Des tours de Babel – Jacques Derrida
"Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne" J. Derrida
Babel : un nom propre d’abord, soit. Mais quand nous disons Babel
aujourd’hui, savons-nous ce que nous nommons? Savons-nous qui? Considérons
la survie d’un texte légué, le récit ou le mythe de la tour de Babel: il ne forme
pas une figure parmi d’autres: Disant au moins l’inadéquation d’une langue à
l’autre, d’un lieu de l’encyclopédie à l’autre, du langage à lui-même et au sens,
il dit aussi la nécessité de la figuration, du mythe, des tropes, des tours, de la
traduction inadéquate pour suppléer à ce que la multiplicité nous interdit. En ce
sens il serait le mythe de l’origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le
récit du récit, la traduction de la traduction. Il ne serait pas la seule structure à se
creuser ainsi mais il le ferait à sa manière (elle-même à peu près intraduisible,
comme un nom propre) et il faudrait en sauver l’idiome.
La «tour de Babel» ne figure pas seulement la multiplicité irréductible des
langues, elle exhibe un inachèvement, l’impossibilité de compléter, de totaliser,
de saturer, d’achever quelque chose qui serait de l’ordre de l’édification, de la
construction architecturale, du système et de l’architectonique. Ce que la
multiplicité des idiomes vient limiter, ce n’est pas seulement une traduction
«vraie», une entr’expression transparente et adéquate, c’est aussi un ordre
structural, une cohérence du constructum. Il y a là (traduisons) comme une
limite interne à la formalisation, une incomplétude de la constucture. Il serait
facile et jusqu’à un certain point justifié d’y voir la traduction d’un système en
déconstruction.
On ne devrait jamais passer sous silence la question de la langue dans
laquelle se pose la question de la langue et se traduit un discours sur la
traduction.
D’abord : dans quelle langue la tour de Babel fut-elle construite et
déconstruite? Dans une langue à l’intérieur de laquelle le nom propre de Babel
pouvait aussi, par confusion, être traduit par «confusion». Le nom propre Babel,
en tant que nom propre, devrait rester intraduisible mais, par une sorte de
confusion associative qu’une seule langue rendait possible, on put croire le
traduire, dans cette langue même, par un nom commun signifiant ce que nous
traduisons par confusion. Voltaire s’en étonnait ainsi dans son Dictionnaire
philosophique, à l’article «Babel»:
Je ne sais pas pourquoi il est dit dans la Genèse que Babel signifie
confusion; car Ba signifie père dans les langues orientales, et Bel
signifie Dieu; Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte. Les
Anciens donnaient ce nom à toutes leurs capitales. Mais il est
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incontestable que Babel veut dire confusion, soit parce que les
architectes furent confondus après avoir élevé leur ouvrage jusqu’à
quatre-vingt et un mille pieds juifs, soit parce que les langues se
confondirent; et c’est évidemment depuis ce temps-là que les
Allemands n’entendent plus les Chinois; car il est clair, selon le savant
Bochart, que le chinois est originairement la même langue que le hautallemand.
L’ironie tranquille de Voltaire veut dire que Babel veut dire: ce n’est pas
seulement un nom propre, la référence d’un signifiant pur à un existant singulier
— et à ce titre intraduisible —, mais un nom commun rapporté à la généralité
d’un sens. Ce nom commun veut-dire, et non seulement la confusion, encore
que «confusion» ait au moins deux sens, Voltaire y est attentif : la confusion des
langues mais aussi l’état de confusion dans lequel se trouvent les architectes
devant la structure interrompue, si bien qu’une certaine confusion a déjà
commencé à affecter les deux sens du mot «confusion». La signification de
«confusion» est confuse, au moins double. Mais Voltaire suggère autre chose
encore: Babel ne veut pas seulement dire confusion au double sens de ce mot,
mais aussi le nom du père, plus précisément et plus communément, le nom de
Dieu comme nom de père. La ville porterait le nom de Dieu le père, et du père
de la ville qui s’appelle confusion. Dieu, le Dieu aurait marqué de son
patronyme un espace communautaire, cette ville où l’on ne peut plus s’entendre.
Et on ne peut plus s’entendre quand il n’y a que du nom propre, et on ne peut
plus s’entendre quand il n’y a plus de nom propre. En donnant son nom, en
donnant tous les noms, le père serait à l’origine du langage et ce pouvoir
appartiendrait de droit à Dieu le père. Et le nom de Dieu le père serait le nom de
cette origine des langues. Mais c’est aussi ce Dieu qui, dans le mouvement de sa
colère (comme le Dieu de Boehme ou de Hegel, celui qui sort de lui, se
détermine dans sa finitude et produit ainsi l’histoire), annule le don des langues,
ou du moins le brouille, sème la confusion parmi ses fils et empoisonne le
présent (Gift-gift). C’est aussi l’origine des langues, de la multiplicité des
idiomes, autrement dit de ce qu’on appelle couramment des langues maternelles.
Car toute cette histoire déploie des filiations, des générations et des généalogies
: sémitiques. Avant la déconstruction de Babel, la grande famille sémitique était
en train d’établir son empire, elle le voulait universel, et sa langue, qu’elle tente
aussi d’imposer à l’univers. Le moment de ce projet précède immédiatement la
déconstruction de la tour. Je cite deux traductions françaises. Le premier
traducteur se tient assez loin de ce qu’on voudrait appeler la « littéralité »,
autrement dit de la figure hébraïque, pour dire «langue», là où le second, plus
soucieux de littéralité (métaphorique ou plutôt métonymique), dit «lèvre»
puisque en hébreu on désigne par «lèvre» ce que nous appelons, d’une autre
métonymie, «langue». Il faudra dire multiplicité des lèvres et non des langues
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pour nommer la confusion babelienne. Le premier traducteur, donc, Louis
Segond, auteur de la Bible Segond parue en 1910, écrit ceci :
Ce sont là les fils de Sem, selon leurs familles, selon leurs langues,
selon leurs pays, selon leurs nations. Telles sont les familles des fils de
Noé, selon leurs générations, selon leurs nations. Et c’est d’eux que sont
sorties les nations qui se sont répandues sur la terre après le déluge.
Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils
étaient partis de l’origine, ils trouvèrent une plaine du pays de Schinear,
et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons! faisons des
briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le
bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons! bâtissons-nous
une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un
nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la
terre...
Je ne sais comment interpréter cette allusion à la substitution ou à la
transmutation des matériaux, la brique devenant pierre et le bitume servant de
mortier. Cela déjà ressemble à une traduction, à une traduction de la traduction.
Mais laissons et substituons une seconde traduction à la première. C’est celle de
Chouraqui. Elle est récente et se veut plus littérale, presque verbum pro verbo
comme Cicéron disait qu’il ne fallait surtout pas faire, dans un de ces premiers
conseils au traducteur qu’on peut lire dans son Libellus de optimo genero
oratorum. Voici :
Voici les fils de Shem / pour leurs clans, pour leurs langues, / dans
leurs terres, pour leurs peuples. / Voici les clans des fils de Noah pour
leur geste, dans leurs peuples: / de ceux-là se scindent les peuples sur
terre, après le déluge. / Et c’est toute la terre : une seule lèvre, d’uniques
paroles. / Et c’est à leur départ d’Orient : ils trouvent un cañon, / en
terre de Shine’ar. / Ils s’y établissent. / Ils disent, chacun à son
semblable: / «Allons, briquetons des briques, / Flambons-les à la
flambée.» / La brique devient pour eux pierre, le bitume, mortier. / Ils
disent: / «Allons, bâtissons-nous une ville et une tour. / Sa tête : aux
cieux. / Faisons-nous un nom, / que nous ne soyions dispersés sur la
face de toute la terre.
Que leur arrive-t-il? Autrement dit, de quoi Dieu les punit-il en donnant son
nom, ou plutôt, car il ne le donne à rien ni à personne, en clamant son nom, le
nom propre de «confusion» qui sera sa marque et son sceau? Les punit-il d’avoir
voulu construire à hauteur de cieux? d’avoir voulu accéder au plus haut,
jusqu’au très-haut? Peut-être, sans doute aussi, mais incontestablement d’avoir
voulu ainsi se faire un nom, se donner à eux-mêmes le nom, se construire eux4
mêmes leur propre nom, s’y rassembler («que nous ne soyons plus dispersés...»)
comme dans l’unité d’un lieu qui est à la fois une langue et une tour, l’une
comme l’autre. Il les punit d’avoir ainsi voulu s’assurer, d’eux-mêmes, une
généalogie unique et universelle. Car le texte de la Genèse enchaîne
immédiatement, comme s’il s’agissait du même dessein: élever une tour,
construire une ville, se faire un nom dans une langue universelle qui soit aussi
un idiome, et rassembler une filiation:
Ils disent: «Allons, bâtissons une ville et une tour. / Sa tête: aux
cieux. / Faisons-nous un nom, / que nous ne soyions dispersés sur la
face de toute la terre.» YHWH descend pour voir la ville et la tour /
qu’ont bâties les fils de l’homme. / YHWH dit: / «Oui! Un seul peuple,
une seule lèvre pour tous: / voilà ce qu’ils commencent à faire! / (...)
Allons! Descendons! Confondons là leurs lèvres, / l’homme n’entendra
plus la lèvre de son prochain.» [Puis il dissémine les Sem, et la
dissémination est ici déconstruction] YHWH les disperse de là sur la
face de toute la terre. / Ils cessent de bâtir la ville. / Sur quoi il clame
son nom : Bavel, Confusion, / car là, YHWH confond la lèvre de toute
la terre, / et de là YHWH les disperse sur la face de toute la terre.
Ne peut-on alors parler d’une jalousie de Dieu? Par ressentiment contre ce
nom et cette lèvre uniques des hommes, il impose son nom, son nom de père; et
de cette imposition violente il entame la déconstruction de la tour comme de la
langue universelle, il disperse la filiation généalogique. Il rompt la lignée. Il
impose et interdit à la fois la traduction. Il l’impose et l’interdit, y contraint,
mais comme à l’échec, des enfants qui désormais porteront son nom. Depuis un
nom propre de Dieu, venu de Dieu, descendu de Dieu ou du père (et il est bien
dit que YHWH, nom imprononçable, descend vers la tour), depuis cette marque
les langues se dispersent, se confondent ou se multiplient, selon une
descendance qui dans sa dispersion même reste scellée du seul nom qui aura été
le plus fort, du seul idiome qui l’aura emporté. Or cet idiome porte en lui-même
la marque de la confusion, il veut dire improprement l’impropre, à savoir Bavel,
confusion. La traduction devient alors nécessaire et impossible comme l’effet
d’une lutte pour l’appropriation du nom, nécessaire et interdite dans l’intervalle
entre deux noms absolument propres. Et le nom propre de Dieu se divise assez
dans la langue, déjà, pour signifier aussi, confusément, «confusion». Et la guerre
qu’il déclare, elle a d’abord fait rage au-dedans de son nom : divisé, bifide,
ambivalent, polysémique: Dieu déconstruit. Lui-même. «And he war», lit-on
dans Finnegans Wake, et nous pourrions suivre toute cette histoire du côté de
Shem et de Shaun. Le he war ne noue pas seulement, en ce lieu, un nombre
incalculable de fils phoniques et sémantiques, dans le contexte immédiat et dans
tout ce livre babelien; il dit la déclaration de guerre (en anglais) de celui qui dit:
«Je suis celui qui suis» et qui ainsi fut (war), aura été intraduisible en sa
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performance même, au moins dans ce fait qu’il s’énonce en plus d’une langue à
la fois, au moins l’anglais et l’allemand. Si même une traduction infinie en
épuisait le fonds sémantique, elle traduirait encore en une langue et perdait la
multiplicité du he war. Laissons pour une autre fois une lecture moins vite
interrompue de ce he war et notons une des limites des théories de la traduction:
elles traitent trop souvent des passages d’une langue à l’autre et ne considèrent
pas assez la possibilité pour des langues d’être impliquées à plus de deux dans
un texte. Comment traduire un texte écrit en plusieurs langues à la fois?
