Tout un destin. Glaçant. Tout démarre avec le sort innommable des prisonniers politiques, les victimes de délits d’opinion et leurs conditions de détention atroces. Cela vous dit quelque chose ?

 Et pour exemple Edmond Dantès, héros du roman feuilleton Le Comte de Monte Cristo (1844-46), jeune marin sous les traits de Quentin Minon, accusé à tort de bonapartisme et enfermé sous le nom de Numéro 34 dans la forteresse du Château d’If au large de Marseille pendant 14 ans. Une chance, il se lie d’amitié au fond de son sépulcre avec un vieux détenu, brillant homme incarné par Guy Pion, l’inénarrable abbé Faria, qui lui servira de précepteur enthousiaste. Une bonne âme de Sichuan ?  

Question de ménager un peu la sensibilité des spectateurs, il y a un côté Bertolt Brecht dans l’écriture de Thierry Debroux  Cette fois un très malicieux Guy Pion, grand pourvoyeur d’espoir, presque un deus ex machina, se présente comme un lecteur passionné de l’œuvre du grand Alexandre et endosse adroitement le rôle intemporel de narrateur omniscient. Le comédien est en pleine forme, car, depuis sa plus tendre enfance, il s’est réfugié dans la lecture salvatrice, dans l’imaginaire, pour fuir les brimades du monde. Conseil aux plus jeunes ?

Question mis en scène, la situation effroyable de ce jeune homme mis au cachot à 19 ans par traîtrise et pour de soi-disant délits d’opinion, est illustrée par la scénographie saisissante de Thierry Debroux et Saïd Abitar. L’atmosphère étouffante est celle du ciel de Baudelaire qui pèse comme un couvercle, du pendule d’Edgar Poe et des œuvres de Pierre Soulages, ou comment faire de la lumière avec du noir.

Les couleurs ?  C’est le noir du puits sans fin d’un monde fossilisé dans la haine, comment en sortir ? La question sous-jacente ? 

Il y a aussi le Rouge sang de la vendetta sur les mains, qui éclate régulièrement derrière les panneaux mobiles et les praticables qui s’écartent et se referment pour donner le frisson de la mort. Un trop plein de haine nourrie de vengeance. Pour couronner le tout, Bea Pendesini (création de costumes) a osé. Voilà des comédiens qui osent les costumes verts… Vert émeraude comme le green eyed monster ! La peur et l’angoisse hantent les planches. 

 Pour contribuer à véritablement nager dans le cauchemar on retrouve un trio émérite de mousquetaires de la scène.  Aux lumières, Xavier Lauwers, à la création de vidéos, Allan Beurns et aux impressionnants décors sonore, Loïc Magotteaux qui, sans relâche enchaîne bruitages et références musicales, des polyphonies corses à Beethoven.Tous les tableaux sont   de la même eau, graphiques et grandioses. Mais, entre l’intensité du jeu des comédiens et la noire splendeur des décors, que choisir ?  

 

 Toutefois, revenons au personnage principal. Grâce à son amitié avec l’abbé Faria, le prisonnier patiemment instruit par son mentor, se retrouve Comte de l’île de Monte Cristo, personnage richissime qui peut tranquillement et machiavéliquement assouvir son désir de vengeance, tout comme un insaisissable serial killer aux multiples déguisements, y compris celui …d’un bon samaritain ! Oh la belle âme ! On y croirait ! Là c’est le magnifique Itsik Elbaz qui se mesure avec panache et entêtement à toutes les dérives de la vengeance.

Certes, la thématique de la vengeance, est à la fois jouissance et soulagement du persécuté, mais aussi nouvel enfermement, pire, engrenage aux conséquences finalement franchement dramatiques. Et là on verse dans l’écriture d’une noire comédie de Shakespeare. Avec un nombre faramineux de personnages, des changements d’identité, des phrases prophétiques, des brassées de mensonge, des assassinats, des scènes de combat (Emile Guillaume) et aussi une héroïne exemplaire dans son interprétation jouée par la merveilleuse Anouchka Vingtier, toute vêtue d’une extraordinaire robe bleue, bleu radieux ou bleu de Blues. C’est la belle Mercédès, l’ex fiancée du jeune Dantès qui s’est laissé séduire par Fernand de Morcerf (Nicolas Ossowski), un escroc et un traître, bref, un monde de notables et de banquiers plus pourri que le royaume de Danemark. Il faut dire que quand la Justice est absente, grande est la tentation de la faire soi-même.

Mention spéciale pour deux autres femmes intrépides : la royale Haydée (Tiphanie Lefrançois), somptueuse esclave, victime des agissements du comte de Morcef, et Valentine (Lou Hebborn), un bijou de fraîcheur et de jeunesse.  Et pour achever de nous fasciner, voilà aussi le jeu innocent de deux jeunes garçons pré-ados, perdus dans le poison fétide d’une société qui se dévore. Très touchant. Et dire que Vingt ans avant, c’était …le bonheur !

 

Dominique-Hélène Lemaire, Deashelle pour le réseau Arts et lettres  

 

Crédit Photos:  Aude Vanlathem