (so
ist diese Sprache der Wahrheit — die wahre Sprache). Cette mise en rapport a
lieu sur le mode du «pressentiment», le mode «intensif» qui se rend présent ce
qui est absent, laisse venir l’éloignement comme éloignement, fort:da. Disons
que la traduction est l’expérience, ce qui se traduit ou s’éprouve aussi:
l’expérience est traduction.
L’à-traduire du texte sacré, sa pure traductibilité, voilà ce qui donnerait à la
limite la mesure idéale de toute traduction. Le texte sacré assigne sa tâche au
traducteur, et il est sacré en tant qu’il s’annonce comme traductible, simplement
traductible, à-traduire; ce qui ne veut pas toujours dire immédiatement
traduisible, au sens commun qui fut écarté dès le début. Peut-être faut-il
28
distinguer ici entre le traductible et le traduisible. La traductibilité pure et simple
est celle du texte sacré dans lequel le sens et la littéralité ne se discernent plus
pour former le corps d’un événement unique, irremplaçable, intransférable,
«matériellement la vérité». Appel à la traduction : la dette, la tâche, l’assignation
ne sont jamais plus impérieuses. Jamais il n’y a plus traductible, mais en raison
de cette indistinction du sens et de la littéralité (Wörtlichkeit), le traductible pur
peut s’annoncer, se donner, se présenter, se laisser traduire comme
intraduisible. Depuis cette limite, à la fois intérieure et extérieure, le traducteur
en vient à recevoir tous les signes de l’éloignement (Entfernung) qui le guident
en sa démarche infinie, au bord de l’abîme, de la folie et du silence : les
dernières oeuvres de Hölderlin comme traductions de Sophocle, l’effondrement
du sens «d’abîme en abîme»; ce danger n’est pas celui de l’accident, c’est la
traductibilité, c’est la loi de la traduction, l’à-traduire comme loi, l’ordre donné,
l’ordre reçu — et la folie attend des deux côtés. Comme la tâche est impossible
aux abords du texte sacré qui vous l’assigne, la culpabilité infinie vous absout
aussitôt.
C’est ce qui se nomme ici désormais Babel: la loi imposée par le nom de
Dieu qui du même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous
montrant et en vous dérobant la limite. Mais ce n’est pas seulement la situation
babélienne, pas seulement une scène ou une structure. C’est aussi le statut et
l’événement du texte babélien, du texte de la Genèse (texte à cet égard unique)
comme texte sacré. Il relève de la loi qu’il raconte et qu’il traduit
exemplairement. Il fait la loi dont il parle, et d’abîme en abîme il déconstruit la
tour, et chaque tour, les tours en tous genres, selon un rythme.
Ce qui se passe dans un texte sacré, c’est l’événement d’un pas de sens. Cet
événement est aussi celui à partir duquel on peut penser le texte poétique ou
littéraire qui tend à racheter le sacré perdu et s’y traduit comme dans son
modèle. Pas-de-sens, cela ne signifie pas la pauvreté mais pas de sens qui soit
lui-même, sens, hors d’une «littéralité». Et c’est là le sacré. Il se livre à la
traduction qui s’adonne à lui. Il ne serait rien sans elle, elle n’aurait pas lieu sans
lui, l’un et l’autre sont inséparables. Dans le texte sacré «le sens a cessé d’être la
ligne de partage pour le flot du langage et pour le flot de la révélation». C’est le
texte absolu parce qu’en son événement il ne communique rien, il ne dit rien qui
fasse sens hors de cet événement même. Cet événement se confond absolument
avec l’acte de langage, par exemple avec la prophétie. Il est littéralement la
littéralité de sa langue, le «langage pur». Et comme aucun sens ne s’en laisse
détacher, transférer, transporter, traduire dans une autre langue comme tel
(comme sens), il commande aussitôt la traduction qu’il semble refuser. Il est
traductible (übersetzbar) et intraduisible. Il n’y a que de la lettre, et c’est la
vérité du langage pur, la vérité comme langage pur.
Cette loi ne serait pas une contrainte extérieure, elle accorde une liberté à la
littéralité. Dans le même événement, la lettre cesse d’opprimer dès lors qu’elle
n’est plus le corps extérieur ou le corset de sens. Elle se traduit aussi d’elle29
même, et c’est dans ce rapport à soi du corps sacré que se trouve engagée la
tâche du traducteur. Cette situation, pour être celle d’une pure limite, n’exclut
pas, au contraire, les degrés, la virtualité, l’intervalle et l’entre-deux, le labeur
infini pour rejoindre ce qui pourtant est passé, déjà donné, ici même, entre les
lignes, déjà signé.
Comment traduiriez-vous une signature? Et comment vous en abstiendriezvous,
qu’il s’agisse de Yaweh, de Babel, de Benjamin quand il signe tout près de
son dernier mot? Mais à la lettre, et entre les lignes, c’est aussi la signature de
Maurice de Gandillac que pour finir je cite en posant ma question: peut-on citer
une signature? «Car, à un degré quelconque, toutes les grandes écritures, mais
au plus haut point l’Ecriture sainte, contiennent entre les lignes leur traduction
virtuelle. La version intralinéaire du texte sacré est le modèle ou l’idéal de toute
traduction.»
J. D.

