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J'avais neuf ans en 1940 première partie

J’avais neuf ans en 1940
On a évoqué beaucoup ces derniers temps dans les médias la deuxième guerre mondiale et l'exode qu'elle déclencha dans les pays agressés par l'Allemagne. Cela fait jaillir une foule de souvenirs pour des millions de gens. Mon enfance – toujours bien vivante dans mon esprit – est donc objectivement finie puisque l'époque où je la vécus prend irrémédiablement la teinte mélancolique de la tranche d'histoire.
Le 10 mai 1940 j’avais neuf ans depuis quelques mois. La « drôle de guerre » - laps de temps qui s’écoula entre la mobilisation de 1939 et l’agression de la Belgique – venait de prendre fin, en dépit des "ceux qui veillent aux frontières", comme le proclamaient les cartes postales couleur sépia. Quarante ans plus tard, Léo Lackner, le cousin de Jean, persiflait encore à l’évocation de ce slogan. Il avait fait partie de "ceux qui veillent" à vingt ans à peine. Cela s'était soldé pour lui par quatre ans de captivité, au cours desquels il avait chopé la tuberculose. S'il évoquait en riant les frites cuites dans une huile indéterminée dont il s'était régalé lorsqu'il travaillait dans une ferme teutonne, il ne parlait guère de ses multiples tentatives d'évasion, dont une traversée du Rhin à la nage. L'une de ces escapades l'avait conduit jusqu'à proximité de Spa où l'un de ses compatriotes l'avait dénoncé aux autorités allemandes.
La mobilisation de 1939 m'a laissé un souvenir tragi-comique. Nous nous rendions à Bruxelles avec nos parents, ma sœur Odette et son mari dont je revois l'uniforme kaki et le bonnet à floche. Je venais de monter dans le train avec Lison – qui a deux ans de plus que moi - lorsqu’il a soudainement fermé ses portes et s'est ébranlé, laissant le reste de la famille sur le quai. Le mari d'Odette a tenté en vain de sauter dans le wagon à la dernière seconde. Lison et moi regardions, sidérées, notre escorte qui gesticulait sur le quai. Le train était bondé de jeunes mobilisés qui se sont ingéniés à nous distraire et le contrôleur est venu nous rassurer. Quelqu'un se chargerait de nous à Bruxelles et d'ici là nous n'avions qu'à rester bien sages. Lison demeurait imperturbable mais moi je fus bientôt proche des larmes lorsqu'une vieille toquée nous assura que nos parents "nous avaient laissés dans le lac".
Mes inquiétudes prirent fin avec le voyage. Tandis que le contrôleur nous escortait sur le quai de la gare du Midi, baigné d'une délicieuse odeur de chocolat, nous avons aperçu notre sauveur, l'oncle Guillaume, un sourire un peu narquois sur le visage. Il n'a pas manqué de nous faire remarquer l'enseigne lumineuse de l’usine Côte d'Or qui se trouvait dans le quartier à l’époque. C'était délassant comme un bain chaud, le sourire de l'oncle naviguant sur ces effluves de cacao. La fonction tutélaire de la famille avait fonctionné, télégramme à l'appui car il n'y avait pas encore le téléphone chez notre oncle. Nous étions sortis du "lac", l'abandon et le naufrage étaient nuls et non avenus.
Depuis septembre 1939 les Allemands avaient envahi la Pologne mais les naïfs avaient pu espérer qu'ils s'en tiendraient à cette contrée qui nous paraissait assez lointaine, à une époque où il n'y avait guère que les privilégiés à s'aventurer hors des frontières de leur pré carré. Je viens de voir sur Arte une émission consacrée à l'invasion de la Norvège en avril 1940. Je n'en avais aucun souvenir et je doute que nos parents en aient eu un.
Quoi qu'il en soit, la vraie guerre fondait sur nous ce 10 mai 1940. Elle commençait sur fond d’azur, un ciel d’un bleu incroyable, tellement serein et infini qu'il induisait l'allégresse et non une quelconque menace... Quel dais pour le sang et les larmes ! Moi j’étais plutôt contente, il se passait quelque chose. Tout à coup, dans la grisaille des jours, une époque héroïque s'annonçait. C’était beau comme un conte de fées, l’occasion aussi de ne pas aller à l’école.
J’étais plantée sur le trottoir et tout avait un air de fête, comme pour une procession. Des blindés portant des grappes de soldats français rugissaient sur l'asphalte. Les gens accouraient vers eux et les acclamaient. L’air était tout parfumé du lilas qu’on leur tendait, le genou un peu ployé comme s’ils étaient le Bon Dieu, ces voisins chéris dont nous parlions la langue. La foule, larme à l'œil et sourire aux lèvres, leur offrait cigarettes, nourriture et boissons. Ils étaient nos sauveurs et sûrement ils allaient gagner la partie puisque le bon droit était de leur côté. Grisés par notre adoration, ils nous rendaient nos sourires. Ainsi donc une mouvante image d'Epinal se déroulait sous mes yeux. Il n'y manquait pas la note à la bonne franquette d'une camionnette Renault, transportant une brochette de militaires bleu horizon, en lieu et place des saucissons de Boulogne que vantait la carrosserie.
Cette joie en coup de clairon fit long feu. Ces convois avaient à peine quitté nos rues, laissant derrière eux une odeur d'essence brûlée, l'odeur même de la gloire si on consentait à y mêler un relent de poudre, que les réfugiés investissaient la localité. Très vite, le surlendemain déjà peut-être, nos compatriotes de Verviers et de Liège affluaient. Poudreux et effarés, ils demandaient du pain et un endroit où dormir, avec leur doux accent wallon qui n’était pas tout à fait le nôtre. C’était comme une complainte : Je viens de liège à pied... Il y avait tellement de monde à contenter que la porte du magasin était verrouillée. La partie supérieure qui était vitrée en avait été ouverte et c’est par là que le pain était distribué.
