Olivier Py qui revient pour la cinquième fois à la Monnaie, aime travailler à contre-courant. Les merveilleuses scènes et effets de lumière de Canaletto sur les rives du Grand Canal bordées de palais Renaissance et gothiques ? On oublie ! Adieu même à « Mort à Venise» et l’impressionnant sens de la beauté de Thomas Mann traduit par l’inoubliable réalisateur Luchino Visconti (1971) dans son film éponyme. Voici le Crépuscule des Êtres Humains dans un opéra en forme de polar, où le Mal l’emportera définitivement. Du début à la fin, le désir brutal, le pouvoir phallocratique et la luxure étouffent la scène dans un monde souterrain et sinistre.
L’enfer à petite échelle : le sexe et la mort dansés, mimés, chantés comme s’il fallait en faire un mode de vie ! Le carnaval se traduit par danse macabre. Des actes plats, sans préliminaires ni réflexions posthumes, exposant leur urgence brute et définitive. Le décor choisi est le grand égout de Venise, avec ses murs sombres et sans fin et le bord glissant et dangereux de choses qui transpire de partout. Les gondoles se sont transformées en cercueils.
Roberto Covatta, Scott Hendricks & Ning Liang – La Joconde par Olivier Py (© Baus)
Finalement, deux gigantesques bateaux de croisière, ruisselants de lumière seront de passage à travers le cloaque rempli d’eau où pataugent les artistes, question de rappeler brutalement que Venise, pendant des siècles, le cœur même de notre culture occidentale, a toujours été menacée par de perfides appétits. Ou est-ce Venise elle-même qui est le mal? Olivier Py et Pierre-André Weitz (scénographie et costumes) ne mâchent pas leurs mots et avancent que « La beauté de Venise, c’est la mort, la grandeur de Venise, c’est le déclin, la puissance de Venise, c’est le Mal ». Le déclin inexorable de l’Europe des Lumières qui a créé l’esprit du progrès et le rejet de l’obscurantisme les conduit apparemment à cette triste déclaration. Une déclaration encore plus évidente se fait dès l’ouverture de l’œuvre, sous la forme d’une baignoire (de l’époque nazie?) dans laquelle un gnome, un joker, ou un clown subit le supplice de l’eau mais que sarcastiquement cela ne dérange même pas! Ce personnage muet, le Mal ex machina, prendra de la puissance, grandira en taille et en nombre tout au long de l’action. Image de choc: entre de mauvaises mains, l’eau que l’on pense naturellement être source de vie, peut provoquer la mort de toute personne soumise à son pouvoir meurtrier. « Du pain et des jeux » réclame la foule: «Viva il doge e la republica!». Que le doge soit ogre ou pantin, la boucle du Mal est refermée.
À l’époque, Amilcare Ponchielli était considéré comme le plus important compositeur italien de la génération après Verdi, mais nous le connaissons aujourd’hui principalement pour La Gioconda, et en particulier pour son célèbre ballet, «La danza delle ore». L’histoire, basée sur «Angelo, le tyran de Padoue» de Victor Hugo, se déroule dans une Venise du XVIIe siècle, où complots et régates forment la toile de fond des heurs et malheurs de la belle chanteuse La Gioconda (l’immense soprano Béatrice Uria-Monzon). Harcelée par Barnaba (le puissant baryton Franco Vassallo), noir espion de l’Inquisition, la jeune femme a tout sacrifié pour sauver Enzo (Stefano La Colla), l’homme qu’elle aime et va jusqu’à sauver sa rivale, Laura, la femme dont lui est amoureux. Elle est mariée à Alvise Baldoèro, un des chefs de l’Inquisition vénitienne. Sa complainte dans l’Acte III, scène 5 explique son désarroi et son courage « O madre mia, nell’isola fatale frenai per te la sanguinaria brama di reietta riva. Or più tremendo è il sacrifizio mio .. o madre mia, io la salva per lui, per lui che l’ama!» Gioconda parle de l’indicible à l’acte IV, scène 2, dans l’air déchirant «Suicidio», dont elle donne une version échevelée et bouleversante. » Sa seule issue pour tenir parole.
« La Gioconda en un seul mot, ce serait « agapè », en grec. Elle possède ce grand amour inconditionnel qui n’attend rien en retour, entièrement dévoué à l’autre. » explique Béatrice Uria Monzon.
Pendant ce temps, le tout puissant et pervers Barnaba utilise La Cieca, sa pauvre mère aveugle, pour faire chanter La Gioconda, qu’il souhaite soumettre à son désir. Ne parlons pas d’amour ! Il a même l’idée de la faire juger comme une sorcière méritant d’être brûlée. … Mais « Ne sommes-nous pas toutes des filles de sorcières que vous avez brûlées ? » Quoi qu’il en soit, Barnaba est déterminée à la détruire car elle incarne l’amour maternel inconditionnel le plus pur et ose entretenir des relations des plus pieuses avec Dieu. On la voit comme une créature divine délicate, ressemblant à une statuette de femme de la dynastie Tang, chantée par la contralto angélique Ning Liang. Son air céleste dans le premier acte «Voce di donna o d’angelo» résonne comme un élixir d’innocence et de bienveillance et de sagesse. C’est ainsi que le metteur en scène Olivier Py nous propose un opéra noir de bout en bout.
En outre, la scène 2 de l’acte III n’est pas sans rappeler des visions affreuses d’un Othello en furie. Nous savons que Victor Hugo aimait Shakespeare. “Invan tu piangi, invan tu speri, Dio non ti puo esaudir no! in lui raccogli in tuoi pensierei preparati a morir! » chanté par Alvise Badoèro, le mari de Laura. Superbes graves de la basse Jean Teitgen. Mais la pauvre épouse est cyniquement contrainte d’avaler elle-même le poison sur fond de chœurs d’enfants en voix off! Heureusement cette invention de Victor Hugo dans la célèbre scène de jalousie, sauvera celle que le mari en colère n’a pas étranglée de ses mains fumantes de haine et de vengeance.
La musique enfin, s’offre comme un immense soulagement… Elle forme un contraste saisissant et magnifique avec l’atmosphère délétère de l’action, produisant des grappes juteuses de passion et de vie. Une beauté torrentielle et puissante, bouffée d’air dans l’environnement toxique. Un tour de force grandiose pour supporter toute cette noirceur. Ou alors lisez un thriller style la trilogie mongole Yeruldelgger avant de venir, pour amortir le choc. Le flamboyant « grand opera all’italiana » est dirigé par Paolo Carignani avec une double distribution exceptionnelle pour les six rôles principaux, tous terriblement exigeants, la partition étant redoutable.
Le public est complètement emporté par la qualité de l’orchestre, ses textures Verdiennes élaborées et ses harmonies véhiculant une gamme stupéfiante de sentiments, allant de la peur viscérale à la mort, en passant par le suicide, mais décrivant également les différentes affres d’amour ressenties par tous, à l’exception de Barnaba. Les performances répétées des choeurs (Martino Faggiani) sont à couper le souffle, de même que celles des danseurs de ballet, tandis que les six solistes sont tous également resplendissants dans leur interprétation parfaite des sentiments romantiques fracassants. Une galerie étincelante a pris vie au cœur de la Cloaca Maxima vénitienne!
IL FAUT QUE LE DRAME SOIT GRAND, IL FAUT QUE LE DRAME SOIT VRAI.— VICTOR HUGO
Dominique-Hélène Lemaire
Du 29 janvier au 12 février 2019
crédit photos © Baus