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« LETTRE OUVERTE A LEPREST A L’IMPROVISTE»

 

« T'as beau êt' silencieux, j'entends quand t'es pas là / J'te dirai pas qu'ça fait comme une main qui manque/ Même dans les chansons cons y a des trucs qu'on dit pas/ Qu'c'est moche quand t'es parti ou qu'je t'aime par exemple/ Ça j'te d'l'rai jamais, j'te l'dirai pas, mais presque, mec »

« Mec » (Allain Leprest – Romain Didier)

Allain,
cet été, à force d’avoir chanté la Manche, t’as filé à l'anglaise : « How am I ? I’m not so well ».
Programmé au B’izou avant ton voyage, j’ai demandé si je pouvais modifier mon spectacle afin de te rendre un petit hommage. Et peu à peu, j’ai senti qu’il serait bien que je te fasse un peu plus de place, mec…Ils ont dit oui. Merci.
En souvenir de notre rencontre à  Paris, en 2002, par l’entremise de Marie Chasles et de Jean-Louis Beydon (ton pianiste attitré, à cette époque)… « Paris fleure bon le mal / J'achète deux journals / Au kiosque du canal /Saint-Martin »
En souvenir de ta première partie que j’ai assurée à Bruxelles…Et de la troisième partie…Dis, je vais chanter quelques chansons à moi quand même… Je ferai la première partie, quoi !
En souvenir de tes concerts énormes. Des coups de gueule, et des coups d’trop …
En souvenir de « Garde-moi la mer » que j’ai chanté à la Sama, chez Huguette, accompagné par Jean-Louis Beydon himself. C’est mon plus grand souvenir de chanteur. « Garde-moi contre ceux qui rient / Qui comptent, qui gestent, qui prient / Contre le vertige qui ment /Et l'assassinat des serments /Contre tout et tout contre toi / Garde-moi » C’est bien de se le rappeler. Donne-nous de tes nouvelles.
En souvenir du jour où je me suis retrouvé à chevroter plus qu’à chanter. C’était à Ivry, au Forum Léo Ferré : pour un anniversaire, au milieu de toute ta tribu…Mon plus beau cauchemar de trac éveillé, en vrai, pas pour de faux.
En souvenir de ta bénédiction gauloise et sans filtre quand on t’a demandé la permission de créer le spectacle « Leprest à l’improviste »  avec Pierrot (qui sera là avec son accordéon) et Marie (elle viendra pour une valse ou deux.). « O belle brune qui se fume dans ce siècle où tout se consume »
En souvenir de cette nuit surréaliste arrosée de bières sans alcool. Si, Allain. Rue de Meaux, sans jeu, chez Marie, encore. Je te vois encore arriver avec tes packs de Buckler sous l’bras…J’avais rempli le frigo à réchauffer la banquise et y a avait du vin pour traverser la Manche, aller-retour… au moins ça. C’est que je me l’étais imaginée, festive, excessive, cette nuit avec le poète, tu vois. J’avais mille choses à te dire et du coup… Du coup, je me dis aujourd’hui que je ne t’ai pas trop bien écouté, ce soir-là. Pourtant, … « Y a des heures qu'on voudrait, là j'en dis trop encore… »

Enfin, pour tout ça, quoi…et le reste,  il fallait bien que je te dise merci, Allain… et merci aux autres!