Comment «rendre» l’effet de pluralité? Et si l’on traduit par plusieurs langues à
la fois, appellera-t-on cela traduire?
Babel, nous le recevons aujourd’hui comme un nom propre. Certes, mais
nom propre de quoi, et de qui? Parfois d’un texte narratif racontant une histoire
(mythique, symbolique, allégorique, peu importe pour l’instant), d’une histoire
dans laquelle le nom propre, qui alors n’est plus le titre du récit, nomme une tour
ou une ville, mais une tour ou une ville qui reçoivent leur nom d’un événement
au cours duquel YHWH «clame son nom». Or ce nom propre qui nomme déjà
au moins trois fois et trois choses différentes, il a aussi comme nom propre, c’est
toute l’histoire, la fonction d’un nom commun. Cette histoire raconte, entre
autres choses, l’origine de la confusion des langues, la multiplicité des idiomes,
la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme
impossibilité. Or on accorde en général peu d’attention à ce fait: c’est en
traduction que le plus souvent nous lisons ce récit. Et dans cette traduction, le
nom propre garde une destinée singulière puisqu’il n’est pas traduit dans son
apparition de nom propre. Or un nom propre en tant que tel reste toujours
intraduisible, fait à partir duquel on peut considérer qu’il n’appartient pas
rigoureusement, au même titre que les autres mots, à la langue, au système de la
langue, qu’elle soit traduite ou traduisante. Et pourtant «Babel», événement dans
une seule langue, celle dans laquelle il apparaît pour former un «texte», a aussi
un sens commun, une généralité conceptuelle. Que ce soit par un jeu de mots ou
une association confuse importe peu: «Babel» pouvait être entendu dans une
langue avec le sens de «confusion». Et dès lors, de même que Babel est à la fois
nom propre et nom commun, Confusion devient aussi nom propre et nom
commun, l’un comme l’homonyme de l’autre, le synonyme aussi, mais non
l’équivalent car il ne saurait être question de les confondre dans leur valeur.
C’est pour le traducteur sans solution satisfaisante. Le recours - à l’apposition et
à la majuscule («Sur quoi il clame son nom: Bavel, Confusion...») ne traduit pas
d’une langue dans une autre. Il commente, explique, paraphrase mais ne traduit
pas. Tout au plus esquisse-t-il une analyse en divisant l’équivoque en deux mots
là où la confusion se rassemblait en puissance, dans toute sa puissance, dans la
traduction interne, si on peut dire, qui travaille le nom en la langue dite
originale. Car dans la langue même du récit originaire, il y a une traduction, une
sorte de translation qui donne immédiatement (par quelque confusion)
l’équivalent sémantique du nom propre qui, par lui-même, en tant que pur nom
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propre, n’en aurait pas. A vrai dire, cette traduction intralinguistique s’opère
immédiatement; ce n’est même pas, au sens strict, une opération. Néanmoins,
celui qui parle la langue de la Genèse pouvait être attentif à l’effet de nom
propre en effaçant l’équivalent conceptuel (comme pierre dans Pierre, et ce sont
deux valeurs ou deux fonctions absolument hétérogènes). On serait alors tenté
de dire premièrement qu’un nom propre, au sens propre, n’appartient pas
proprement à la langue; il n’y appartient pas, bien que et parce que son appel la
rend(e) possible (que serait une langue sans possibilité d’appeler d’un nom
propre?); par conséquent il ne peut s’inscrire proprement dans une langue qu’en
s’y laissant traduire, autrement dit interpréter dans son équivalent sémantique :
dès ce moment il ne peut plus être reçu comme nom propre. Le nom « pierre »
appartient à la langue française, et sa traduction dans une langue étrangère doit
en principe transporter son sens. Ce n’est plus le cas pour « Pierre » dont
l’appartenance à la langue française n’est pas assurée et en tout cas pas du même
type. Peter en ce sens n’est pas une traduction de Pierre, pas plus que Londres
n’est une traduction de London, etc. Deuxièmement, le sujet dont la langue dite
maternelle serait la langue de la Genèse peut bien entendre Babel comme
«confusion», il opère alors une traduction confuse du nom propre dans son
équivalent commun sans avoir besoin d’un autre mot. C’est comme s’il y avait
là deux mots, deux homonymes dont l’un a valeur de nom propre et l’autre de
nom commun: entre les deux, une traduction qu’on peut très diversement
évaluer. Appartient-elle à ce genre que Jakobson appelle traduction intralinguale
ou reformulation (rewording)? Je ne le crois pas : le rewording concerne des
rapports de transformation entre noms communs et phrases ordinaires. L’essai
On translation (1959) distingue trois formes de traduction. La traduction
intralinguale interprète des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la
même langue. Cela suppose évidemment qu’on sache en dernière instance
comment déterminer rigoureusement l’unité et l’identité d’une langue, la forme
décidable de ses limites. Il y aurait ensuite ce que Jakobson appelle joliment la
traduction « proprement dite », la traduction interlinguale qui interprète des
signes linguistiques au moyen d’une autre langue, ce qui en appelle à la même
présupposition que la traduction intralinguale. Il y aurait enfin la traduction
intersémiotique ou transmutation qui interprète, par exemple, des signes
linguistiques au moyen de signes non linguistiques. Pour les deux formes de
traduction qui ne seraient pas des traductions «proprement dites», Jakobson
propose un équivalent définitionnel et un autre mot. La première, il la traduit, si
on peut dire, par un autre mot : traduction intralinguale ou reformulation,
rewording. La troisième également: traduction intersémiotique ou
transmutation. Dans ces deux cas, la traduction de «traduction» est une
interprétation définitionnelle. Mais dans le cas de la traduction «proprement
dite», de la traduction au sens courant, interlinguistique et post-babélien,
Jakobson ne traduit pas, il reprend le même mot: «la traduction interlinguale ou
traduction proprement dite». Il suppose qu’il n’est pas nécessaire de traduire,
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tout le monde comprend ce que cela veut dire parce que tout le monde en a
l’expérience, tout le monde est censé savoir ce qu’est une langue, le rapport
d’une langue à l’autre et surtout l’identité ou la différence en fait de langue. S’il
y a une transparence que Babel n’aurait pas entamée, c’est bien cela,
l’expérience de la multiplicité des langues et le sens «proprement dit» du mot
«traduction». Par rapport à ce mot, quand il s’agit de traduction «proprement
dite», les autres usages du mot «traduction» seraient en situation de traduction
intralinguale et inadéquate, comme des métaphores, en somme, des tours ou
tournures de la traduction au sens propre. Il y aurait donc une traduction au sens
propre et une traduction au sens figuré. Et pour traduire l’une dans l’autre, à
l’intérieur de la même langue ou d’une langue à l’autre, au sens figuré ou au
sens propre, on s’engagerait dans des voies qui révéleraient vite ce que cette
tripartition rassurante peut avoir de problématique. Très vite: à l’instant même
où prononçant Babel nous éprouvons l’impossibilité de décider si ce nom
appartient, proprement et simplement, à une langue. Et il importe que cette
indécidabilité travaille une lutte pour le nom propre à l’intérieur d’une scène
d’endettement généalogique. En cherchant à «se faire un nom», à fonder à la
fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre
à la raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence
coloniale (puisqu’ils universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence
pacifique de la communauté humaine. Inversement, quand Dieu leur impose et
oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la
violence coloniale ou l’impérialisme linguistique. Il les destine à la traduction, il
les assujettit à la loi d’une traduction nécessaire et impossible; du coup de son
nom propre traduisible-intraduisible il délivre une raison universelle (celle-ci ne
sera plus soumise à l’empire d’une nation particulière) mais il en limite
simultanément l’universalité même : transparence interdite, univocité
impossible. La traduction devient la loi, le devoir et la dette mais de la dette on
ne peut plus s’acquitter. Telle insolvabilité se trouve marquée à même le nom de
Babel : qui à la fois se traduit et ne se traduit pas, appartient sans appartenir à
une langue et s’endette auprès de lui-même d’une dette insolvable, auprès de luimême
comme autre. Telle serait la performance babélienne.
Cet exemple singulier, à la fois archétypique et allégorique, pourrait
introduire à tous les problèmes dits théoriques de la traduction. Mais aucune
théorisation, dès lors qu’elle se produit dans une langue, ne pourra dominer la
performance babélienne. C’est une des raisons pour lesquelles je préfère ici, au
lieu d’en traiter sur le mode théorique, tenter de traduire à ma manière la
traduction d’un autre texte sur la traduction. Sans m’en acquitter, je
reconnaîtrais ainsi l’une de mes nombreuses dettes à l’égard de Maurice de
Gandillac. Nous lui devons, entre tant d’autres enseignements irremplaçables,
d’avoir introduit et traduit Walter Benjamin, et singulièrement Die Aufgabe des
Ubersetzers, La tâche du traducteur. Ce qui précède aurait dû me conduire
plutôt vers un texte antérieur de Benjamin, Sur le langage en général et sur le
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langage humain (1916), également traduit par Maurice de Gandillac dans le
même volume (Mythe et violence, Denoël, 1971). La référence à Babel y est
explicite et s’y accompagne d’un discours sur le nom propre et sur la traduction.
Mais devant le caractère à mes yeux trop énigmatique de cet essai, sa richesse et
ses surdéterminations, j’ai dû ajourner cette lecture et m’en tenir à La tâche du
traducteur. Sa difficulté n’est sans doute pas moindre, mais son unité reste plus
apparente, mieux centrée autour de son thème. Puis ce texte sur la traduction est
aussi la préface à une traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, et je le
lis d’abord dans la traduction française que nous en donne Maurice de
Gandillac. Et pourtant, la traduction, est-ce seulement un thème pour ce texte, et
surtout son premier thème?
