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12272774068?profile=original« Le mentir-vrai » est un recueil de nouvelles de Louis Aragon (1897-1982), publié à Paris chez Gallimard en 1980.

 

Composé de quatorze textes réunis sous le titre Servitude et Grandeur des Français - Scènes des années terribles - Nouvelles inédites (les deux premières parties, rassemblant sept brefs récits de Résistance, ayant paru tout d'abord à la Bibliothèque française en 1945) pour le tome IV des Oeuvres romanesques croisées d'Aragon et d'Elsa Triolet (1964), le recueil s'est augmenté de quatorze autres nouvelles et a vu son ordonnancement modifié pour l'édition de 1980. Plaçant notamment en ouverture le texte qui servait de finale en 1964 - «le Mentir-vrai» -, la nouvelle édition transformait son titre, et son sens: non plus recueil achevé sur un «art romanesque», mais quête et enquête mêlant l'écriture à sa propre réflexion, dans la logique de la «troisième période» de la création aragonienne (voir Blanche ou l'Oubli; Henri Matisse, roman).

 

 

Après les 40 pages du «Mentir-vrai» où les souvenirs d'enfance sont évoqués pour exhiber la déformation féconde que leur fait subir l'écriture, «le Cahier noir» (1923) est un discours sur l'amour extrait de la surréaliste Défense de l'infini (voir le Con d'Irène) auquel vient répondre «le Mauvais Plaisant» (1926), description lyrique du noctambulisme. Paru dans l'Humanité du 2 août 1933, le conte polémique «la Sainte Russie» (les révolutions vues au travers d'une aristocrate futile) marque, comme le véritable manifeste contre la poésie «bourgeoise» de «la Souris rouge» (Commune, 15 octobre 1933), l'engagement communiste de leur auteur. Avec «Un roman commence sous vos yeux» (Europe, mai 1937) reparaît l'explication de la création par elle-même, témoignant de ce qu'un tel souci apparaît chez Aragon bien avant les années soixante.

 

Les 7 nouvelles de Servitude et Grandeur des Français - Scènes des années terribles constituent ensuite un véritable ensemble, où la cruelle machinerie du récit bref favorise la peinture de l'occupation. Premier chapitre d'un roman «en cours» publié dans les Lettres françaises du 5 janvier 1956 (qui deviendra après bien des transformations la Semaine sainte), «les Rendez-vous romains» (du sculpteur David d'Angers et de la duchesse de Brunswick) introduisent dans le recueil la question de la genèse d'un texte.

 

De «Chproumpph» à «la Valse des adieux» - texte de 1972 paru significativement dans le dernier numéro des Lettres françaises qu'Aragon dirigeait -, quatorze textes forment alors une section où alternent scènes «de genre» («Prénatalité»; «l'Inconnue du printemps»; «Histoire de Fred et de Roberto»), humour politico-social («la Machine à tuer le temps»; «Damien ou les Confidences»), récits dont le caractère quasi fantastique naît de la seule perturbation de l'écriture («le Feu mis»; «l'Aveugle»; «Tuer n'est pas jouer»; «Mini mini mi»), enfin des textes absolument inclassables («les Histoires»; «le Contraire-dit»; «la Valse des adieux») qui tressent la fiction, l'aveu et le discours critique.

 

 

Dans un désordre composé respectant presque la chronologie, le recueil réunit diverses formes brèves qui ne répondent pas toutes à une stricte définition de la nouvelle, montrant la richesse des moyens du poète-romancier et permettant de lire, surtout, les étapes de son itinéraire esthétique: surréalisme, réalisme, réalisme «sans rivage» de la fin. A la fois protéiforme et unitaire, une telle évolution se traduit dans une perpétuelle recherche, dont la mise en rapport du «mentir-vrai» et du «contraire-dit», par exemple, témoigne qu'elle met en jeu la compréhension du monde et l'invention de soi. Comme pour les romans du cycle du «Monde réel» - voir par exemple les Voyageurs de l'impériale - ou les autres - de la Mise à mort à Théâtre/Roman -, la délimitation entre les textes référentiels et ceux qui questionnent leur écriture s'effondre.

