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J'avais neuf ans en 1940, deuxième partie

Pendant toute la guerre la grande affaire fut de se nourrir. L’approvisionnement était aléatoire et on faisait la queue pour obtenir le peu de produits alimentaires auquel on avait droit. L’année 1940 fut particulièrement pénible car les jardins étaient restés à l’abandon au moment où il aurait fallu s’en occuper. Dès leur retour chez eux, les gens se sont organisés pour cultiver chaque lopin de terre disponible. Perspective dont la plupart des citadins étaient privés.
Nos parents possédaient un terrain au quartier Saint Antoine et ils l’ont converti en potager. Qui s’en occupait ? Je l’ignore mais je me souviens y avoir cueilli des princesses avec Maman. A la maison, sur le bout de terre qui s’étendait entre la buanderie et le garage, on avait, à mon grand plaisir, installé un poulailler. C’est de cette époque que date une fugace vocation de fermière. J’étais si folle de ces poules que je les prenais dans mes bras et que je passais des heures à les observer. Grâce à elles on avait droit à un œuf à la coque le dimanche matin.
De temps en temps il y avait un arrivage de harengs dont on dégustait aussitôt une bonne portion. Le reste était mis en filets et conservé dans le vinaigre, assaisonné de poivre en grains et d'oignons. Les bocaux à stériliser avaient refait leur apparition partout. Il fallait travailler soigneusement pour éviter la fermentation et les moisissures dans les bocaux, voire leur explosion.
Rien ne devait se perdre lorsqu’il y avait abondance de légumes. Je me souviens de conserves de tomates mais aussi de princesses à la saumure qui marinaient dans de grands pots de grès entreposés à la cave. Il fallait les dessaler longuement avant de les consommer. Je fais la grimace rien que d’y penser. J’ai pourtant gardé quelques impressions gourmandes de cette époque, comme le parfum et la chair si savoureuse des pommes de reinette qui se ratatinaient doucement au grenier. Je raffolais aussi de l’appétissante couleur verte de la soupe à l’oseille, de son goût acidulé et du blanc d’œuf jeté dans le liquide bouillant qui s'y figeait en longs filaments.
Jean se rappelle des œufs conservés par sa mère dans du silicate. Outre le grand jardin attenant à leur maison, le père cultivait un coin de terre, au bord de la Sambre qu’il fallait traverser en barque pour y accéder. D’autres cheminots y avaient aussi une parcelle.
Les champs de céréales et de pommes de terre étaient sous haute surveillance. Les jeunes gens étaient réquisitionnés à tour de rôle et ils patrouillaient à la nuit tombée, accompagnés du garde champêtre. Bien entendu, la pénurie engendra le marché noir dont nos parents s'abstinrent. Par scrupule certainement car Papa avait des principes mais aussi horreur des complications. Ce qui n'empêcha pas un client à qui on avait refusé du pain sans timbre de lui envoyer une lettre fielleuse, finement signée "Jensailon". Le scripteur y prétendait que nos parents réservaient des marchandises de contrebande à certains privilégiés.
Le café figurait parmi les denrées rares. Il se vendit grain par grain. Aussi on buvait du malt la plupart du temps. De petits malins vendaient des pois cassés censés être du café vert, d’autres ; des noix de muscade en bois, d’autres encore ; du tabac sortant de la citerne et mêlé à des feuilles de topinambour hachées. Topinambours que l’on disputait maintenant, comme les rutabagas, au bétail.
Si notre famille ne fit pas bombance, elle n’eut pas à se priver sérieusement, grâce à Sylvain et à ses contacts via la Résistance avec les fermiers d'Eghezée mais aussi au courage de Maman qui, malgré une santé chancelante, se rendait chaque semaine en train chez Sylvain et Marguerite et en revenait avec des valises lourdement chargées. Intrépide et acharnée, sans craindre les contrôles toujours possibles parce qu'il le fallait bien. Que de prouesses pour remplir les ventres creux !
Aujourd'hui que la pauvre Odette a disparu, après avoir végété, petite ombre, dans un mouroir, je rends hommage à son courage. Combien de fois, elle et son mari, ont-ils pédalé de Bruxelles à Eghezée, pour rentrer chez eux, traînant pommes de terre, lard, beurre ou viande que Sylvain amarrait sur leurs vélos ! De temps en temps un petit détail drôle (surtout rétrospectivement!) émaillait leurs périples. Comme le jour où le mari d'Odette est arrivé à bon port absolument crevé car le grand Capelle avait ficelé le frein en même temps que les balluchons. J'imagine que le couple préférait se crever à vélo que de prendre le train, pour éviter les contrôles.
Le « Secours d’Hiver » servait de la soupe aux plus démunis. Un rapide coup d’œil sur Google m’a permis de voir la photo d’un groupe de femmes s’apprêtant à distribuer de la soupe aux enfants, à l’école des Sœurs Franciscaines à Hautrage. Ces actions caritatives servaient surtout de propagande aux Occupants car elles étaient souvent filmées et projetées dans les « Actualités », dans les salles de cinéma. J’ai constaté également que le « Secours d’Hiver » existait déjà lors de le Grande Guerre.
A la demande du curé, mes parents accueillaient à table une fois par semaine, lors du repas de midi, un enfant du catéchisme dont la famille n’était pas assez riche pour arrondir son ordinaire grâce au marché noir. A mon grand dépit c’était souvent les plus disgraciés d’entre eux qui me faisaient face.
Certaines personnes se débrouillaient beaucoup mieux que d’autres dans la course à la nourriture. C’était le cas des cheminots qui soumettaient les trains de marchandises transitant vers l’Allemagne à un pillage en règle. Quand une cargaison intéressante était repérée, un homme d’équipe, armé d’un marteau, prétendait que les coussinets d’un wagon manquaient d’huile. Le personnel allemand n’y voyait que du feu. Alors on détachait le wagon du convoi pour le graisser et lorsqu’il réintégrait le train, il était vide.