Le titre dit aussi, dès son premier mot, la tâche (Aufgabe), la mission à
laquelle on est (toujours par l’autre) destiné : l’engagement, le devoir, la dette, la
responsabilité. Il y va déjà d’une loi, d’une injonction dont le traducteur doit
répondre. Il doit s’acquitter aussi, et de quelque chose qui implique peut-être
une faille, une chute, une faute, voire un crime. L’essai a pour horizon, on le
verra, une « réconciliation ». Et tout cela dans un discours multipliant les motifs
généalogiques et les allusions — plus ou moins que métaphoriques — à la
transmission d’une semence familiale. Le traducteur est endetté, il s’apparaît
comme traducteur dans la situation de la dette; et sa tâche c’est de rendre, de
rendre ce qui doit avoir été donné. Parmi les mots qui répondent au titre de
Benjamin (Aufgabe, le devoir, la mission, la tâche, le problème, ce qui est
assigné, donné’ à faire, donné à rendre), c’est dès le début Wiedergabe,
Sinnwiedergabe, la restitution, la restitution du sens. Comment entendre une
telle restitution, voire un tel acquittement? Et quoi du sens? Quant à aufgeben,
c’est aussi donner, expédier (émission, mission) et abandonner.
Retenons pour l’instant ce lexique du don et de la dette, d’une dette qui
pourrait bien s’annoncer comme insolvable, d’où une sorte de « transfert »,
amour et haine, de qui est en situation de traduire, sommé de traduire, à l’égard
du texte à traduire (je ne dis pas du signataire ou de l’auteur de l’original), de la
langue et de l’écriture, du lien d’amour qui signe la noce entre l’auteur de l’«
original » et sa propre langue. Au centre de l’essai, Benjamin dit de la restitution
qu’elle pourrait bien être impossible : dette insolvable à l’intérieur d’une scène
généalogique. Un des thèmes essentiels du texte est la « parenté » des langues en
un sens qui n’est plus tributaire de la linguistique historique du siècle, sans lui
être tout à fait étranger. Peut-être nous est-il ici proposé de penser la possibilité
même d’une linguistique historique.
Benjamin vient de citer Mallarmé: en français, après avoir laissé dans sa
propre phrase un mot latin, que Maurice de Gandillac a reproduit en bas de page
pour bien marquer que par «génie» il ne traduisait pas de l’allemand mais du
latin (ingenium). Mais bien entendu, il ne pouvait en faire autant avec la
troisième langue de cet essai, le français de Mallarmé dont Benjamin avait
mesuré l’intraduisibilité. Une fois encore: comment traduire un texte écrit dans
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plusieurs langues à la fois? Voici ce passage sur l’insolvable (je cite comme
toujours la traduction française, me contentant d’inclure ici ou là le mot
allemand qui soutient mon propos):
Philosophie et traduction ne sont pas cependant des futilités,
comme le prétendent des artistes sentimentaux. Car il existe un génie
philosophique, dont le caractère le plus propre est la nostalgie de ce
langage qui s’annonce dans la traduction :
«Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la
suprême: penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement
mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des
idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon, se
trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la
vérité.»
Si la réalité qu’évoquent ces mots de Mallarmé, est applicable, en
toute rigueur, au philosophe, la traduction, avec les germes (Keimen)
qu’elle porte en elle d’un tel langage, se situe à mi-cheminde la création
littéraire et de la théorie. Son oeuvre a moins de relief, mais s’imprime
tout aussi profondément dans l’histoire.
Si la tâche du traducteur apparaît sous cette lumière, les chemins de
son accomplissement risquent de s’obscurcir de façon d’autant plus
impénétrable. Disons plus : de cette tâche qui consiste, dans la
traduction, à faire mûrir la semence d’un pur langage [den Samen
reiner Sprache zur Reife zu bringen], il semble impossible de jamais
s’acquitter [diese Aufgabe [...] scheint niemals lösbar], il semble
qu’aucune solution ne permette de la définir [in keiner Lösung
bestimmbar]. Ne la prive-t-on pas de toute base si rendre le sens cesse
d’être l’étalon?
Benjamin vient d’abord de renoncer à traduire Mallarmé, il l’a laissé briller
comme la médaille d’un nom propre dans son texte; mais ce nom propre n’est
pas totalement insignifiant, il se soude seulement à ce dont le sens ne se laisse
pas transporter sans dommage dans un autre langage ou dans une autre langue
(Sprache ne se traduit pas sans perte par l’un ou l’autre mot). Et dans le texte de
Mallarmé, l’effet de propriété intraduisible se lie moins à du nom ou à de la
vérité d’adéquation qu’à l’unique événement d’une force performative. Alors se
pose la question : le sol de la traduction n’en vient-il pas à se retirer dès l’instant
où la restitution du sens (Wiedergabe des Sinnes) cesse de donner la mesure?
C’est le concept courant de la traduction qui devient problématique : il
impliquait ce procès de restitution, la tâche (Aufgabe) revenait à rendre
(wiedergeben) ce qui était d’abord donné, et ce qui était donné, c’était, pensait10
on, le sens. Or les choses s’obscurcissent quand on essaie d’accorder cette
valeur de restitution avec celle de maturation. Sur quel sol, dans quel sol aura
lieu la maturation si la restitution du sens donné n’en est plus la règle?
L’allusion à la maturation d’une semence pourrait ressembler à une
métaphore vitaliste ou génétiste; elle viendrait alors soutenir le code
généalogiste et parental qui semble dominer ce texte. En fait, il paraît ici
nécessaire d’inverser cet ordre et de reconnaître ce que j’ai ailleurs proposé
d’appeler la «catastrophe métaphorique»: loin que nous sachions d’abord ce que
veut dire «vie» ou «famille» au moment où nous nous servons de ces valeurs
familières pour parler de langage et de traduction, c’est au contraire à partir
d’une pensée de la langue et de sa «survie» en traduction que nous accéderions à
la pensée de ce que «vie» et « famille» veulent dire. Ce retournement est
expressément opéré par Benjamin. Sa préface (car, ne l’oublions pas, cet essai
est une préface) circule sans cesse entre les valeurs de semence, de vie et surtout
de «survie» (Überleben a ici un rapport essentiel avec Übersetzen). Or très près
du début, Benjamin semble proposer une comparaison ou une métaphore — elle
s’ouvre par un « De même que... » — et d’emblée tout se déplace entre
Übersetzen, Übersetzen, Überleben :
De même que les manifestations de la vie, sans rien signifier pour
le vivant, sont avec lui dans la plus intime corrélation, ainsi la
traduction procède de l’original. Certes moins de sa vie que de sa
«survie» («Überleben »). Car la traduction vient après l’original et,
pour les oeuvres importantes, qui ne trouvent jamais leur traducteur
prédestiné au temps de leur naissance, elle caractérise le stade de leur
survie [Fortleben, cette fois, la survie comme continuation de la vie
plutôt que comme vie post mortem]. Or c’est dans leur simple réalité,
sans aucune métaphore [in völlig unmetaphorischer Sachlichkeit] qu’il
faut concevoir pour les oeuvres d’art les idées de vie et de survie
(Fortleben).
Et selon un schéma d’apparence hegelien, dans un passage très circonscrit,
Benjamin nous appelle à penser la vie depuis l’esprit ou l’histoire et non pas
depuis la seule «corporalité organique». Il y a vie au moment où la «survie»
(l’esprit, l’histoire, les oeuvres) excède la vie et la mort biologique: «C’est en
reconnaissant bien plutôt la vie à tout ce dont il y a histoire et qui n’en est pas
seulement le théâtre qu’on rend justice à ce concept de vie. Car c’est à partir de
l’histoire, non de la nature [...] qu’il faut finalement circonscrire le domaine de
la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche (Aufgabe) de comprendre toute vie
naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire.»
Dès son titre — et pour l’instant je m’y tiens — Benjamin situe le
problème, au sens de ce qui précisément est devant soi comme une tâche : c’est
celui du traducteur et non de la traduction (ni d’ailleurs, soit dit au passage et la
11
question n’est pas négligeable, de la traductrice). Benjamin ne dit pas la tâche ou
le problème de la traduction. Il nomme le sujet de la traduction comme sujet
endetté, obligé par un devoir, déjà en situation d’héritier, inscrit comme
survivant dans une généalogie, comme survivant ou agent de survie. La survie
des oeuvres, non pas des auteurs. Peut-être la survie des noms d’auteurs et des
signatures, mais non des auteurs.
Telle survie donne un plus de vie, plus qu’une survivance. L’oeuvre ne vit
pas seulement plus longtemps, elle vit plus et mieux, au-dessus des moyens de
son auteur.
Le traducteur serait-il alors un récepteur endetté, soumis au don et à la
donnée d’un original? Nullement. Pour plusieurs raisons dont celle-ci: le lien ou
l’obligation de la dette ne passe pas entre un donateur et un donataire mais entre
deux textes (deux «productions» ou deux «créations»). Cela s’entend dès
l’ouverture de la préface et si l’on voulait isoler des thèses, en voici quelquesunes,
avec la brutalité du prélèvement:
1. La tâche du traducteur ne s’annonce pas depuis une réception. La
théorie de la traduction ne relève pas pour l’essentiel de quelque théorie de la
réception, même si elle peut inversement contribuer à la rendre possible et à en
rendre compte.
2. La traduction n’a pas pour destination essentielle de communiquer. Pas
plus que l’original, et Benjamin maintient, à l’abri de toute contestation possible
ou menaçante, la dualité rigoureuse entre l’original et la version, le traduit et le
traduisant, même s’il en déplace le rapport. Et il s’intéresse à la traduction de
textes poétiques ou sacrés qui livrerait ici l’essence de la traduction. Tout l’essai
se déploie entre le poétique et le sacré, pour remonter du premier au second,
lequel indique l’idéal de toute traduction, le traductible pur : la version
intralinéaire du texte sacré serait le modèle ou l’idéal (Urbild) de toute
traduction possible en général. Or, c’est la deuxième thèse, pour un texte
poétique ou pour un texte sacré, la communication n’est pas l’essentiel. Cette
mise en question ne concerne pas directement la structure communicante du
langage, mais plutôt l’hypothèse d’un contenu communicable qui se
distinguerait rigoureusement de l’acte linguistique de la communication. En
1916, la critique du sémiotisme et de la «conception bourgeoise» du langage
visait déjà cette distribution: moyen, objet, destinataire. «Il n’y a pas de contenu
du langage.» Ce que communique d’abord le langage, c’est sa
«communicabilité» (Sur le langage..., trad. M. de Gandillac, p. 85). Dira-t-on
qu’une ouverture est ainsi faite vers la dimension performative des énoncés? En
tout cas cela nous met en garde devant une précipitation: isoler des contenus et
des thèses dans La tâche du traducteur, et les traduire autrement que comme la
signature d’une sorte de nom propre destinée à assurer sa survie comme oeuvre.