 «  As-tu une allumette ? Et pis un clope avec, pour me clouer le bec, mec »

                                                                             

 

                                                                                                                                             Guy Rombaux

LE 9 DECEMBRE A 20H00 Au B'Izou

13, rue de la promenade (METRO BIZET), Bruxelles  -  

Merci de réserver au 0474/10.75.76 ou par e-mail à reservation@aubizou.be

 Accordéon et guitare : PIERRE ‘Pierrot’ BOYER

Basse, percus, trompette : FREDERIC ‘Frouch’ DAILLY

Avec la participation amicale de MARIE CHASLES

Avec le soutien de l’ASBL QUOI D’AUTRE – Merci à Catherine SIMON12272774480?profile=original

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L'Arcane sans nom.

Comme toute légende de la mémoire des temps,

L’origine du récit errait dans l’aventure,

Accourue aux veillées pour venger les mornes temps,

Unifiés par l’étrange puis folle créature.

Donc, lors d’une curieuse jonction d’un simple entre-temps,

Issue d’un jour passé en haut d’une mâture,

Naguère vaisseau astral connu fâcheux contretemps,

En perdant l’ange guide par-dessus l’armature.

 

Que se passa-t-il alors singulier globe-trotteur,

Unique capitaine séraphique intrépide,

En tombant des nuages sur le chancre créateur,

Répandu sur ce monde fantaisiste stupide,

Truffé de secrets obscurs d’appâts vivants de moiteur.

Irrésistibles charmes d’un enchanteur cupide,

Narguant le grand univers d’un germe fécondateur,

Moulé dans la nature pour la noce turpide,

Outrancière d’une enfant unie à vil géniteur,

Nourrisson à procréer de l’aubaine sapide1,

Terreur déferlante à fuir née du fol exploiteur.

 

Nébuleux futuriste qui éprouvait l’avenir,

Entrevu dans ses songes pour parfaire le néant,

Ecœurante entreprise dont tout serait l’advenir ?

 

Abusée dès le sol défloraison conçu fruit.

 

Flammes et cendres des enfers la mort froide vit le jour,

Onirisme enfin conquis pour tuer l’éternité,

Rancune où se brisent les vivants lors d’un séjour,

Cabalistique honteux irréel sans déité.

Héroï-comique un rien le squelette en contre-jour,

Impalpable nu de chair fait d’os ton rose fruité,

Eclairait de ses rayons le chaos comme abat-jour,

Suaire en lambeaux tristes de sa mère Vacuité.

 

L’amour n’avait pu croupir que du décès maternel,

Ange souillé dans son cœur par le vil accouplement.

 

Moribonde constante l’enfant ne pouvait vivre,

Autrement que du souffle des aquilons2 vigoureux,

Resurgir de la vie des autres dans le givre,

Conservateur de l’hymen du coït impur douloureux,

Hermétiques arcanes Mort sans nom dans le livre,

Elle renaît donc depuis aux printemps des amoureux.

 

                                                                                  Claudine Quertinmont D’Anderlues.

 

 

(1) qui a du goût

(2) vent froid soufflant du nord.

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to day is an other day...

Journée Internationale pour l'abolition de l'esclavage.

Cette journée rap12272773673?profile=originalpelle la date de l'adoption générale de la Convention pour la répression et l'abolition des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui !

(résolution 317(IV) de décembre 1949.

....Soyez tous oints et bénis....qu'en vos pensées cristallines

votre soleil intérieur rayonne....du feu de la Vie, libre et fort en l'amour.

BONNE JOURNEE

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12272773881?profile=originalCe « Dictionnaire » est un ouvrage de Pierre Bayle (1647-1706), publié à Rotterdam chez Reinier Leers en 1696.