Tout faisait farine au moulin de cette résistance nourricière : le blé, le vin, le porto, un mouton parfois. On perçait les wagons-citernes à la foreuse et on buvait du vin à pleins seaux à la forge. Très mauvaise occurrence pour le papa de Jean qui ne picolait que trop volontiers. Plus d’une fois ses copains l’ont ramené ivre mort sur la machine des manœuvres et l’ont déversé au bout de son jardin qui jouxtait la ligne Erquelinnes-Binche, aujourd'hui défunte depuis bien longtemps déjà. Puis ils repartaient aussi discrètement qu’ils étaient venus, ce qui leur évitait d’affronter une épouse en colère.
Le charbon était lancé le long des voies du haut des tenders et le grain pissait blond par les portes entrouvertes des wagons. Ca faisait l’affaire de glaneurs avertis qui s’empressaient d’emplir leurs sacs. On s’acoquinait pour dérober à plusieurs des lingots de métal qui se revendaient très cher. Ce petit jeu pouvait tourner très mal si on se faisait pincer par une sentinelle allemande. C’est arrivé à plusieurs cheminots qui ont été déportés. L’un d’eux n’est pas revenu, sans que sa famille ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Sa fille unique scandalisait les bonnes gens car elle s'était fiancée à un jeune homme que les patriotes évitaient comme un pestiféré parce qu'il était interprète chez les Allemands.
Certaines familles se régalaient de pain blanc et de tartes. La famille Dumont en savait un bout sur la soudaine prospérité de certains. Le four de la boulangerie a cuit des quantités de pain et de tartes pétris par leurs épouses. Il y avait un défilé de "cuiseuses" à l’atelier. Nous savions donc qui s’empiffrait dans le quartier, qui aussi faisait son beurre en vendant du pain blanc par paniers entiers... et ce n’était pas un cheminot.
La solidarité familiale s’était raffermie. L’oncle Georges, en sa qualité d'agent en douanes, avait sa part du gâteau de la gare et il en faisait parfois profiter nos parents qui, de leur côté, lui rendaient la politesse, dans la mesure de leurs moyens. Un certain jour de l’an, nous avons dégusté du porto chez oncle Georges et tante Georgette. Le mari d’Yvonne dont le père occupait un poste important aux chemins de fer, le goûta en connaisseur et déclara finement qu’il reconnaissait le porto de la gare, ce qui lui valut à sa grande surprise un coup de pied discret de son épouse. Ce même jour de l’an, Maman avait offert à tante Georgette un kilo de sucre en morceaux.
J’ai été réveillée récemment par le bruit d’un avion passant très haut, très loin dans la nuit. Ce faible ronronnement m’a transportée à l’époque des raids de la RAF contre les villes allemandes. Le bruit menaçant des escadrilles me remplissait alors d’une allégresse doublée de peur. La force immanente des bons partant châtier les méchants brodait tout là-haut dans un ciel que j’imaginais toujours piqué d’étoiles, même si le temps était couvert, l’anathème contre l’Allemagne. Je me faisais toute petite dans mon lit, comme si l’aile de la vengeance avait pu me frôler, moi qui écoutais pourtant tous les soirs Ici Londres, les Français parlent aux Français et fredonnais Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. Je nous revois tous groupés autour de la TSF, la tête penchée, recueillant à travers le brouillage les paroles de révolte patriotique et l’amstramgam des messages personnels qui devaient un jour s’ouvrir sur la Libération. Nous avions soin d’écouter la radio dans une chambre située au-dessus de l’atelier et éloignée de la rue, baptisée pour cette raison « La chambre du bout ». Elle servait de salle de jeux aux enfants et Papa venait de temps à autre y tenir sa compatibilité dans de grands registres en carton. Nous imaginions que nous y étions moins susceptibles d’être repérés pendant cette opération « verboten » qu’à front de rue.
J’avais encore à cette époque une vision manichéenne du monde. J’étais nourrie de Marseillaise, de Chant du Départ et des Partisans. Sans doute aussi de ces monuments grandiloquents célébrant la Révolution de 1789, tel celui de Maubeuge, dédié à la bataille de Wattignies-la-Victoire, au cours de laquelle les Maubeugeois défirent les Autrichiens. Il y a dans ce groupe un mouvement, un envol dignes de la Marseillaise de Rude. Au dos de cette allégresse des adultes gît un jeune tambour agonisant. C’est ce qui m’impressionne le plus aujourd’hui : un enfant soldat terrassé par la guerre.
Bien sûr, lors des raids sur l'Allemagne, je n’imaginais pas les maisons éventrées, les mourants sous les décombres, les débris humains, les briques éclaboussées de sang, ni les gens transformés en torches vivantes par les bombes au phosphore et qui se sont noyés en se jetant dans les cours d'eau. Je n’imaginais pas non plus que les justiciers pouvaient être foudroyés et réduits à néant, du haut de leur ciel de gloire.
Quoi qu’il en soit, le bruit des avions alliés passant au dessus de nos têtes générait, mêlée à la joie, une certaine appréhension. Nous craignions d’avoir une part de leur terrible cargaison et les hurlements des sirènes n’y étaient pas pour rien. Il nous est donc souvent arrivé de gagner la nuit la cave voûtée qui se trouvait sous la boulangerie et servait d’abri. Elle avait été aménagée dans ce but dès 1940. Un vaste canapé, des sièges d’autos et quelques lits de camp permettaient d’attendre confortablement la fin de l’alerte. Dans un coin se trouvaient la lampe à carbure qui nous dépannerait en cas de rupture de courant et les outils : pioches et pelles, potentiellement destinés à nous sortir de notre prison si nous étions ensevelis, au cas où la maison nous dégringolerait sur la tête.
Si des abris contre les bombardements avaient été aménagés dans les villes, au village chacun essayait de se protéger de la manière qu’il estimait la plus sûre. Chez les parents de Jean, le père avait creusé un abri dans le jardin, sous le poulailler. Il l’avait étançonné avec des billes de chemin de fer et recouvert d’une couche de terre. Les poules avaient été mangées depuis bien longtemps mais il subsistait un clapier avec des lapins.
Chez nous, Papa ne daignait pas mettre les pieds à la cave, en cas d’alerte et Maman n’y descendait pas toujours mais Madame Camille, une voisine que nos parents hébergeaient, nous réveillait Lison et moi, au moindre bruit de moteur et nous nous rendions à la cave dans son sillage, non sans une certaine lassitude.