Sous le porche et dans la cour des jeunes gens étaient assis sur leurs ballots et beaucoup ont dormi là. Les grandes personnes ne savaient plus où donner de la tête et les enfants regardaient de tous leurs yeux. Chez nous le pétrin tournait jour et nuit. Papa et Albert ont enchaîné les fournées jusqu'à épuiser toute la réserve de farine. Un réfugié liégeois, vient de me rappeler Yvonne, donnait un coup de main à la boulangerie. Hitler, c'est le diable, disait-il. Et ma sœur de renchérir aujourd’hui : C'est vrai, son visage n'avait rien d'humain. Il semblait fait de pièces rapportées. On se demandait si un jour il avait été enfant.
Quant à moi, je n'ai pu me déprendre de la stupeur que les images de ce fantoche haranguant la foule – son hystérie dix mille fois multipliée par celle de ceux qui l'acclamaient – m'ont toujours inspirée. J'ai beau me dire qu'il avait apporté du travail aux Allemands et l'espoir d'une revanche sur l'humiliation de la défaite, je continue à m'étonner qu'un tel histrion ait pu galvaniser une majorité d'hommes et de femmes. Mais, à tout prendre, n'ai-je pas fait partie pendant dix ans au moins de ceux qui adulaient le petit père des peuples et qui ont gardé, longtemps, comme un os en travers de la gorge, le déboulonnage de Staline ? Une bonne proportion de Français n'ont-ils pas, après la défaite, fait confiance au Maréchal ? Les mirages fleurissent sous tous les cieux. Si l'homme est capable de croire en Dieu, pourquoi ne croirait-il pas au Guide Inspiré ?
Mais revenons à la gamine du 10 mai 1940. Je ne parvenais pas à prendre la guerre au tragique. Il se passait tellement de choses inédites ! Notre maison et tout le village étaient un caravansérail où régnait la fraternité. On dialoguait avec des inconnus. Les moins généreux ouvraient leurs portes, des matelas jetés sur le sol encombraient les maisons et il y avait dans tout cela une agitation d'hirondelles s'apprêtant au départ.
Cette inquiétude, cette fatigue, ces yeux hagards, ces gens jetés sur la route et réduits aux nécessités essentielles de la vie, les adultes les considéraient avec une pitié où il y avait un peu d'attendrissement prémonitoire sur eux-mêmes car l'instinct de fuite est contagieux. Papa était pourtant décidé à rester ferme à son poste et à n'abandonner ni sa maison ni son magasin, imitant ainsi la conduite qu’il avait eue en 1914. Mais Sylvain, tragique et pâle, est arrivé en voiture, poussant devant lui Marguerite, notre aînée, et Mathilde, leur petite fille, ma cadette de seulement trois ans et demi. Marguerite commençait à bedonner discrètement car elle attendait un second enfant pour septembre. Un collègue de Sylvain les accompagnait. Comment ces deux gendarmes avaient-ils fait pour quitter leur service et atterrir chez nous ? Je n’en sais rien. Pour Sylvain, qui avait vécu le sac de Dinant pendant la Grande Guerre, l’important était de mettre sa famille à l’abri. Il pressait Papa de se décider au départ. Vite, vite, il faut partir. Les Boches sont déjà à Namur, ne cessait-il de répéter.
Papa était plutôt réticent, mais ce jour-là les Allemands ont bombardé le village, gonflant le germe de panique que Sylvain avait insufflé à nos parents. Une famille a été tuée dans sa cave, une autre, sérieusement blessée par des débris de verre. Le village a commencé à se vider. Nous avons passé la nuit dans la cave voûtée sous l'atelier de boulangerie et nous sommes partis le lendemain matin très tôt, en direction de la frontière française que nous avons passée à Bousignies sur Roc. Je n'avais pas peur à ce moment-là. L'énervement et l'anxiété des adultes, c'était encore du spectacle.
Nous étions neuf sur le départ. Les parents, cinq de leurs filles, leur petite-fille et Albert, l'ouvrier pâtissier que Papa ne voulait pas abandonner car il faisait presque partie de la famille. Tout cela entassé dans deux voitures : une conduite intérieure Ford et une camionnette Renault, avec les provisions, le linge, le café, le savon, l’argent du coffre-fort. Des matelas ficelés sur le toit des autos étaient enveloppés de couvertures rouges et Yvonne, toujours un peu romantique, se demande si cela ne nous a pas protégés des attaques aériennes. A notre insu, bien sûr, mais l'idée d'une Cinquième Colonne se reconnaissant à quelque signe mystérieux rôdait dans les esprits. C'était bien commode pour expliquer le gâchis que nous étions en train de vivre.
Maman, d'habitude si prévoyante et si organisée, avait oublié sur son lit une boîte à cigares contenant quelques bijoux anciens et les louis d'or que notre grand-père paternel avait offert aux quatre aînées lors de leur communion solennelle. Papa trépignait d’impatience et tourbillonnait comme un frelon, lui qui dans la vie ordinaire perdait si facilement son sang-froid et il lui avait communiqué son affolement, en lui bourdonnant aux oreilles qu’elle devait se hâter.
La seule fille manquant à l’appel était Odette, restée à Bruxelles et dont nous étions sans nouvelles. Son mari était sous les armes. Il lui revint sain et sauf à la fin de la campagne des dix-huit jours. Une femme l’avait aperçu sur la route en uniforme d’artilleur et lui avait donné des vêtements civils.
Dans notre smala il y avait à tout le moins deux inconscientes. Yvonne dont la coquetterie ne désarmait jamais - elle avait mis sa robe du dimanche, des bas de soie et des talons hauts pour conduire la Renault - et moi, toute excitée par cette promesse de voyage en auto. Quelques heures plus tard cependant les images des réfugiés polonais qu'Yvonne avait contemplées dans Match quelques mois plus tôt lui sont revenues et elle a compris que nous incarnions à notre tour ce troupeau désemparé, offert à l'arbitraire et aux hasards les plus monstrueux.
