L'ouverture du canal de Suez au Caire intervient à un moment où l'Occident se passionne pour l'Égypte, lorsque la civilisation pharaonique et celle l'Égypte moderne réformée par le vice-roi Méhémet Ali et ses successeurs ont été redécouvertes par Champollion. En prévision de l'inauguration d'un nouvel opéra au Caire, le compositeur Giuseppe Verdi (1813-1901) a écrit «Aïda» d'après un article de l'égyptologue français Auguste Mariette. Les décors continuant à être bloqués à Paris à cause de la guerre franco-prussienne de 1870, la première représentation ne put avoir lieu que le 24 décembre 1871 dans le tout nouvel opéra du Caire.
Il mettait en scène l’Égypte de l'antiquité et des peuples voisins pris dans les tirs croisés d’un conflit international. L’Aïda de Verdi, le plus grand des grands opéras, parle d’amour passionné, de jalousie, de trahison, de vengeance, de guerre et d'amour filial et patriotique. La haine versus le pardon et la soumission à la tyrannie des dieux pour tous. Le noyau de l'intrigue est un triangle romantique où bouillonne un conflit impossible à éteindre.
Aïda, l'esclave éthiopienne, a été contrainte de choisir entre trahir son pays et trahir son cœur. Il en va de même pour son amoureux, le brillant capitaine grec Radames, chargé de diriger l’armée égyptienne. Au combat, il a capturé le père d’Aïda, Amonasro, roi d’Éthiopie, et est revenu triomphant en Égypte, où l'on lui donne pour récompense la main d’Amneris, la fille du pharaon, aspirant à réaliser ses rêves de jeune fille. Quelque part, dans l’épaisseur d’une forêt éclairée par la lune, le père d’Aïda exhorte sa fille à faire pression sur Radames pour qu’il lui dévoile ses secrets militaires. Dans cette performance de Liège en 2019, le rôle est tenu par le baryton belge éclatant aux magnifiques résonances, Lionel Lhote, qui joue avec une noblesse naturelle et n’a pas besoin de forcer les notes. C'est lui qui force l'admiration. Aïda rêve de fuir avec son amant vers son Ethiopie bien-aimée
“ O fresche valli, o queto asil beato
Che un di promesso dall’amor mi fu
Or che d’amore il sogno è dileguato
O patria mia, non ti vedrò mai più.
Oh patria mia, mai più ti rivedrò!
… et lui fait trahir son pays en le forçant à lui révéler les déplacements de ses troupes. Malheureusement, Amneris a entendu l'échange et Radames est arrêté par les prêtres. Amneris, qui l'aime toujours, plaide pour lui offrir la liberté en échange de son amour, mais Radames refuse, choisissant un destin mortel. À la fin de l'acte IV, Aïda, qui s'est cachée dans la tombe, partage le triste sort de son amant et prie pour l'immortelle félicité de leur amour… Aïda, mourant à son tour, implore les dieux pour que passage de Radames vers le paradis se fasse dans la paix. Amneris, en sanglotant dans son palais, quelques étages au dessus de la tombe, réitère le dernier et le plus puissant mot de Verdi: Paix! Une déclaration politique? Un ultime cri d'amour?
Le célèbre opéra mis en scène pour la première fois à Liège cette année, a pris dès l'ouverture ciselée avec douceur infinie par la chef d'orchestre, Speranza Scappucci, une allure à la fois spectaculaire et pleine de profondeur, tant musicalement que visuellement.
Le grand choeur verdien, préparé avec soin par Pierre Iodice, était bien sûr essentiel à la qualité du spectacle grandiose que tout le monde attendait avec impatience. La variété saisissante des registres, les mouvements hiératiques et la présence inquiétante de l'ensemble était renforcée par de magnifiques costumes rutilants signés Fernand Ruiz et les décors mobiles de Jean-Guy Lecat. Une chorégraphie soignée de Michèle Anne de Mey ( Kiss and Cry) évoluait sous les savants éclairages de Franco Marri. La danse éblouissante des prisonniers éthiopiens devant la fille de Pharaon, par des danseurs circassiens évoluant à travers un cerceau gigantesque, a été l’un des moments inoubliables sur le plan visuel: un jeu insistant d'un homme et de deux femmes en pleine voltige. Dans les grands ensembles vocaux, le chœur a produit des lignes harmoniques impressionnantes servant de cartouche idéal pour que la distribution exceptionnelle ( à la première du mardi soir en tout cas) puisse afficher avec bonheur son savoir-faire chatoyant et l' intensité intime des sentiments humains exacerbés.