La seule fois où j’ai connu une vraie peur panique, c’est vers la fin de la guerre lorsque l’Allemagne a lancé ses premières bombes volantes, baptisées V1 qui devaient normalement frapper l’Angleterre. L’un de ces engins sans pilote s’est écrasé une nuit à Montignies Saint Christophe, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de chez nous. Le bruit d’enfer que faisait son moteur à bout de course m’a jetée littéralement dans la cage d’escalier, fuyant la catastrophe imminente qui me visait particulièrement, j’en étais persuadée. Je n’avais jamais entendu un bruit aussi terrifiant.
Quelle joie le 6 juin 1944 ! Les Alliés avaient débarqué ! Les Allemands allaient quitter la place. Trois mois plus tard, nous avons vu, l’œil narquois, les vaincus refluer. A ce moment-là j’ai eu la prescience que la guerre est le mal absolu. Et la pitié, oui, la pitié, s’est insinuée dans mon cœur. J’ai commencé à me demander en voyant ces hommes passer la tête basse, combien avaient voulu cette guerre, combien s’étaient perdus dans les mirages nazis, combien étaient des salauds...
La vraie pornographie, c'est la guerre, nous a dit un jour Ruvanti, artiste qui n'a peur ni des mots ni des images atroces. Je lui donne entièrement raison. Quoi de plus révoltant, d'abject et d'obscène que la guerre ? Les belligérants rivalisent de cynisme dans leurs jeux d'échecs pour fouler aux pieds le respect de la vie humaine, tout en tenant des discours moralisateurs. Tout est permis : tapis de bombes, armes chimiques et bactériologiques, tortures, humiliations, tactique de la terre brûlée, travaux forcés, malnutrition, génocides. Et lorsqu'un camp a mis l'autre à genoux, les vainqueurs se paient le luxe de faire des procès aux criminels de guerre, comme s'ils n'avaient quant à eux pas la moindre goutte de sang sur les mains.
Au procès de Nuremberg, parmi les juges des nazis, figuraient en bonne place les représentants de ceux qui venaient de jeter deux bombes atomiques sur le Japon et n'hésiteraient pas à précipiter quelques années plus tard des bombes au napalm et des défoliants sur le Vietnam. Et ces juges, pour complaire aux Soviétiques, n’ont-ils pas fait endosser aux nazis, le massacre de plus de dix mille officiers polonais à Katyn, massacre qui avait eu lieu, en réalité, sur les ordres de Staline ?
Chaque fois que nous regardons Les Mercredis de l'Histoire sur Arte, nous sommes écœurés, Jean et moi. Nous venons de voir une émission sur le Japon de 1931 à 1945, soit 14 ans de guerre ininterrompue. C'est toujours le même scénario : des bombes, des exécutions, des boucheries comme à Nankin, des déportations, des vies brisées, du sang, de la sueur, la peur et la faim.
Quant à la signature de la reddition du Japon en août 1945, c'est une mascarade. On voit Mac Arthur plastronnant et déconnant, tout gonflé de sa prétendue supériorité, dans le décor menaçant d'un navire de guerre US, festonné de haut en bas de milliers d'uniformes immaculés.
La délégation japonaise a l'air de sortir d'un album de Tintin ! Les civils sont en haut de forme et queue de pie. Les militaires, emberlificotés dans leurs uniformes surchargés, font triste mine devant la prosaïque élégance américaine.
N'empêche que Mac Arthur a perdu la face, malgré les cinq stylos qu’il exhibait, lorsque le délégué du Canada a, par étourderie, signé dans une case qui ne lui était pas réservée, si bien que toutes les signatures suivantes se sont trouvées décalées. Humblement mais fermement les Japonais ont exigé d'un chef d'état-major qu'il rectifie les erreurs et applique son paraphe à chaque correction. Si bien que ce document avait l'air d'avoir été salopé par une brochette de cancres. Pendant ce temps, Mac Arthur, ayant rangé ses cinq stylos, buvait un coup dans sa cabine avec quelques gradés de haut vol, histoire de se laver les mains de cette fausse note.
Mais c’est aussi pendant la guerre que l’homme ordinaire arrive à se dépasser. Papa n’était pas un héros. Dans la vie quotidienne il avait peur de beaucoup de choses : que les enfants tombent, se blessent, fassent une chute sur le verglas, se brûlent avec la graisse à frites ou la confiture bouillante. Pourtant, à la demande de Sylvain, il accepta d'accueillir en 1943 un jeune juif. Je revois encore ce garçon d’une quinzaine d’années, en tablier blanc et toque de mitron. Le soir, il jouait aux dames avec Lison. Il a craint d’être dénoncé par l’une ou l’autre des "cuiseuses" qui défilaient dans l’atelier. On lui a trouvé un autre asile et Lison l’a accompagné jusqu’au tram qui reliait Merbes-le-Château à Binche, où se trouvait, j'imagine, son nouveau point de chute. Il n'est jamais venu à l'esprit de nos parents de revendiquer cette action. Marguerite a eu des nouvelles de ce garçon après la guerre, à laquelle il a survécu, pour mourir dans la trentaine d’un cancer de la gorge.
Bien entendu, à cette époque on n'imaginait pas le sort des juifs déportés. On savait qu'ils étaient la bête noire des Allemands et qu'ils ne partaient pas en villégiature mais leur sort était enveloppé de brouillard. Je n'ai pas souvenance que dans mon village quelqu'un fut contraint de porter l'étoile jaune mais je me revois dans un tram au cours d'un voyage à Bruxelles. Sur la plate-forme se tenait un homme d'âge moyen, vêtu d'une gabardine sur laquelle l'étoile s'étalait comme un crachat. Il était impassible et comme absent. Le bord d'un petit chapeau noir ombrageait son visage. J'étais sidérée de voir un être humain marqué au fer rouge par sa différence et transportant partout ses chaînes et son pilori. J'avais douze ans peut-être mais j'eus le sentiment d'une iniquité et d'une bizarrerie à la fois. Je ne pouvais m'arracher à la contemplation de cet homme et de son étoile.