 

En 1689, Pierre Bayle rédigea un Lexicon virorum celebrium lingua gallica, qui est, en fait, la première ébauche de son Dictionnaire: on y trouve des généalogies de familles illustres, et trois cent soixante-quatre articles d'Histoire, de mythologie, de géographie, d'histoire littéraire. Ce texte demeura inédit et fut retrouvé par Émile Gigas à la bibliothèque de Copenhague. En mai 1692, le philosophe publia le Projet d'un Dictionnaire critique; il s'est mis en tête, nous dit-il, de compiler «le plus gros recueil [...] des fautes qui se rencontrent dans les dictionnaires»: il pense surtout au Dictionnaire de l'abbé Moreri (1674), qui lui paraît ressembler parfois à «un vrai sermon de croisade». Il donne vingt articles, parmi lesquels la mythologie occupe une place importante («Achille», «Achillea», «Hippomanes», «Jour», «Zeuxis»). C'est en octobre 1696 que parut la première édition du Dictionnaire. Elle obtint un succès considérable, mais l'ouvrage fut critiqué par les huguenots extrémistes (tel Jurieu) et les plus dévots des catholiques (tel Renaudot). On voulut voir dans cette compilation une machine contre le christianisme. Le consistoire de l'Église wallonne de Rotterdam examina l'ouvrage, y releva un abus de «citations obscènes ou grivoises» et trois articles peut-être dangereux pour la foi: «David», «Manichéens», «Pyrrhoniens». Bayle se justifia: ses plaisanteries trop libres ne visaient qu'à «égayer l'ouvrage et à en faciliter la diffusion». S'affirmant non pas sceptique, mais seulement fidéiste, il se disait prêt à corriger les articles incriminés, et tint compte, en effet, de ces reproches dans la seconde édition de son Dictionnaire, qui parut en décembre 1701: on y trouvait également d'importantes additions, que ses propres recherches ou des mémoires de ses correspondants lui avaient inspirées.

 

 

Les articles concernent des personnalités de gloire fort inégale et d'horizons fort différents. Des papes (Grégoire Ier, Grégoire VII, Léon X), des rois (François Ier, Henri II, Henri III, Louis XI, Louis XII, Louis XIII), d'illustres figures de la mythologie (Ajax, Hercule, Junon, Jupiter), de la Bible (Abel, Caïn, David, Judith), de l'histoire politique (Charles, François, Henri de Guise; le chancelier de l'Hospital), des sciences (Euclide, Kepler), de la philosophie (Abélard, Averroès, Charron, Chrysippe, Démocrite, Hobbes, Leucippe, Rorarius, Spinoza, Zénon d'Élée), de la littérature (Ésope, Euripide), et de nombreux hérésiarques _ fondateurs de sectes (anabaptistes, arminiens, Jansénius, Knox, Luther, Origène, pauliciens, Socin), ou libertins (Hénault). Des noms très obscurs (Farel, P. Ferri) à côté de gloires européennes.

 

 

La tradition positiviste et républicaine du XIXe siècle a proposé du Dictionnaire une lecture que l'on peut qualifier de «machiavélique» ou de «policière». Comme les articles proprement dits sont relativement courts, et accompagnés de notes et de remarques fort longues, il faudrait chercher dans ces ajouts la véritable pensée de Bayle, plus hardie assurément qu'on ne le croirait. Cela est vrai, mais plutôt que de supposer chez le philosophe d'habiles subterfuges, ne peut-on admettre que sa démarche est celle qui convient à un travail d'érudition? Dans le texte, les certitudes; dans les marges, les gloses et les doutes, le probable et le possible.

 

En fait, le Dictionnaire peut d'abord être considéré comme un ouvrage de polémique protestante, destiné à corriger et à critiquer l'érudition papiste de Moreri. Mais ce projet entraîne le philosophe à présenter et à appliquer une théorie générale de l'Histoire. Contre les cartésiens il veut réhabiliter l'érudition, même la plus minutieuse, et il en vient à soutenir que «les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable que [...] les vérités géométriques [...]. Jamais, ajoute-t-il, on n'objectera rien qui vaille, contre cette vérité de fait, que César a battu Pompée». Quelle méthode convient pour éviter le doute et l'approximation en Histoire? S'attacher, avant tout, aux vérités de fait - examiner scrupuleusement les témoignages -, prendre garde à la datation des textes, se méfier surtout de la subjectivité et de l'esprit de parti. Certes, le philosophe ne peut toujours trancher: il demeure parfois dans l'incertitude, mais il parvient au moins à détruire bien des légendes.