A la frontière la file était longue. Les autos étaient rares, enchâssées dans la foule compacte des piétons, des cyclistes, des charrettes. Certains piétons poussaient des brouettes remplies à ras bord. Les grands-parents de Jean allèrent ainsi à pied jusqu’à Coulsore, pour faire ensuite demi-tour car la guerre éclair les avaient rattrapés.
Comme nous étions motorisés, nous avons essuyé quelques mauvais regards. Toutefois personne ne nous a accusés de faire partie de la Cinquième Colonne. Ce fut le cas, comme il me le conta plus tard, pour Dubuisson, jeune homme trop blond, dépourvu de papiers et heureusement reconnu par quelqu’un de son village, au moment où on allait le coller au mur.
La guerre n’est pas un jeu, je l'ai compris à Coulsore. Un stuka descendait en piqué pour mitrailler la foule, si bas que j’ai aperçu le pilote, marionnette maléfique mais moins impressionnante pour moi que la croix gammée toute noire qui s'étalait sur l'appareil. Nous nous étions réfugiés contre un mur, à proximité d'un passage à niveau. Maman égrenait son chapelet. Nous étions accroupies près d'elle, Lison et moi. Dites vos prières mes enfants, soufflait-elle. Elle était pâle et je voyais ses lèvres trembler.
J'apprenais une vérité horrible : la personne dont j'avais toujours attendu protection et réconfort était vulnérable. Lison s’élança vers l’abri illusoire d’un cabinet dont la porte verte était trouée du cœur traditionnel. Un cheval, affolé par le bruit des balles, se cabrait tandis qu’un soldat français pointait en jurant son fusil mitrailleur sur l’avion ennemi. Les gens injuriaient cet enragé qui avait la prétention de se battre. De l’avis général on allait tous y passer à cause de lui. Les balles aboyaient méchamment et le stuka ripostait d'une voix rauque, en lourdes rafales qui arrachaient aux murs de larges éclats.
Nous étions dans le bain cette fois. Encore avons-nous eu la chance de ne rencontrer sur notre route ni morts ni blessés et de nous en sortir indemnes. Alors que non loin de là, en forêt de Mormal, il y eut un véritable carnage de réfugiés mêlés à la troupe, soit ce jour-là, soit le lendemain.
Avant de poursuivre mes souvenirs personnels de l’exode, deux mots du sort d’autres personnes qui allaient me devenir proches. Je songe à Jean qui partagerait ma vie et à sa famille ainsi qu’à Robert qui épouserait Lison. Un train stationné en gare d’Erquelinnes a emporté dans ses wagons à bestiaux pas mal de familles. Jean qui avait quinze ans s’y est embarqué avec sa mère et sa sœur Irène. Le père restait à son poste, à la forge de la gare. Robert, ses parents et son frère Paul faisaient partie du voyage. Le chef de famille, diabétique au dernier degré, était devenu éthéromane. Il était d’une grande faiblesse et c’est un voisin compatissant qui l’a chargé sur une brouette pour le transporter jusqu’à la gare.
D’après Jean le voyage n’a pas été si épouvantable que sa mère le prétendait mais il y eut bien sûr la promiscuité, des haltes inexpliquées, des mitraillages, des bruits de canonnade. Tout d’abord le train qui se trouvait sur une voie de garage a stationné toute la journée au soleil avant de s’ébranler, faute de locomotive. Il y avait des cris, des pleurs, quelques engueulades aussi. L’accès des wagons où l’on était assis à même le sol était malaisé. Il fallait profiter des haltes pour entrouvrir les portes, tâcher de se repérer, se soulager en vitesse. Le papa de Jean avait aidé sa famille à embarquer dans un wagon où se trouvaient des cheminots liégeois. Tous ces réfugiés sont arrivés à Maubeuge en plein bombardement et le train a stoppé, avant de prendre une direction qui permettait d’éviter Paris. Lors des haltes, la Croix Rouge servait des tartines, du café, de la soupe. On peut imaginer l’ambiance qui régnait dans ce convoi si on a lu Le train de Georges Simenon.
Pour la famille de Robert, ce fut dramatique. Lorsqu’il fut privé d’éther, le père a commencé à délirer et à s’agiter. Il a fallu le débarquer au Mans. Sa femme et ses enfants ne devaient pas le revoir. Il est mort à l’hôpital, abandonné de tous, c’est du moins ce que ressentait Robert.
C’est également au Mans que la famille Harlez a quitté le train, pour se rendre à Redon, chez les fermiers qui avaient hébergé la maman en 1914. Jean y a vite été mis au boulot, à tourner des pièces dans une usine d’optique qui travaillait pour l’armée. Douze heures par jour mais, heureusement, à la française. Les travailleurs de la maison mère de Paris se sont repliés bientôt sur Redon avec le matériel. Quelques jours plus tard on fermait les portes car les Allemands fonçaient à travers la France. L'armée anglaise quitta les lieux précipitamment, abandonnant un important dépôt de vivres dont la population locale fit son profit… Un court instant seulement car l'ennemi visita les maisons, fouillant les armoires et sous les lits, pour récupérer ce qu'il considérait comme son bien.
A propos des Anglais, Jean les a vus à l’entraînement, s’élancer pour enfoncer jusqu’à la garde leur baïonnette dans un mannequin figurant un soldat ennemi. Qu’elle est donc fraîche et joyeuse la guerre, quand les hommes sont dressés à s’aborder de cette façon !
Le père de Jean, un jour ou deux après le départ de sa famille, est parti à son tour à vélo avec un copain cheminot. Ils n’ont pas été plus loin que Péronne en France. Lors du décès de ma belle-mère en 1990, j’ai trouvé dans un tiroir un petit bloc-notes au papier quadrillé tout jauni. Louise, sœur de ma belle-mère et mère de Léo, y avait écrit au crayon le jeudi 17 mai un message qui commençait ainsi : Chers frère et sœur, neveu, nièce. Eh bien, voilà le jour fatal arrivé.