Jean, pour sa part, avait aux Aumôniers du Travail quelques condisciples qui portaient la fameuse étoile et qui un jour disparurent. Il se souvient aussi de la boutique d’un cordonnier, devant laquelle il passait chaque jour et dont les volets tout à coup avaient été descendus.
Sylvain, le mari de Marguerite, était le fils d’un petit paysan de Sorines. A seize ans, pendant la Grande Guerre, il avait assisté au sac de Dinant par les Allemands, après la résistance opiniâtre de l’armée française retranchée dans la Citadelle. Il avait vu fusiller ses compatriotes, entassés ensuite dans des fosses communes. Lorsqu’on les avait exhumés pour leur donner une sépulture décente, disait-il, certains n’avaient plus d’ongles car ils avaient été enterrés vivants. Légende ou réalité, bien difficile à trancher...
Sylvain fut déporté en Allemagne où il connut la faim et les sévices... Ce qu’il a fait payer cher aux civils lorsqu’il fit partie des armées d’occupation quelques années plus tard. Rentré en Belgique, il s’engagea à la gendarmerie. Son frère Georges était facteur. Les deux fils Capelle échappaient ainsi au dur travail de la terre dans lequel leurs parents s’étaient usés. Leur pain était cuit et la retraite assurée!
En 1940 Sylvain se tourna tout naturellement vers la Résistance. De qui avait-on peur ? Du gendarme ou du résistant ? En tout cas il put se ravitailler à bon compte auprès des paysans d’Eghezée et toute la famille profita de l’aubaine.
Sylvain milita bientôt dans un réseau de sauvegarde des juifs, avec un couple de résistants bruxellois venus se réfugier à Eghezée, avec deux enfants en bas âge. René et Juliette mettaient toute leur énergie à se protéger et à protéger leurs coreligionnaires du rouleau compresseur nazi. Main dans la main avec eux, Sylvain et Marguerite hébergèrent plusieurs juifs, dont le petit Albert, un enfant d’environ deux ans, à moitié mort de faim à son arrivée chez eux. Il avait été accueilli d’abord par une institution catholique et avait débarqué couvert de poux. Ces bestioles proliférèrent sur les têtes de toute la famille et on eut bien du mal à s’en débarrasser car nos armes pour lutter contre elles se bornaient au peigne fin et aux frictions de pétrole. Si je me souviens parfaitement du petit Albert, je n'ai pas rencontré la jeune femme et son enfant que Marguerite et Sylvain hébergèrent un peu plus tard. Ils avaient même pour cette raison déménagé à Boneffe, petit village plus discret que la caserne d'Eghezée.
La protection des juifs valut à Marguerite de recevoir en 1979, des mains de l’ambassadeur d’Israël, la médaille des Justes, pour elle-même et, pour Sylvain, à titre posthume. Un arbre, quelque part en Israël, porte leur nom et c’est plus précieux qu’une médaille. Marguerite ne s'est jamais prévalu de sa conduite héroïque, pas plus qu'elle n'évoquait avoir éprouvé une peur quelconque. Lorsque son esprit a commencé à s’en aller, elle s’est crue par moments prisonnière des Allemands dont elle demandait parfois s’ils avaient à nouveau commis des atrocités.
L’oncle Guillaume, frère cadet de Maman, avait connu les tranchées de l’Yser en 1914. Il avait aussi les Allemands en sainte horreur. Je crois qu’il se trompait d’ennemi. C’était la guerre qui avait bouleversé sa vie de tout jeune engagé. Son discours pourtant était lucide lorsqu'il contait, amer, les combats au corps à corps. Avoir un homme en face de soi et le pourfendre de sa baïonnette si on tenait à sa peau… Il décrivait comment extraire la lame, en tirant fort, le pied en appui sur le corps du supplicié. On faisait de nous des assassins, constatait-il. Il évoquait le cocktail de mauvais alcool et de peur au ventre qui déshumanisait ces jeunes hommes avant l'assaut. Il égrenait le lot quotidien des soldats vivant les pieds dans la boue, rongés par la vermine, en compagnie de rats si entreprenants qu’on suspendait le pain hors de leur portée. Il fallait aussi survivre à l’horreur de voir la tête du copain emportée par un obus, entendre les agonisants appeler leur mère, avant de pousser ce dernier soupir qu’à la fin on guettait avec impatience.
S’il régnait en général une grande solidarité entre les sans grades, il se trouvait des salauds d’officiers qui prétendaient, entre autres vacheries, faire enterrer leurs excréments par leurs hommes. Aussi quand on montait à l'assaut, il y avait parfois une balle qui se perdait avec volupté dans le dos d’un supérieur.
Avec ce passé-là l’oncle Guillaume n’allait pas rester les pieds dans ses pantoufles en 1940. Il fit partie d’un réseau qui cachait les aviateurs alliés abattus. Plusieurs d’entre eux vécurent dans le grenier de sa petite maison de la rue de la Vérité à Anderlecht et aucun des trois enfants de la famille n’en souffla jamais mot à quiconque. Après la guerre, l’oncle Guillaume, put accrocher à son mur, à côté de son portrait de poilu de 14-18, tout bardé de décorations, le diplôme d’honneur, signé par Eisenhower qui le remerciait de ses actions de sauvegarde des Américains dont l’avion s’était abattu en terre occupée.
La guerre fut donc pour les plus courageux et les plus humains l’opportunité de pratiquer la solidarité. C’est ce qui se passa tout naturellement chez nous lorsque, Monsieur Camille, l’un de nos voisins, fut arrêté par la Gestapo. On avait trouvé chez lui des tracts de la Résistance, suite, semble-t-il, à une dénonciation. Il n’hésita pas à nommer le coupable à ses intimes, à son retour du camp de Breendonck où sa chair de bon vivant avait fondu de quarante kilos.