 

 

Dans les articles consacrés à d'illustres figures de l'Ancien Testament (Adam et Eve, Abraham, David, Judith), Bayle applique cette méthode: loin de s'anéantir devant les Livres saints, il confronte leurs récits à ceux des historiens anciens (Philon le Juif, Josèphe, Celse) et des exégètes modernes (Naudé, Huet, Herbelot). Il semble surtout s'inspirer des travaux de Richard Simon, qui avait mis en doute l'authenticité de toute la Bible. A quoi s'ajoute vraisemblablement l'influence inavouée de Spinoza. Bayle tente, en tout cas, de rationaliser, autant qu'il se peut, le sacré et de faire «l'économie des miracles». Rien là de particulièrement audacieux: Malebranche et les cartésiens avaient indiqué la voie. Le pieux abbé Renaudot, quand il eut à examiner le Dictionnaire, ne se montra nullement choqué de telles pratiques: il le fut davantage de la «manière peu respectueuse» avec laquelle le philosophe parlait des patriarches. Nous retrouvons le problème de l'«obscénité» du Dictionnaire. N'est-ce qu'un agrément de vulgarisateur, ou une fantaisie de professeur soucieux de plaire à son auditoire? En fait, le rationalisme de Bayle et ses grivoiseries conspiraient à détourner les lecteurs d'une aveugle crédulité. Au moment où Jurieu, nouveau Jean de Patmos, prophétisait la ruine de Louis XIV et le triomphe en France des huguenots, la méthode et l'ironie du Dictionnaire pouvaient avoir de salubres effets.

 

L'examen de l'Histoire laïque et de l'histoire sacrée conduit à une sorte de philosophie. Bayle se refuse au scepticisme absolu et même à un empirisme radical. Il reconnaît la validité d'axiomes qui transcendent l'expérience, tel «le tout est plus grand que la partie». Il admet même la pertinence jusqu'à un certain point de la philosophie cartésienne, apte plus que toute autre à démontrer l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Ces affirmations n'empêchent pas le doute de régner: le philosophe ne cesse de mettre en évidence l'infirmité de la raison humaine. A cet échec des démarches théoriques, il oppose l'absolu de l'intention morale. Il est sans doute, comme l'a dit Cornélia Serrurier, «un calviniste froid, mais sincère». Le calvinisme seul lui paraît orthodoxe, mais la religion est affaire de foi, et non de raisonnement: «Les mystères de l'Évangile ne peuvent point et ne doivent point être sujets aux règles de la lumière naturelle.» D'ailleurs la théologie rencontre des difficultés, que notre esprit ne peut surmonter. Bayle est pessimiste, et, avant Voltaire, il ne voit dans l'Histoire «qu'un recueil des crimes et des infortunes du genre humain». Comment concilier le mal qui règne dans le monde avec la toute-puissance et la toute-bonté divines? Les hommes n'agissent jamais selon leurs principes et se laissent toujours entraîner par leurs passions et leur intérêt. Est-ce Dieu qui veut cet apparent désordre pour des fins qui nous échappent, et peut-être pour l'avènement d'un ordre transcendant?

 

Ce fidéisme n'est pas du pyrrhonisme, mais il y ressemble parfois et peut y conduire. Il faudrait plutôt penser à la véritable tradition protestante, à Rousseau, à Kant (et à Pascal). Le pessimisme de Bayle et son sens du tragique y ramènent, et les «principes synthétiques a priori» qu'il admet, et l'absolu qu'il place dans la raison pratique, non dans la raison pure. Alors que la naissante philosophie des Lumières promouvait une sorte de déisme résolument rationaliste et optimiste, le Dictionnaire de Bayle marquait une volonté de rendre à l'expérience religieuse sa tragique profondeur, et de convier les hommes à s'inquiéter, non à se consoler ou à se rassurer trop aisément.

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L'attente, l'oubli

12272773269?profile=originalIl s’agit d’un récit de Maurice Blanchot (né en 1907), publié à Paris chez Gallimard en 1962.