Elle y racontait, qu’après avoir envoyé son mari en éclaireur, elle avait quitté Anderlues vers huit heures du soir, sans l’avoir revu. Elle avait cheminé à pied, accompagnée de sa mère, âgée de près de quatre-vingts ans et d’un voisin très âgé lui aussi. Ils s’étaient frayé un chemin au milieu des soldats et des camions. Arrivés à Erquelinnes, chez les parents de Jean, vers trois heures du matin, ils avaient trouvé la maison vide à leur grande déception. Ils avaient cassé une vitre pour y pénétrer et se mettre à l'abri. Après quoi ils s'étaient fait du café et avaient sommeillé, écroulés sur des chaises.
Nous sommes contrariés, poursuit le billet, nous ne savons quel chemin prendre, celui du retour ou celui de la France. Donc je n’ai pas revu Ernest. Je me demande où il est. Trois alertes pour venir, une bombe qui vient de tomber, cela vous donne à réfléchir.
Je déchiffre, après un mot illisible : quand je serai sur la porte, que je saurai quelle direction que je vais prendre. Eh bien, chers frère et sœur, quand vous lirez ces lignes, la guerre sera finie, Votre sœur Louise. Nous retournons chez nous.
Un TVSP au bas du feuillet annonce un nouvel épisode. Arrivés près de l’église, on nous conseille de partir en France. Nous revenons chez vous et je crois que nous allons tout laisser ici car nous avons avec nous un viel homme, un voisin et c’est lui qui a tiré le chariot, avec tout dedans. Mais nous en avons une, pour le moment! Nous avons tué deux lapins, nous allons les faire cuire et après, on verra.
Pauvres gens affolés, les pieds en compote et ne sachant quel parti prendre ! Ils ont pris finalement celui de rentrer chez eux. Et pauvres lapins ! Il est vrai que ces derniers allaient probablement mourir de faim dans leur clapier. L’oncle Ernest est réapparu peu de temps après le retour à Anderlues de sa femme et de sa belle-mère. Il devait mourir un an ou deux plus tard, de la silicose. Il était charbonnier, selon son carnet militaire, alors que sur celui du grand-père maternel de Jean, mineur lui aussi, on lit houilleur.
Retour sur la famille Dumont. Nous roulions cahin-caha. Albert faisait le guet sur le marchepied de la Ford, pour nous prévenir quand un avion allemand surgissait. A son signal tous se précipitaient dans le fossé. Sauf Papa, d’après Yvonne. En dépit de l’angoisse, on eut malgré tout quelques occasions de sourire. Maman que Marguerite surnommait à ses heures "Goupi mes sous", serrait son argent sur son cœur et voilà qu’elle remarquait non loin d’elle un individu louche qui la dévisageait. Du coup elle resserrait son étreinte sur ses économies. Fausse alerte ! Le suspect, c’était Albert, tout gris de poussière et clignant ses yeux rougis d’avoir scruté le ciel. Méconnaissable pour sa patronne, le stress aidant. Une autre fois, les lunettes de Maman nageaient dans le beurre fondu car le soleil continuait imperturbablement à darder ses rayons sur l’Exode.
Il y avait des moments de tension plus vive. La Renault est tombée plusieurs fois en panne et les soldats français sont intervenus à chaque coup, en sacrant contre cette putain de bagnole. Ils devaient savoir de quoi ils parlaient. Ils étaient pressés de nous voir dégager car nous naviguions en pleine troupe. C’était vraiment la pagaille. Le monde tournait fou. Bientôt les vaches laitières, abandonnées dans les champs et traînant leur pis douloureux, beugleraient leur mal, leur peur, leur chagrin. La guerre, c’est aussi la peine des animaux domestiques pris dans notre folie et n’y comprenant goutte. Quelle horreur, l’hécatombe des chevaux dans une longue suite de conflits et les chiens de 14-18 traînant les mitrailleuses ! Les hommes au moins se donnent des raisons d’accepter ou de refuser leur sort. Les bêtes n’ont pas cette consolation.
Quelque part, au bord de la route, des gens nous ont fait entrer dans leur petite maison et nous ont offert du cidre. C’était bon par cette chaleur, leur gentillesse et la fraîche boisson ambrée qui pétillait. Vers le soir nous entrions à Laon. Nous avons été bien accueillis mais avec un brin d’étonnement. N’empêche que le lendemain la population locale se jetait aussi sur les routes.
Nous avons dormi cette nuit-là dans une maison vide, occupée précédemment par la troupe. Nous nous sommes allongés pour la première fois sur un sol recouvert de paille. La phobie des rats et des souris tenait Yvonne éveillée. Papa, bravant l’occultation, se promenait avec une lampe de poche, ce qui a provoqué une altercation entre lui et Maman.
Le lendemain matin nous avons repris notre errance. Le soir nous étions à Tourville. La Renault nous avait lâchés une fois de plus et nous faisions cercle autour d’elle. Un petit monsieur rondouillard, sorte de Saint Nicolas sans la barbe, s’est intéressé à nous. Notre nombre ne l’a pas effrayé et il nous a invités à passer la nuit chez lui. La maison était grande et confortable et nos hôtes avaient le cœur sur la main. La maîtresse de maison nous a régalés d’une gigantesque omelette aux fines herbes. Nous avons pu nous débarbouiller et moi, ô joie suprême, j’ai partagé un vrai lit avec Maman. Marguerite et Mathilde ont eu droit à un lit également, je crois. Le reste de la smala a dormi, qui dans un fauteuil, qui par terre probablement.
Nous sommes restés en relation avec cette famille pendant quelque temps après la guerre. C’est l’un des fils qui nous a pilotées, Maman, Lison et moi, lorsque notre mère a décidé d’offrir une escapade à Paris à ses deux cadettes. Souvenir inoubliable, tant par la longueur du voyage et les formalités douanières et policières de l’époque qui durèrent certainement une heure à la gare d’Erquelinnes, pour se renouveler aussi longuement à Jeumont, que par l’éblouissement causé par cette belle ville si vivante dont je me suis éprise aussitôt.