Madame Camille, petite femme timorée, se trouva toute perdue après l’arrestation de son mari. Elle habitait quasi porte à porte avec nous et les parents lui offrirent l’hospitalité, pour lui éviter de mourir de peur la nuit. Elle passait aussi de longues heures chez nous pendant la journée car elle était vraiment à la dérive. Son mari avait d’abord séjourné quelque temps à la prison de Charleroi et elle avait été autorisée à lui porter des colis. Nous l’avons accompagnée dans l’un de ces voyages, Yvonne, Lison et moi. A Lobbes, le pont sur la Sambre avait sauté. Il fallait descendre du train et traverser une passerelle pour gagner un convoi stationné un peu plus loin. Notre voisine était tétanisée et il a fallu la soutenir, la pousser, l’encourager pour qu’elle consente à parcourir ces quelques mètres au-dessus de l’eau qu’on voyait miroiter entre les planches.
Quand la libération fut proche, les avions alliés ont bombardé abondamment certains lieux stratégiques dans tout le pays. Ce fut le cas entre autres dans la région de Charleroi et à La Louvière, localités proches de chez nous. Comme il leur arrivait de rater leurs cibles, ces raids ont fait plusieurs milliers de victimes civiles et causé bien des destructions. Les alliés auraient pu, pensions-nous, s’intéresser à la gare de triage d’Erquelinnes. Certaines familles avaient donc loué une résidence secondaire dans les villages environnants qui se trouvent à l’écart du chemin de fer, comme Merbes-le-Château ou Hantes-Wihéries. A cette époque, grâce à Louise qui était institutrice à l’école communale, mes sœurs et moi avons été hébergées la nuit par le directeur de l'école communale des garçons qui habitait Hantes-Wihéries.
C’était l’été et tous les soirs nous pédalions gaiement sur les petites routes serpentant entre les champs. Nous respirions avec délices les fragrances de fleurs et de foin tandis que le soleil dorait le paysage ou se noyait déjà dans une mare couleur groseille. Un soir où nous mourions de soif après notre balade, nous avons demandé de l’eau à notre hôte, vieux célibataire tout aussi timide que nous. Il a cru à un besoin d’ablutions et nous a apporté un grand pot d’eau chaude, additionnée au dernier instant de la goutte qui lui tremblotait au bout du nez. Nous n’avons rien osé dire mais la porte refermée, nous avons bien ri.
En juillet 1944, Jean, âgé alors de dix-neuf ans, a été convoqué à la Wehrbestelt. Il venait de décrocher son diplôme de mécanicien de précision aux Aumôniers du Travail. Le directeur avait écrit une lettre à l’intention des autorités, dans laquelle il conseillait une année de spécialisation. Peine perdue ! Le bouledogue qui recevait Jean s’en fichait comme d’une guigne. L'Allemagne avait besoin de travailleurs.
Jean devait revenir l’après-midi pour régler d’autres formalités. Il s’en est bien gardé et a tenté de rentrer chez lui à la sauvette, sans se soucier des papiers restés sur le bureau du recruteur. Arrivé à la gare de Charleroi, il s’est fait contrôler par trois hommes qui parlaient wallon. Il a passé la nuit dans une cellule de la prison, avec sept ou huit compagnons. Le lendemain matin, on a enchaîné deux à deux une douzaine de jeunes gens, ce qui faisait d’eux selon le regard, des coupables, des victimes ou des héros. Ils ont traversé Charleroi à pied, entre des soldats en armes, soumis aux regards curieux ou apitoyés des passants, pour se rendre à la caserne Trésignies. Là ils étaient une soixantaine de réfractaires dans une grande salle, équipée de bas flancs superposés et de paillasses en crin. Pour les besoins naturels, il y avait une barrique dans un coin, qu’il fallait vider chaque matin.
Cela a duré une quinzaine pour Jean. Tous les jours un "noir" (couleur de l’uniforme des Waffen SS) venait exhorter les prisonniers à s’engager comme lui aux côtés de la glorieuse armée du Reich. Il égrenait toutes sortes de profits liés à la croisade contre les bolcheviks : d’abord un congé de quelques semaines, un bon salaire, des privilèges pour les épouses ou les parents.
- Venez avec nous ! Si vous ne le faites pas, dites-vous qu’en cet instant vous mangez votre pain blanc. Gare au pain noir qui va suivre.
Personne ne bronchait... sauf un mineur qui a fini par signer. Après cela il pleurait. Tout le monde lui a tourné le dos. Pauvre homme ! Qu’est devenu ce collabo de la dernière heure? A-t-il survécu à « l’épuration » qui dévora tant de lampistes?
Les parents de Jean ne le voyant pas rentrer, avaient contacté sa meilleure amie qui parlait allemand. Ils s'étaient rendus avec elle à Charleroi. Devant la caserne Trésignies se pressaient des familles qui essayaient de communiquer avec les détenus dont les silhouettes parfois se profilaient derrière les fenêtres. La jeune fille s’est adressée à un officier qui passait. Elle lui a parlé de Jean. L’Allemand a promis de s’informer et de faire ce qui était en son pouvoir. Pas grand-chose probablement mais tout s’est bien terminé pour Jean. Avant de l’élargir, on lui a remis des papiers fixant son départ pour le travail obligatoire en Allemagne à la fin de l’année. Entre-temps, en septembre, le pays avait été libéré.
Le cousin de Jean, le fils de sa tante Placidie, n'a pas eu cette chance. Il a été déporté en Allemagne, suite à une rafle dans une usine du nord de la France. Ses parents ne l'ont jamais revu. Jusqu'à leur propre fin ils ont pu se demander : est-il mort, disparu ou bien encore vivant ? J'emprunte au "Barbara" de Jacques Prévert ces mots tellement poignants. Le pauvre garçon n'est que l'un des innombrables déportés du travail dont on ignore s'ils ont péri de faim, de sévices ou sous les bombardements, à moins qu'ils n'aient été embarqués par l'armée rouge, pour reconstruire l'Union Soviétique ou alimenter les camps de travail de Sibérie. Quelques années après la guerre, la tante Placidie encaissa le choc de lire le nom de son fils sur le monument aux morts et aux disparus de sa petite ville.
Les réfractaires au travail obligatoire en Allemagne ont parfois rejoint les rangs de la résistance. D’autres ont trouvé des combines : par exemple un engagement par les chemins de fer belges, comme pour notre ami Guy Donnée. D’autres se sont cachés dans des fermes éloignées. Le mari d’Odette, après avoir travaillé dans une petite fabrique, est venu jouer boulanger chez ses beaux-parents.