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3. S’il y a bien entre texte traduit et texte traduisant un rapport d’«original»
à version, il ne saurait être représentatif ou reproductif. La traduction n’est ni
une image ni une copie.
Ces trois précautions prises (ni réception, ni communication, ni
représentation), comment se constituent la dette et la généalogie du traducteur?
ou d’abord de ce qui est à-traduire, de l’à-traduire?
Suivons le fil de vie ou de survie, partout où il communique avec le
mouvement de la parenté. Quand Benjamin récuse le point de vue de la
réception, ce n’est pas pour lui dénier toute pertinence, et il aura sans doute
beaucoup fait pour préparer à une théorie de la réception en littérature. Mais il
veut d’abord revenir à l’instance de ce qu’il appelle encore l’«original», non pas
en tant qu’elle produit ses récepteurs ou ses traducteurs, mais en tant qu’elle les
requiert, mande, demande ou commande en posant la loi. Et c’est la structure de
cette demande qui paraît ici la plus singulière. Par où passe-t-elle? Dans un texte
littéraire — disons plus rigoureusement dans ce cas «poétique» — elle ne passe
pas par le dit, l’énoncé, le communiqué, le contenu ou le thème. Et quand, dans
ce contexte, Benjamin dit encore «communication» ou «énonciation»
(Mitteilung, Aussage), ce n’est pas de l’acte mais du contenu que visiblement il
parle: «Mais que “dit” une oeuvre littéraire (Dichtung)? Que communique-telle?
Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas
communication, n’est pas énonciation.»
La demande semble donc passer, voire être formulée par la forme. «La
traduction est une forme » et la loi de cette forme a son premier lieu dans
l’original. Cette loi se pose d’abord, répétons-le, comme une demande au sens
fort, une exigence qui délègue, mande, prévoit, assigne. Quant à cette loi comme
demande, deux questions peuvent surgir; elles sont d’essence différente.
Première question : parmi la totalité de ses lecteurs, l’oeuvre peut-elle chaque
fois trouver le traducteur qui en soit en quelque sorte capable? Deuxième
question et, dit Benjamin, «plus proprement», comme si cette question rendait la
précédente plus appropriée alors que, nous allons le voir, il lui fait un sort tout
autre: «De par son essence [l’oeuvre] supporte-t-elle et s’il en est ainsi —
conformément à la signification de cette forme —, exige-t-elle d’être traduite?»
A ces deux questions la réponse ne saurait être de même nature ou de même
mode. Problématique dans le premier cas, non nécessaire (le traducteur capable
de l’oeuvre peut apparaître ou ne pas apparaître, mais même s’il n’apparaît pas,
cela ne change rien à la demande et à la structure de l’injonction venue de
l’oeuvre), la réponse est proprement apodictique dans le second cas: nécessaire,
a priori, démontrable, absolue car elle vient de la loi intérieure de l’original.
Celui-ci exige la traduction même si aucun traducteur n’est là, en mesure de
répondre à cette injonction qui est en même temps demande et désir dans la
structure même de l’original. Cette structure est le rapport de la vie à la survie.
Cette exigence de l’autre comme traducteur, Benjamin la compare à tel instant
inoubliable de la vie : il est vécu comme inoubliable, il est inoubliable même si
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en fait l’oubli finit par l’emporter. Il aura été inoubliable, c’est là sa signification
essentielle, son essence apodictique, l’oubli n’arrive à cet inoubliable que par
accident. L’exigence de l’inoubliable — qui est ici constitutive — n’est pas le
moins du monde entamée par la finitude de la mémoire. De même, l’exigence de
la traduction ne souffre en rien de n’être pas satisfaite; du moins ne souffre-t-elle
pas en tant que structure même de l’oeuvre. En ce sens la dimension survivante
est un a priori — et la mort n’y changerait rien. Pas plus qu’à l’exigence
(Forderung) qui traverse l’oeuvre originale et à laquelle seule peut répondre ou
correspondre (entsprechen) « une pensée de Dieu ». La traduction, le désir de
traduction n’est pas pensable sans cette correspondance avec une pensée de
Dieu. Dans le texte de 1916 qui accordait déjà la tâche du traducteur, son
Aufgabe, à la réponse faite au don des langues et au don du nom (Gabe der
Sprache, Gebung des Namens), Benjamin nommait Dieu en ce lieu, celui d’une
correspondance autorisant, rendant possible ou garantissant la correspondance
entre les langages engagés en traduction. Dans ce contexte étroit, il s’agissait
aussi bien des rapports entre langage des choses et langage des hommes, entre le
muet et le parlant, l’anonyme et le nommable, mais l’axiome valait sans doute
pour toute traduction: «... l’objectivité de cette traduction est garantie en Dieu»
(trad. M. de Gandillac, p. 91). La dette, au commencement, se forme dans le
creux de cette «pensée de Dieu».
Étrange dette, qui ne lie personne à personne. Si la structure de l’oeuvre est
«survie», la dette n’engage pas auprès d’un sujet-auteur présumé du texte
original — le mort ou le mortel, le mort du texte — mais à autre chose que
représente la loi formelle dans l’immanence du texte original. Ensuite la dette
n’engage pas à restituer une copie ou une bonne image, une représentation fidèle
de l’original : celui-ci, le survivant, est lui-même en procès de transformation.
L’original se donne en se modifiant, ce don n’est pas d’un objet donné, il vit et
survit en mutation: «Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom, si elle
n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. Même pour des
mots solidifiés il y a encore une post-maturation.»
Post-maturation (Nachreife) d’un organisme vivant ou d’une semence: ce
n’est pas non plus, simplement, une métaphore, pour les raisons déjà entrevues.
Dans son essence même, l’histoire de la langue est déterminée comme
«croissance», «sainte croissance des langues».
4. Si la dette du traducteur ne l’engage ni à l’égard de l’auteur (mort même
s’il est vivant dès lors que son texte a structure de survie), ni à l’égard d’un
modèle qu’il faudrait reproduire ou représenter, envers quoi, envers qui engaget-
elle? Comment nommer cela, ce quoi ou ce qui? Quel est le nom propre si ce
n’est celui de l’auteur fini, le mort ou le mortel du texte? Et qui est le traducteur
qui s’engage ainsi, qui se trouve peut-être engagé par l’autre avant de s’être
engagé lui-même? Comme le traducteur se trouve, quant à la survie du texte,
dans la même situation que son producteur fini et mortel (son « auteur »), ce
n’est pas lui, pas lui-même en tant que fini et mortel, qui s’engage. Alors qui?
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C’est certes lui mais au nom de qui et de quoi? La question des noms propres est
ici essentielle. Là où l’acte du vivant mortel paraît moins compter que la survie
du texte en traduction — traduit et traduisant —, il faut bien que la signature du
nom propre s’en distingue et ne s’efface pas si facilement du contrat ou de la
dette. N’oublions pas que Babel nomme une lutte pour la survie du nom, de la
langue ou des lèvres.
De sa hauteur, Babel à chaque instant surveille et surprend ma lecture : je
traduis, je traduis la traduction par Maurice de Gandillac d’un texte de Benjamin
qui, préfaçant une traduction, en prend prétexte pour dire à quoi et en quoi tout
traducteur est engagé — et note au passage, pièce essentielle de sa
démonstration, qu’il ne saurait y avoir de traduction de la traduction. Il faudra
s’en souvenir.
Rappelant cette étrange situation, je ne veux pas seulement, pas
essentiellement réduire mon rôle à celui d’un passeur ou d’un passant. Rien
n’est plus grave qu’une traduction. Je voulais plutôt marquer que tout traducteur
est en position de parler de la traduction, à une place qui n’est rien moins que
seconde ou secondaire. Car si la structure de l’original est marquée par
l’exigence d’être traduit, c’est qu’en faisant la loi l’original commence par
s’endetter aussi à l’égard du traducteur. L’original est le premier débiteur, le
premier demandeur, il commence par manquer — et par pleurer après la
traduction. Cette demande n’est pas seulement du côté des constructeurs de la
tour qui veulent se faire un nom et fonder une langue universelle se traduisant
d’elle-même; elle contraint aussi le déconstructeur de la tour : en donnant son
nom, Dieu en a aussi appelé à la traduction, non seulement entre les langues
devenues tout à coup multiples et confuses, mais d’abord de son nom, du nom
qu’il a clamé, donné, et qui doit se traduire par confusion pour être entendu,
donc pour laisser entendre qu’il est difficile de le traduire et ainsi de l’entendre.
Au moment où il impose et oppose sa loi à celle de la tribu, il est aussi
demandeur de traduction. Il est aussi endetté. Il n’a pas fini de pleurer après la
traduction de son nom alors même qu’il l’interdit. Car Babel est intraduisible.
Dieu pleure sur son nom. Son texte est le plus sacré, le plus poétique, le plus
originaire puisqu’il crée un nom et se le donne, il n’en reste pas moins indigent
en sa force et en sa richesse même, il pleure après un traducteur. Comme dans
La folie du jour, la loi ne commande pas sans demander d’être lue, déchiffrée,
traduite. Elle demande le transfert (Übertragung et Übersetzung et Überleben).
Le double bind est en elle. En Dieu même, et il faut en suivre rigoureusement la
conséquence : en son nom.
Insolvable de part et d’autre, le double endettement passe entre des noms. Il
déborde a priori les porteurs des noms si l’on entend par là les corps mortels qui
disparaissent derrière la survie du nom. Or un nom propre appartient et
n’appartient pas, disions-nous, à la langue, ni même, précisons-le maintenant, au
corpus du texte à traduire, de l’à-traduire.
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La dette n’engage pas des sujets vivants mais des noms au bord de la langue
ou, plus rigoureusement, le trait contractant le rapport dudit sujet vivant à son
nom, en tant que celui-ci se tient au bord de la langue. Et ce trait serait celui de
l’à-traduire d’une langue à l’autre, de ce bord à l’autre du nom propre. Ce
contrat de langue entre plusieurs langues est absolument singulier. D’abord il
n’est pas ce qu’on appelle en général contrat de langue : ce qui garantit
l’institution d’une langue, l’unité de son système et le contrat social qui lie une
communauté à cet égard. D’autre part on suppose en général que pour être
valable ou instituer quoi que ce soit, tout contrat doit avoir lieu dans une seule
langue ou en appeler (par exemple dans le cas de traités diplomatiques ou
commerciaux) à une traductibilité déjà donnée et sans reste : la multiplicité des
langues doit y être absolument dominée. Ici au contraire un contrat entre deux
langues étrangères en tant que telles engage à rendre possible une traduction qui
ensuite autorisera toute sorte de contrats au sens courant. La signature de ce
contrat singulier n’a pas besoin d’une écriture documentée ou archivée, elle n’en
a pas moins lieu comme trace ou comme trait, et ce lieu a lieu même si son
espace ne relève d’aucune objectivité empirique ou mathématique.
