La "Vie des dames galantes" est un ouvrage de Pierre de Bourdeille, seigneur et abbé de Brantôme (1540-1614). Ces chroniques de la vie amoureuse à la cour des derniers Valois doivent ce titre, qui fit leur renommée, à l'éditeur avisé, Jean Sambix jeune, qui les publia pour la première fois à Leyde en 1666 sous l'intitulé: Mémoires de messire P. de Brantôme contenant les vies des dames galantes de son temps. En dépit des dernières volontés de l'écrivain, les manuscrits avaient attendu plus d'un demi-siècle les honneurs de l'impression.
La rédaction de l'ouvrage a vraisemblablement commencé autour des années 1580 pour se prolonger jusqu'au début du XVIIe siècle. En effet, brouillé avec le roi en 1582 puis immobilisé par la maladie, interdit de prouesses amoureuses ou guerrières, le courtisan, retiré en Périgord, recherche dans l'écriture une diversion au malheur; il tente de prolonger, par un texte qui s'y substitue, une présence devenue impossible à la cour, ce «vrai paradis» dont il est exclu. Formé de sept «Discours», le Second volume des Dames, pour lui restituer son véritable titre (le Premier volume étant réservé aux «Dames illustres»), constitue l'un des volets du diptyque que Brantôme destinait à François d'Alençon, frère d'Henri III: à côté des discours «sérieux» consacrés à quelques princes et grands capitaines, il lui faisait hommage des discours «gays», «afin que, si aucuns y en a qui vous plaisent, vous fassent autant passer le temps et vous ressouvenir de moy parmy vos causeries».
Le premier «Discours», qui traite des relations conjugales et du cocuage, plaide la cause des femmes et justifie leur inconstance au nom de «ceste belle liberté françoise»; émaillé de nombreuses digressions concernant les maris (cruels ou complaisants), la virginité (perdue ou prétendue), les inclinations saphiques, les techniques érotiques, il fait l'apologie de l'amour physique et de la liberté sexuelle: «Il n'y a que la jouissance en amour et pour l'homme et pour la femme, pour ne regretter rien du temps passé.»
Le deuxième «Discours» s'ouvre par un inventaire des beautés des dames et s'égare dans les particularités (réelles ou fantasmatiques) de leur physiologie avant d'évoquer le comportement amoureux de quelques grands personnages de l'Histoire, d'Alexandre à François Ier en passant par ce «marault» de Mahomet.
Le troisième «Discours» traite de l'érotisme de la jambe et du pied, mis en valeur par les nouvelles modes de la cour.
Le quatrième «Discours», sur l'amour des dames mûres, atteste que ni l'âge ni la contenance ne permettent de préjuger des appétits amoureux.
Le cinquième «Discours» évoque les règles de l'amour courtois et la préférence des dames pour les hommes vaillants et hardis.
Le sixième «Discours», «sur ce qu'il ne faut jamais parler mal des dames», déplore que, sous une apparence d'honnêteté, la calomnie, la médisance et parfois la brutalité règnent à la cour. Il rappelle l'attitude des rois de France depuis Louis XI, indulgente ou sévère, à l'égard des détracteurs du sexe féminin et des fauteurs de scandales. Si Henri II et Catherine de Médicis se sont efforcés d'imposer à leur entourage des moeurs polies, et respectueuses des dames, la discrétion, voire la dissimulation, demeurent indispensables en amour, car les dames «le veulent bien faire, mais non pas qu'on en parle».
Le septième et dernier «Discours» passe en revue, dans une récapitulation générale, la diversité des tempéraments et des comportements des femmes selon qu'elles sont jeunes ou vieilles, filles, mariées ou veuves pour «sçavoir desquelles les unes sont plus chaudes à l'amour que les autres»; il apparaît que toutes ont reçu en partage la même sensualité, la même ingéniosité pour faire triompher leurs désirs, les reines et les princesses comme les autres: ici, dames illustres et dames galantes se confondent. La chasteté et la fidélité sont rarissimes, la recherche du plaisir est générale. A regret, le vieux courtisan met un terme à son enquête et prend congé de ses lectrices, véritables destinataires de son livre et objets de toutes ses pensées.