Le commandant grec Radames, séduisant à souhait, chanté par le vibrant Marcello Giordani au timbre plein de santé et joie de vivre résonnant avec vigueur, affiche une musicalité tout à fait poignante. Son "Celeste Aida", dont la partition est marquée pianissimo et morendo ( sur le point de mourir) était tout simplement à couper le souffle, répandant dans la salle un silence admiratif. Avec ce personnage, le texte et la musique rappellent immédiatement la terrible épreuve d’Antigone, l’héroïne grecque, puisque Radames subit exactement le même sort: être enterré vivant, être obligé de dire adieu à la lumière sacrée tant aimée et pénétrer au royaume des ombres éternelles de l’enfer. La scène véhicule un terrible sentiment d’injustice, quelles que soient les questions politiques évoquées par l'opéra.
Nino Surguladze a chanté Amneris, la fille du pharaon, habillée avec somptueuse élégance et prête à user de toutes les ruses pour arriver à ses fins. Son implication théâtrale est exemplaire, interprétant méticuleusement tous les gammes de sentiments d’amour, de jalousie, de haine, de colère et de détresse. Le public a ainsi pu vivre des moments de pure beauté et de plaisir. L’interprétation très exigeante de la partition acrobatique d’Aïda a été mise en vedette par Elaine Alvares, pleinement engagée, qui a incarné les complexités théâtrales du personnage principal avec un équilibre dramatique et un lyrisme époustouflants. Elle s'est révélée être une experte passionnée de la dualité, de la lumière et de l'ombre, semant partout su le plateau les incessantes contradictions des sentiments amoureux auxquels elle était confrontée.
La très intéressante mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera, associée à la puissante direction très affirmé et sensible de Speranza Scappucci, a fait briller le chef-d’œuvre de Verdi comme nulle autre. Elle a excellé dans la création d'ambiances, le rythme des musiciens, la mise en valeur des interludes et des ballets, suscitant des teintes mystérieuses et exotiques. Elle a livré la complexité de l’âme humaine, soutenant les chanteurs et donnant aux mélodies intemporelles de Verdi toute leur couleur et leur gamme d’émotions. Sa connaissance des intentions profondes et de la «théâtralité» de Verdi, ainsi que sa propre compréhension du chef-d’oeuvre, extraient chaque goutte de drame né de la partition et du livret conjugués, avec un sens impeccable de la dynamique et des tempos.
Enfin, Stefano Mazzonis di Pralafera a réussi à maintenir un équilibre parfait et fort imaginatif entre l’apparat monumental égyptien et la tragédie, en rendant les scènes de solistes intimes d’autant plus pertinentes et saillantes, ce qui semble avoir été l'objectif premier de Verdi. En évitant tout signe de grandiloquence, il a généré un faisceau de tensions palpitantes, tout en fouillant délibérément dans les couches les plus profondes du cœur humain. Il convient également de mettre en lumière le rôle du Messager interprété avec brio par le splendide Maxime Melnik, jeune ténor belge, et celui du grand prêtre glacial et rigide, habilement interprété par Luca Dall’Amico, basse. Et enfin, devrions-nous mentionner qu'une double distribution est indispensable pour un tel chef-d'œuvre? Les deux tout aussi brillantes, l'une que l'autre, semble-t-il.
Dominique-Hélène Lemaire
Mars 1, 2019 Deashelle Nomdeplume
"Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse. » Charles Baudelaire
Opéra Royal de Wallonie-Liège
26 février> 14 mars 2019
|
Opéra Royal de Wallonie-Liège | | | |
Speranza Scappucci | Direction | | |
Stefano Mazzonis di Pralafera | Metteur en scène | | |
Jean-Guy Lecat | Décors | | |
Fernand Ruiz | Costumes | | |
Elaine Alvarez | Soprano | Aida | févr. 26, 28, mars 03 mat, 07, 09 |
Donata D'Annunzio Lombardi | Soprano | Aida | mars 01, 05, 10 mat, 12, 14 |
Marcello Giordani | Ténor | Radamès | févr. 26, 28, mars 03 mat, 07, 09 |
Arnold Rawls | Ténor | Radamès | mars 01, 05, 10 mat, 12, 14 |
Nino Surguladze | Mezzo-soprano | Amneris | févr. 26, 28, mars 03 mat, 07, 09 |
Marianne Cornetti | Mezzo-soprano | Amneris | mars 01, 05, 10 mat, 12, 14 |
Lionel Lhote | Baryton | Amonasro | |
Luca Dall'Amico | Basse | Ramfis | |
Luciano Montanaro | Basse | King of Egypt | |
Tineke Van Ingelgem | Soprano | Priestess | |
Maxime Melnik | Ténor | A messenger | |
Chœur de Opéra Royal de Wallonie-Liège | | | |
Orchestra de Opéra Royal de Wallonie-Liège | | | |