A la libération il se passa des choses pas très jolies, comme les sévices à l’égard des filles qui avaient fraternisé avec les Allemands. A Erquelinnes la cérémonie du rasage des crânes eut lieu devant la maison communale. Yvonne, Lison et moi, voulions assister au spectacle. Papa s’est interposé, d’un air très malheureux : N’y allez pas, mes enfants, c’est très vilain, tout ça.
Nous ne l’avons pas écouté, naturellement. Nous voulions participer à cette ivresse collective. Au fond, je ne regrette pas avoir vécu cette mascarade où la lâcheté et la vilenie s’en donnaient à cœur joie. Certaines des filles agressées étaient des professionnelles. L’une d’elles, d’origine allemande, eut le front d’injurier la foule qui la conspuait. Il y avait des absentes parmi ces victimes : quelques bourgeoises assez malignes pour prendre le large au bon moment, celles auxquelles on n’osait pas s’attaquer ou qui étaient passées si vite des bras des Allemands à ceux des Américains qu’on n’y avait vu que du feu. Simultanément dans certaines villes des "patriotes" ont fait courir des femmes nues et la tête rasée devant les chars des vainqueurs. Drôles de réjouissances dont se vantèrent ensuite ces justiciers ! Vengeance de machos jaloux car l'affront de la nudité n'a été imposé qu'aux femmes.
Nous avons revu à la télévision, à la mi-2004, Femme entre chien et loup d'André Delvaux. C'est l'œuvre que je préfère de ce cinéaste dont plusieurs films m'ont plutôt agacée. Il y aborde avec courage plus d'un problème délicat, entre autres celui d'une certaine collaboration flamande. Il n'est pas plus tendre avec la résistance lorsqu'il évoque la libération d'Anvers, époque où son héroïne commence à prendre ses distances avec le résistant qu'elle a hébergé.
Si l’amie de Jean ne fut pas tondue, elle fut cependant incarcérée un moment jusqu’à ce que son procès se termine par un non-lieu et l’assignation à résidence forcée à Bruxelles. Jean a pris chaleureusement sa défense devant mes sœurs et moi mais on ne l’a guère écouté car ni elle ni sa famille n’étaient en odeur de sainteté. Elle était belle et hautaine, son père était un mandarin friqué, ça suffisait à créer l’antipathie. Et nous ne retenions de son intervention en faveur de Jean que la preuve de sa connivence avec l’Ennemi.
Fille unique et adulée d’un couple âgé, elle avait été fiancée à un officier allemand qui logeait chez eux et qui disparut sur le front de l’Est en 1943. Jean n’a connu que sa photo trônant sur le piano. Dès l’abord la musique avait rapproché la famille et ce garçon bien éduqué. Le maître de maison jouait du violoncelle et faisait de la musique de chambre avec ses voisins. Sa fille pratiquait le Bel Canto. Elle était cultivée, polyglotte et étudiait le chant au conservatoire de Charleroi.
Jean et elle s’étaient rencontrés dans le train qui les emmenait chaque jour à Charleroi. Ils avaient sympathisé, à l’époque où Jean apprenait un métier manuel mais rêvait de s’inscrire à l’académie des Beaux-arts de Bruxelles. Elle l’avait présenté à son père qui, entre autres choses, avait été élève de Paulus. Quand il avait appris les projets de l’ami de sa fille, le vieux monsieur lui avait donné ses premières leçons de fusain et parlé de Molière et de Racine. Jean affirme qu’il n’a jamais été question d’amour entre lui et cette copine trop maniérée à son goût. Je suis persuadée que c’est vrai. C’est du père qu’il était épris et de sa culture qui lui ouvrait tout à coup une fenêtre sur un azur inconnu.
Si la belle eut des ennuis au moment de la libération, c’est surtout pour avoir repoussé les approches d’un prétendant lié à la résistance qui ne lui avait pas pardonné sa rebuffade. Peu de temps après l’entrée des troupes américaines dans la région, on vint sonner à leur porte. Jean était venu en visite et c’est lui qui alla ouvrir. Devant lui se dressait, l’arme à la bretelle, une délégation locale du Front de l’Indépendance, au milieu de laquelle brillaient quelques individus de bas étage. La famille, décrétée incivique, fut contrainte d’écouter la lecture d’une déclaration solennelle qui la flétrissait. Les visiteurs lui intimaient l’ordre de descendre ses volets. Ils lui interdisaient d’arborer le drapeau belge et ceux des alliés et de participer aux réjouissances publiques. Après quoi, l’avis infamant fut placardé sur la porte. Quelques semaines plus tard la jeune fille était incarcérée.
Le chef de famille était dépassé. Il n’avait causé aucun tort à ses compatriotes et ne s’estimait pas criminel d'avoir joué de l’archet avec un Occupant ni de s'être abstenu de combattre l’attirance que sa fille éprouvait pour lui. Il ne vit sans doute dans l’ostracisme qui les frappait qu’un effet de la haine ordinaire, à laquelle sa position d’homme fortuné le vouait.
Il avait déjà pu à plusieurs reprises en mesurer les effets. Lorsqu’il était rentré d’évacuation, il avait trouvé sa villa saccagée, les bouteilles de vin brisées et piétinées dans la cave, les ruches éventrées, le matériel de tir à l’arc rompu. Ce n’était pas du pillage mais une expédition punitive contre un homme dont la famille s’était enrichie en louant une flopée de maisons modestes. S’il avait poussé son analyse plus loin, il aurait compris qu’il convenait d’éloigner sa fille pendant un moment. Occupé à remâcher son amertume en philosophant, il n’eut pas ce réflexe qui aurait évité à son enfant la détention pendant quelques semaines, comme de subir les quolibets et les avances de gardiens qui auraient volontiers adouci son sort si elle s’était montrée plus complaisante avec eux.