Le topos de ce contrat est exceptionnel, unique, pratiquement impossible à
penser sous la catégorie courante de contrat : dans un code classique on l’aurait
dit transcendantal puisque en vérité il rend possible tout contrat en général, à
commencer par ce qu’on appelle le contrat de langue dans les limites d’un seul
idiome. Autre nom, peut-être, pour l’origine des langues. Non pas l’origine du
langage mais des langues — avant le langage, les langues.
Le contrat de traduction, en ce sens quasi transcendantal, serait le contrat
lui-même, le contrat absolu, la forme-contrat du contrat, ce qui permet à un
contrat d’être ce qu’il est.
La parenté entre les langues, dira-t-on qu’elle suppose ce contrat ou qu’elle
lui donne son premier lieu? On reconnaît là un cercle classique. Il a toujours
commencé à tourner quand on s’interroge sur l’origine des langues ou de la
société. Benjamin, qui parle souvent de parenté entre les langues, ne le fait
jamais en comparatiste ou en historien des langues. Il s’intéresse moins à des
familles de langue qu’à un apparentement plus essentiel et plus énigmatique, à
une affinité dont il n’est pas sûr qu’elle précède le trait ou le contrat de l’àtraduire.
Peut-être même cette parenté, cette affinité (Verwandtschaft), est-elle
comme une alliance scellée par le contrat de traduction, dans la mesure où les
survies qu’elle associe ne sont pas des vies naturelles, des liens du sang ou des
symbioses empiriques. «Ce développement, comme celui d’une vie originale et
de niveau élevé, est déterminé par une finalité originale et de niveau élevé. Vie
et finalité — leur corrélation apparemment évidente, et qui pourtant échappe
presque à la connaissance, ne se révèle que lorsque le but en vue duquel agissent
toutes les finalités singulières de la vie n’est point cherché dans le domaine
propre de cette vie, mais bien à un niveau plus élevé. Tous les phénomènes
vitaux finalisés, comme leur finalité, même, sont en fin de compte finalisés non
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vers la vie, mais vers l’expression de son essence, vers la représentation
(Darstellung) de sa signification. Ainsi la traduction a finalement pour but d’exprimer
le rapport le plus intime entre des langues.»
La traduction ne chercherait pas à dire ceci ou cela, à transporter tel ou tel
contenu, à communiquer telle charge de sens mais à remarquer l’affinité entre
les langues, à exhiber sa propre possibilité. Et cela, qui vaut pour le texte
littéraire ou le texte sacré, définit peut-être l’essence même du littéraire et du
sacré, à leur racine commune. J’ai dit re-marquer l’affinité entre les langues
pour nommer l’insolite d’une «expression» («exprimer le rapport le plus intime
entre les langues») qui n’est ni une simple «présentation» ni simplement autre
chose. La traduction rend présente sur un mode seulement anticipateur,
annonciateur, quasiment prophétique, une affinité qui n’est jamais présente dans
cette présentation. On pense à la manière dont Kant définit parfois le rapport au
sublime: une présentation inadéquate à ce qui pourtant s’y présente. Ici le
discours de Benjamin s’avance à travers des chicanes:
Il est impossible qu’elle [la traduction] puisse révéler ce rapport
caché lui-même, qu’elle puisse le restituer (herstellen); mais elle peut
le représenter (darstellen) en l’actualisant dans son germe ou dans son
intensité. Et cette représentation d’un signifié (Darstellung eines
Bedeuteten) par l’essai, par le germe de sa restitution, est un mode de
représentation tout à fait original, qui n’a guère d’équivalent dans le
domaine de la vie non langagière. Car cette dernière connaît, dans des
analogies et des signes, d’autres types de référence (Hindeutung) que
l’actualisation intensive, c’est-à-dire anticipatrice, annonciatrice
(vorgreifende, andeutende). — Mais le rapport auquel nous pensons, ce
rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence
originale. Elle consiste en ceci que les langues ne sont pas étrangères
l’une à l’autre, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations
historiques, sont apparentées l’une à l’autre en ce qu’elles veulent dire.
Toute l’énigme de cette parenté se concentre ici. Que veut dire «ce qu’elles
veulent dire»? Et qu’en est-il de cette présentation dans laquelle rien ne se
présente sur le mode courant de la présence?
Il y va du nom, du symbole, de la vérité, de la lettre.
Une des assises profondes de l’essai, comme du texte de 1916, c’est une
théorie du nom. Le langage y est déterminé à partir du mot et du privilège de la
nomination. C’est, au passage, une affirmation très ferme sinon très
démonstrative: «l’élément originaire du traducteur» est le mot et non la
proposition, l’articulation syntaxique. Pour le donner à penser, Benjamin
propose une curieuse «image»: la proposition (Satz) serait «le mur devant la
langue de l’original», alors que le mot, le mot à mot, la littéralité (Wörtlichkeit)
en serait 1’«arcade». Alors que le mur étaie en cachant (il est devant l’original),
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l’arcade soutient en laissant passer le jour et en donnant à voir l’original (nous
ne sommes pas loin des «passages parisiens»). Ce privilège du mot soutient
évidemment celui du nom et avec lui la propriété du nom propre, enjeu et
possibilité du contrat de traduction. Il ouvre sur le problème économique de la
traduction, qu’il s’agisse de l’économie comme loi du propre ou de l’économie
comme rapport quantitatif (est-ce traduire que transposer un nom propre en
plusieurs mots, en une phrase ou en une description, etc.?).
Il y a de 1’à-traduire. Des deux côtés il assigne et contracte. Il engage
moins des auteurs que des noms propres au bord de la langue, il n’engage
essentiellement ni à communiquer ni à représenter, ni à tenir un engagement
déjà signé, plutôt à établir le contrat et à donner naissance au pacte, autrement
dit au symbolon, en un sens que Benjamin ne désigne pas sous ce nom mais
suggère sans doute par la métaphore de l’amphore, ou disons plutôt, puisque
nous avons suspecté le sens courant de la métaphore, par l’ammétaphore.
Si le traducteur ne restitue ni ne copie un original, c’est que celui-ci survit et
se transforme. La traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il
s’y complétera en s’agrandissant. Or il faut bien que la croissance, et c’est en
cela que la logique « séminale » a dû s’imposer à Benjamin, ne donne pas lieu à
n’importe quelle forme dans n’importe quelle direction. La croissance doit
accomplir, remplir, compléter (Ergänzung est ici le mot le plus fréquent). Et si
l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas là sans faute,
plein, complet, total, identique à soi. Dès l’origine de l’original à traduire, il y a
chute et exil. Le traducteur doit racheter (erlösen), absoudre, résoudre, en
tâchant de s’absoudre lui-même de sa propre dette, qui est au fond la même — et
sans fond. «Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue
étrangère, libérer en le transposant ce pur langage captif dans l’oeuvre, telle est
la tâche du traducteur.» La traduction est trans-position poétique (Umdichtung).
Ce qu’elle libère, le «pur langage», nous aurons à en interroger l’essence. Mais
notons pour l’instant que cette libération suppose elle-même une liberté du
traducteur, qui n’est elle-même que rapport à ce «pur langage»; et la libération
qu’elle opère, éventuellement en transgressant les limites de la langue
traduisante, en la transformant à son tour, doit étendre, agrandir, faire croître le
langage. Comme cette croissance vient aussi compléter, comme elle est
«symbolon» elle ne reproduit pas, elle ajointe en ajoutant. D’où cette double
comparaison (Vergleich), tous ces tours et suppléments métaphoriques: 1. «De
même que la tangente ne touche le cercle que de façon fugitive et en un seul
point et que c’est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle
elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, ainsi la traduction touche à
l’original de façon fugitive et seulement en un point infiniment petit du sens,
pour suivre ensuite sa marche la plus propre, selon la loi de fidélité dans la
liberté du mouvement langagier.» Chaque fois qu’il parle du contact
(Berührung) entre le corps des deux textes au cours de la traduction, Benjamin
le dit «fugitif» (flüchtig). Au moins à trois reprises, ce caractère «fugitif» est
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souligné, et toujours pour situer le contact avec le sens, le point infiniment petit
du sens que les langues effleurent à peine («L’harmonie entre les langues y est si
profonde [il s’agit des traductions de Sophocle par Hölderlin] que le sens n’est
touché par le vent du langage qu’à la manière d’une harpe éolienne»). Que peut
être un point infiniment petit du sens? A quelle mesure l’évaluer? La métaphore
même est à la fois la question et la réponse. Et voici l’autre métaphore, la
métaphore qui ne concerne plus l’extension en ligne droite et infinie mais
l’agrandissement par ajointement, selon les lignes brisées du fragment. 2. «Car,
de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse reconstituer le tout,
doivent être contigus dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux
autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction
doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire
passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que
les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore,
original et traductions deviennent reconnaissables comme fragments d’un
langage plus grand.»
Accompagnons ce mouvement d’amour, le geste de cet aimant (liebend) qui
oeuvre dans la traduction. Il ne reproduit pas, ne restitue pas, ne représente pas,
pour l’essentiel il ne rend pas le sens de l’original, sauf en ce point de contact ou
de caresse, l’infiniment petit du sens. Il étend le corps des langues, il met la
langue en expansion symbolique; et symbolique ici veut dire que, si peu de
restitution qu’il y ait à accomplir, le plus grand, le nouvel ensemble plus vaste
doit encore reconstituer quelque chose. Ce n’est peut-être pas un tout, mais
c’est un ensemble dont l’ouverture ne doit pas contredire l’unité. Comme la
cruche qui donne son topos poétique à tant de méditations sur la chose et la
langue, de Hölderlin à Rilke et à Heidegger, l’amphore est une avec elle-même
tout en s’ouvrant au-dehors — et cette ouverture ouvre l’unité, elle la rend
possible et lui interdit la totalité. Elle lui permet de recevoir et de donner. Si la
croissance du langage doit aussi reconstituer sans représenter, si c’est là le
symbole, la traduction peut-elle prétendre à la vérité? Vérité, sera-ce encore le
nom de ce qui fait la loi pour une traduction?
Nous touchons ici — en un point sans doute infiniment petit — à la limite
de la traduction. L’intraduisible pur et le traductible pur y passent l’un dans
l’autre — et c’est la vérité, «elle-même matériellement».
Le mot de «vérité» apparaît plus d’une fois dans La tache du traducteur. Il
ne faut pas se hâter de s’en saisir. Il ne s’agit pas de la vérité d’une traduction en
tant qu’elle serait conforme ou fidèle à son modèle, l’original. Ni davantage, du
côté de l’original ou même de la traduction, de quelque adéquation de la langue
au sens ou à la réalité, voire de la représentation à quelque chose. Alors de quoi
s’agit-il sous le nom de vérité? Est-ce nouveau à ce point?