Nés de la solitude et de l'absence, ces «discours», sans doute ainsi nommés par antiphrase, sont en réalité constitués de récits brefs et d'anecdotes dont la prolifération désordonnée et brouillonne égare souvent le lecteur loin des promesses de leur titre. Ce qui n'était à l'origine qu'un recueil de bons mots et plaisants contes s'est peu à peu étoffé pour rassembler toute une documentation sur les moeurs de la cour, qui croule sous le poids des souvenirs. Les témoignages personnels et les confidences recueillis tout au long d'une vie ont été enrichis d'emprunts à la mythologie, à l'Histoire ancienne et moderne et au folklore gaillard. Selon la méthode chère aux humanistes, illustrée par Montaigne en ses premiers Essais, Brantôme donne à son reportage la forme d'un inventaire qui explore la variété infinie des comportements d'hommes et de femmes saisis dans leur vie amoureuse. Ces fragments épars finissent par constituer, en dépit de leur discontinuité, une encyclopédie érotique (on a parlé de rapport Kinsey du XVIe siècle) qui nous livre, selon le mot de M. Simonin, «une science sauvage du sexe». Le désir, surtout féminin, s'y exprime crûment et sans façons, bien loin des complications ou des raffinements de l'amour à la mode néoplatonicienne ou pétrarquiste chanté ailleurs par les poètes. Les hommes, mais surtout les femmes, sont mus par une rage de jouissance qui connaît peu d'interdits et donc peu de transgressions. Tous se ruent au plaisir pour parvenir à ce «bon poinct de jouissance» également désigné comme le «grand oeuvre» ou la quintessence.
Les femmes âgées comme les dévotes paient leur tribut à la «bonne dame Vénus», comme cette dame restée si ardente en dépit des ans qu'«on la tenoit tousjours pour une jument vieille et reparée qui toute suragée qu'elle estoit, hannissoit encore aux chevaux». Dans ce déferlement d'érotisme, il n'est pas aisé de discerner ce qui relève de l'observation ou des fantasmes de l'auteur.
Ces «discours» sonnent le glas des valeurs courtoises chevaleresques (telles du moins que Brantôme se les représente), dont les procédures sont répudiées pour cause de lenteur et d'inefficacité par les hommes comme par les femmes: «Aussitost assailly, aussitost investi et achevé», telle est la maxime d'une grande dame, adepte des conjonctions charnelles expéditives; s'il est encore question de «servir» les dames, c'est par révérence de pure forme à la tradition (et au vocabulaire). Le réalisme l'emporte et ne s'embarrasse pas de détours: «Car en quoy peut monstrer un brave et valleureux cavallier la generosité de son coeur, qu'envers une belle et honneste dame, sinon luy faire parestre par effet qu'il prise sa beauté et l'ayme beaucoup, sans luy user de ces froideurs, respects, modesties et discretions que j'ay veu souvent appeler, à plusieurs cavalliers et dames, plustost sottises et faillement de coeur que vertus?» Les «loix d'honneur» sont donc oubliées au profit des «loix de nature» qui ont donné aux femmes «des parties si nobles pour en user et mettre en besogne, non pour les laisser chaumer oysivement». Hostile à toute répression du désir, Brantôme place résolument l'activité sexuelle en dehors du champ de la morale et de la religion. Il reconnaît peu de valeur à la fidélité, à la pudeur ou à la chasteté. De même qu'à Montaigne, celle-ci lui apparaît comme une vertu inventée par les hommes à l'usage des femmes. La sexualité et le plaisir charnel ne doivent pas être limités au cadre conjugal; le mariage, qui n'a de légitimité que sociale, afin de permettre la continuation d'une lignée, ne doit pas interférer avec les élans du corps ni avec ceux du coeur. C'est pourquoi Brantôme, ardent partisan de la liberté des femmes à laquelle, sans doute, il trouve son compte, se montre indulgent envers l'adultère, inévitable contrepartie des mariages arrangés avec des maris parfois «insuffisants». Comme il est dépourvu de tout dogmatisme en matière de morale sexuelle, dès qu'il y a doute, dès qu'il s'agit d'apprécier une situation délicate ou un comportement litigieux, il renvoie son lecteur aux autorités compétentes: théologiens, médecins, juristes. D'une manière générale, alors qu'en cette fin de siècle la littérature consacrée aux femmes piétine et ressasse indéfiniment les mêmes arguments hérités de la fameuse «Querelle des femmes», il se montre suffisamment affranchi des préjugés de son temps pour faire entendre une voix qui évite le piège de l'idéalisation forcée (voir notamment la Parfaite Amie d'Héroët) comme celui de la satire caricaturale. Il propose de la femme une représentation qui échappe aux motifs traditionnels de supériorité ou d'infériorité qui l'organisent. A la différence de la plupart de ses contemporains, l'altérité de la nature féminine ne semble pas l'effrayer mais plutôt le réjouir et le stimuler.
