Adaptation de Benno BESSON revue par Mireille BAILLY
Pour ce 1er mai, voici un brin de littérature jeunesse qui vaut la cueillette. A l’origine, « Le Dragon » une pièce fantastique, grave et burlesque, écrite en 1943 contre le totalitarisme et l’asservissement par l’écrivain russe Evguéni Schwartz. Une création pour le théâtre Royal du Parc, réalisée par Axel De Booserré et Maggy Jacot, assistés par Julia Kay.
Vous allez voir ce que vous allez voir, c’est du pur cirque, du Grand guignol, une farce politique dont certains tableaux sont aussi monstrueux que les créatures de Jérôme Bosch… Une fantaisie héroïque ? C’est une féerie inversée, un cauchemar, certes, mais qui s’ouvre fort heureusement sur la lumière. C’est comme cela dans les contes. Et nous voici rassurés sur la nature humaine.
Comme dans le théâtre symbolique de Maeterlinck dans « L’oiseau bleu », une chatte au regard acéré prend la parole. Quel est son regard ? Serait-elle la seule à échapper au despotisme absolu qui semble régner depuis 400 ans sur ce pays imaginaire dirigé par un implacable Dragon ? Magnifique sous toutes ses formes, le regard qui tue, celui-ci se repait chaque jour de taureaux qui lui sont sacrifiés et chaque année, d’une jeune fille totalement résignée dans l’accomplissement de son devoir. On pense à l’histoire du Minotaure, monstre dirigé par ses pulsions et ses instincts, mais vaincu enfin par le héros grec Thésée.
Avide de pouvoir et destructeur, ce Dragon n’a bien sûr rien des qualités protectrices que lui attribuaient les guerriers nordiques, rien des pouvoirs mythiques du prestigieux Dragon fêté par les cultures asiatiques … ni même la force et le courage du serpent à trois têtes, peint sur le bouclier d’Agamemnon.
Ce Dragon, décrit par l’auteur russe, incarne plutôt le Dracu roumain, tellement présent dans l’imaginaire de ce peuple, et cause évidente de tout mal. Nommer les choses aide parfois à les supporter. Utiliser la parole, c’est finalement déjà, un début de sagesse pour réussir à s’échapper d’un monde concentrationnaire, cimenté par la haine, l’oppression et la peur, et partant, privé de tout espoir de bonheur.
Dès le début du spectacle on se trouve au cœur de la menace de murailles mouvantes qui écrasent comme dans les mondes de Kafka ou d‘Edgard Poe. Des effets sonores et lumineux terrifiants vous remplissent d’effroi. Une prodigieuse bande sons, voix, lumières et vidéo est issue d’une équipe de choc : Gérard Maraite, Guillaume Istace et l’indispensable Allan Beurms qui mènent l’enfer dans un rythme oppressant. Le but sera atteint, si ce dernier spectacle de la saison du théâtre du Parc, nous fait réfléchir à l’horreur du pouvoir absolu et du culte de la personnalité.
De nouveaux despotes sont là et nos sociétés risquent même l’asservissement volontaire. Ecrivain de livres pour la jeunesse, E. Schwartz, rapidement censuré par l’administration de Staline, utilisait les vertus du conte pour critiquer le nazisme, afin de stigmatiser l’effroyable pouvoir stalinien.
Sur scène, les femmes empaquetées dans des tenues de Matriochka, mère et fille, telles des forteresses sur roulettes font frémir d’horreur. Elles sont interprétées par Mireille Bailly et Elsa Tarlton, toutes deux, saisissantes de vérité. Les caricatures des différents personnages grimaçants évoquent un univers Ensorien: un bourgmestre ébouriffé et fou (l’incomparable Othmane Moumen), Henri, un fils absolument laid et fourbe, au service du fameux Dragon, prêt à sacrifier sa fiancée pour plaire à son maître. Ce même personnage endosse d’ailleurs de façon glaçante le rôle d’une espèce de Big Brother projeté sur écran, responsable d’une communication nauséabonde et de la propagande du pouvoir. Joué avec excellence par Thierry Janssen. Costumes, coiffures, maquillages, chorégraphie, tout se tient pour caricaturer l’atroce tyrannie.
Le seul humain qui nous ressemble est ce merveilleux Lancelot (Marvin Schlick), d’une beauté éternelle, intrépide, léger comme une plume libre, agile comme David… qui a décidé d’abattre la bête immonde.
On attend avec impatience la métamorphose de la jeune fille grâce à l’amour. On revient à la vie devant l’aide providentielle de Dame Nature et des esprits de la forêt. Voilà le merveilleux de notre cher Maeterlinck à nouveau à l’œuvre dans un jeu de décors inoubliables. Sans doute que nos artistes belges transportent cet esprit dans leurs veines… Un vrai ravissement.
Mais l’histoire est loin d’être réglée après l’épuisante victoire du héros professionnel… Attendez-vous au pire du pire…
Comprenez que le pire c’est la parole définitivement confisquée, et cette ville entière qui s’est prosternée devant ce Dragon. Un assoiffé du pouvoir qui a réussi à s’imposer comme bienfaiteur de l’humanité grâce à la manipulation maléfique de la langue et autres détournements de la vérité. Une langue assez simpliste véhicule ce spectacle, illustrant d’ailleurs les terribles avertissements de Georges Orwell. Mais pour réellement accrocher le spectateur, ne faudrait-il pas un discours encore plus mordant, pour ne pas rater la cible historique du crime stalinien?
Heureusement la distribution flambante est là, toutes griffes dehors pour faire du spectacle une croisade contre l’ensauvagement de notre monde. Les grands favoris de la scène du Parc sont fidèles au rendez-vous : en tête, le très méphistophélique Fabian Finkels dans le formidable rôle du Dragon, avec l’insaisissable Julien Besure tantôt le Chat, tantôt un citoyen, et l’effarante comédienne de talent légendaire, Karen De Paduwa, tour à tour ministre des prisons, Berthe, l’amie d’Elsa, une artisane et l’enfant citoyen.
Dans le miroir tendu, chacun peut y voir tout ce qu’il veut y voir : toute une monstruosité en marche, ou une fiction pour la jeunesse pour leur faire aimer le théâtre …. C’est selon, mais une œuvre vraiment utile en nos temps d’absurdité profonde et de libertés insidieusement assassinées.
Dominique-Hélène Lemaire , Deashelle pour le réseau Arts et lettres
Photo@Aude Vanlathem
LE DRAGON – Théâtre Royal du Parc
Théâtre Royal du Parc
Rue de la Loi, 3
1000 Bruxelles
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