Le lendemain nous sommes repartis, frais, dispos et pleins de reconnaissance. Nous sommes arrivés ce jour-là à Montoire, chez tante Lucie, la sœur de Papa. Nous avons pu nous détendre un moment. La guerre paraissait encore mythique à cet endroit. Ni tante Lucie, ni l’oncle Paul ne songeaient à bouger. Le sud de la Loire se sentait peinard, sans imaginer un instant que bientôt aurait lieu dans cette paisible petite ville la rencontre entre Hitler et Pétain et la signature de l’armistice.
Nous sommes photographiées, mes sœurs et moi, dans les rues de Montoire et nous regardons passer une escouade de carabiniers cyclistes belges. Ca nous faisait chaud au cœur de revoir les petits soldats de chez nous. Nous ne réalisions pas encore qu'ils étaient en retard d'une guerre face aux grosses motos des Allemands. Après tout la cavalerie polonaise avait bien affronté les panzers, selon la rumeur !
Autre folklore, la peur qu'inspiraient aux Allemands les tirailleurs sénégalais depuis la Grande Guerre, selon les dires de l'oncle Guillaume. Etait-ce vrai leur "Couper cabèche" et leurs chapelets d'oreilles autour du cou ? En tout cas leur réputation de férocité les poursuivait. Jeanne Canard – elle avait longtemps travaillé chez nous et nous est toujours restée fidèle – nous raconta plus tard avoir failli mourir de peur pendant l'exode, lorsque s'étant réfugiée dans une grange pour se reposer, une tête noire fendue d'un éblouissant sourire, jaillissant de la porte entrebâillée, l'avait figée toute grelottante sur la paille. Yvonne, quant à elle, n'a pas oublié l'apparition silencieuse d'un Sénégalais, monté sur un mulet et surgissant au petit jour au coin d'une ruelle.
La maison de tante Lucie était trop petite pour nous puissions tous y passer la nuit. Nous avons dormi Louise, Yvonne, Lison et moi chez le pharmacien, dans une chambre meublée à l’ancienne qui me remplissait de respect. Le matin nous allions déjeuner de croissants chez tante Lucie et les passants nous saluaient aimablement... Jusqu’au jour où nous n’avons plus recueilli que des regards de plomb fondu. Léopold III venait de capituler et, après le discours venimeux de Paul Reynaud à la radio, nous étions tout à coup les traîtres, les salauds de Belges.
Quelques jours plus tard nous avons repris nos baluchons et Marguerite se souvient avoir lu sur des écriteaux vengeurs : Rien pour les Belges ! Après la solidarité et l’accueil, la France s'enfonçait dans la bêtise et la méchanceté.
Je me souviens d’une discussion en Dordogne entre Yvonne et un officier français discourant sur le roi félon. Nous avons eu notre revanche quand une quinzaine plus tard Pétain a fait don de sa personne à la France... et à Hitler de sa franche collaboration. C'est aussi ce jour-là que nous avons assisté à une engueulade entre un gandin d'officier, aussi sec que sa badine et un homme de troupe déguenillé le bravant et lui jetant la défaite à la face. Sans doute qu'en ces circonstances la corvée chiottes et le cachot n'avaient plus cours ni, espérons-le, le peloton d'exécution.
Le point de ralliement des réfugiés belges était, je crois, Bordeaux. Pour une raison que j’ignore, nous nous sommes finalement retrouvés à Bouniague, un bourg de trois cents habitants, non loin de Bergerac, dont la population avait soudain enflé sous l’afflux des réfugiés et de la troupe. Le maire, un tout brave homme, nous a octroyé à l'écart du village une métairie sans étage, au milieu des vergers et des vignes.
Pour cuisiner nous n’avions que l’âtre dans lequel pendait une marmite encrassée. Nous avons campé là, dans les trois pièces en enfilade qui composaient tout le logis. Je me souviens d’une longue table rectangulaire, flanquée de deux bancs et des nombreux lits de camp qui encombraient l'espace.
La nuit, à la grande terreur d’Yvonne, on entendait les rats galoper dans le grenier, au-dessus de nos têtes. Ma sœur prétend que certaines de ces bestioles s'aventuraient jusqu'aux bords des couchettes. Elle claquait alors des mains, en faisant "pschut" ! Ce qui n'avait pas l'heur de plaire à Marguerite qui avait la grossesse hargneuse. Elle souffrait d'aérophagie et ne manquait pas de dédier chacun de ses rots, alternativement au Roi et à la Reine. Les moustiques se délectaient du sang de Papa et du mien et je crois que toutes les puces du canton s’étaient donné rendez-vous sur la pauvre Maman.
Comme lieux d’aisance on disposait d’un cabinet de campagne, plein à ras bords et envahi par les cloportes. Comme toute la famille avait la diarrhée, après avoir mangé une grande platée de fèves des marais, l’état des lieux empirait.
Pour l’eau potable, nous disposions d’un puits dans lequel nageaient des sortes de chenilles. La propriétaire vint nous voir, tout de noir vêtue, jusqu’au chapeau de paille et avec un pli de crasse assorti dans le cou. La bonne dame nous a rassurés à propos du puits. Bon diou, la preuve qu'elle est bonne, cette eau, c'est que les bêtes elles vivent dedans ! Pourtant cette optimiste avait fait un pas en arrière lorsqu’elle avait ouvert la porte du cabinet. Elle avait une nouvelle fois bredouillé : Bon diou, avant de tourner les talons.
Les grandes personnes se sont mises à organiser notre campement. On a décrassé la marmite et on s'est ingénié à cuisiner avec les moyens du bord. J'imagine qu'on disposait d'un minimum d'ustensiles. Il a fallu lessiver à l'ancienne, en savonnant et brossant le linge sur une planche de lavandière. On le mettait ensuite à sécher sur la prairie et Maman constatait avec plaisir qu'il n'avait jamais été aussi blanc.
Les trois petites filles, Lison, Mathilde et moi, étions très heureuses de cueillir les pêches et de courir les vergers avec un filet à papillons. Nous découvrions la liberté et la campagne. Tout était différent de chez nous. Quelle stupeur lorsque j’ai vu une femme diriger un attelage de deux grands bœufs roux aux cornes recourbées qui travaillaient la terre ! J’imaginais ce travail uniquement dévolu aux chevaux, comme chez nous.