Cette indépendance d'esprit, cette liberté de ton et d'idées se retrouvent dans l'organisation de son enquête; celle-ci semble tributaire de la méthode d'exposition scolastique, avec ses questions, ses «disputes» en pro et contra, ses citations d'autorités. Mais cette présentation héritée du passé ne doit pas faire illusion; les débats annoncés ne sont qu'un prétexte à une prolifération d'anecdotes qui se succèdent au gré des souvenirs et selon la ligne sinueuse et imprévisible des associations d'idées. Très vite, le sujet prétendument traité s'efface au profit de nombreuses digressions et parenthèses qui deviennent la règle. La présence du narrateur, seul facteur d'unité, peut alors être réduite à sa plus simple expression, sous la forme d'un bref «j'ay ouy dire» qui suffit à donner au récit toute sa force de persuasion. Le discours s'épuise à vouloir recueillir le trésor infini des exemples que la vie et l'Histoire ont accumulé. Submergé par le trop-plein de sa mémoire, incapable de renoncer à l'évocation des fantaisies joyeuses et variées que produit la nature, le narrateur, faussement désolé, impute à sa prétendue faiblesse d'écrivain ce qui n'est qu'une forme de désinvolture aristocratique à l'égard de tout développement construit et ordonné. Mais cette technique d'écriture qui juxtapose des «séquences narratives minimales» ne disconvient pas à son objet. En effet, la vie amoureuse ne saurait être saisie que par fragments, dans une succession d'épisodes isolés, puisque Brantôme ne croit guère à la durée des sentiments et des états affectifs. Cette accumulation d'anecdotes qui fait coexister de nombreux emprunts à la mythologie aussi bien qu'à la Bible ou à l'Histoire finit par avoir valeur de démonstration et de preuve (la garantie de la vérité ne provient plus seulement des autorités extérieures, mais de l'évidence fournie par la convergence des exemples). Selon une pratique fréquente de la Renaissance, elle équivaut à un discours suivi et méthodique dont elle tient lieu. Mais la liberté de penser du destinataire est préservée; il tire de lui-même les conclusions que lui inspire le récit. De ces matériaux disséminés surgit l'histoire collective de la société de cour qui s'y reflète comme en un miroir tendu par l'auteur.
La description de tant de scènes animées ne saurait laisser indifférent le lecteur, dont l'intérêt est renforcé par le caractère de conversation familière adoptée par Brantôme. Vouées au divertissement, les Dames galantes n'ont cessé d'avoir un public de fervents admirateurs parmi lesquels Mme de La Fayette, Rousseau, Balzac, Stendhal, Oscar Wilde, au point d'éclipser les Dames illustres et les Grands Capitaines célébrés dans ses autres livres. La pudibonderie du XIXe siècle leur a fait prendre place parmi les livres du «second rayon» alors qu'elles peuvent à juste titre être considérées comme formant une étape dans l'anthropologie sexuelle de l'Occident, qui fait apparaître l'éveil de l'individualisme moderne en même temps que le rôle civilisateur des femmes. Le lecteur contemporain y perçoit la gratitude d'un homme pour l'agrément que les femmes apportent à la vie, et sait y reconnaître, pour tout dire, les «fragments d'un discours amoureux».