Repartons du «symbolique». Rappelons la métaphore ou l’ammétaphore:
une traduction épouse l’original quand les deux fragments ajointés, aussi
différents que possible, se complètent pour former une langue plus grande, au
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cours d’une survie qui les change tous les deux. Car la langue maternelle du
traducteur, nous l’avons noté, s’y altère également. Telle est du moins mon
interprétation — ma traduction, ma «tâche du traducteur». C’est ce que j’ai
appelé le contrat de traduction: hymen ou contrat de mariage avec promesse
d’inventer un enfant dont la semence donnera lieu à histoire et croissance.
Contrat de mariage comme séminaire. Benjamin le dit, dans la traduction
l’original grandit, il croît plutôt qu’il ne se reproduit — et j’ajouterai comme un
enfant, le sien sans doute mais avec la force de parler tout seul qui fait d’un
enfant autre chose qu’un produit assujetti à la loi de la reproduction. Cette
promesse fait signe vers un royaume à la fois «promis et interdit où les langues
se réconcilieront et s’accompliront». C’est la note la plus babélienne d’une
analyse de l’écriture sacrée comme modèle et limite de toute écriture, en tout cas
de toute Dichtung dans son être-à-traduire. Le sacré et l’être-à-traduire ne se
laissent pas penser l’un sans l’autre. Ils se produisent l’un l’autre au bord de la
même limite.
Ce royaume n’est jamais atteint, touché, foulé par la traduction. Il y a de
l’intouchable et en ce sens la réconciliation est seulement promise. Mais une
promesse n’est pas rien, elle n’est pas seulement marquée par ce qui lui manque
pour s’accomplir. En tant que promesse, la traduction est déjà un événement, et
la signature décisive d’un contrat. Qu’il soit ou non honoré n’empêche pas
l’engagement d’avoir lieu et de léguer son archive. Une traduction qui arrive,
qui arrive à promettre la réconciliation, à en parler, à la désirer ou faire désirer,
une telle traduction est un événement rare et considérable.
Ici deux questions avant d’aller plus près de la vérité. En quoi consiste
l’intouchable, s’il y en a? Et pourquoi telle métaphore ou ammétaphore de
Benjamin me fait penser à l’hymen, plus visiblement à la robe de mariage?
1. Le toujours intact, l’intangible, l’intouchable (unberührbar), c’est ce qui
fascine et oriente le travail du traducteur. Il veut toucher à l’intouchable, à ce qui
reste du texte quand on en a extrait le sens communicable (point de contact, on
s’en souvient, infiniment petit), quand on a transmis ce qui se peut transmettre,
voire enseigner : ce que je fais ici, après et grâce à Maurice de Gandillac,
sachant qu’un reste intouchable du texte benjaminien restera, lui aussi, intact au
terme de l’opération. Intact et vierge malgré le labeur de la traduction, et si
efficiente, si pertinente qu’elle soit. Ici la pertinence ne touche pas. Si on peut
risquer une proposition en apparence aussi absurde, le texte sera encore plus
vierge après le passage du traducteur, et l’hymen, signe de virginité, plus jaloux
de lui-même après l’autre hymen, le contrat passé et la consommation du
mariage. La complétude symbolique n’aura pas eu lieu jusqu’à son terme et
pourtant la promesse de mariage sera advenue — et c’est la tâche du traducteur,
en ce qu’elle a de très aigu comme d’irremplaçable.,
Mais encore? En quoi consiste l’intouchable? Étudions encore les
métaphores ou les ammétaphores, les Übertragungen qui sont des traductions et
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des métaphores de la traduction, des traductions (Übersetzungen) de traduction
ou des métaphores de métaphore. Étudions tous ces passages benjaminiens. La
première figure qui vient ici, c’est celle du fruit et de l’enveloppe, du noyau et
de l’écorce (Kern, Frucht/Schale). Elle décrit en dernière instance la distinction
à laquelle Benjamin ne voudra jamais renoncer ni même consacrer quelques
questions. On reconnaît un noyau, l’original en tant que tel, à ceci qu’il peut se
laisser de nouveau traduire et retraduire. Une traduction, elle, ne le peut pas en
tant que telle. Seul un noyau, parce qu’il résiste à la traduction qu’il aimante,
peut s’offrir à une nouvelle opération traductrice sans se laisser épuiser. Car le
rapport du contenu à la langue, on dirait aussi du fond à la forme, du signifié au
signifiant, peu importe ici (dans ce contexte Benjamin oppose teneur (Gehalt) et
langue ou langage (Sprache)), diffère du texte original à la traduction. Dans le
premier, l’unité en est aussi serrée, stricte, adhérente qu’entre le fruit et sa peau,
son écorce ou sa pelure. Non qu’ils soient inséparables, on doit pouvoir les
distinguer en droit, mais ils appartiennent à un tout organique et il n’est pas
insignifiant que la métaphore soit ici végétale et naturelle, naturaliste :
Ce royaume, il [l’original en traduction] ne l’atteint jamais
complètement, mais c’est là que se trouve ce qui fait que traduire est
plus que communiquer. Plus précisément on peut définir ce noyau
essentiel comme ce qui, dans la traduction, n’est pas à nouveau
traduisible. Car, autant qu’on en puisse extraire du communicable pour
le traduire, il reste toujours cet intouchable vers quoi s’oriente le travail
du vrai traducteur. Il n’est pas transmissible comme l’est la parole
créatrice de l’original (übertragbar wie das Dichterwort des Originals),
car le rapport de la teneur au langage est tout à fait différent dans
l’original et dans la traduction. Dans l’original, teneur et langage
forment une unité déterminée, comme celle du fruit et de l’enveloppe.
Décortiquons un peu plus la rhétorique de cette séquence. Il n’est pas sûr
que le «noyau» essentiel et le «fruit» désignent la même chose. Le noyau
essentiel, ce qui n’est pas, dans la traduction, à nouveau traduisible, ce n’est pas
la teneur mais cette adhérence entre la teneur et la langue, entre le fruit et
l’enveloppe. Cela peut paraître étrange ou incohérent (comment un noyau
pourrait-il se situer entre le fruit et l’enveloppe?). Il faut sans doute penser que
le noyau est d’abord l’unité dure et centrale qui fait tenir le fruit à l’enveloppe,
le fruit à lui-même aussi; et surtout que, au coeur du fruit, le noyau est
«intouchable», hors d’atteinte et invisible. Le noyau serait la première
métaphore de ce qui fait l’unité des deux termes dans la seconde métaphore.
Mais il y en a une troisième, et cette fois elle n’a pas de provenance naturelle.
Elle concerne le rapport de la teneur à la langue dans la traduction, et non plus
dans l’original. Ce rapport est différent et je ne crois pas céder à l’artifice en
insistant sur cette différence pour dire qu’elle est précisément celle de l’artifice à
21
la nature. Qu’est-ce que Benjamin note en effet, comme au passage, par
commodité rhétorique ou pédagogique? Que «le langage de la traduction
enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis. Car il est le
signifiant d’un langage supérieur à lui-même et reste ainsi, par rapport à sa
propre teneur, inadéquat, forcé, étranger». C’est très beau, une belle traduction:
hermine blanche, couronnement, sceptre et démarche majestueuse. Le roi a bien
un corps (et ce n’est pas ici le texte original mais ce qui constitue la teneur du
texte traduit) mais ce corps est seulement promis, annoncé et dissimulé par la
traduction. L’habit sied mais ne serre pas assez strictement la personne royale.
Ce n’est pas une faiblesse, la meilleure traduction ressemble à ce manteau royal.
Elle reste séparée du corps auquel cependant elle se conjoint, l’épousant sans
l’épouser. On peut certes broder sur ce manteau, sur la nécessité de cette
Übertragung, de cette traduction métaphorique de la traduction. Par exemple on
peut opposer cette métaphore à celle de l’écorce et du noyau comme on
opposerait la technique à la nature. Un vêtement n’est pas naturel, c’est un tissu
et même, autre métaphore de la métaphore, un texte, et ce texte d’artifice
apparaît justement du côté du contrat symbolique. Or si le texte original est
demande de traduction, le fruit, à moins que ce ne soit le noyau, exige ici de
devenir le roi, ou l’empereur qui portera les habits neufs : sous ses larges plis, in
weiten Falten, on le devinera nu. Le manteau et les plis protègent sans doute le
roi contre le froid ou les agressions naturelles; mais d’abord, surtout, c’est,
comme son sceptre, la visibilité insigne de la loi. C’est l’indice du pouvoir et du
pouvoir de faire la loi. On en infère que ce qui compte, c’est ce qui se passe sous
le manteau, à savoir le corps du roi, ne dites pas tout de suite le phallus, autour
duquel une traduction affaire sa langue, fait des plis, moule des formes, coud des
ourlets, pique et brode. Mais toujours amplement flottante à quelque distance de
la teneur.
2. Plus ou moins strictement, le manteau épouse le corps du roi, mais pour
ce qui se passe sous le manteau, comment séparer le roi du couple royal? C’est
ce couple d’époux (le corps du roi et sa robe, la teneur et la langue, le roi et la
reine) qui fait la loi et garantit tout contrat depuis ce premier contrat. Ne
l’oublions pas, la scène de la traduction implique la généalogie ou l’héritage.
J’ai donc pensé à une robe de mariage. Benjamin ne pousse pas les choses dans
le sens où je les traduis moi-même, le lisant toujours déjà en traduction. J’ai pris
quelque liberté avec la teneur de l’original, autant qu’avec sa langue, et encore
avec l’original qu’est aussi pour moi, maintenant, la traduction française. J’ai
ajouté un manteau à l’autre, ça flotte encore, mais n’est-ce pas la destination de
toute traduction? Si du moins une traduction se destinait à arriver.
Malgré la distinction entre les deux métaphores, l’écorce et le manteau (le
manteau royal, car il a dit «royal» là où d’autres auraient pu penser qu’un
manteau suffisait), malgré l’opposition de la nature et de l’art, dans les deux cas
il y a unité de la teneur et de la langue, unité naturelle dans un cas, unité
22
symbolique dans l’autre. Simplement, dans la traduction, l’unité fait signe vers
une unité (métaphoriquement) plus «naturelle», elle promet une langue ou un
langage plus originaires et comme sublimes, sublimes dans la mesure démesurée
où la promesse elle-même, à savoir la traduction, y reste inadéquate
(unangemessen), violente et forcée (gewaltig) et étrangère (fremd). Cette
«brisure» rend inutile, «interdit» même toute Ubertragung, toute «transmission»
dit justement la traduction française: le mot joue aussi, comme la transmission,
avec le déplacement transférentiel ou métaphorique. Et le mot Übertragung
s’impose encore quelques lignes plus loin: si la traduction «transplante»
l’original sur un autre terrain de langue «ironiquement» plus définitif, c’est dans
la mesure où l’on ne pourrait plus le déplacer de là par aucun autre «transfert»
(Übertragung) mais seulement l’«ériger» (erheben) à nouveau sur place «en
d’autres parties». Il n’y a pas de traduction de la traduction, voilà l’axiome sans
lequel il n’y aurait pas La tâche du traducteur. Si on y touchait on toucherait, et
il ne le faut pas, à l’intouchable de l’intouchable, à savoir ce qui garantit à
l’original qu’il reste bien l’original.