 

Dans certains récits de Résistance, l'auteur se contente de jouer des possibilités du genre de la nouvelle (renversement en coup de théâtre pour «le Mouton» ou «le Collaborateur», sécheresse brutale de «Le droit romain n'est plus» décrivant le conflit entre la loi morale et la conception nazie d'un droit malléable selon les circonstances). Mais le caractère militant des «Rencontres»: («Et quand il y en a un de tombé, il faut que dix autres se lèvent»), ou des «Jeunes Gens» de conditions sociales opposées et que l'Histoire fait se réunir, s'associe à des pauses discursives qui élèvent la réflexion à la hauteur du poème: «S'il y avait quelque chose de commun entre ces trois garçons... Mais je suis là comme un vannier qui fait ses tresses, et il y a une paille pourrie qui plie entre deux brins plus forts, et c'est lassant ce jeu qui entrelace trois destins séparés, ce n'est pas un jeu pourtant: vous ne pouvez pas voir comme moi le barreau de chaise où se fixent les joncs, vous ne voyez pas l'horizon où se confondent un instant trois regards... Vous ne voyez pas le sang qui a la même couleur pour tous.»

 

En sens inverse, dans un texte comme «la Machine à tuer le temps», le plaisir d'abord presque gratuit de l'écriture (description de la «carrière» d'un gigolo, faux prince polonais, dans une petite ville de province qu'il repeuple vaillamment...) laisse transparaître peu à peu l'actualité politique des années cinquante, puis une véritable réflexion sur le temps qui «reste en travers de la gorge», pour s'achever sur un douloureux appel: «Les couleurs, on en est déjà à la télé-couleurs. S'il pouvait faire une bonne fois tout noir, à tout jamais tout noir...» La juxtaposition ici des deux phrases, leur tension entre trivialité et tragédie sont emblématiques de tout le livre: dans «Prénatalité» - une enfant de treize ans semant le scandale dans un magasin pour femmes enceintes -, ou «Histoire de Fred et Roberto» - comment une jeune fille peut se faire une place sur une plage noire de monde -, la dérision des thèmes révèle le dérisoire et l'absurdité de l'existence, préfigurant la magistrale et bouleversante leçon de désespoir de «la Valse des adieux». De la même façon, l'attention portée au «bavardage» («l'Inconnue du printemps») révèle, comme dans «Prénatalité», mais aussi Blanche ou l'Oubli, sous l'évolution de la langue, les questions du temps et de la mort: «O vocabulaire des années soixante-dix [...]. Donne-moi la main, discours éphémère qui ne sera point perpétué par les inscriptions tombales, histoire de traverser le temps à pieds joints avec ce visage que j'ai dramatiquement pour en finir, et l'air d'en rire.» Sous le masque de l'humour grinçant perce ainsi, dans toutes les dernières nouvelles, un regard sur le non-sens que développent particulièrement «l'Aveugle» ou «le Feu mis» - le caractère kafkaïen de ce récit renvoyant d'ailleurs à l'interrogatoire courtelinesque des «Bons Voisins», dans les nouvelles de Résistance. Avec «Mini mini mi» notamment, seul le jeu du langage fonde la fable, prenant au pied de la lettre l'expression «être à croquer» («Je vais te manger, dit-il et tint parole»), pour parvenir à une réflexion sur l'érotisme et l'écriture comme «accès des possibilités futures», «indéfinissable défi», que le Mentir-vrai, miroir de toute l'oeuvre, incarne.

 

Renvoyant aussi à une existence qui n'a pas été sans susciter les pires polémiques, et dont «la Valse des adieux» dresse un bilan qu'il faudrait apprendre à lire, le Mentir-vrai met en scène, dans l'incomparable musicalité d'une langue, les questions de la création, de la personne, et de l'Histoire. Il donne ainsi accès à la compréhension d'un itinéraire dont la complexité et les ambiguïtés naissent d'abord de l'ambition d'embrasser tout le réel et d'épouser la vie dans tous ses paradoxes.

 

 

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