L’oncle Achille est rentré des Amériques, la tête pleine de souvenirs, de scènes exotiques, d'images importées de ces pays lointains. Il a bourlingué, navigué de longues années sur les côtes sud-américaines avant de donner de ses nouvelles. Il a envoyé quelques lettres étonnantes à tante Adèle et sa jeune sœur décrivant des aventures surprenantes parfois insolites.
Un dimanche ensoleillé, il est arrivé au pays. Vêtu d’un vieux costume blanc, le sourire aux lèvres, les yeux pétillants. Son visage buriné par le soleil, sa barbe rousse lui donne l’air d’un marin méditerranéen. Son accent a un peu changé. Il parle vite et fort. Son sac de voyage, élimé, posé à même le sol, donne une idée de ce qu’a été sa vie durant tout ce temps.
Tante Adèle n’en revient pas. Voir Achille dans sa maison est un souhait qu’elle a longtemps voulu voir se réaliser. Elle a tellement pensé à lui, prié depuis son départ, qu’elle en est toute émue. Prendre dans ses bras ce petit frère espiègle, malicieux, taquin la remplit de joie. Elle en a les larmes aux yeux.
Assis dans la cuisine familiale, qui n’a pas changé, le ramène des années auparavant. La vie a passé si vite. Le revoilà à parler d’êtres chers qui, malheureusement, ont disparu. Achille se replonge dans ses souvenirs. Adèle se souvient également. Du père devenu silencieux, taciturne et leur mère, qui n’a jamais rien dit mais qui pleurait souvent sans raison. Ils s’en sont allés.
L’histoire de l’oncle Achille a fait couler beaucoup d’encre, d’interrogations, de mystères même, et beaucoup de larmes. L’oncle Achille a disparu le soir de ses seize ans, il a embarqué clandestinement sur un navire marchant rejoignant l’Amérique du Sud. Sa vie à bord du bateau est secrète, elle reste une énigme, il n’en parle pas.
Par la suite, dans ses lettres, il parle du Brésil, de l’Argentine. Une longue et aventureuse descente le long de la côte de l’Atlantique, remplie de moments de découverte. Un destin de bourlingueur avec de temps à autre des pauses travail qui ont fait de lui un homme. Ensuite il a visité la côte pacifique découvrant en de nombreuses étapes le Chili, le Pérou, la Colombie, le Venezuela. Des années durant, il a parcouru ces pays apprenant tout de ces régions, les coutumes, le folklore, la musique, l’ambiance festive malgré l’adversité. Un long périple à travers un continent exceptionnel et une richesse humaine incomparable.
Ma mère, sœur de ce gai luron n’apprécie que moyennement ce retour fanfaronnant. Elle lui en veut toujours d’être parti comme un voleur, et d’avoir laissé les parents dans l’inquiétude. Elle n’est pas tendre avec l’enfant prodigue et le lui fait comprendre. Oncle Achille sait que sa petite sœur lui en veut. C’était sa préférée à l’époque. Celle à qui il a pensé dans ses moments de cafard et de tristesse. C’est vers elle qu’allaient ses pensées mais il n’a aucun regret de cette vie d’aventure.
Tante Adèle le presse de questions. L’oncle Achille répond. Il a ouvert son sac à souvenirs et en sort quelques ustensiles d’un autre temps, vieillis par le voyage. L’histoire de ces choses qu’il décline avec conviction les rend précieuses, rares, uniques. Certains cadeaux qu’il offre à Adèle sont de véritables objets d’art et ceux qu’il pose sur la table pour ma mère lui rappelle l’enfance, des moments privilégiés de sa jeunesse. Souvenirs intemporels. Ma mère, toujours fâchée, ne les regarde même pas.
L’oncle Achille n’a pas vidé son sac complétement et garde un secret à l’abri des regards. Des photos, un foulard, un cadre renfermant l’image jaunie d’une jeune femme à la chevelure noire. Il sourit en la regardant et l’espace d’un instant devient grave. Adèle a vu immédiatement la tristesse, le chagrin se dessiner sur le visage d’Achille. Elle reste silencieuse.
Tout à coup, toutes les années d’absence d’Achille prennent un autre sens, une autre perception, tellement importantes qu’elle se sent coupable de n’avoir pas saisi, compris le pourquoi de son éloignement. L’oncle Achille n’était pas seul à partir. L’image du bourlingueur fait place maintenant à un jeune homme qui a tout quitté pour une femme, pour un amour impossible, une passion dévorante et d’un autre temps.
Ma mère aussi se rend compte qu’Achille est sur le point de livrer une vérité. En un quart de seconde, elle comprend le pourquoi du départ de ce frère qu’elle aimait tant. Ses yeux rougis laissent couler des larmes qu’elle essuie d’un revers de la main.
A l’époque, l’oncle Achille a rencontré une jeune femme très belle dont il est tombé éperdument amoureux. Une chevelure noire lui couvre le dos. Elle sillonne les villages avec de vieilles caravanes et un cirque amateur. Des gens du voyage qui traversent le pays.
Cette histoire s’est répandue dans la région et le père d’Achille a mis un terme à cette idylle. Achille n’en a plus parlé et le cirque est reparti emportant cette jeune fille loin de lui. Le soir de ses seize ans, de petits cailloux frappent à sa fenêtre. Intrigué, Achille se précipite et c’est sa belle aux cheveux noirs qui se tient là, debout, un sac de toile à la main. Un instant d'une grande intensité pour Achille. Le monde s'ouvre devant lui. Il est heureux et amoureux.
Un bateau les attend. Achille et sa compagne partent. Main dans la main, ils embarquent laissant derrière eux un court passé et un nouvel avenir devant eux. L’histoire ne dure que quelques mois. La belle tombe gravement malade et meurt. Désespéré, Achille continue le voyage seul, le cœur brisé par cet amour perdu mais convaincu que le destin lui a choisi cette vie.