Cela n’est pas sans rapport avec la vérité. Elle est apparemment au-delà de
toute Übertragung et de toute Übersetzung possibles. Elle n’est pas la
correspondance représentative entre l’original et la traduction, ni même
adéquation première entre l’original et quelque objet ou signification hors de lui.
La vérité serait plutôt le langage pur en lequel le sens et la lettre ne se
dissocient plus. Si un tel lieu, l’avoir-lieu de tel événement, restait introuvable,
on ne pourrait plus, fût-ce en droit, distinguer entre un original et une traduction.
En maintenant à tout prix cette distinction comme la donnée originaire de tout
contrat de traduction (au sens quasi transcendantal dont nous parlions plus haut),
Benjamin répète le fondement du droit. Ce faisant, il exhibe la possibilité d’un
droit des oeuvre et d’un droit d’auteur, celle-là même sur laquelle prétend
s’appuyer le droit positif. Celui-ci s’effondre dès la moindre contestation d’une
frontière rigoureuse entre l’original et la version, voire de l’identité à soi ou de
l’intégrité de l’original. Ce que dit Benjamin de ce rapport entre original et
traduction, on le retrouve, traduit dans une langue de bois mais fidèlement
reproduit en son sens, au seuil de tous les traités juridiques concernant le droit
positif des traductions. Et cela qu’il s’agisse des principes généraux de la
différence original/traduction (celle-ci étant «dérivée» de celui-là) ou qu’il
s’agisse des traductions de traduction. La traduction de traduction est dite
«dérivée» de l’original et non de la première traduction. Voici quelques extraits
du droit français; mais il ne semble pas y avoir de ce point de vue opposition
entre celui-ci et d’autres droits occidentaux (il reste qu’une enquête de droit
comparé devrait aussi concerner la traduction des textes de droit). On va le voir,
ces propositions en appellent à la polarité expression/exprimé,
signifiant/signifié, forme/ fond. Benjamin commençait aussi par dire : la
traduction est une forme, et le clivage symbolisant/symbolisé organise tout son
essai. Or en quoi ce système d’opposition est-il indispensable à ce droit? C’est
23
que seul il permet, à partir de la distinction entre l’original et la traduction, de
reconnaître quelque originalité à la traduction. Cette originalité est déterminée,
et c’est un des nombreux philosophèmes classiques au fondement de ce droit,
comme originalité de l’expression. Expression s’oppose à contenu, certes, et la
traduction, censée ne pas toucher au contenu, doit n’être originale que par la
langue comme expression; mais expression s’oppose aussi à ce que les juristes
français appellent la composition de l’original. En général on situe la
composition du côté de la forme; or ici la forme d’expression dans laquelle on
peut reconnaître de l’originalité au traducteur et à ce titre un droit d’auteurtraducteur,
c’est seulement la forme d’expression linguistique, le choix des mots
dans la langue, etc., mais rien d’autre de la forme. Je cite Claude Colombet,
Propriété littéraire et artistique, Dalloz, 1976, dont j’extrais seulement quelques
lignes, conformément à la loi du 11 mars 1957, rappelée à l’ouverture du livre et
«n’autorisant... que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et
d’illustration», car «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle,
faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est
illicite», et constitue «donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du Code pénal»: «54. Les traductions sont des oeuvres qui sont
originales seulement par l’expression; [restriction très paradoxale : la pierre
angulaire du droit d’auteur, c’est en effet que seule la forme peut devenir
propriété, et non les idées, les thèmes, les contenus, qui sont propriété commune
et universelle.
Si une première conséquence est bonne, puisque c’est cette forme qui définit
l’originalité de la traduction, une autre conséquence en pourrait être ruineuse car
elle devrait conduire à abandonner ce qui distingue l’original de la traduction si,
à l’exclusion de l’expression, il revient à une distinction de fond. A moins que la
valeur de composition, si peu rigoureuse qu’elle soit, ne reste l’indice du fait
qu’entre l’original et la traduction le rapport n’est ni d’expression ni de contenu
mais d’autre chose au-delà de ces oppositions. A suivre l’embarras des juristes
— parfois comique dans sa subtilité casuistique — pour tirer les conséquences
des axiomes du type: “Le droit d’auteur ne protège pas les idées; mais celles-ci
peuvent être, parfois indirectement, protégées par d’autres moyens que par la loi
du 11 mars 1957” (op. cit., p. 21), on mesure mieux l’historicité et la fragilité
conceptuelle de cette axiomatique] l’article 4 de la loi les cite parmi les oeuvres
protégées; en effet, il a toujours été admis que le traducteur fait preuve
d’originalité dans le choix des expressions pour rendre au mieux en une langue
le sens du texte en une autre langue. Comme le dit M. Savatier : “Le génie de
chaque langue donne à l’oeuvre traduite une physionomie propre; et le traducteur
n’est pas un simple ouvrier. Il participe lui-même à une création dérivée dont il
porte la responsabilité propre”; c’est qu’en effet la traduction n’est pas le
résultat d’un processus automatique; par les choix qu’il opère entre plusieurs
mots, plusieurs expressions, le traducteur fait une oeuvre de l’esprit; mais, bien
24
entendu, il ne saurait modifier la composition de l’oeuvre traduite, car il est tenu
au respect de cette oeuvre.»
Dans sa langue, Desbois dit la même chose, avec quelques précisions
supplémentaires:
Les oeuvres dérivées qui sont originales par l’expression. 29. Point
n’est besoin que l’oeuvre considérée, pour être relativement originale
[souligné par Desbois], porte l’empreinte d’une personnalité à la fois
par la composition et l’expression comme les adaptations. Il suffit que
l’auteur, tout en suivant pas à pas le développement d’une oeuvre
préexistante, ait fait acte personnel dans l’expression : l’article 4 en fait
foi, puisque, dans une énumération non exhaustive des oeuvres dérivées,
il situe à la place d’honneur les traductions. Traduttore, traditore,
disent volontiers les Italiens, en une boutade, qui, comme toute
médaille, a un avers et un revers: s’il est de mauvais traducteurs, qui
multiplient les contresens, d’autres sont cités grâce à la perfection de
leur tâche. Le risque d’une erreur ou d’une imperfection a pour
contrepartie la perspective d’une version authentique, qui implique une
parfaite connaissance des deux langues, une foison de choix judicieux,
et partant un effort créateur. La consultation d’un dictionnaire ne suffit
qu’aux candidats médiocres au baccalauréat : le traducteur
consciencieux et compétent «met du sien» et crée, tout comme le
peintre qui fait la copie d’un modèle. La vérification de cette conclusion
est fournie par la comparaison de plusieurs traductions d’un seul et
même texte : chacune pourra différer des autres, sans qu’aucune
contienne un contresens; la variété des modes d’expression d’une même
pensée démontre, par la possibilité d’un choix, que la tâche du
traducteur donne prise à des manifestations de personnalité. (Le droit
d’auteur en France, Dalloz, 1978.) [Je souligne, J. D.]
On relèvera au passage que la tâche du traducteur, confinée dans le duel
des langues (jamais plus de deux langues), ne donne lieu qu’à «effort créateur»
(effort et tendance plutôt qu’achèvement, labeur artisanal plutôt que
performance d’artiste), et quand le traducteur «crée», c’est comme un peintre
qui «copie» son «modèle» (comparaison saugrenue à plus d’un titre, est-il utile
de l’expliquer?). Le retour du mot «tâche» est assez remarquable en tout cas, par
toutes les significations qu’il tisse en réseau, et c’est toujours la même
interprétation évaluatrice: devoir, dette, taxe, redevance, impôt, charge
d’héritage et succession, noble obligation mais labeur à mi-chemin de la
création, tâche infinie, inachèvement essentiel, comme si le présumé créateur de
l’original n’était pas, lui aussi, endetté, taxé, obligé par un autre texte, a priori
traducteur.
25
Entre le droit transcendantal, tel que Benjamin le répète, et le droit positif
tel qu’il se formule si laborieusement et parfois si grossièrement dans les traités
du droit d’auteur ou du droit des oeuvres, l’analogie peut être suivie très loin, par
exemple en ce qui concerne la notion de dérivation et les traductions de
traductions: celles-ci sont toujours dérivées de l’original et non de traductions
antérieures. Voici une note de Desbois:
Le traducteur ne cessera pas même de faire oeuvre personnelle,
lorsqu’il ira puiser conseil et inspiration dans une précédente traduction.
Nous ne refuserons pas la qualité d’auteur d’une oeuvre dérivée, par
rapport à des traductions antérieures, à celui qui se serait contenté de
choisir, entre plusieurs versions déjà publiées, celle qui lui paraît la plus
adéquate à l’original : allant de l’une à l’autre, prenant un passage à
celle-ci, un autre à celle-là, il créerait une oeuvre nouvelle, par le fait
même de la combinaison, qui rend son ouvrage différent des
productions antécédentes. Il a fait acte de création, puisque sa
traduction reflète une forme nouvelle et résulte de comparaisons, de
choix. Le traducteur serait encore, selon nous, digne d’audience, malgré
qu’il eût été conduit par ses réflexions au même résultat qu’un
devancier, dont il aurait par hypothèse ignoré le travail : sa réplique
involontaire, loin de constituer’ un plagiat, porterait la marque de sa
personnalité, présenterait une «nouveauté subjective», qui appellerait
protection. Les deux versions, accomplies à l’insu, séparément l’une de
l’autre, ont donné lieu, séparément et isolément, à des manifestations de
personnalité. La seconde sera une oeuvre dérivée vis-à-vis de l’oeuvre
qui a été traduite, non vis-à-vis de la première. (Op. cit., p. 41.) [J’ai
souligné cette dernière phrase.]
De ce droit à la vérité, quel est le rapport?
La traduction promet un royaume à la réconciliation des langues. Cette
promesse, événement proprement symbolique ajointant, accouplant, mariant
deux langues comme les deux parties d’un tout plus grand, en appelle à une
langue de la vérité (Sprache der Wahrheit). Non pas à une langue vraie,
adéquate à quelque contenu extérieur, mais à une vraie langue, à une langue
dont la vérité ne serait référée qu’à elle-même. Il s’agirait de la vérité comme
authenticité, vérité d’acte ou d’événement qui appartiendrait à l’original plutôt
qu’à la traduction, même si l’original est déjà en situation de demande ou de
dette. Et s’il y avait une telle authenticité et une telle force d’événement dans ce
qu’on appelle couramment une traduction, c’est qu’elle se produirait de quelque
façon comme oeuvre originale. Il y aurait donc une manière originale et
inaugurale de s’endetter, ce serait le lieu et la date de ce qu’on appelle un
original, une oeuvre. Pour bien traduire le sens intentionnel de ce que veut dire
Benjamin quand il parle de «langue de la vérité», peut-être faut-il entendre ce
26
qu’il dit régulièrement du «sens intentionnel» ou de la «visée intentionnelle»
(Intention, Meinung, Art des Meinens). Comme le rappelle Maurice de
Gandillac, ce sont là des catégories empruntées à la scolastique par Brentano et
Husserl. Elles jouent un rôle important, sinon toujours très clair dans La tâche
du traducteur.