Louise était serveuse à l’épicerie du bourg qui n’avait jamais vu tant de clients. Peut-être s'était-elle engagée pour éviter les sempiternelles querelles qui l’opposaient à Marguerite quand il y avait de la bisbille entre Mathilde et moi. Peut-être aussi pour aider les parents à ne pas trop entamer leurs réserves d’argent. C’est là qu’il fallait s’approvisionner de tout ce que l’on trouvait encore. Il me semble qu’on ne manquait ni de légumes ni de pain. Papa était vite devenu copain avec le boulanger, même s’il n’appréciait guère le goût suret du pain au levain. Le matin, au petit déjeuner, il était maussade et soudain on l’entendait grogner en jetant son quignon sur la table : Merde, nom de Dieu, je ne mange plus ! Il avait surpris le boulanger se lavant les pieds dans le seau avec lequel il puisait l'eau du pétrissage.
Papa et Albert allaient au bourg faire les provisions. Papa se munissait d’un solide bâton, comme un colporteur. Pourtant, la plupart du temps, quand on voyait les deux hommes poindre à l’horizon, lestés d’un ou deux petits vins blancs, c’était Albert qui croulait sous les paquets.
Papa lui avait probablement dit comme ordre de marche : Vo y astez, Landru ? Il aimait les sobriquets et c’était le plus courant qu’il réservait à Albert. Yvonne était Yvonne Dustron et moi : Marcelle Démon. Il est vrai que dans ses moments d’attendrissement il me donnait du petit pierrot et du l’restant d’el nuée. Quant à une servante qu'il avait baptisée Nini pattes en l'air, j'ignore ce qui lui avait valu ce surnom.
Autour de la maison, il y avait quelques poules que Maman laissait entrer dans la maison. On les regardait avec amusement picorer les miettes tombées sur le sol. Il y avait aussi un petit chat noir et blanc, mort de faim et friand de chocolat, que nous avions adopté et qui nous rendait bien notre amour. Quand nous sommes repartis début septembre, il a fallu l’abandonner, alors que nous aurions tant voulu l'emmener avec nous. Je le revois perché sur un pilier à l’entrée de la métairie et nous regardant tout pensif, comme s’il comprenait qu’il devrait à nouveau se débrouiller seul pour survivre.
Les parents avaient pensé un moment s’intégrer au pays. Ils avaient visité une petite boulangerie toute blanche dans les environs de Bergerac, dans l’intention de la reprendre puis ils y avaient renoncé car leurs biens et leurs racines étaient en Belgique. Ils devaient se poser bien des questions sur la maison, la boulangerie d'Erquelinnes et sur ce qu’il était advenu d’Odette. Papa avait un jour sulfaté la vigne de la propriétaire mais s’il appréciait le petit vin blanc du pays, il ne se voyait pas pour autant vigneron.
Mais, je le répète, nous les enfants, on s’amusait bien. La guerre, pour nous, c’était surtout de longues vacances. Les adultes manifestaient bien quelques inquiétudes. Les gens du pays redoutaient que les Allemands viennent bombarder la poudrière qui se trouvait à Bergerac, ce qui aurait causé beaucoup de ravages. Cela ne troublait pas notre sommeil de gosses. Dans nos cauchemars il était plutôt question de la fée Carabosse ou de nos poupées que nous avions laissées en Belgique.
J’étais pour ma part dans ma période Arthur Masson dont les tirades cléricales ne me gênaient pas encore. Thanasse et Casimir était mon livre de chevet. Il est vrai que le naïf Thanasse et sa malicieuse Charlotte nous rappelaient bougrement Marguerite et Sylvain, la première n’étant jamais à court d’inventions pour ridiculiser le second. J’agaçais mes sœurs en éructant à tout propos : cré loup-garou. Et voilà que tout à coup je vivais un Pagnol. Je singeais le tordu, lequel entre autres disgrâces avait une jambe plus courte que l’autre, ce qui ne l’empêchait pas d'être fort joyeux et de traînailler dans le village à la recherche d'un compagnon de comptoir car il était doté d'une soif inextinguible. Lorsqu’au bistrot du coin il posait sa jambe infirme sur une caisse, il gagnait quelques centimètres et un peu de prestance. Après quoi il bredouillait un pauvre répertoire de galéjades. Je psalmodiais comme lui, avé l’assent : Et il me dit, laquelle veux-tu ? La brune ou la blonde ? Et je lui dis : té, c'est le même !
Nous recevions alternativement la visite de la propriétaire et d’un ouvrier agricole italien qui avait travaillé pour elle. A notre grand amusement ils n’arrêtaient pas de médire l’un de l’autre.
Albert dormait dans la salle commune où l’on cuisinait et mangeait. Il se levait parfois le matin quand nous étions déjà à table. Il était très pudique et sortait du lit tout habillé, la casquette sur la tête. Par quel miracle ? A moins qu’il ne lui vînt pas à l'esprit de se dévêtir le soir.
Le tabac était rare et Albert qu’on voyait habituellement un mégot bruni et tout détrempé au coin des lèvres, bourrait une pipe en terre de feuilles de marronnier. Ca puait tellement que Maman finit par lui interdire de fumer cette horreur dans la maison. Il s’en allait tout confus, étirant un sourire en tirelire, peut-être secrètement amusé d’avoir fait sortir la patronne de ses gonds.
Fin août les réfugiés belges ont été invités à rentrer chez eux. Nous étions en zone libre et nous n’avions pas encore vu un Allemand. L’essence était rare mais un soldat français nous en avait cédé quelques bidons à la nuit tombée, en échange de ce bon café belge qui faisait partie de nos richesses.