 

Blanchot s'est toujours attaché à louer les vertus du silence: «Le silence, le néant, c'est bien là l'essence de la littérature, "la Chose même"» (la Part du feu). En ce sens l'Attente, l'Oubli représente une étape décisive dans la démarche de l'auteur. Entre essai critique, récit et poème, ce texte inclassable inaugura en somme un genre nouveau, propre à Blanchot seul, le «poème narratif».

 

 

Enfermés dans une chambre d'hôtel, un homme et une femme dialoguent et se promettent de faire entendre la «double parole». Lui, tâche de la ramener aux premiers instants de leur rencontre; mais elle lui oppose un refus catégorique. Sous forme de prière, d'interpellation ou d'injonction, ils analysent ensemble le sens de «cette histoire» dont lui s'efforce de retracer les étapes. Si le désir de l'entendre, chez lui, fait place à un besoin de silence, la jeune femme, lorsqu'elle prend la parole, prétend avoir oublié ce qu'elle a confié à son interlocuteur. Au matin, après qu'elle a parlé toute la nuit, lui s'éveille et consent à l'accompagner dans son «attente» inconsolable. Silencieuse, étrangère, lointaine, elle ne supporte plus sa présence auprès de lui, tandis que lui s'interroge sur cette attente qu'ils partagent et sur le mystère que représente cette obstination à vouloir «oublier».

 

 

C'est au coeur même du langage qu'entendent se situer les deux voix narratives de l'Attente, l'Oubli. Cette quête hésitante annule d'emblée toute illusion d'un sujet ou d'un centre dans un texte qui vit ici du refus de toute intrigue, suspendu à des questions. Ces voix se relaient, se redoublent, se reprennent en un discours partagé qui repose sur un pacte, un protocole d'écriture énoncé dans les premières pages: «Essayer d'ignorer ce qu'on sait, seulement cela [...]. Attendre, se rendre attentif à ce qui fait de l'attente un acte neutre.» Le «récit» progresse ainsi autour de quelques mots-thèmes (attente, attention, oubli) qui, d'assonances en allitérations, tissent un réseau lexical fait d'antithèses (la présence tire toujours son authenticité de l'absence de l'autre) et de chiasmes rythmiques («L'oubli, l'attente. L'attente qui rassemble, disperse; l'oubli qui disperse, rassemble. L'attente, l'oubli»), chaque «proposition» étant annulée, niée, dans l'instant même où elle est proférée. Ce piétinement, en même temps qu'il favorise, dans son murmure continu, la construction d'une harmonieuse chambre d'échos, supprime toute considération temporelle; la visée du récit blanchotien est désormais spatiale: «Attendre, seulement attendre. L'attente, étrangère, égale en tous ses moments, comme l'espace entre ses points; pareille à l'espace, exerçant la même pression continue, ne l'exerçant pas.» Disposées en courts fragments, ces phrases elliptiques aux accents heideggériens («L'être est encore un nom pour l'oubli») composent ainsi une savante rapsodie qui réaffirme la valeur intransitive de toute littérature - «Elle ne demandait rien, elle demandait seulement» - en même temps que le danger que représente tout acte de parole. Affranchi de tout sujet, débarrassé de toute contrainte narrative, ce discours à deux voix, réduit à des aphorismes et à une alternance contradictoire de propos, représente un des aboutissements possibles de ce silence auquel a toujours aspiré Blanchot.

 

 

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Espérance !

 

Je me hâte avec lenteur

de toucher votre visage avec mes yeux, ma bouche,

en profondeur, sans un mot,

pour ne jamais vous perdre.

 

L’allégresse et l’insatiabilité de mon

regard sur vous posé est une averse bleue et chaude,

incessante, incroyablement douce ;

oh je le voudrais tant !

 

Puisse t-il vous bouleverser,

 vous faire un jour un peu trembler ?

 

Oh que sais-je, que dis-je !

 

Puis du haut de votre masculinité,

jusqu’à mes pieds chaussés d’escarpins délicats,

 vous faire tomber d’amour,

le cœur perdu et rouge,

à point brisé !

 

Ah j’en rêve nuits et jours

Le savez-vous ?

 

,

 

 

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