Qu’est-ce qui paraît visé sous ce concept de visée (Meinen)? Reprenons au
point où dans la traduction semble s’annoncer une parenté des langues, au-delà
de toute ressemblance entre un original et sa reproduction, et indépendamment
de toute filiation historique. D’ailleurs la parenté n’implique pas nécessairement
la ressemblance. Cela dit, en écartant l’origine historique ou naturelle, Benjamin
n’exclut pas, en un tout autre sens, la considération de l’origine en général, pas
plus que ne le font dans des contextes et par des mouvements analogues un
Rousseau ou un Husserl. Benjamin le précise même littéralement : pour l’accès
le plus rigoureux à cette parenté ou à cette affinité des langues «le concept
d’origine (Abstammungsbegrff) reste indispensable». Où chercher alors cette
affinité originaire? Nous la voyons s’annoncer dans un ploiement, un
reploiement et un co-déploiement des visées. A travers chaque langue quelque
chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut
atteindre séparément. Elles ne peuvent prétendre l’atteindre, et se le promettre,
qu’en co-employant ou co-déployant leurs visées intentionnelles, «le tout de
leurs visées intentionnelles complémentaires». Ce co-déploiement vers le tout
est un reploiement car ce qu’il vise à atteindre, c’est «le langage pur» (die reine
Sprache), ou la pure langue. Ce qui est alors visé par cette co-opération des
langues et des visées intentionnelles n’est pas transcendant à la langue, ce n’est
pas un réel qu’elles investiraient de tous côtés comme une tour dont elles
tenteraient de faire le tour. Non, ce qu’elles visent intentionnellement chacune et
ensemble dans la traduction, c’est la langue même comme événement babélien,
une langue qui n’est pas la langue universelle au sens leibnizien, une langue qui
n’est pas davantage la langue naturelle que chacune reste de son côté, c’est
l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité
sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues, et que ce sont des
langues.
Ces langues se rapportent l’une à l’autre dans la traduction selon un mode
inouï. Elles se complètent, dit Benjamin; mais aucune autre complétude au
monde ne peut représenter celle-ci, ni cette complémentarité symbolique. Cette
singularité (non représentable par rien qui soit dans le monde) tient sans doute à
la visée intentionnelle ou à ce que Benjamin essaie de traduire dans le langage
scolastico-phénoménologique. A l’intérieur de la même visée intentionnelle, il
faut rigoureusement distinguer entre la chose visée, le visé (das Gemeinte), et le
mode de la visée (die Art des Meinens). La tâche du traducteur, dès qu’il prend
en vue le contrat originaire des langues et l’espérance de la «langue pure»,
exclut ou laisse entre parenthèses le «visé».
27
Le mode de visée seul assigne la tâche de traduction. Chaque «chose», dans
son identité présumée à soi (par exemple le pain lui-même) est visée selon des
modes différents dans chaque langue et dans chaque texte de chaque langue.
C’est entre ces modes que la traduction doit chercher, produire ou reproduire,
une complémentarité ou une «harmonie». Et dès lors que compléter ou
complémenter ne revient à la sommation d’aucune totalité mondaine, la valeur
d’harmonie convient à cet ajustement, à ce qu’on peut appeler ici l’accord des
langues. Cet accord laisse résonner, l’annonçant plutôt qu’il ne le présente, le
pur langage, et l’être-langue de la langue. Tant que cet accord n’a pas lieu, le
pur langage reste caché, celé (verborgen), muré dans l’intimité nocturne du
«noyau». Seule une traduction peut l’en faire sortir.
Sortir et surtout développer, faire croître. Toujours selon le même motif
(d’apparence organiciste ou vitaliste), on dirait alors que chaque langue est
comme atrophiée dans sa solitude, maigre, arrêtée dans sa croissance, infirme.
Grâce à la traduction, autrement dit à cette supplémentarité linguistique par
laquelle une langue donne à l’autre ce qui lui manque, et le lui donne
harmonieusement, ce croisement des langues assure la croissance des langues, et
même cette «sainte croissance des langues» «jusqu’au terme messianique de
l’histoire». Tout cela s’annonce dans le processus traducteur, à travers
l’«éternelle survie des oeuvres» (am ewigen Fortleben der Werke) ou «la
renaissance (Aufleben) infinie des langues». Cette perpétuelle reviviscence,
cette régénérescence constante (Fort- et Aufleben) par la traduction, c’est moins
une révélation, la révélation elle-même, qu’une annonciation, une alliance et une
promesse.
Ce code religieux est ici essentiel. Le texte sacré marque la limite, le modèle
pur, même s’il est inaccessible, de la traductibilité pure, l’idéal à partir duquel
on pourra penser, évaluer, mesurer la traduction essentielle, c’est-à-dire
poétique. La traduction, comme sainte croissance des langues, annonce le terme
messianique, certes, mais le signe de ce terme et de cette croissance n’y est
«présent» (gegenwärtig) que dans le «savoir de cette distance», dans
l’Entfernung, l’éloignement qui nous y rapporte. Cet éloignement, on peut le
savoir, en avoir le savoir ou le pressentiment, on ne peut le vaincre. Mais il nous
met en rapport avec cette «langue de la vérité» qui est le «véritable langage» (so
ist diese Sprache der Wahrheit — die wahre Sprache). Cette mise en rapport a
lieu sur le mode du «pressentiment», le mode «intensif» qui se rend présent ce
qui est absent, laisse venir l’éloignement comme éloignement, fort:da. Disons
que la traduction est l’expérience, ce qui se traduit ou s’éprouve aussi:
l’expérience est traduction.
L’à-traduire du texte sacré, sa pure traductibilité, voilà ce qui donnerait à la
limite la mesure idéale de toute traduction. Le texte sacré assigne sa tâche au
traducteur, et il est sacré en tant qu’il s’annonce comme traductible, simplement
traductible, à-traduire; ce qui ne veut pas toujours dire immédiatement
traduisible, au sens commun qui fut écarté dès le début. Peut-être faut-il
28
distinguer ici entre le traductible et le traduisible. La traductibilité pure et simple
est celle du texte sacré dans lequel le sens et la littéralité ne se discernent plus
pour former le corps d’un événement unique, irremplaçable, intransférable,
«matériellement la vérité». Appel à la traduction : la dette, la tâche, l’assignation
ne sont jamais plus impérieuses. Jamais il n’y a plus traductible, mais en raison
de cette indistinction du sens et de la littéralité (Wörtlichkeit), le traductible pur
peut s’annoncer, se donner, se présenter, se laisser traduire comme
intraduisible. Depuis cette limite, à la fois intérieure et extérieure, le traducteur
en vient à recevoir tous les signes de l’éloignement (Entfernung) qui le guident
en sa démarche infinie, au bord de l’abîme, de la folie et du silence : les
dernières oeuvres de Hölderlin comme traductions de Sophocle, l’effondrement
du sens «d’abîme en abîme»; ce danger n’est pas celui de l’accident, c’est la
traductibilité, c’est la loi de la traduction, l’à-traduire comme loi, l’ordre donné,
l’ordre reçu — et la folie attend des deux côtés. Comme la tâche est impossible
aux abords du texte sacré qui vous l’assigne, la culpabilité infinie vous absout
aussitôt.
C’est ce qui se nomme ici désormais Babel: la loi imposée par le nom de
Dieu qui du même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous
montrant et en vous dérobant la limite. Mais ce n’est pas seulement la situation
babélienne, pas seulement une scène ou une structure. C’est aussi le statut et
l’événement du texte babélien, du texte de la Genèse (texte à cet égard unique)
comme texte sacré. Il relève de la loi qu’il raconte et qu’il traduit
exemplairement. Il fait la loi dont il parle, et d’abîme en abîme il déconstruit la
tour, et chaque tour, les tours en tous genres, selon un rythme.
Ce qui se passe dans un texte sacré, c’est l’événement d’un pas de sens. Cet
événement est aussi celui à partir duquel on peut penser le texte poétique ou
littéraire qui tend à racheter le sacré perdu et s’y traduit comme dans son
modèle. Pas-de-sens, cela ne signifie pas la pauvreté mais pas de sens qui soit
lui-même, sens, hors d’une «littéralité». Et c’est là le sacré. Il se livre à la
traduction qui s’adonne à lui. Il ne serait rien sans elle, elle n’aurait pas lieu sans
lui, l’un et l’autre sont inséparables. Dans le texte sacré «le sens a cessé d’être la
ligne de partage pour le flot du langage et pour le flot de la révélation». C’est le
texte absolu parce qu’en son événement il ne communique rien, il ne dit rien qui
fasse sens hors de cet événement même. Cet événement se confond absolument
avec l’acte de langage, par exemple avec la prophétie. Il est littéralement la
littéralité de sa langue, le «langage pur». Et comme aucun sens ne s’en laisse
détacher, transférer, transporter, traduire dans une autre langue comme tel
(comme sens), il commande aussitôt la traduction qu’il semble refuser. Il est
traductible (übersetzbar) et intraduisible. Il n’y a que de la lettre, et c’est la
vérité du langage pur, la vérité comme langage pur.
Cette loi ne serait pas une contrainte extérieure, elle accorde une liberté à la
littéralité. Dans le même événement, la lettre cesse d’opprimer dès lors qu’elle
n’est plus le corps extérieur ou le corset de sens. Elle se traduit aussi d’elle29
même, et c’est dans ce rapport à soi du corps sacré que se trouve engagée la
tâche du traducteur. Cette situation, pour être celle d’une pure limite, n’exclut
pas, au contraire, les degrés, la virtualité, l’intervalle et l’entre-deux, le labeur
infini pour rejoindre ce qui pourtant est passé, déjà donné, ici même, entre les
lignes, déjà signé.
Comment traduiriez-vous une signature? Et comment vous en abstiendriezvous,
qu’il s’agisse de Yaweh, de Babel, de Benjamin quand il signe tout près de
son dernier mot? Mais à la lettre, et entre les lignes, c’est aussi la signature de
Maurice de Gandillac que pour finir je cite en posant ma question: peut-on citer
une signature? «Car, à un degré quelconque, toutes les grandes écritures, mais
au plus haut point l’Ecriture sainte, contiennent entre les lignes leur traduction
virtuelle. La version intralinéaire du texte sacré est le modèle ou l’idéal de toute
traduction.»
J. D.