Nous avons passé la ligne de démarcation entre la France Libre et la France occupée sans problème. Notre premier Chleuh (peut-être un Alsacien) était débonnaire et parlait français. Discipline et politesse, de quoi donner corps à la légende qui commençait à circuler : ils sont si corrects. En tout cas ils étaient différents du militaire du cru, soiffard, gueulard, débraillé et adepte du système D. Après les bandes molletières, voire les pantalons rouges de 1914 qui avaient l’air de sortir d’un musée, les bottes de cuir bien cirées, le baudrier brillant et l’uniforme vert de gris, ça vous avait un petit air propret, convenable et efficace. N’empêche que dès le mois de mai la gouaille populaire avait déjà gratifié les Boches d’un nouveau surnom : les Doryphores. Les doryphores, les vrais, avaient dévoré ce printemps-là les pommes de terre en Belgique et en France.
Nous avons passé la nuit à Chalus dans un château délabré, avec d’autres réfugiés. Il y faisait crasseux. Des républicains espagnols y avaient logé pendant un moment, après l'avènement de Franco. Des bancs renversés s'ornaient de longues coulées de merde. Nous y avons rencontré un habitant de Gilly qui fulminait contre cette population sale et harassée.
- Rentrez vite chez vous. Ces gens-là ils ont des puces et des totos", grinçait-il.
Papa a fait de l’esprit pour égayer ce compatriote en pleine sinistrose mais c’est tombé à plat, lorsqu’il s’est écrié, jovial : A d’Gilly, c’ti qu’est biergne n’a qu’in î et c’ti qu’a en d’jambe de bô n'a né freu ses pîs. (A Gilly, un borgne n'a qu'un œil et celui qui a une jambe de bois n'a pas froid aux pieds). Malheureusement son interlocuteur lui aussi n’avait qu’un œil.
A Melun, au bord de la Seine, les Allemands nous ont ravitaillés en essence. Un peu plus revêches ceux-là, il ne fallait pas traîner avec eux. Il est vrai que nous n’étions pas les seuls sur le chemin du retour. Marguerite dont la grossesse était à terme, raconte s’être rendue à la Kommandantur, à l’insu des parents. Elle avait demandé à parler à un supérieur. Un officier, tout chamarré de galons et de décorations, était apparu sur le seuil et lui avait demandé dans un français impeccable ce qu’elle désirait.
- Je suis Belge. Je veux rentrer chez moi, pour accoucher à Namur.
Son gros ventre plaidait-il pour elle ou les Allemands étaient-ils en période de séduction des populations civiles ? En tout cas, suite à cette démarche, on a eu la priorité pour être ravitaillé en essence. Et Jean-Pierre est né en Belgique, le 9 septembre.
Avant de quitter Melun, Marguerite qui conduisait la Ford, n’avait pas perdu une occasion de plus de faire enrager Papa. Celui-ci, affolé par les éructations des Allemands pour accélérer le mouvement, la pressait d’avancer. Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle démarra brutalement, le laissant, lesté d’un bidon d’essence à chaque bras, s’échiner en courant à rejoindre la voiture.
Un autre incident de ce retour est gravé dans ma mémoire. Nous avions cette fois dormi à l’hôtel, comme des civilisés. Le lendemain matin nous prenions le petit déjeuner et une aimable jeune femme française nous tenait compagnie. Les grandes personnes avaient émis une opinion plus que réservée sur la correction des Allemands et sur l’Occupation. Notre commensale faisait chorus mais, tout à coup, voilà qu’on officier allemand entrait dans la salle et la Française allait à sa rencontre avec un grand sourire d’accueil. Tête des parents qui se sont sans doute promis d’être plus discrets à l’avenir.
J’ai parlé de l’anecdote à Lison.
- Je ne m’en souviens pas, a-t-elle répliqué. J'étais sans doute trop occupée avec les croissants.
En remontant vers le Nord une impatience nous avait tous pris. Joie de revoir le ciel gris et les nuages, après un bleu implacable? Sans doute mais les grands devaient se demander comment ils allaient retrouver ceux qui étaient restés au pays, ce qu’il était advenu de la maison et comment le pays fonctionnait désormais. Les gosses, si heureux qu’ils aient été en Dordogne, étaient aussi gagnés par l’émotion. Se retrouver dans Maubeuge en ruines – pendant des années encore elle ressemblerait à une ville du Far-West avec ses boutiques en planches – et y acheter de pain, on était presque chez soi. Maubeuge si chère à mon cœur, avec sa porte de Mons et les fortifications dont Vauban l’a dotée. Ville frontière, tant de fois assiégée et dont le fort n’a servi en 40 qu’à la faire bombarder. Aujourd’hui les profonds fossés de Vauban sont recouverts d’une herbe douce comme le velours. Ils renforcent le charme d’une ville qui s’est dotée de pas mal d’espaces verts.
En arrivant à la maison nous avons vu sur la porte cochère un grand O – pour Occupé – tracé à la craie. Jeanne Canard, notre chère Jeanne, s’était installée là avec Risso, son mari, à l’instigation de Sylvain. Sans cette astuce, les Allemands auraient probablement occupé cette grande bâtisse vide et Dieu sait si nous aurions eu le pouvoir de les déloger. Le pauvre Sylvain, tête de Turc de toute la famille, y compris de son épouse qui donnait souvent le "la" pour le mettre en boîte, avait prouvé une fois de plus en cette circonstance son dévouement à ses beaux-parents.
Il faisait propre et chaud dans la cuisine. Le souper du couple mijotait sur le coin du feu et nous l’avons dévoré. A part la petite boîte oubliée par Maman qui renfermait les bijoux et le vol de quelques marchandises, rien d’important n’avait disparu ou n’était brisé. Et il y avait beau temps que Jeanne avait nettoyé toute trace de désordre et de pillage.
-Vous v’là d’jà, a-t-elle grogné, en guise de bienvenue.
Très vite nous avons réintégré nos chambres respectives. Rapidement Jeanne et Risso sont rentrés chez eux. Notre vie en Belgique occupée commençait.