Pendant ce temps-là les G.I. remportaient un succès foudroyant. Dès leur arrivée les drapeaux alliés, taillés dans des draps de lit, avaient fleuri aux balcons et aux fenêtres. Les filles les plus douées pour la couture se promenaient dans des robes rayées et étoilées. Tout le sexe faible, dès l’âge de quinze ans, sautait au cou de ces grands garçons dégingandés, y compris des noirs, qu’on appelait encore innocemment des nègres et non des blacks, comme aujourd’hui. Sylvain patrouillait en jeep avec la Military Police, avec Blacky, précisément, comme acolyte, auquel Marguerite faisait grand accueil. Elle l'invitait à sa table et il avait un faible pour les gaufres épaisses qu’elle cuisait dans un moule en fonte, graissé avec un morceau de lard.
Nous raffolions du chocolat américain et des œufs en poudre dont on fit de grandes platées avant de s’en dégoûter définitivement. Les filles respiraient avec délices l’odeur de pain d’épices du tabac blond et ne semblaient pas rebutées par les mâchoires éternellement ruminantes des libérateurs. Même la sage Lison s’était dégoté un rouquin nommé Smoky. L’idylle se solda par deux tickets déchirés lorsqu’il l’invita au cinéma et la vit arriver flanquée de sa petite sœur. Les jeunes gens du cru faisaient tapisserie dans les bals. Il n’y en avait plus que pour les uniformes. Le jazz, bien avant Nougaro, avait relégué la java. On voyait les boys, débraillés et souvent imbibés de bourbon, débarquer au volant de dix tonnes qu’ils rangeaient sans complexe sur les trottoirs.
La discipline allemande n’était plus qu’un souvenir. Les soldats américains vendaient de tout, jusqu’à leurs camions parfois. Leurs manières étaient plutôt cavalières, celles de gamins malappris. L’un d’eux menaça de décharger son arme dans les miroirs de la boutique parce que Maman refusait de lui vendre du pain sans timbre. Cette désinvolture de grandes vacances, venant après l'enfer du débarquement, devait sombrer bien tristement, lors de l'offensive menée dans les Ardennes par l'armée allemande à la Noël 1944. L’amour de la vie déchaînait les G.I. dans cet entracte que fut la grande kermesse de la libération, à un moment où les naïfs pensaient que l’armée allemande avait dit son dernier mot. Curieusement, j’ai l’impression que dans le Hainaut la population n’a pas eu clairement conscience de la tragédie vécue par les Ardennais fin 1944. Les témoignages qu’on en a maintenant en paraissent d’autant plus tragiques.
Notre voisine Augusta, au cours de ce bel été, s’était dégoté un vrai cow-boy, qui conduisait sa jeep en jouant de l’harmonica tandis qu’elle trônait à ses côtés. Une partie du voisinage dont nous étions parfois, Lison et moi, s’entassait à l’arrière du véhicule et nous allions baguenauder tous ensemble à la campagne. Une dame respectable, dotée d’une fille à marier, était des nôtres et fredonnait avec abandon un air à la mode
Augusta épousa vraiment son Américain et partit vivre avec lui dans un ranch... du moins je l’espère. On ne sait jamais quel homme cache un uniforme. Ce n’est pas mon amie allemande qui me démentira. Toute jeune elle s’amouracha, d’un soldat belge des troupes d’occupation qui ressemblait à Errol Flyn d'après elle. C’était un ouvrier de la région de Charleroi qui se prétendait ingénieur. Les premiers mots de français, autres que Boche, que la pauvre entendit de la bouche de sa belle-mère furent : sale pouffiasse. Ils habitaient - cela ne s’invente pas - Couillet-Queue. Le soir des noces, le mari était ivre et traîna sa femme dans l’escalier par les cheveux …
On l'aura compris, le cercle de famille pouvait aborder la libération le front haut. Il n'y eut jamais chez nous ombre de sympathie pour l'Occupant. Maman avait pu se délecter des confidences que lui faisait l'oncle Guillaume, à propos des projets de débarquement des Alliés mais elle les gardait prudemment pour elle.
Les circonstances contraignirent pourtant nos parents à mettre un jour de l'eau dans leur vin. Une de nos parentes fraternisait avec un Allemand des chemins de fer, bon vieux papa déjà un peu dégarni, ce qui permettait sans doute à la fine mouche de faire de la contrebande. Un jour elle débarqua en fanfare chez nous, flanquée de son Allemand. Que faire ? On les invita à partager notre repas. L'uniforme bleu marine et le front chauve de l'intrus aimantait les regards et on ne mangea guère de bon appétit. L'Allemand souriait, avalait de bon cœur les quolibets et les familiarités que lui prodiguait la luronne qui, à peine le repas terminé, courut l'exhiber chez l'oncle Georges.
Si nous étions pour les Alliés, nous n'avions pas la vertu trop chatouilleuse. Je me souviens avoir rendu visite en 1945 avec Yvonne à l'une de nos connaissances qui se trouvait en résidence forcée à Charleroi parce que son mari avait porté l'uniforme des Waffen SS.
Jean, quant à lui, n'a pas abandonné son amie lorsqu'elle fut assignée à résidence forcée à Bruxelles. Il lui trouva une petite chambre dans la maison où il logeait lui-même. Elle ne pouvait théoriquement pas rentrer chez ses parents à Erquelinnes. La veille de Noël, il la persuada de tenter le voyage et il l'accompagna par le dernier train. Ils descendirent à Solre sur Sambre pour éviter qu'elle soit reconnue et firent tout un long chemin dans la neige, elle trébuchant sur ses hauts talons mais, aux environs de minuit, elle frappait à la porte de ses parents et tombait dans les bras de son père. Jean est ensuite rentré chez lui où un poêlon de tisane mijotait encore sur le coin du poêle dans lequel dormaient quelques braises.
Un constat me vient à l'esprit. Nos parents n'ont pas fait de marché noir pendant la guerre dont ils sont sortis appauvris car il leur a fallu abandonner leurs économies lorsque Gutt fit main basse sur les billets en circulation pour éponger les profits scandaleux du marché noir et lutter contre l'inflation. Ils auraient pu courir chez l'une ou l'autre asbl pour mettre leur argent en sécurité, contre bien sûr une plantureuse récompense. Ils ne l'ont pas fait. Dans leur vieillesse ils ont vécu des revenus de leurs trois maisons, mal louées et mal gérées et Papa se déclarait réduit à la portion congrue. Ce n'était pas tout à fait faux. Quand il fallait acheter du charbon pour l'hiver, Odette avançait de l'argent à nos parents, malgré toute la vie d'économies de notre petite fourmi de maman. Je déplore encore cet état de choses aujourd’hui.