Je me rends compte que mes souvenirs de gamine ne sont pas toujours très précis. Je suis quasi sûre que nous avons acheté du pain à Maubeuge, en rentrant chez nous. Je revois les longues tresses blondes et le visage pâle de la boulangère. Le rationnement cependant avait dû commencer et le pain, comme d’autres produits essentiels, ne pouvait être vendu que contre des timbres. La boulangère a-t-elle fait une fleur à ces presque compatriotes rentrant au pays ? C'est possible.
Papa a beaucoup ri lorsque le curé de la paroisse est venu nous accueillir à notre retour. L'abbé avouait avoir visité la maison, lors de l'évacuation, dans l’espoir d’y trouver de la farine, pour nourrir les Erquelinnois restés sur place. Mais il n’avait déniché pour toute pâture qu’un sac de fleurage car l’afflux des réfugiés pendant quelques jours avait suffi à tarir les réserves.
Une autre vie commençait. Il y avait une garnison allemande au village. Le grand bâtiment des Arts et Métiers ainsi que le pensionnat de l’Immaculée Conception, tous deux institutions françaises, avaient été réquisitionnés et malgré cela, pas mal de civils devaient héberger qui un plouc, qui un officier. Il est vrai qu’en plus des soldats de la Wehrmacht, la gare comptait une équipe de cheminots allemands qui veillait tant bien que mal à la circulation des trains militaires et des convois de marchandises. Ce n’était pas simple car les cheminots belges avaient bien des tours dans leur sac pour tromper leur vigilance.
Man Mia, la grand-mère paternelle de Jean, avait "son" Allemand. Il occupait une chambre à l’étage. Conquérant ou pas, il était prié d’enlever ses bottes, avant de monter chez lui et il obtempérait. Le dimanche, il achetait une tarte chez un pâtissier qui était au mieux avec l’occupant et la partageait avec le vieux couple.
Outre le mauvais pain gris du ravitaillement qui mettait Papa au désespoir (je me souviens d’une fournée qui filait) on vendait chez nous, sans timbres cette fois, des sortes de gâteaux de Savoie, à la maïzena. Je me demande aujourd’hui de quelle matière grasse et de quels œufs on pouvait les enrichir. Les parents ne sont plus là pour me répondre. En tout cas les Allemands s’en régalaient. Prima, disaient-ils, en y plantant les dents. Ils ne devaient pas avoir une alimentation beaucoup plus fameuse que la nôtre. Les plus âgés sortaient parfois de leur portefeuille la photo de leur femme et de leurs enfants. Malheur, la guerre, était leur sésame, pour avoir droit à un peu de sympathie. Mais il en fallait plus pour attendrir Maman, à en croire l'expression de ses yeux ...
Les religieuses du pensionnat avaient trouvé asile à la Maison du Peuple. La salle des fêtes du premier étage servait de chapelle, probablement après moult aspersions d’eau bénite. Les dortoirs se trouvaient aussi au premier. Au rez-de-chaussée, le vaste corps de Madame Théodosie, dite "Tototte", trônait à la tête d’une trentaine d’élèves préparant le certificat d’études, dans la salle où tant de bière, assaisonnée de jurons et d’invectives contre la calotte, avait coulé dans les gosiers prolétaires. Je faisais partie de la fournée qui devait passer cet examen à Jeumont. Si proches de la frontière et élèves d'une institution française, nous étions en quelque sorte colonisées. J'ai appris par cœur au pensionnat, bien avant d'avoir quatorze ans, les fables de La Fontaine et de longs extraits des tragédies de Racine et Corneille. Et j'ai beau avoir terminé mes humanités au lycée de Charleroi, je connais mieux l'histoire de France que celle de Belgique.
La Maison du Peuple était devenue le point de ralliement des externes. De là il leur fallait gagner en rangs l’une ou l’autre classe logée dans une maison particulière. On croisait parfois en chemin un détachement de soldats bien briqués qui parcouraient les rues en chantant. Ils mettaient de l’animation car leurs airs étaient vraiment entraînants. Un jour, Yvonne, toujours folâtre et le balai de rue à la main, n’avait pu y tenir. Elle les avait imités à gorge déployée, ce qui lui avait valu un sale coup d’œil du sous of qui flanquait le détachement.
Pour Jean qui allait à l’école à Charleroi, aux Aumôniers du Travail, les choses n’étaient pas aussi simples que pour les élèves du pensionnat. Lors de la retraite, l’armée française avait fait sauter tous les ponts sur la Sambre. Sur la ligne ferroviaire Erquelinnes-Charleroi, il n’y en a pas moins d’une douzaine. Pendant tout un temps, Jean est allé à vélo jusqu’à Merbes-le-Château. Il prenait ensuite le tram jusqu’à Binche. A Binche, un autre tram l’amenait à Charleroi. Il se souvient avoir fait pendant quelque temps les 30 km à vélo, jusqu’à ce qu’une grippe le cloue chez lui. En 1944, alors qu’il passait ses examens de dernière année, il a été hébergé à Lobbes chez un collègue de son père car le pont de cette localité avait une nouvelle fois sauté, du fait de la résistance cette fois.

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Commentaires

  • Chère Béatrice,

    Merci pour ce petit signe amical. J'aimerais que vous me disiez un mot de "Albert et Marguerite" qui évoque un petit soldat de la Grande Guerre et sa fiancée.

    Cordialement

  • Chère Béatrice, Vous résumez très bien le problème. Les écrivains sont les mal aimés d'aujourd'hui. Même si on achète les lauréats des grands prix littéraires, parce que c'est de bon ton, il n'est pas sûr qu'ils soient lus. La concurrence et la facilité  des images sont tellement fortes et la paresse intellectuelle tellement grande !

  • Merci de me témoigner votre intérêt pour ce texte qui est effectivement un témoignage. Personne, sauf vous, jusqu'à présent n'a paru s'y intéresser. 1940 pour certains fait partie des vieilles lunes. Et pourtant il y a toujours une guerre, des guerres qui sévissent quelque part. L'humanité sortira-t-elle un jour de ce fleuve de sang ?

    Bien amicalement.

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