En guise de postface
Il me vient à l’esprit d’ajouter quelques aspects que le mot « guerre » fait surgir dans mon esprit. Si j’ai vécu la guerre de 40 comme une enfant de neuf ans que j’étais à l’époque, j’ai eu le temps de digérer ou plutôt de remâcher ce que différents conflits ont infligé à mes proches, comme à tant d’autres familles dont beaucoup ont été éprouvées infiniment plus que la nôtre. Mais on ne sort jamais indemne d’un conflit.
Mon grand-père paternel est mort à l’âge de 87 ans en 1939. J’ignore quel impact a eu la guerre de 1870 entre la Prusse et la France sur les Belges. En revanche, en août 1914 mes grands-parents paternels ont évacué à Ault-Onival dans la Somme, au bord de la Manche. Ils étaient accompagnés de certains de leurs enfants, beaux-enfants et petits-enfants. Côté belles-filles il y avait tante Maria, épouse de leur fils Marcel et ma mère, épouse de leur fils Paul. Tante Maria était accompagnée de Marie-Louise, sa petite fille. Maman emportait dans ses bagages Marguerite qui avait eu deux ans en avril de cette année et Louise, âgée d’un an et un mois, faisant ses premiers pas. Maman était enceinte d’Odette qui devait naître en février 1915 sur leur lieu d’exil. Notre cousine Marie-Louise avait à peu près le même âge que Marguerite.
Peut-être y avait-il d’autres personnes de la famille avec eux mais je n’en suis pas sûre. L’oncle Marcel, tout comme mon père, avaient connu l’époque où les conscrits étaient tirés au sort, ce qui permettait aux familles aisées dont le fils tirait un mauvais numéro de l’échanger contre un « bon » que l’on achetait à une famille pauvre qui ne résistait pas à l’appât d’un peu d’argent. C’est ce qui fit mon grand-père pour ceux de ses fils qui avaient tiré un mauvais numéro. Il est donc plausible que l’oncle Marcel faisait partie de la smala. L’oncle Georges, le plus jeune des fils, n’avait pas eu cette chance car le service militaire obligatoire avait été instauré lorsqu’il eut l’âge de faire un soldat.
J’ignore où étaient Maria, la fille aînée, l’oncle Gaston ainsi que l’oncle Robert, le jumeau de papa. Tante Lucie, la plus jeune, avait suivi ses parents mais, à la suite de circonstances que j’ignore, elle s’est retrouvée institutrice dans une école parisienne où elle a fait la connaissance de l’oncle Paul, son futur époux. Il était veuf et avait deux ou peut-être trois garçons. L’histoire de la famille comporte ainsi quelques trous que je suis bien incapable de combler.
En 1913 Papa s’était installé comme boulanger à Erquelinnes, au 232, rue de la Station – devenue après la Grande Guerre rue Albert 1er. Il avait pétri ses premiers pains à Merbes le Château, village où Marguerite est née. En 1914 il n’avait pas voulu quitter sa boulangerie ni son cheval. Tout le monde était d’ailleurs persuadé que la guerre ne durerait pas mais on avait jugé bon de mettre les femmes et les enfants à l’abri.
Le couple de nos parents a donc été scindé pendant quatre ans du fait de la guerre. Lorsque Papa est venu à la rencontre de sa femme, après l’Armistice, Odette a piqué une crise de jalousie en voyant un inconnu câliner sa maman. Il pouvait bien la cajoler après lui avoir fait porter de plantureuses cornes. Je ne jette pas la pierre à mon père, jeune et « plein de feu » comme il disait. Ce n’était pas un moine et il n’avait prononcé aucun vœu de chasteté. Mais pour sa femme, le retour à la maison n’avait pas été simple car elle y avait trouvé, bien implantée, une servante qui tutoyait le patron et avec qui elle avait manifestement « mélangé ses sabots », comme il est dit si plaisamment dans un conte de Maupassant.
La servante qui ne se privait pas de chaparder fut mise à la porte par la patronne et le couple parental s’est ressoudé tant bien que mal, comme en témoigne la naissance d’Yvonne qui eut lieu en octobre 1919. L’entracte de la guerre a permis tout au moins à ma pauvre maman de limiter le nombre de ses enfants à six car les moyens contraceptifs qu’elle utilisait à l’époque (injections de formol) n’étaient pas toujours efficaces, c’est une évidence.
J’ignore tout de la manière dont notre père a vécu ces quatre ans de solitude toute relative. Je sais seulement qu’il attrapa comme beaucoup d’autres la fameuse « grippe espagnole » dont il eut la chance de réchapper. Mises à part les servantes complaisantes, il eut sans doute, en compagnie de quelques bons copains, l’une ou l’autre occasion de bamboche. Mais il paraît que le ravitaillement ne fut pas meilleur en 14-18 que lors de la guerre de 40-45.
Retour sur la guerre de 40-45 ou plutôt sur ses suites qui firent souffler un vent de panique sur la population. La guerre froide ranima bien des appréhensions et la guerre de Corée incita tout un chacun à faire des provisions de conserves, de café vert, de savon et de tous les produits alimentaires susceptibles de séjourner quelques années dans les placards sans se gâter.
Quant à la peur de la bombe atomique, elle suscita « l’appel de Stockholm », d’inspiration de gauche. Ses milliers de signataires espéraient aboutir par ce moyen à interdire l’usage d’une arme capable d’anéantir l’humanité entière. Aujourd’hui l’arsenal nucléaire est toujours bien là. La guerre aussi, même si l’Europe occidentale est jusqu’à présent épargnée par ce fléau.
MARCELLE DUMONT

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Commentaires

  • Chère Joëlle;

    C'est avec grand plaisir que je t'ai retrouvée, à travers ton commentaire sur mes souvenirs de guerre. C'est bien vrai qu'il ne faut pas oublier ce passé, si proche pour nous et déjà si lointain pour nos enfants et petits-enfants. A qui nous souhaitons de tout coeur de ne pas connaître semblable expérience.

    Bien amicalement

     

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